Enseigner la distinction : le rôle de l’alimentation. Le traité de González de Salcedo, Pedro, Nutrición real
DISTINCIÓN. s. f. Diferéncia, en virtúd de la qual una cosa no es otra, en lo physico o en lo moral. (Autoridades, 1990).
La distinction a trait à ce qui établit des différences ; elle impose des préférences, des hiérarchies, des prérogatives. Apprendre la distinction, c’est donc apprendre à être différent. Appliquer la démarche à l’alimentation est loin d’être anodin puisqu’il s’agit alors de transformer la satisfaction d’un besoin primaire et commun à tous – aux animaux comme aux êtres humains quels qu’ils soient – en un acte éminemment discriminant. Pour que manger devienne un acte distingué et distinguant, il faut l’éloigner de l’ingestion animale, afin que certains puissent, à table, acquérir un statut singulier ou l’y asseoir. Jean-Louis Flandrin, dans « La distinction par le goût », souligne ainsi la « ségrégation sociale » des mangeurs qui s’impose notamment à partir des XVIe et XVIIe siècles, époque où « le bon goût est devenu l’objet de modes, créatrices de distinctions sociales et de nouvelles sociabilités » (Flandrin 1985 : 266-268).
Cette distinction s’apprend et donc s’enseigne. On peut s’exercer à parler, à se mouvoir, à s’habiller. Et à manger. À partir du XVIe siècle, plus que jamais, les règles de sociabilité s’affinent et sont diffusées, au moyen notamment de codes de bonnes manières, lesquels, toujours, intègrent les manières de table, et se situent dans la lignée de ce qu’a pu réaliser Castiglione dans son traité publié en 1528 en Italie puis en Espagne, dans la traduction de Boscán, dès 1534. Certains de ces textes, comme l’Aviso de privados y despertador de cortesanos de Guevara (1539) prennent le contrepied de celui de Castiglione mais n’en restent pas moins des guides de conduite ancrés dans le pratique. Quoi qu’il en soit, il a été souligné que ces discours normatifs sur le savoir-vivre, qu’ils s’adressent au monde des courtisans ou à celui des lettrés, vont, dès le siècle suivant, connaître une crise pour ne laisser ne subsister alors que deux « rejetons » : les « doctrines de la discreción », et la « civilité puérile », « code minimal ayant pour mission non d’intégrer l’adulte dans un groupe dominant, mais de rendre l’enfant acceptable et progressivement accueilli dans le monde adulte », et il s’agit là plutôt de textes « qui se proposent d’instruire les enfants et les gens humbles et inexpérimentés » (Blanco 1994 : 133-149).
Le texte de González de Salcedo, Nutrición real…, publié en 1671, n’appartient à aucune de ces deux catégories. C’est un manuel d’éducation royale, comme il en a déjà été publié, avec en particulier le Reloj de Principes de Guevara (1529) ou el Arte de enseñar hijos de principes de Diego de Gurrea (1624) ou enfin l’ouvrage de Francisco de Monzón, Libro primero del espejo del principe Christiano (1544). Divers miroirs du prince ou horloges du prince sont publiés au Siècle d’Or, un véritable courant horloger se constitue même après la publication du Reloj de Guevara en 1529, suivi par des ouvrages tels que El cortesano, y discreto, politico, y moral principe de los Romances: Relox concertado para Sabios, y Despertador de ignorancias (Bocángel y Unzueta 1655) ou le Reloj espiritual, politico y moral para componer la vida del hombre (Remigio Noydens 1656). Le genre commence d’ailleurs à n’être plus tout à fait en vogue lorsque González de Salcedo, juriste membre du Conseil de Castille, s’y essaie. Quoi qu’il en soit, ces ouvrages, contrairement aux traités de savoir-vivre, n’accordent que bien peu de place à la question alimentaire.
Dans le Reloj de Príncipes de Guevara, le chapitre XVIII du livre 3 s’intitule :
En el qual el autor amonesta a los príncipes y grandes señores a que después que llegaren a viejos sean templados en el comer, sean sobrios en el bever, sean honestos en el vestir y, sobre todo, que sean muy verdaderos en el hablar.
Ce sera là la seule occurrence du thème de l’alimentation dans l’ouvrage.
