La distinction par l’alimentation : Manger pour être (Moyen Âge et Siècle d’Or hispaniques)
Donnant une nouvelle impulsion à l’étude historique du comportement alimentaire et à l’anthropologie de l’alimentation, Jean Louis Flandrin (Flandrin, 1986, p. 267-309) fait de la « distinction par le goût » une clé d’interprétation majeure des pratiques du passé révélant la dimension politique des arts de la gastronomie. Cela permet en premier lieu de dépasser les visions simplistes d’un Moyen Âge rustre, aux manières grossières, essentiellement consommateur de viandes rôties et utilisant les épices sans finesse (Montanari, 2015). Les travaux fondateurs de Bruno Laurioux ont combattu ces préjugés (Laurioux, 2002 ; Laurioux et Horard-Herbin, 2017 ; Laurioux, Paravicini-Bagliani, Pibiri, 2018) et d’autres ont souligné le rôle de l’étiquette, des arts de la table et des épices dans des pratiques médicales et culinaires raffinées (Freedman, 2010 ; Garrido Aranda, Hidalgo Nuchera et Ramírez Ponferrada, 2004), un sujet qui est aujourd’hui l’objet d’un intérêt renouvelé comme le montrent de récentes publications (Quellier, 2021). Cette gastronomie est en réalité une rhétorique élaborée et ritualisée et ces aspects alimentaires de l’ostentation sont bien des signes de supériorité, au sens de ce que J.P. Daloz (2010) nomme des symboles matériels ou « prestigious goods », une spectacularisation de la domination à travers une expression sensorielle mais aussi une source de plaisir physique codifiée dans un environnement courtisan : la table est bien un espace politique (Campanini, 2019).
Non sans raison le roi Alphonse X, dans le Titre VII des Siete partidas, dédié à l’éducation, offre une place importante à des lois régissant le comportement à table, lieu de plaisir, de réunion et de discussion. La nourriture est au cœur des relations humaines et, en particulier à la cour et dans les sphères du pouvoir se nouent autour de la table les jeux de représentations structurant la hiérarchie sociale et consacrant la légitimité des puissants. Le roi sage se base sur un ouvrage de prestige de cent cinquante ans son prédécesseur, la Disciplina clericalis de Pedro Alfonso. La loi V en particulier rappelle l’importance de l’esthétique et de l’élégance au moment de manger et de la nécessité pour les précepteurs d’éduquer leur pupille sur ce point, « apuestadamente », la distinction à table est un apprentissage où l’ignorance est une grossièreté indigne des puissants. L’élégance et l’esthétique des pratiques alimentaires est donc bien un puissant marqueur social dont les textes normatifs médiévaux s’emparent consciemment pour le réguler et en fixer les normes. La fin du Moyen Âge marque en effet en Occident l’initiation d’un « processus de civilisation » (Thomas, 2003), avec l’établissement progressif de règles de civilités de plus en plus contraignantes et envahissantes (Alvar et Alvar-Nuño, 2020). C’est par exemple le développement des manuels de bienséances et des manières de table, ainsi que toutes les facettes du « souci de soi » issu de l’idéal courtois et débouchant sur une urbanitas, évidemment liée au monde urbain. On observe ainsi au XVe siècle en Castille les débuts de l’imposition de l’étiquette, avec une civilité raffinée, le développement de la rédaction de recueils de recettes, mais également les variations de modes permettant de marquer la supériorité du roi par le rythme et les codes qu’il impose à sa cour (Allard, 1995 ; voir aussi Riera i Melis, 2015). Les différentes facettes des arts de la table et de la gastronomie sont ainsi le champ où se construit l’identité nobiliaire, l’instrument d’une ritualisation de sa supériorité (Miguel Prendez, 2003) qui intègre des éléments tirés de la littérature pour mieux fictionnaliser la mise en scène de la distinction (Assis González et Chiappero, 2017).
Pour comprendre les structures de domination en jeu, nous aurons à nous référer au concept de distinction élaboré par Pierre Bourdieu. Ce concept sociologique délimite les signes et pratiques permettant une différenciation élitaire dans une société stratifiée mais où une certaine mobilité est possible (Bourdieu, 1979), ce qui correspond au cadre social de l’étude. La consommation ostentatoire est donc l’expression d’une esthétique définie par les élites et différencie ainsi ceux qui savent dépenser l’argent avec goût de ceux qui manquent de la formation culturelle appropriée. Par goût nous entendons bien le « bon goût » tel que Pierre Bourdieu en a fait l’analyse, le révélant comme critère de distinction élitaire, outil d’une injonction normative. Dans La Distinction, Pierre Bourdieu démonte en effet l’idée commune du goût comme faculté de discernement, pour démontrer qu’il s’agit bien davantage d’une pratique codifiée par les élites et suscitant des réactions attendues par la société (Koch 2013).
