L’élégance du cuisinier. Entre préceptes hygiénistes et distinction : la propreté en cuisine dans l’Instrucción de fray Fernando de Talavera para el régimen interior de su palacio et le Libre del coch de Robert de Nola
La propreté des cuisines — et des cuisiniers — fut-elle un sujet de réflexion pour les auteurs médiévaux, notamment ibériques ? Le cuisinier ou maître-queux devait-il faire preuve d’une certaine élégance, pour ne pas dire de distinction, dans l’exercice de son office ? Il n’est pas aisé de répondre à cette question, tant les sources sont relativement peu nombreuses. Les traités culinaires, à de rares exceptions près, n’abordent presque pas la question de l’hygiène, tant des locaux que des hommes chargés de faire la cuisine. À lire le Libro de Buen Amor à la lettre, on aurait même l’impression, sans doute erronée, que l’on ne pratiquait un grand ménage dans les maisons, et notamment dans les cuisines, qu’une fois par an, lorsque Carême prend le pas sur le monde ordinaire, le mercredi des Cendres.
Luego el primero dia, el miércoles corvillo,
En las casas do anda, çesta nin canistillo
Non dexa, tajador, baçín nin cantarillo,
Que todo non lo munda sobre linpio librillo.
Escudillas, sartenes, tinajas e calderas,
Espetos e griales, ollas e coberteras,
Cañadas e varriles, todas cosas caseras,
Todo lo fizo lavar a las sus lavanderas.
Repara las moradas, las paredes rrepega ;
Dellas faze de nuevo, e dellas enxalvega ;
Adó ella ver lo puede, suzedat non se llega ;
Salvo a don Carnal, no sé a quién non plega
(Libro de Buen Amor str. 1174-1176, 354).
Ne lavait-on vraiment tous les ustensiles de cuisine que lors du premier jour du Carême ? Cela paraît quand même peu vraisemblable, et s’il s’agit ici d’un grand récurage touchant aussi bien les cuisines que le reste des maisons, on peut espérer que les ustensiles de cuisine, au moins, faisaient l’objet d’un nettoyage quotidien. Quelles pratiques étaient recommandées aux maîtres-queux et à leurs nombreux assistants, afin de préserver la qualité et l’hygiène du plat servi ? On ne le sait guère, dans l’ensemble, sauf à réunir des données hétérogènes tant par le type de sources que dans la chronologie. Il faut, me semble-t-il, distinguer ce qui relève de la norme édictée par une autorité publique (Rambourg, 2010, 2012, 2015), et les « réalités » telles qu’elles se révèlent dans les traités des praticiens de l’alimentation, ou dans les livres organisant et réglementant la vie interne des hôtels princiers, au sens large… étant bien entendu que ceux-ci ne donnent qu’une vision idéelle de ce que doit ou devrait être leur profession.
Pour tenter de comprendre plus finement la distinction attendue des cuisiniers, nous n’avons choisi que deux textes contemporains, l’Instrucción de fray Fernando de Talavera para el régimen interior de su palacio et le Livre du cuisinier de Robert de Nola. Tous deux présentent l’avantage d’être parmi les rares traités à s’intéresser à la question de l’hygiène, avec le livre de cuisine de maître Chiquart, cuisinier du duc de Savoie vers 1420 (Scully, 1985 ; Salvatico, 1999), mais les traités de Talavera et de maître Nola permettent en outre de nous interroger sur le poids social nouveau du cuisinier des princes. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous a semblé utile de contextualiser ces deux traités dans l’évolution littéraire de l’image du cuisinier, en rapport avec sa distinction sociale.
1. D’une forte dévalorisation à une affirmation sociale.
Les cuisiniers pratiquent un métier qui fut longtemps considéré comme vil, impur et sale, si l’on en croit Adalbéron de Laon (947-1030) ; il estimait en effet que les clercs ne devaient surtout pas toucher à un certain nombre de métiers dégradants… y compris celui de cuisinier.
À ceux-ci [les clercs], la loi clémente interdit toute vile occupation mondaine. Ils ne fendent point la glèbe, ils ne marchent pas derrière la croupe des bœufs, à peine s’occupent-ils des vignes, des arbres et des jardins, ils ne sont ni bouchers, ni aubergistes, pas plus que gardeurs de porcs, conducteurs de boucs ou bergers de moutons, ils ne criblent point le blé, ils ne sont pas blanchisseurs et dédaignent de faire bouillir le linge, ils ignorent la cuisante chaleur d’une marmite graisseuse (Le Goff, 1977, 94).
On se demande bien qui préparait les repas, dans les cuisines des monastères : des laïcs ? Non seulement le mépris d’Adalbéron éclate clairement vis-à-vis de tous ces métiers manuels, mais l’on y ressent surtout un profond dégoût pour la saleté et l’incommodité des cuisines, lieu à la fois brûlant (comme l’Enfer ?) et surtout gras et probablement puant.
En revanche, dans les Siete Partidas (II, IX, XI, éd. Sánchez-Arcilla, 2004, 218-219), le roi Alphonse X indique que parmi les premières qualités des cuisiniers de l’hôtel royal on doit trouver l’élégance (apuestamiento) et la propreté (limpieza), de façon à ce que tout ce qui est cuit et présenté au roi, en aliments comme en boisson, soit parfaitement propre afin de le satisfaire, d’exciter son appétit, et de lui profiter.
E aún, sobre todas sestas cosas que dijimos, les conviene mucho que sean apuestos e limpios porque aquello que hubieren de adobar para dar de comer o de beber al rey, que sea bien adobado e se lo den limpiamente, pues por ser limpio le placerá con ello, e por ser bien adobado le sabrá mejor e le hará mejor pro.
Nonobstant, le tempérament du cuisinier est encore souvent moqué au XVe siècle, ainsi le poète John Lydgate (v. 1370-v. 1451), moine au monastère de Bury saint Edmunds, affirme que « le feu et la fumée ont énervé plus d’un cuisinier » (Hoot ffir [fire] and smoke makith many an angry cook, éd. 1840, 217 ; Henisch, 1976, 64-67), reprenant la tradition littéraire du cuisinier buveur, agressif et mauvais comme une teigne. Bruno Laurioux (Laurioux, 2005, § 2) évoque aussi le « personnage [du cuisinier] à la fois érudit et bavard, ridicule et expert, dont la littérature humaniste est friande ». Pourtant, c’est à peu près à la même époque que le cuisinier professionnel travaillant pour les princes acquiert un certain prestige, parmi les membres de l’entourage d’une grande maison (Vivas, 1999, 1033). Je n’en prendrai ici que deux exemples.