Dans l’ouvrage de González de Salcedo, la question, en revanche, va prendre une toute autre importance. Sur les vingt-sept chapitres que comporte le texte, destinés à l’éducation des enfants royaux âgés de 7 à 14 ans, sept sont intégralement consacrés à la façon dont il leur faudra se nourrir. Cela fait de ce texte un proche parent des traités de savoir-vivre précédemment cités avec lesquels il a en commun un ancrage dans le pratique dont les horloges du prince étaient souvent dépourvues.
Il y a aussi le terme « nutrición », présent dès le titre, et dont il convient de souligner le double sens puisqu’il désigne à la fois la « fonction par laquelle le corps se nourrit » et la « préparation, le mélange des médicaments pour en renforcer la vertu » (Nuñez de Taboada 1825 : 795), deux définitions qui ont en commun de renvoyer au fait d’ingérer.
Les sept chapitres consacrés à l’alimentation avancent des titres en lien direct avec leur contenu :
Cap VIII: « Que para la salud, y vida de los Reyes, lo primero se les ha de enseñar a comer y beber. »
Cap. IX: « Que conviene para el lustre, decoro y nobleza de la magestad desde moços saber los reyes como han de comer y beber. »
Cap. X: « Que de la educación y enseñanza en el comer y beber con modestia y hermosura se adquiere habito noble y costumbres buenas. Por lo qual conviene enseñar a los reyes lo obren assi para su autoridad. »
Cap XI: « Que es necesario para la autoridad la limpieza; y assi se ha de enseñar a los moços que se laven las manos antes y después de comer, y que entre la comida se las limpien con las tobajas ».
Cap. XII: « Que en la mesa se ha de guardar mesura en el hablar, y no se han de obrar acciones contrarias a ella. Y de que conversaciones se ha de usar mientras se come. »
Cap. XIII: « Que se debe criar a los Reyes en que no coman con codicia, para que de ello se habitúen en la virtud de la liberalidad. »
Cap. XIIII: « Que se ha de criar a los moços Reyes en sobriedad, por importar mucho esta virtud a los Príncipes. » (González de Salcedo 1671 : 88, 102, 111, 117, 135, 151, 162)
De leur lecture se dégage un certain nombre de termes et de points clefs.
La « limpieza », tout d’abord, qui peut renvoyer à la propreté, et l’auteur insiste ainsi par exemple sur la nécessité qu’il y a à se laver les mains :
…assi para la salud corporal y espiritual como para la autoridad majestuosa. Son las manos amuntorios por donde se purgan lo superfluo e instrumento con que se limpian los ojos de lo que por ellos se arroja. Para que estén limpias de estas superfluidades viciosas que tienen en si o reciben de los ojos, se deben lavar antes de la comida y después de ella, porque se aprovecha a la vista y a la cara, para no dañar con lo que ha quedado pegado en ellas de comida (González de Salcedo, 1671, p. 130‑131).
Le texte nous offre d’ailleurs des précisions quant aux mœurs des différents peuples européens :
Verdad es que en esto ay costumbres diferentes en nuestros siglos […]: comúnmente los Españoles nos lavamos después de comer para desengrosar las manos de lo que puede aver quedado en ellas. Los Franceses y Naciones que siguen aquellas costumbres se lavan antes, para quitar lo malo que huviere arroxado la naturaleça o adquirido la mano con su aprehensión. Mas los Reyes se deben lavar (como nuestra ley dize) antes, y después, por la conveniencia de la salud, Nobleza de su persona y autoridad de su dignidad (González de Salcedo 1671 : 133‑134).
Mais la « limpieza » renvoie aussi plus largement au soin, à la netteté, voire même au respect des bienséances, et par là-même le terme peut désigner ce qui s’oppose au désordre :
Es una de las hijas que engendra la gula, el desaliño, y la poca limpieza; y por esta se conocen los vicios y aquellas torpezas de que adolece el alma. Al contrario son efectos de la honestidad la limpieza y asseo (González de Salcedo 1671 : 127‑128).
Les concepts d’ordre et de raison (« método », « orden », « razón ») sont donc liés mais régulièrement rappelés, car primordiaux dès qu’il s’agit d’éducation :
Criar los hijos y alimentarlos es instinto de la naturaleza común a todo viviente: criarlos bien es dictamen de la razón y precepto a los hombres; por este se debe cuidar que en el comer y beber se guarde tal método y orden, que con él reciba sustento, fuerças y de ello se produzga salud y la compuesta hermosura que requiere la naturaleza (González de Salcedo 1671 : 92‑93).
L’ordre et la raison doivent dominer à la table des enfants :
Por esso dixo la ley que se les enseñasse a los moços (en quien la luz de la razon no estiende por la edad los rayos de su poder) a que quando coman Non lo hagan bestialmente, antes guarden los Preceptos de la razón (González de Salcedo 1671 : 99)
D’autant plus s’ils appartiennent à une lignée royale : « Quanto se deva atender a criar los Reyes, apartados de las acciones que produce este mal uso del comer y habituarlos a executarlas con perfeccion y razón » (González de Salcedo 1671 : 123).
Tout comme Leonard de Vinci a pu écrire « la pintura e cosa mentale », à savoir un art qui s’exécute non pas avec la main mais avec l’esprit ; l’auteur insiste sur le fait que le futur roi ne s’alimente pas au moyen de sa bouche, comme le ferait un rustre ou une bête, mais au moyen de son intelligence :
Y assi deben usar de los instrumentos naturales de la boca, no con la aprehensión sola natural, como los brutos, sino con inteligencia natural, para que el alimento aproveche con la perfeccion que piden sus movimientos y guardando el orden sucesivo que necesitan, dándoles tiempo que obren, y no con apresuración instantánea y de modo que embaraçandose las operaciones y llenándose el vazio esferico de la boca, ni los dientes puedan cortar, las muelas moler, ni la lengua mover la comida (González de Salcedo 1671: 100‑101).
Il ressort aussi de ce passage que le contrôle de la raison sur l’acte d’ingestion nécessite aussi un contrôle du temps : toute précipitation est à bannir, le temps du repas doit être lent s’il veut être noble, distingué et distinguant : « Por esto aconseja y manda la ley a los ayos […] que no les permitan comer de priessa… » (González de Salcedo 1671 : 101).
De cette lenteur pourra émerger la nécessaire « gravedad y compostura » par lesquelles le futur roi imposera son autorité :
ninguna cosa es mas plausible, hermosa, deleitable y digna de veneracion que ver comer a un príncipe con asseo, pulidez en el servirle, gravedad y compostura en su persona, consiguiendo por ello veneracion en los que miran y nobleza en si. (González de Salcedo 1671 : 123‑124).
Il y a aussi dans ce refus de toute précipitation, qui impose de fait une certaine solennité et gravité, une exigence de retenue : nul excès ne pourra être toléré en un lieu, la table, où toute démesure pourrait signifier une perte de contrôle de la raison et donc une soumission à des besoins animaux. D’où la réitération par l’auteur des termes de « templança » ou « mesura », « esta virtud de la mesura, tan precisa y necessaria en los hombres y mas en los Principes » (González de Salcedo 1671 : 115). En ce sens, la table est un lieu dangereux, la nécessaire retenue doit être l’objet d’une attention de tous les instants car elle peut y être malencontreusement très rapidement oubliée :
La tormenta donde peligra con mas riesgo esta virtud [de la mesura] es en las acciones exteriores del comer y beber y por esto aconsejo Tacito a los Principes que huyesen de el escollo de las mesas, porque en ellas no ay movimiento que no se tuerça ni acción que no titubee, si con la firmeza de el modo no se assegura (González de Salcedo 1671 : 133).
La modération, donc, doit absolument être imposée :
…y assi se ha de gobernar la comida de los moços, y lo han de procurar los ayos, a lo parco, no a lo superfluo y demasiado, porque de esto resulta llenarse el cuerpo de achaques y males…
[…] siempre se ha reconocido por el Caribdis en que peligra la salud y vida de los Reyes, Principes y Personas Poderosas el de la demasiada comida; y assi se necesita de gran cuidado y prudencia en apartarse de este riesgo, navegando por el rumbo de la templança (González de Salcedo 1671: 95-96).
Et de cette retenue, et de cette lenteur, résultera une certaine beauté, qui se devra de forcer l’admiration de ceux qui pourront l’observer :
… que desde moços se les socorra en lo natural con lo superior de enseñarlos a comer con apostura, hermosura y nobleza, la qual adquieran y conserven como cosa que tanto les importa por el linaje onde vienen y el lugar que han de tener y de que los otros han de tomar exemplo […] para que un Rey fuese por la hermosura de sus acciones amado y venerado (González de Salcedo 1671 : 103‑104).