Dans les Facéties (Liber facetiarum, v. 1438-1452) du Pogge (Poggio Bracciolini 1380-1459)1, l’anonyme cuisinier du duc de Milan apparaît dans trois récits valorisant non seulement sa personne, mais surtout la finesse de son esprit (trad. G. Tardif, récits nos XIII, XIV et XV « Des joyeuses responses du Cuisinier au Duc de Milan », éd. Montaiglon, 1878, 44-51). Le cuisinier est présenté comme « bel home et honneste, qu’il [le duc] aymoit très fort pour tant que il esoit habille en l’art de cuisine et en préparations de viandes, et pour le faire plus parfait, l’envoya le Duc en France pour veoir la manière du pays et pour apprendre aulcunes choses de nouveau de la cuisinerie »
Le cuisinier n’en revient peut-être pas meilleur dans son art, mais il a acquis une certaine assurance, pour ne pas dire outrecuidance. Prompt à la répartie, il n’hésite pas à reprendre son maître quand celui-ci, rendu bougon par ses défaites face à Florence, lui reproche de lui avoir servi des viandes sans saveur, et commence « à incréper et blasmer son cuisinier, disant que c’esoit ung homme ignare, qui avoit perdu son temps en France, et qu’il n’y avoit rien apris par tant que les viandes, ce disoit-il, estoient mal appointées ». Sans se laisser désarçonner, le cuisinier « ne fut point paoureux de luy respondre », et lui rétorque que « (ses) viandes sont bien appontées, les saulces bien faictes, autant qu’il est possible », et s’il les trouve sans saveur c’est uniquement parce que les Florentins lui ont coupé l’appétit ! Le brave duc rit de la boutade.
Dans le récit suivant, le cuisinier se prend à réfléchir sur l’impossibilité pour le duc de concilier son désir d’être « gras et plein de chair » en raison des soucis qui l’assaillent ; et finalement, dans le dernier récit, le cuisinier s’offusque de voir autant de gens harceler le duc de demandes de faveurs, bénéfices et dignités, « spéciallement d’aulcuns qu’il donnoit à gens ignares, mal congnoissons et indignes de ce savoir ». Et comme le cuisinier se hausse désormais du col, il décide de faire comprendre au prince l’erreur qu’il commet en cédant à ces ignares importuns. Un soir que le duc est à table, bien repu, le cuisinier le prie, pour seul bénéfice, de le changer en âne. Le duc, estomaqué, lui demande ce qui lui prend. Et le cuisinier de s’expliquer : si tant de gens, qui ne sont que des ânes, ont obtenu des bénéfices de leur maître, il veut lui-même devenir un âne pour mériter les mêmes faveurs.
L’assurance, pour ne pas dire l’arrogance du cuisinier, témoigne d’abord qu’il connaît l’amour de son maître pour les bons mots, mais aussi qu’il a une très haute conscience de la valeur de son travail. Enfin, parce qu’il est son familier, son homme de confiance, au même titre qu’un médecin, il n’hésite pas à se faire le conseiller du prince, à condition de ne pas l’affronter directement, mais en lui faisant comprendre son erreur par une fable ou une parabole. Il s’inscrit ici dans une vieille tradition aristotélicienne et médiévale, bien présente dans les Miroirs de prince, ou les traités comme le Calila et Dimna : celle du conseiller n’hésitant pas à réprimander son maître, pour son bien, à la différence des flatteurs. Mais jamais auparavant on n’avait vu un simple cuisinier s’arroger de telles prérogatives (Labère, 2006, 451-454 ; Mühlethaler, 2010, § 23-24).
Bartolomeo Sacchi, dit Platine (1421-1481), va encore plus loin dans le portrait du cuisinier idéal, dans son De honesta voluptate :
Que l’on ait un cuisinier instruit par l’art et une longue expérience, patient dans son travail et qui recherche avant tout à être loué pour celui-ci. Qu’il soit dépourvu de toute malpropreté et saleté, qu’il connaisse de manière appropriée la puissance et la nature des viandes, poissons et légumes, afin qu’il distingue ce que l’on doit faire rôtir, bouillir ou frire. Qu’il soit très actif pour discerner par le goût ce qui est trop salé et ce qui est fade (éd. Milham, 1997, I, 11 ; Laurioux, 2005, § 1, n. 1)2.
Pour Bartholomé Platine, le parangon du cuisinier serait Maestro Martino, la « star » absolue des maîtres-queux du bas Moyen Âge, au service de toutes les tables princières et pontificales du Quattrocento (Bertoluzza, 1993 ; Benporat, 2001, 63-65 ; Laurioux, 2005)3, et dont il dresse un portrait particulièrement élogieux : « Qu’il soit si possible entièrement semblable en tout au Néo-Comasque4 le prince des cuisiniers de notre temps, dont j’ai reçu la méthode pour préparer les mets » (De Honesta Voluptate, VI, 41 ; Laurioux, 2005, n. 3) :
On retiendra de ce portrait l’importance accordée à l’hygiène (Careat is omni squalore ac spurcitia, « ne soit point sale ne immonde en toutes ses choses, ains soit net sur tout » Platine en François, 1505), et à la patience (s’opposant au cuisinier hargneux de Lydgate), tout autant qu’aux qualités techniques à proprement parler. Pour Bruno Laurioux, il s’agit chez Platine de revaloriser un métier longtemps placé du côté des travailleurs manuels « confrontés à la graisse des cuisines » ; tout comme les chirurgiens à la fin du Moyen Âge revendiquent désormais d’être placés du côté des hommes de l’Art et non des simples barbiers, le maître-queux prétend à être chose qu’un simple artisan touchant aux choses sales et basses. Il est un artiste, pas un artisan. On le constate aussi dans l’Estat de l’hôtel du duc de Bourgogne, d’Olivier de La Marche (1426-1502), le queux supervise, dirige, goûte, mais ne met plus la main à la pâte, aussi mérite-t-il d’acquérir de quasi-titres de noblesse (Morel, 2018).
Les deux textes ibériques retenus doivent donc être resitués dans ce contexte de revalorisation sociale du cuisinier, qui passe par la mise en valeur de ses qualités personnelles, et notamment de l’hygiène qu’il accorde à la préparation de ses plats.
2. Deux témoins ibériques de la place nouvelle du cuisinier dans l’hôtel princier.
Les deux textes choisis ne relèvent pas du même contexte d’écriture : l’un décrit l’organigramme de l’hôtel de l’archevêque de Grenade, le moine hiéronymite Fernando de Talavera, et met en place les normes comportementales à y observer ; l’autre est un livre de cuisine dédié au roi de Naples. Mais ils sont écrits dans un même contexte social, la cour des Rois Catholiques, et à des dates voisines, à la fin du XVe – début du XVIe siècle.
2.1. L’Instrucción de fray Fernando de Talavera para el régimen interior de su palacio.
Après des études en théologie à l’université de Salamanque, Fernando de Talavera (1430-1507) fut avant tout un moine, membre de l’Ordre de Saint Jérôme (ci-après : O.S.H.), à San Leonardo de Alba de Tormes puis à Nuestra Señora del Prado de Valladolid, et prieur général de l’O.S.H. ; mais il fut aussi confesseur et conseiller de la reine Isabelle, nommé archevêque de Grenade juste après la reconquête de la ville (Herrero del Collado, 1969 ; Fernández de Madrid, Martínez Medina, Olmedo, 1992 ; Fradejas Lebrero, 1998 ; McKay, 2003 ; Salomons, 2017). Cette réussite sociale fut cependant freinée par deux accidents : l’Inquisition interne à l’Ordre, dont il ne sortit pas indemne, en dépit de la protection de la reine, étant accusé d’avoir favorisé des réseaux de crypto-judaïsants (Coussemacker, 1994) ; et surtout, après la mort d’Isabelle, à la fin de sa propre vie, les accusations bien plus graves lancées par Diego Rodríguez de Lucero, Inquisiteur de Grenade, contre lui-même et les membres de sa maison. Il fut notamment accusé de célébrer ou faire célébrer dans son hôtel archiépiscopal des cérémonies juives, transformant son palais en synagogue. Quelques-uns de ses proches (sa sœur et un neveu) et de ses domestiques furent emprisonnés, et Ferdinand, d’abord réticent, autorisa son arrestation en juin 1506. Le nonce apostolique Giovanni Ruffo en appela au pape Jules II qui lava l’archevêque de tout soupçon et ordonna sa libération, mais Fernando de Talavera mourut peu après, épuisé par ces épreuves, le 14 mai 1507.
Nous n’avons rappelé ces quelques faits que pour tenter de mieux dater son Instrucción. Le seul manuscrit conservé ne précise ni la date ni le lieu où ce traité a été composé5. Son titre complet est Instrucción que ordeno el R señor don fray Hernando de Talavera, primero arçobispo de Granada, por do se regiesen los oficiales, oficios y otras personas de su casa (Domínguez Bordona, 1930). Certes, le titre pourrait être apocryphe, et ajouté par un copiste du XVIe siècle ne pouvant ignorer les charges de l’auteur à Grenade ; mais le traité lui-même évoque longuement le personnel administratif de l’archevêque, et un contexte clairement grenadin. Celui-ci ne peut donc dater que des années 1492 à 1506 (avant son arrestation).
2.2. Le Livre du cuisinier de Robert de Nola.
Le Libre del coch aurait été écrit en catalan à l’origine, vers 1477, mais on n’en conserve que la version imprimée en 1520 à Barcelone sous le titre de Libre de doctrina pera ben servir, de tallar, y del Art de Coch : ço es de qualsevol manera de potages y salses [Le livre pour savoir bien servir, découper et l'art du cuisinier : c’est-à-dire toutes les façons de faire des potages et des sauces].Compost per lo diligent mestre Robert coch del Serenissimo senyor don Fernando Rey de Napols. Il aurait donc été destiné initialement à Ferdinand Ier de Naples (Ferrante d’Aragon, 1423-1494), fils illégitime d’Alphonse V le Magnanime, roi d’Aragon et de Sicile, et lui-même roi de Naples et de la Sicile péninsulaire en 1458. Bien que son nom apparaisse toujours dans le titre de l’édition catalane de 1520, à cette date, le roi d’Aragon est Charles Quint, qui est aussi roi de Castille, et le livre est rapidement traduit en castillan et imprimé à Tolède le 8 juillet 1525, avec cette fois une dédicace à l’empereur (estando en ella el Emperador don Carlos nuestro señor) sous le titre Libro de cocina compuesto por Ruberto de Nola… L’ouvrage fut ensuite amendé (enmendado) à Logroño et réimprimé à Tolède en 1529 sous le titre Libro de guisados, manjares y potajes intitulado Libro de Cozina. Il ne connaît pas moins de dix-sept réimpressions, en tout, entre 1520 et 1577.
Si certains commentateurs ne sont pas sûrs que « Mestre Robert » soit un personnage authentique, ou du moins que le Libre del coch soit l’œuvre d’un seul auteur, il y a bien eu un « Maître Robert », attesté dans la seconde moitié du XVe siècle. Il fut le maître-queux de Ferdinand Ier d’Aragon. L’impression de 1529 précise que le texte a été amendé, augmenté et révisé par l’auteur lui-même : s’il ne s’agit pas d’une pure fiction, cela signifierait que Robert de Nola était peut-être revenu dans la péninsule Ibérique à cette date, et en tous cas, qu’il était encore en vie en 1529. Le prologue manifeste aussi l’humilité de bon aloi de l’auteur, dans une captatio benevolentiae on ne peut plus classique : « yo hize lo a mi possible segun lo que mis fuerças alcançan et flaco saber, por obedecer el mandamiento de vuestra magestad a la qual muy humilmente suplico reciba en seruicio mi desseo… » (Libro de guisados, 1529, fol. 2r). Mais quel était son nom et d’où venait-il ?
Il est simplement appelé Mestre Robert dans la version catalane, ou maestre Ruberto su cozinero mayor [del rey Hernando de Napoles]. Le nom Ruberto de Nola n’apparaît que dans les éditions castillanes de 1525 et 1529. Dans le prologue de cette dernière, l’auteur affirme que le traité fue sacado de lengua catalan en lengua materna et vulgar castellano, comme si lui-même était castillan et non italien ou catalan. Nola, une ville située à l’est de Naples, était-elle vraiment son lieu de naissance, ou cette mention a-t-elle été ajoutée par la tradition postérieure en Castille, pour donner un caractère « italien » au traité ? Le traité, dans ses deux versions, manifeste en tous cas les influences nombreuses qu’a connues maître Robert : la cuisine catalane du Sent Sovi, la cuisine italienne de Maestro Martino, notamment, auxquelles se mêlent aussi des influences provençales, valenciennes et aragonaises6.
Par ailleurs, le texte est d’une grande précision par rapport à bien des traités antérieurs, non seulement concernant les volumes ou poids des ingrédients à utiliser, mais aussi le nombre d’assiettes (escudillas) que l’on peut tirer de chaque recette proposée. Il précise même parfois le temps de cuisson (empanadas de viande de chevreau : « tornarlo al horno pour espacio de trs paternostres y despues sacarlo », version castillane, fol. 25v).
Les versions catalane et castillane n’ont cependant pas la même extension : 203 recettes dans la version catalane, 236 dans l’éd. castillane de 1525, et 243 recettes dans celle de 1529. En outre, les textes ne sont cependant pas organisés tout à fait de la même façon.
Libre del coch catalan (1520) | Libro de guisados, manjares y potajes… (1529) |
Fol. 1v-2r : Prologue adressé à Charles Quint Fol. 2r-3 : Introduction sur le service général des princes et des grands seigneurs |
|
Découper les viandes (avant cuisson) : 13 paragraphes expliquant comment découper et désosser le lard, le porc, le bœuf, le lièvre, le mouton, le paon, le chapon, la perdrix…, et préparations de base |
Fol. 3-6r : De cortar… Comment découper les viandes servies à table, chaqui regroupe les découpes de viande (comme en catalan) ; la nécessaire entente entre le responsable des achats, le cuisinier et l’officier tranchant ; qualités générales du cuisinier. |
Le service de table : comment aiguiser un couteau, servir à boire, présenter l’eau pour se laver les mains, servir les viandes. |
Fol. 6v-8v : service de table. - comment bien aiguiser les couteaux - service de l’échanson et goûteur du vin - lavage des mains du seigneur - placement des ustensiles à table et service des viandes ; ordre des mets |
Les rôles du majordome, maître de salle, chambellan ou chambrier, l’office de garde-robe, l’office tranchant ou de cuisine, l’office du maître d’étable. |
Fol. 8v-11v : les différents offices domestiques - majordome (majordomo) - maître de salle (maestresala), responsable des pages - chambellan (camarero) - garde-robe (guarda ropa) - échanson (copero) - officier tranchant (trinchante) - contrôle des achats (veedor), supérieur du -> - responsable des achats (despensero) - cuisinier (cozinero) - responsable des écuries (cauallerizo) |
Fol. 11v-15r : Discours utile au gouvernement des maisons des gentilshommes et personnes de moyenne condition : texte moral, en forme de sermon, inconnu dans la version catalane, à partir du commentaire d’une épitre attribuée à saint Bernard. | |
Les recettes de cuisine : 203 recettes plus ou moins classées en sauces, potages (viandes cuites dans le pot) et légumes, tartes et panades (viandes en croûte), poissons et quelques desserts. |
- fol. 15r-16r : sauces (de salsas), - fol. 16r -17v : ragouts (manjares), - fol. 18r-22r : sauces et potages (de salsas et potages) - fol. 22r-33v : ragouts et potages (manjares et potages), mélangés à des brouets (broetes), légumes, etc. - fol. 33v sq. recettes pour malades (inconnues dans la version d’origine), beignets. Le tout classé en plats du temps de charnage (jours gras où la viande est autorisée). |
Traité pour préparer et accommoder les mets en temps de carême : recettes de poissons et fruits de mer, et 7 recettes de légumes et fruits pour jours maigres. |
Le prologue castillan est bien plus long que le prologue catalan ; l’auteur explique avoir été plusieurs fois sollicité par le roi Ferdinand pour écrire sur son art, afin qu’après sa mort, celui qui lui succéderait dans l’office soit bien endoctriné. Non sans une certaine fierté, maître Robert reconnaît qu’il est le plus à même de connaître les goûts de son seigneur, pour l’avoir servi tant d’années, dans la santé comme dans la maladie.