Cette « hermosura » désigne souvent l’élégance avec laquelle le futur roi saura se comporter à table, la façon, par exemple, dont il saura se saisir des aliments :
Para conseguir esto, lo primero en que manda la ley, se acostumbre el moço para ganar las bondades que crian las buenas costumbres es que coma apuestamente, non tomando el bocado con todos los cinco dedos de la mano…
Importa mucho (y mas de lo que puede prevenir la consideración menos atenta) el no habituar la mano a que aprehenda sin consideración y sin orden con todos los cinco dedos (González de Salcedo 1671 : 115, 118)
Où l’on voit bien d’ailleurs que l’usage de la fourchette, ustensile qui pourtant permet d’instaurer une distance (illusoire sans doute, mais distance tout de même) entre l’aliment et le mangeur, d’occulter en quelque sorte l’ingestion honteuse, presque animale, qui s’accomplit à table, tarde à se généraliser en Espagne, comme ont pu le souligner Manuel Espadas Burgos et José Luis Peset Reig (Espadas Burgos et Peset Reig 1979 : 158). C’est à sa façon d’utiliser ses doigts, du moins certains d’entre eux, que pourra s’imposer la distinction du mangeur.
Et, tout comme il ne faut pas utiliser tous les doigts, il ne faut pas utiliser toute la bouche :
Que no coman [los reyes] feamente con toda la boca, mas que con la una parte, que mostrarse han en ello por glotones, que es manera de bestias, mas que de omes. Porque siendo cierto que las obras de el comer, el uso de la boca y los actos exteriores son indicios y señales de las disposiciones y el habito interior. Para que sean apuestas y no rusticas, causen estimación y reverencia, se deben gobernar por la razón (como todas las acciones humanas) y obrarlas por el ornato y decencia digna al sujeto que las executa (González de Salcedo 1671 : 121).
La décence – puisque le terme apparaît ici – impose au mangeur de ne pas permettre à tout son corps de participer à l’acte alimentaire : une partie seulement de ses doigts, une partie seulement de sa bouche, et c’est son esprit – son esprit éduqué – qui l’impose, qui interdit à la table du futur roi un engagement corporel plein et entier.
La table, par ailleurs, est un lieu où une conversation va pouvoir naître. Car, si la bouche pourra y ingérer de la nourriture, elle émettra également des mots, et ces deux activités vont devoir coexister, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes :
El habituarlos a esta buena costumbre no se podrá conseguir si en el tiempo del comer no se procura que separada y distintamente obren las dos contrarias acciones del comer y del hablar. Porque si les permiten que con el poco conocimiento de la corta edad confundan las operaciones y embaraçada la lengua de sus exercicios, imposibilitada naturalmente de no poder articular la voz quando estaba exercitando el de mover la comida, no obrara este quando avia de acudir a herir para romper la voz, y uno y otro quedara imperfecto y menguado en grande desapostura y mengua del que lo obra (González de Salcedo 1671 : 139).
Il s’agit, souligne le texte, d’actions contraires, ne serait-ce que par la direction opposée suivie par les mots et par les mets, lesquels, s’ils en viennent à se mêler, provoqueront une « desapostura », à savoir une « gaucherie, mauvaise grâce, manque d’agrément » (Nuñez de Taboada 1825).
Il importe d’apprendre à respecter un certain nombre de règles. D’une façon générale, l’usage raisonné de la parole est essentiel, puisque le fait de parler est immédiatement discriminant : les paroles identifient, situent celui qui les prononce :
Una de las cosas que demuestran el mal o buen natural de los hombres, las costumbres buenas o malas con que han sido criados es el hablar.
Es el hablar el espíritu que alienta la vida el alma y por él se conoce si tiene el hombre nobleza y soberanía en el espiritu (González de Salcedo, 1671, p. 137).
Là encore, tout doit être contrôlé par la raison : pas d’excès, donc, tant pour ce qui est de la quantité de mots que de la façon dont on pourra les prononcer. Il faut ainsi « habituar y acostumbrar a los moços desde la primera edad a hablar bien claro y distintamente con vozes claras y decentes y con la autoridad que conviene » (González de Salcedo 1671 : 139).