Puesto que aya otros mayores officiales en mi officio que yo, y demas abilidad, ninguno por esperiencia et vio et criança, sabra los apetitos e viandas et guisados que son mas agradables al gusto de vuestra voluntad como yo, que lo se por la practica de tantos años asso en tienpo de la prospera salud de vuestra real persona, como en el tienpo de vuestras enfermedades… (Libro de guisados, 1529, fol. 1v).
2.3. La place du cuisinier dans l’organigramme des fonctions de l’Hôtel.
Les deux traités ne sont pas aussi précis sur la place du cuisinier dans la hiérarchie des offices des deux maisons princières, celui de Talavera étant assez confus, ne citant le cuisinier que dans une « liste » désorganisée, tandis que Robert de Nola semble avoir voulu dresser un organigramme plus précis, détaillé, et très structuré, de l’Hôtel du roi.
Le traité de Talavera évoque de façon assez confuse les offices à la fois administratifs et domestiques de cette maison archiépiscopale. Les offices administratifs sont : le provisor, exerçant des charges judiciaires au nom de l’archevêque (notamment le contrôle des prisons), mais supervisant aussi toute l’administration de l’Hôtel ; l’archiprêtre, chargé des fonctions spirituelles dans l’archevêché, avec une attention particulière pour l’instruction des convertis, surtout les jeunes filles et les femmes ; le secrétaire ; le bachiller del rincon. Tous les quatre font partie du conseil privé de l’archevêque. Sa maison religieuse comprend des chapelains, dont deux sont spécifiquement nommés, plus un aumônier, un sacristain, un maître des novices, des enfants de chœur.
À la tête de la domesticité se trouve un personnage cité nommément (fray Hieronymo), sans doute lui-même moine de l’O.S.H., aux multiples fonctions (gardien, secrétaire, superviseur) ; le majordome, aidé de divers chambellans (camarero, cubiculario) et les chefs des services domestiques classiques, sous son autorité : le maestresala, aidé de nombreux pages pour le service, un veedor, qui contrôle lui aussi le comportement de la domesticité, la fermeture des portes le soir et l’extinction des feux, un repostero de mesa et un repostero de camas y salas, mettant en place le mobilier, un çerero, un obrero e pagador de las obras, un cauallerizo (en charge des écuries, aidé par des azemilleros), divers gardes et messagers (escudero, mensajero, moço d’espuelas o peon), un portero à l’entrée de l’hôtel, un ortolano de casa (chargé des jardins maraîchers de l’hôtel), et un enfermero. Il est aussi fait mention d’un contador, car les comptes de chaque service sont minutieusement enregistrés sur des pliegos (de façon journalière et avec un récapitulatif mensuel). Enfin, sont particulièrement liés au monde de la bouche le botiller, le despensero, chargé en fait de tout l’approvisionnement alimentaire de l’hôtel, et que le majordome doit tout particulièrement surveiller, au besoin en utilisant des espias ; et en tout dernier lieu, le cozinero.
Le traité de Talavera ne mentionne guère les éventuelles interrelations, conflictuelles ou non, entre ces différents offices, sauf dans une brève mention, destinée à affirmer l’autorité éminente du mayordomo sur l’ensemble des officiers, y compris le despensero et le cozinero : « Si el mayordomo quisiere pesar o medir algo que truxiere a la despensa o a la cozina de lo que es a su cargo, sufralo de buena voluntard cada que se lo quisiere, que por ello se acrescentara mas su fidelidad » (Instrucción, 830).
Maître Robert débute quant à lui son traité par un « art de trancher » et le justifie par la nécessité d’une bonne entente entre les trois principaux responsables de la table du prince : le trinchante (officier tranchant à table), le cozinero et le despensero. Le 3ème doit, en particulier, savoir reconnaître les pièces qui ont été prédécoupées et désossées à la boucherie, afin que le premier puisse, in fine, accomplir son travail correctement à la table du prince ; quant au cuisinier, l’intermédiaire, il doit ne pas gâcher les pièces de viande par une mauvaise cuisson. Mais le chapitre témoigne surtout des querelles entre ces trois responsables, prompts à se renvoyer la balle en cas de ratage du plat, et à s’accuser mutuellement auprès de leur maître.
Es necessario saber las circunstancias que se requieren, porque el buen trinchante conuiene que sepa algo del officio de cozinero y del despensero, porque quando el despensero va a conprar sepa bien conocer las buenas pieças et las malas, et quales tienen buen corte, et quales no, et quando esta en la carneceria saber hazer quebrar los huessos que son menester que se quiebren ; y el cozinero que no cueza demasiado la carne, porque se corta mal quando es muy cozida. Tres officios ay en las casas de los señores que no pueden estar en paz et concordia : el trinchante y el despensero y cozinero, porque si el despensero trae la carne sin quebrantar los huessos que se deuen quebrar ni trae las pieça que deue traer dize el cozinero que no sabe conprar, no es sufficiente par despensero, pues no trae buena carne ni gorda ni sabe escojer buenas pieças et a las vezes vienen a reñir. Dize assi mesmo el trinchante al cozinero que no sabe guisar de comer ni tiene habilidad para cozinero ni concierto ni tiento en su officio, porque cueze demasiadamente la carne, et no se puede cortar, et que lo haze por haser le caer en verguença et porque su señor riña con el e lo aborezca (Libro de guisados, 1529, De Cortar, fol. 5v-6r).
Ces bisbilles internes au service de la table tiennent aussi aux faveurs que le cuisinier peut attendre de son maître, maître Robert affirmant à plusieurs reprises que le maître-queux est (ou doit être) favorisé particulièrement par son seigneur.
Del cozinero ya se dixo en los capitulos passados que es officio de grandissima confiança ; y deue ser muy bien tratado y hechas ayudas de costa y mercedes porque sirua con amor, et a de ser bien aposentado y primero que ningun officio de la casa et de la despensa (…) y esto basta con lo que se dixo arriba (Libro de guisados, 1529, fol. 11r).
Les qualités d’un bon cuisinier lui permettent d’espérer la reconnaissance de son maître (que el señor le fauorezca et le trate muy bien et le haga mercedes), avec un logement plus important que celui de tout autre officier domestique… faveurs qui peuvent lui valoir bien des inimités dans le reste de la domesticité en raison de la confiance que lui manifeste son seigneur, précise l’auteur, parlant peut-être d’expérience.
3. L’hygiène selon Fernando de Talavera et Robert de Nola.
Les lieux de vie d’un archevêque ou d’un prince doivent-ils être rutilants de propreté, et plus encore, ceux où l’on prépare, découpe, et sert leurs aliments ? L’inachèvement du traité de Fernando de Talavera, esquissant à peine les tâches incombant au cuisinier, explique peut-être qu’il n’y mentionne guère les questions d’hygiène à propos des cuisines à proprement parler, alors que le motif est omniprésent dans le reste du traité, concernant les autres fonctions, y compris dans le service de la table ; en revanche, Robert de Nola accorde une importance permanente à l’hygiène des cuisines et des hommes qui y travaillent. Sans être aussi obsédé que Talavera, le cuisinier du roi d’Aragon offre quelques données sur l’hygiène à observer dans son office, qu’il s’agisse de l’homme, des ustensiles ou des ingrédients servant à la cuisine. Nous avons essayé, dans la mesure du possible, de mettre en relation les recommandations de l’un et de l’autre, même si la disparité des textes conduit à des prescriptions plus ou moins approfondies selon les auteurs.
3.1. L’obsession de Talavera pour la propreté générale des lieux de vie.
Talavera fait preuve d’une véritable obsession pour la propreté dans sa maison, non seulement celle des choses sacrées7, mais aussi des objets et des lieux de la vie quotidienne. À Grenade, c’est avant tout le mastresala qui en est chargé : « que la sala y el palaçio de la capilla y todo el reçebimiento de la casa este linpio e ataviado » (Instrucción, 802). Même les écuries doivent être tenues propres, et comme rien ne doit se perdre (l’archevêque est non seulement obsédé par l’hygiène, mais aussi par l’économie), le fumier récupéré tant dans les écuries que sur les sols de l’hôtel (les jonchées sales) doit être utilisé dans les champs ou vendu8. Même les toits de l’hôtel nécessitent d’être tenus bien réparés mais surtout propres, et balayés régulièrement par deux ou trois jeunes garçons qui doivent y grimper, pieds nus, pour nettoyer toits et gouttières9. En dehors de ces recommandations générales, Talavera tient tout particulièrement à la propreté de quelques lieux.
3.1.1. Chambres et infirmerie.
L’archevêque tient avant tout à la propreté de sa chambre et de ses vêtements, mais aussi de ses mouchoirs, serviettes de toilette, peignes, vases de nuit et chandeliers, tous placés sous la responsabilité du cubiculario.
Ha de linpiar la camara con tiempo (…). Linpiar los vaçines y proverlos de paños linpios. Proueer e tener aparejado peyne e tovajas linpias e agua a manos. Proueer cada dia de pañizuelo de narizes linpio et tener linpio el bonete al arçobispo. Guardar las vestiduras quel arçobispo se viste e linpiar e sacudir las que se viste contino cada dia. Ençender las velas para la sala y tenerlas aparejadas y alimpiar los candeleros en que se pongan (Instrucción, 812).
La minutie maniaque de l’archevêque va jusqu’à préciser les ustensiles de ce grand ménage quotidien : « Ha de tener escobas y espuertas y caldera y las otras cosas neçesarias para varrer e limpiar la camara » (Instrucción, 813). Il va de soi que ce n’est pas le cubiculario qui passe le balai et surtout nettoie les vases de nuit, là encore il y a une escouade de jeunes garçons pour ce faire : « Proueer que los mochachos alinpien los paños del seruidor e del jarro e cantaro et touala [la agua] para aguamanos » (Instrucción, 813).
Concernant le linge, le traité mentionne d’ailleurs une lavandera, seule domestique féminine de l’hôtel, qui n’y résidait peut-être pas. Mais la propreté du linge de maison et de chambre (ropas, paramentos, colchas, sobrelechos) est plutôt sous la responsabilité du camarero, avec deux charges en particulier :
Halo de sacudir cada semana una vez pour la pulilla (…). Tenga la ropa y todas las cosas de la camara guardadas de ratones e umidad, gotera e pulilla (…) Saque la ropa al ayre en verano bien de mañana, o a la fria quando la oviere de sacar, y al sol en ynvierno, y ayudese para ello de los reposteros, pajes et moços d’espuelas (Instrucción, 809 et 810).
L’archevêque semble éprouver un vif dégoût de l’humidité poissant ses draps, mais aussi des poux, puces et autres vermines des lits, et plus encore une peur panique des rats et des souris, nous y reviendrons. Enfin, l’archevêque désire aussi que sa chambre soit toujours pourvue d’eau fraîche et propre par le copero : « Provea de agua linpia e fria la camara del arçobispo » (Instrucción, 820).
Ces prescriptions valent aussi pour le dormitorio commun aux domestiques. Le veedor des lieux doit veiller à la propreté : « Tenga cuydado que este muy linpio (…) Que este muy linpia la neçessario e que la linpie a semanas por tabla, et que ninguno se siente en vaçin sin mucha neçesidad » (Instrucción, 816). L’infirmerie de l’Hôtel doit être aussi propre que la chambre de l’archevêque et des autres chambres des domestiques :
Tenga muy linpia y ataviada la enfermeria (…) bien proueido de seruidores e orinales y todo linpio e con aguas e con sus paños de lino (…) Que quien entrare a visitar [los enfermos] les haga alguna consolaçion de seruicio (…) linpiandoles los seruidores o varriendo la enfermeria (…) Que toda la ropa e otras cosas que toviere que no sirba conto tenga bien cogido, ataviado e linpio, e tenga cuydado de los sacodir e linpiar a sus tiempos, e ayudase para ello de los moços d’espuelas. (Instrucción, 815-16).
Les pages peuvent aussi aider les différents officiers majeurs dans ces services de propreté : « Ayuden al camarero e al cubiculario quando ayan de sacudir e sacar las ropas al ayre e hazer la camara e recamara » (Instrucción, 824).
3.1.2. La propreté de la salle du repas et du linge de table.
Le majordome doit non seulement s’assurer que les tables soient pourvues en aliments et en vaisselle en suffisance, mais surtout toujours garnies de linges propres : « manteles linpios » (Instrucción, 801). Le veedor est lui aussi chargé de veiller à ce que tous les biens meubles de la maison ne soient pas volés ou endommagés, que chaque chose soit à sa place, et surtout « que siruiendo o no siruiendo siempre esten linpias e bien puestas » (Instrucción, 807). La table même doit être exemplaire : « Este la mesa lo mas limpio e ataviado que pudiere… » (Instrucción, 818). Le repostero de mesa, chargé des meubles, doit veiller à ce que la desserte soit toujours propre : « Tengalo en el aparador muy linpio, luzio e ataviado cada cosa en su orden » (Instrucción, 820) ; ou encore « aparador bien ordenado, atauiado e limpio » (Instrucción, 822). L’aparador sert à présenter le pain, l’eau, le vin, les fruits frais, notamment oranges et citrons, et le sel. Le linge de cette desserte doit être irréprochable : « Mire que siempre tenga limpia la ropa blanca del aparador » (Instrucción, 821), et cela vaut aussi pour le linge de salle en général : « Cada dia dos vezes, al comer e al çenar, tenga los paños linpios e enxutos » (Ibid.) ; pour les serviettes recouvrant les coupes : « tenga tovallas limpias y buenas que lleue el copero con la copa del arçobispo (…) Tenga los pañizuelos par ellos doblados y lieuelos cogidos cubiertos quando lieue la copa », et enfin pour les autres serviettes du service de table : « los pañizuelos de cada dia en la mesa limpios (…) » (Instrucción, 822). Tout ce qui est présenté à l’archevêque doit évidemment être couvert, de la même façon, de linges propres. Le linge n’est cependant lavé qu’une fois par semaine : « De a lauar la ropa blanca cada semana por cuenta y asi lo reçiba por cuenta » (Instrucción, 822).