Dans le même ordre d’idée, il est absolument proscrit de se mettre à chanter à table (González de Salcedo 1671 : 144).
Enfin, outre le ton, il importe bien entendu que le sujet même de la conversation soit à la hauteur. C’est en effet cette dernière qui va nourrir l’esprit :
…es conveniente que mientras la vianda se trate de cosas que den noticia de reynos y provincias estrañas, lo admirable y curioso que ay en ellas de ciudades, edificios, ríos, montes, sus costumbres, y lo mas excelente de las cosas que huviere en cada una, para que le lleve la curiosidad y le mueva la naturaleza deseosa de saber a solicitarlo. Hablar de guerras, de victorias, del glorioso nombre, y honores que han logrado los que las han conseguido es muy conveniente. Porque con esso se alienta el espíritu, se cria en generosidad y esfuerço (González de Salcedo 1671 : 144).
Pour finir, l’insistance sur l’importance de la mesure souffre tout de même une exception. Car la table est le lieu où le roi, ou le futur roi, va pouvoir asseoir son rang. Et, pour cela, il s’agit d’en imposer, de tenir son rang sans aucune ambiguïté, et les signes d’ostentation et d’opulence seront alors de mise : « que la nobleza de las mesas reales consiste en la opulencia, generosidad y hermosura con que los reyes están en ellas » (González de Salcedo 1671 : 144). La table, pour être royale, doit être fastueuse.
La table, donc, dans le texte de González de Salcedo, est un lieu d’éducation royale et, parallèlement, de mise en scène de l’éducation royale. S’y imposent un certain nombre de recommandations présentes par ailleurs dans la plupart des traités de savoir-vivre de l’époque – la retenue, l’importance d’un ordonnancement précis, le soin, le poids de la conversation – mais portées plus haut du fait de l’exigence royale et complétées par deux contraintes à première vue incompatibles avec celles citées précédemment : l’élégance, la beauté et le faste, l’opulence.
On peut aussi noter l’absence, dans tout l’ouvrage, de toute évocation du plaisir de la table, mise pourtant en avant de façon marquée dans les textes publiés au XVIe siècle comme marqueur même de distinction et de civilité : dans ces écrits, le plaisir dont l’homme a le droit de profiter n’est absolument pas un plaisir débridé et grossier ; c’est une nouvelle conception du plaisir qui y est développée à travers la recherche de la bonne chère et du repas partagé, un plaisir où, encore une fois, tout est question de juste milieu. Dans ces textes, le raffinement à table apporte un plaisir physique et moral qui se complètent et participent à la constitution d’un mangeur au statut raffiné, délicat, noble (Peyrebonne 1998). González de Salcedo, juriste de formation, n’a pas jugé bon de retenir ce trait. Mais c’est que, dans son traité, la recherche n’est pas celle d’un épanouissement ou d’un enrichissement spirituel individuel du futur monarque : la table est une scène, qu’il s’agit de savoir occuper et sur laquelle il faut se conduire de façon à ce que la fonction du monarque en sorte grandie. Ce n’est pas sa personne qui est en jeu mais la dignité inhérente à sa fonction :
En los Reyes es mas forçoso, por la nobleza que reciben en si mismos y por la autoridad, reverencia y culto político que se debe a la mesa.
No sirve la vianda que se les pone a los Reyes solo al alimento de su persona, sirve a la autoridad de la dignidad, y assi en todas las acciones que se executaren, ha de resplandecer generosidad y nobleza. (González de Salcedo 1671 : 131, 158).
Le plaisir, de ce point de vue, ne peut être envisagé que dans une perspective négative :
Uno de los cuatro brutos que tiran el carro de el cuerpo humano es el deleite de la comida. Si desde la primera edad no se doma con el freno de la templança y se corrige con la disciplina, llevara al hombre por los despeñaderos de los apetitos, por entre las espinas de los malos afectos y por las malezas desordenadas de los vicios (González de Salcedo 1671 : 124‑125).
Le futur roi s’assiéra à table comme il le ferait sur le trône, et dans la même perspective : avec distinction. Il y assiéra ainsi sa distinction, à savoir sa différence. Avec « lustre », « decoro », « nobleza », « autoridad ».
Apprendre à manger, c’est alors apprendre à régner, à gouverner. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans le traité de González de Salcedo.