Les tentures de la salle de repas doivent faire eux aussi l’objet d’une grande attention de la part du repostero de camas e sala : « Reçebir los tapiçes e paramentos de mano del camarero por cuenta, y tornargelos linpios, sacudidos e cogidos » (Instrucción, 816-817).
3.1.3. L’ennemi juré de la propreté, dans toute la maison : les rats.
Talavera est non seulement obsédé par l’hygiène en général, mais semble avoir surtout à se plaindre de la présence des souris et des rats qui risquent de gâter tous les services de son Hôtel, depuis sa propre chambre jusqu’à la botelleria en passant par la salle à manger. Dans sa chambre, l’archevêque ne supporte pas l’idée de la présence de rats venant déranger son sommeil : « No tenga en la camara queso ni pan ni azeyte ni otra cosa que pueda oler ni comer los ratones. Tenga gatera en la puerta o puertas de la camara (…) Tenga ratonera o gato de agua en la camara (…) Tenga gatera en la puerta de la recamara e ratonera » (Instrucción, 810 et 815). Foin des idées reçues sur le chat, instrument du diable (Bobis, 1990, 109 sq.) : en bon moine, Talavera préfère confier à des chats familiers (comprendre ces gato de agua comme des chats de gouttière) le soin de chasser les nuisibles de sa chambre, en leur laissant libre accès à celle-ci grâce à une chatière.
Dans la salle du repas, le linge placé sur les tables, les dessertes et tout autre meuble de la salle de repas doit aussi être maintenu à l’abri des terribles rats.
Tenga la ropa en aparadores de tabla o en almazenes o arcas donde no entren ratones, y si estouiere en aparadores este bien enbuelta, cubierta de toda parte et no llegue a la pared y este alta del suelo e saquela cada quinze dias al sol en ynvierno a sacudir e linpiar en lugar no publico, y en verano al ayre (Instrucción, 814).
Il ne faut donc pas que les tentures et nappes couvrant la desserte permettent aux rats de se glisser en dessous ou par derrière. Enfin, vu la présence de fromage dans l’office de la bouteillerie, il va de soi que les rats sont aussi craints par l’archevêque à cet endroit.
Tenga siempre ratoneras e gato de agua. El queso tenga en tablas enxutas que esten colgadas en el ayre, cada una sobre si, y ponga en la(s) cuerdas de do colgare las tablas, librillos o varreñones boca yuso porque no puedan por alli baxar los ratones (Instrucción, 827-828).
Cette crainte, presque maladive, renvoie non seulement aux nombreux fables et contes évoquant la présence des rats ingénieux dans les maisons, cachés dans les murs et pouvant surgir à tout moment pour venir dévorer les provisions (par exemple dans le Calila et Dimna), mais aussi à une crainte bien moins littéraire : celle des rats vecteurs de la peste. Il n’y a qu’un endroit dans la maison où Talavera est intraitable concernant la présence des animaux, les cuisines : « No dexe entrar en la cozina persona que no sea en ella neçesaria, ni perros ni gatos » (Instrucción, 835). Certes, les rats pourraient y faire autant de dégâts qu’ailleurs, mais l’hygiène des lieux exige que l’on en chasse ces parasites qui pourraient gâter les plats préparés dans les cuisines (Gutiérrez Flores, 2021).
3.2. L’hygiène des hommes et notamment des officiers de table ou de cuisine.
L’hygiène des lieux ne serait guère utile, si les hommes eux-mêmes n’étaient pas propres.
Pour son hygiène personnelle, l’archevêque lui-même n’est pas très regardant, se contentant d’un bain de pied par mois, charge incombant au cubiculario : « Ha de tener baçin e sauana e otras cosas neçesarias para lauar los pies el arçobispo, e lavarselos cada mes un avez, de noche en ynvierno e de dia en verano » (Instrucción, 813). Rien n’est dit sur les autres soins corporels personnel de l’archevêque, ce qui permet sans doute de relativiser un peu les instructions qui suivent ou précèdent, concernant la propreté de sa domesticité.
Talavera exige du maestresala « que procure de andat siempre linpio e ataviado, espeçialmente los domingos e fiestas prençipales e quando aya conbidados » (Instrucción, 802). Il est de son devoir de veiller à ce que les pages servant à table soient non seulement bien éduqués dans leur office, mais aussi « anden limpios y ataviados » (Instrucción, 804). Les origines monastiques de Fernando de Talavera se manifestent clairement, lorsqu’il ordonne au veedor de veiller au rasage de tous les domestiques : « Mire que los familiares se afeyten de quinze a quinze dias por la orden qu’el arçobispo tiene dada » (Instrucción, 809). C’est en effet la règle dans les ordres monastiques classiques : le bain se prend le samedi, sauf en cas de maladie, et le rasage de la barbe est obligatoire au moins toutes les semaines (avec le rafraîchissement éventuel de la tonsure).
Talavera est encore plus regardant concernant les officiers de sa table, notamment l’officier tranchant : « No deue beuer vino de manera que huela a ellos, ni menos comer ajos ni çebollas » (Instrucción, 819). La saleté ne dérange pas seulement la vue, mais aussi le nez sensible de l’archevêque. Il en va de même pour le copero : « Deve estar a la mesa limpio e ataviado, mayormente las fiestas e quando aya conbidados » (Instrucción, 820). Les pages ou les enfants de chœur sont soumis aux mêmes exigences : « Anden limpios e ataviados de contino, e mas las fiestas e quando aya conbidados » ; « Que anden limpios… » (Instrucción, 823 et 824). Il serait donc surprenant que Talavera n’ait pas imposé les mêmes exigences à ses cuisiniers, et de fait, le très bref chapitre sur le cozinero exige de lui que « haga su ofiçio muy limpiamente » et « tenga siempre muy limpia la cozina » (Instrucción, 835) ; mais une fois encore, l’inachèvement (ou la fin abrupte) du traité concernant le cuisinier ne permet pas d’en savoir plus, malheureusement.
Dans le chapitre De Cortar, Robert de Nola exige non seulement du cuisinier qu’il connaisse les goûts personnels de son maître (que sepa el gusto y apetito de su señor)10, et s’y tienne dans ses préparations, mais il doit surtout posséder quatre qualités personnelles :
La primera que sea muy limpio y que no tenga la condicion del molinero que en quanto haze le duele la agua. La segunda, que tenga el gusto de su señor. La tercera, que tenga buenas manos rezias que no tenga temor del huego. La quarta que assi en inuierno como en verano no le enoje el fuego ni el humo sino suffrir lo con mucha paciencia (Libro de guisados, 1529, De Cortar, fol. 6r)11.
Ces qualités sont brièvement réitérées dans le sous-chapitre consacré au cuisinier, parmi les officiers, où Robert de Nola précise seulement : a de ser muy limpio, et paciente, y esto basta con lo que se dixo arriba (Libro de guisados, 1529, fol. 11r). Le bon cuisinier doit surtout être propre, ne pas lésiner sur le lavage (de ses mains, mais quid du reste du corps ?) ; il doit avoir des mains fortes et robustes (recias), et être capable de supporter la chaleur et la fumée du feu, en hiver comme en été.
3.3. L’hygiène des ustensiles de table et de cuisine.
Un antique adage affirme qu’une marmite, ou tout récipient en argile, conserve toujours l’odeur du premier aliment qui y a été versé ; les Médiévaux en font une similitude avec l’instruction des jeunes enfants ; c’est pourquoi il faut veiller à n’emplir leur esprit que de choses utiles et profitables, dès le début, et non de fables et de contes qui risqueraient de pervertir leur esprit de façon irrémédiable12.
Les recommandations hygiéniques, dans les recettes mêmes de Robert de Nola, sont donc nombreuses concernant les ustensiles, marmites ou tissus pour filtrer les liquides, ex. pour un blanc-manger à base de poule (manjar blanco), il est précisé que la marmite doit être non seulement propre, mais neuve, de façon à ne pas sentir les relents de cuissons antérieures.
Voici, sous forme de tableau, les mentions que nous avons pu relever dans les premiers folios (il ne nous a pas semblé utile de reprendre les autres mentions, très itératives).
Ustensile ou outil Préconisations Fol. Olla nueva lauala bien [la gallina] et cuezla en vna olla nueua que no se aya cozido nada en ellavna olla nueva muy limpiavna olla nueua vidriada 16v34r30v Olla limpia vna olla muy bien limpiadespues poner vna olla muy limpiavna olla limpia 29v27v, 28r, 33 r29r, 30r, 32r, 32v Caçuela limpia tomar vna caçuela muy limpiatomar vna caçuela que este muy limpia 28r32r Paño limpio vn paño de lino limpio (pour filtrer un liquide)vn paño de lino limpioet muy lauado (faire un petit sachet à suspendre dans une marmite) 30v34r
Talavera n’évoque que brièvement la propreté des ustensiles de cuisine à proprement parler, dans le chapitre final : la première tâche du cuisinier, dès le matin, est de faire chauffer de l’eau, pour laver cuisine et ustensiles : « En començando el fuego ponga el caldero o una caldera grande llena de agua para que se caliente (…) Limpio y este siempre limpio ollas, sartenes, platos, escudillas, asadores, cuchares, caços e caçuelas, parillas et todas las otras vasijas de su ofiçio » (Instrucción, 835). Il fait preuve de la même maniaquerie concernant les objets servant au service de la table, lorsqu’ils touchent les aliments. Le maestresala doit particulièrement veiller à la propreté des ustensiles de table13. Les coupes, verres et vases, sous la responsabilité du copero, doivent être irréprochables.
Que la copa o copas que sirven al arçobispo este siempre limpia, luzia e puesta en su caxa o enbuelta en paño de lino limpio (…) Quel vino que fuere para la copa esta en vasija muy linpia y cubierta siempre a buen recaudo (…) Si algund grande comiere con el arçobispo tenga cargo de tener otra copa o taça muy limpia apartados de las otras para el (Instrucción, 819-820).
Il en va de même pour le bouteiller, qui n’est pas seulement chargé de l’approvisionnement en vin mais aussi en pain, en sel, en fromage et en fruits frais : « Que esten linpios e bien cogidos manteles, pañizuelos, toallas, mesas e sobremesas, sillas, platos e taças e jarros e todo lo que es a su cargo, y los cuchillos limpios e agudos y que aya sal molida muy blanca e muy linpia » (Instrucción, 825). Il doit particulièrement veiller à la propreté des grandes jarres à vin : « esten las tinajas cubiertas por la linpieza, y las que estouieran llenas, alinpielas a menudo de la tela y lapa que se haze ençima, y no con la mano ni escudilla, sino con escobilla linpia e no de retama ni dexara (…). Tenga las tinajas cubiertas por linpieza con librillos vidriados donde tenfa la panilla e se corra el azeite dellas » (Instrucción, 825).
Des recommandations identiques sont faites à l’officier tranchant, concernant les couteaux de table : « Tenga cuydado que los cochillos de su ofiçio esten linpios y agudos, e linpios los pañizuelos con que se limpian » (Instrucción, 818) ; « Tenga siempre plateles limpios e sobrados delante » (Instrucción, 819). Sa façon de trancher les plats, rôtis ou autres, répond aux mêmes exigences : « Corte limpio e con graçia y lo mas menudos que pudiere, haziendo alguna diferençia de personas en los que les pusiere cortado. Lo que cortare para el arçobispo o para otro grande que coma a su mesa sea muy menudo, linpio e sazonado… » (Instrucción, 818-819). L’hygiène est clairement associée ici à la distinction et à la discrimination des plats en fonction de leur récepteur. Enfin, l’officier tranchant doit rester dans la salle de repas, jusqu’à ce que les derniers reliefs aient été retirés, et évidemment, il doit s’assurer de la propreté finale des lieux : « este a la mesa hasta que sea limpia e alçados los manteles » (Instrucción, 819).
Sans doute pour faciliter le lavage de plats, ceux-ci sont immédiatement placés dans de l’eau chaude, après leur utilisation à table, dans la salle de repas même, mais dans un lieu un peu écarté de la table, afin de ne pas heurter les convives, et en évitant les projections sales.
Tenga continuo agua caliente y limpio el aparador para lauar los plateles e escodillas que no se vea desde la mesa, y mire que no sa haga alli lodo ni se aliegue grosura o otra suzidad (Instrucción, 822-823).
Talavera consacre même un long paragraphe aux techniques de lavage de chaque ustensile servant à table, en fonction du matériau, dans l’ordre l’argenterie, les cruches en argile, les plats faits d’un mélange d’étain et de plomb (peltre), la céramique vitrifiée, les ustensiles en bois, et enfin ceux en verre. Il s’adresse ici au repostero de mesa, mais ces prescriptions concernent aussi sans doute les ustensiles servant dans la cuisine même.
No fregue la plata con arena ni çeniza ni tierra ni sal, sino laualo con agua caliente, limpia, e limpielo mucho con paños enxutos de lino, o con uno quando ste majada e con otro limpio despues quando la enxugue.
Que laue o haga lauar las tinajas cada semana dos vezes e las hincha de agua clara e limpia por las mañanas por manera que no falte e que non este en ellas de quatro dias arriba (…).
El peltre laue con agua caliente y enxuto dello salpiquelo con polbo de yeso çernido por çedaço enbuelto en un paño aspero de lino que no sea el de la plata.
El barro vidriado laue con agua caliente e cernada o arena y despues aclarado con agua linpia tibio, limpielo con agua tibia con paños.
Los tajadores e plateles e cuchares de madera, fregados con arena çernida e agua bien caliente, e aclarados con agua tibia, pongalos donde se enxuguen e no al sol porque no se hiendan.
El vidrio con sal y agua y hojas de higuera hasta que este luzio e parezca agua clara en ellos (Instrucción, 821).
Enfin, après ce décrassage approfondi, les ustensiles doivent être conservés dans des boîtes, et protégés par de l’étoupe : « tengalo en vasares o caxones e lo que no sirviere envuelto en estopas » (Instrucción, 821).
3.4. La propreté des aliments
Il s’agit là d’une question qui ne transparaît pratiquement que chez Robert de Nola. Mais au détour du chapitre sur la bouteillerie, Talavera n’oublie pas de donner quelques instructions concernant la qualité et la conservation des aliments servis à sa table (œufs14, lard et gras de porc, poisson, congre et même poulpe). Il va même jusqu’à préciser comment conserver et préparer proprement les pois chiches : « Los garvanços se mojen en agua e vasija muy linpio de un dia para otro y guarde la mesma agua asi limpia y dela al cozinero con los garbacos en que los cueza » (Instrucción, 828). Il indique aussi comment conserver au mieux les poissons déjà préparés, en sauce, les viandes, les olives et les câpres, et dans quels ustensiles : « Que los pescados de escabeche [en marinade] que tuviere sea(n) en sus pipotes [tonnelets] o en barreñes [terrines] o olla vidriado. Requieralo siempre [el botillero] de escabeche que le dara el cozinero, por manera que esten dello cubiertos, e asi haga la carne e pescado que estoviere a un adobo, e otro tanto a las azeytunas et alcaparras » (Instrucción, 828). Il n’est pas question qu’un même contenant serve à la viande ou au poisson : « Traya la carne en çesta o espuerta limpia que no este de pescado, y el pescado en otra que no este de carne… » (Instrucción, 830).
Robert de Nola est encore plus précis sur la propreté des aliments de base, avant leur transformation par le cuisinier. Les aliments doivent être débarrassés de toute terre ou pierre ou substance parasite, qu’il s’agisse d’aliments primaires comme de l’orge perlé (farro), c’est-à-dire des grains d’orge passés sur une meule pour ôter leur seconde enveloppe, mais aussi pour le riz, les vermicelles (fideos), les oignons, les légumes verts, ou encore les figues ; mais aussi dans le courant des préparations et recette, chaque aliment doit une fois encore faire l’objet d’un nettoyage minutieux. En voici quelques exemples.
Préparation ou aliment Préconisation Fol. Farro (potage d’orge perlé) El farro tomaras et lauarlo as con agua fria dos o tres vezes ; et deinque lo ayas bien lauado… 23r Cebollas (oignons) bien lavadas et limpias… 25r arroz con caldo de carne As de tomar arroz y hazerlo lauar con agua fria tres ou quatro vezes o con agua tibia, et desque sea bien lauado… ponerlo a enxugar en vn tajadeo de palo al sol o sino lo ay, cerca del fuego ; et quando fuere enxuto limpiarlo bien de las piedras et suziedad… 27v arroz en caçuela al horno limpiar bien el arroz de las piedras e suziedad, et lauar lo con dos ou tres aguas frias, y despues con agua caliente, y despues de bien lauado ponerlo a enxugar en vn tajadero de palo al sol o al calor del fuego y desque sea enxuto tomarlo a limpiar de manera que quede muy limpio… 27v-28r fideos Même recommandation 28r potaje que se dize higate porque se haze de higos Tomar higos blancos et negros et ponerlos en aqua fria o tibia que sera mejor et con aquella agua lauaras los higos muy bien et quitales los peçones et desque esten bien limpios et lauados… 31v épinards, blettes et bourrache tomar espinacas et bledas et borrajas et muy bien limpiadas et lauadas… 33r
La propreté est une question sanitaire évidente, encore qu’elle reste finalement assez annexe concernant les cuisiniers eux-mêmes. Si les deux auteurs semblent avoir les mêmes exigences concernant leurs officiers de bouche, l’hygiène personnelle du cuisinier reste finalement le parent pauvre de ces instructions. Ni Talavera ni Robert de Nola ne s’intéressent vraiment à ce qui est censé être propre, chez lui (mains, corps, cheveux, tablier, vêtements ?). Cela se comprend assez bien, en fin de compte : le cuisinier n’apparaît pas dans la salle du repas. Or l’hygiène est avant tout perçue comme un élément du décorum, à destination des hôtes de la table du prince. Certes, en ce qui concerne l’arrivée des plats sur les tables. Talavera comme Robert de Nola ne cessent d’insister sur la nécessité que les plats soient couverts, lorsqu’ils sont apportés des cuisines jusqu’à la salle du repas, aussi bien pour obvier à tout risque d’empoisonnement délibéré, que, de façon plus prosaïque, pour éviter que des mouches, des araignées ou d’autres nuisibles ne tombent dans les plats, les verres ou les autres ustensiles. Mais il s’agit avant tout d’éviter de dégoûter les hôtes de la table du prince. La propreté de ceux qui servent à table répond à la même exigence à la fois sanitaire et surtout sociale : le service de la table doit offrir aux hôtes l’image d’un monde ordonné, élégant, raffiné. Bien entendu, ces deux auteurs sont loin d’être les seuls à insister autant sur la distinction nécessaire de la table et de ceux qui y servent. Mais ils sont peut-être, avec maître Chiquart, le cuisinier du duc de Savoie, ceux qui poussent le plus loin ces prescriptions.
Conclusions
Les traités de Talavera et Robert de Nola insistent donc clairement sur l’importance de l’hygiène dans la vie quotidienne d’un hôtel princier, et notamment dans les cuisines. Ces prescriptions s’inscrivent pleinement dans la revalorisation de l’office de cuisine : même s’il n’est pas appelé à paraître à la table du maître, ni à le servir directement (cette charge revient à d’autres officiers), le maître-queux, parce qu’il devient un acteur de premier plan dans l’hôtel, se doit de répondre à certains critères : capacités techniques, élégance, hygiène. Il en va de la santé de son seigneur, mais aussi d’une forme d’apparat curial qui s’étend jusqu’aux cuisine. Cette nouvelle perception s’oppose cependant à toute une tradition littéraire stigmatisant le cuisinier ou le pâtissier : sale, parfois malade, goinfre, comparé à un singe dans certaines marginalia, et surtout tricheur avec la qualité des produits avariés et puants dont il ose truffer ses préparations, au mépris de toutes les ordonnances. Si certains cuisiniers eux-mêmes, comme maître Chiquart ou Robert de Nola, au XVe siècle, accordent une telle place à la salubrité de leurs matières premières et à l’hygiène de leurs ustensiles, c’est sans doute en réponse à ces critiques récurrentes, sans doute blessantes, même formulées sur le ton de l’humour grotesque. Mais les ordonnances urbaines ou royales montrent qu’il y a un monde, pour ne pas dire un gouffre, entre les revendications sanitaires et sociales de ces queux princiers, et la pratique quotidienne du pâtissier ou du cuisinier de base. Il n’y a pas un cuisinier-type au Moyen Âge, et il paraît difficile de comparer le maître des cuisines des princes et le tenancier d’une gargote, pas plus qu’on ne saurait comparer un chef étoilé actuel et l’assembleur de produits plus ou moins délicats dans un fast-food !