L’alimentation serait un des outils d’affirmation de la distinction (Lenoir, 2014), capital symbolique proche de ce que Weber appelait le charisme, concept réunissant le prestige, la réputation et l’autorité. Une de ses spécificités est de se manifester dans la dénégation de l’économie au sens ordinaire, comme pour l’ « effet Veblen ». Cela correspond en particulier à l’économie du don (Marcel Mauss), qu’on peut appliquer à la mise en scène codifiée la générosité par la royauté ou la noblesse : le puissant redistribue pour montrer sa largesse et ses faveurs. L’alimentation ne suit pas non plus de simples critères cartésiens en consommant toute ressource accessible car dans ce domaine s’exerce bien un puissant arbitraire culturel du comportement commensal (Garine, 2007, p. 53). Le repas est un spectacle où le service joue un rôle essentiel : les principaux rôles de service sont attribués comme des honneurs à des membres importants de la noblesse et le plan de table reflète les rapports de force. La vigueur des « querelles de préséance épulaire » rappelle l’importance symbolique du moment de la consommation alimentaire (Laurioux, 1992). Chacun se déplace dans une chorégraphie précise et signifiante qui fait partie du divertissement proposé, leurs mouvements exacts et gracieux, dans un ballet qui marque la préséance du maître en multipliant les déplacements autour de sa position centrale et dominante, sur une estrade, sous un dais… vers lui les regards convergent tout comme les gestuelles des personnels et des convives. Ce personnel est en outre régi par une hiérarchie codifiée : les fonctions de maestresala mayor ou de repostero de estrados sont ainsi un honneur réservé aux plus grands personnages.
Martina Magali Díaz Sammaroni (2019) a ainsi souligné l’importance nouvelle acquise par cette dernière charge avec la dynastie Trastámara, à partir 1369, moment où se produit une grande rénovation des charges administratives et palatiales. Parmi les officiers au service du roi et de la cour s’affirmait en particulier le « repostero de estrados » dont le travail consistait à préparer les pièces et décors pour la présence du roi, à la différence du repostero de plata, chargé de la disposition des plats à la table princière. Le respostero devait également être vêtu de la façon la plus luxueuse, comme le recommande par exemple Fernández de Oviedo, ajoutant qu’il vaut mieux qu’il ne soit ni petit, ni laid, ni contrefait : « que ningún descontentamiento dé su vista a los que lo vieren servir1 »(González Arce, 2016, 469); preuve de l’importance de l’esthétique dans les signes du pouvoir jusque dans le service de la table.
Les rituels entourant le service, les préséances dans le placement, le décor et la vaisselle, les techniques (comme la découpe), les gestes avec la présentation des plats et boissons construisent un discours exprimant le statut de chacun, faisant de la cérémonie alimentaire une véritable science (Gascón Vera, 2016). Plus le rang est élevé, mieux on mange. L’entremet est ainsi un plat honorifique, réservé à la première table, la plus digne ; le rôtissage est le mode de cuisson le plus prestigieux sur lequel s’exerce en outre l’activité prestigieuse de l’écuyer tranchant ; les tripes sont réservées au dauphin, les volailles aux puissants (Laurioux, 1992). Mais comme le souligne Antoni Riera i Melis (2015), la consommation alimentaire se distingue des autres produits ostentatoires : l’apparat du décor contribue à une image projetée vers l’extérieur, ouverte aux regards. Mais, de façon spécifique, la consommation alimentaire, les saveurs et arômes, sont une consommation internalisée, une ingestion, et étaient destinés à un cercle plus restreint et atteignaient les personnes par un faste plus intime. Le visuel est toutefois essentiel pour donner le faste voulu au repas et le service doit donc organiser la distribution comme une célébration ostentatoire. La présentation des aliments est un spectacle avec les « aparadores », meubles servant à présenter les plats, les pièces de mobilier de service et la vaisselle. Or, argent, l’emploi de matériaux précieux rappelle ceux des calices et custodes et la mise en scène des aparadores ne manque pas de ressembler à celle d’un maître autel. Reflet de l’eucharistie, la mise en scène de l’alimentation s’inscrit dans de complexes réseaux symboliques et esthétiques. Comme l’écrit ainsi María de los Ángeles Pérez Samper : « El lujo no residía sólo en los alimentos propiamente dichos, sino en el entorno. Complementario a comer bien era decorar el plato, la mesa y el comedor » (Pérez Samper, 1998, p. 58)2. Et nous devrons donc prêter attention au décor de la table, à la vaisselle et au service, sans nous étonner que les sources y aient été plus sensibles qu’aux ingrédients, recettes ou saveurs des plats eux-mêmes.
Certains travaux ont en effet pu souligner l’envahissement du critère visuel dans les pratiques alimentaires de prestige ; l’aspect et la dimension spectaculaire paraissent dans bien des sources primer sur la saveur du plat, faut-il en déduire la primauté du visuel sur le goût, en considérant la similarité des usages vestimentaires et alimentaires (Vincent-Cassy, 1996). Cette importance du visuel dans l’art culinaire s’accorde surtout à l’art visuel de l’écriture, avec des descriptions reflétant ces mises en scène : mais quelle place dans les textes pour l’appréciation du goût et des saveurs ? et qu’en déduire de la réalité des pratiques ?
Vanter les plaisirs de l’art de la table n’a rien d’anodin car la gourmandise et la gloutonnerie sont des vices condamnés par les discours religieux. Comment alors louer les mets servis à une table sans pour autant faire passer son hôte pour un glouton gouverné par ses passions ? Citons Diego Enríquez del Castillo (Sánchez Martín, 1994, p. 135) décrivant Henri IV de Castille : « Su comer más fue desorden que glotiana, por donde su complisyón antiguamente se corrompió. Nunca jamas bevió vyno ». Il faudrait analyser la conciliation de cette visée somptuaire de l’alimentation ostentatoire avec les normes religieuses et les cadres du Carême. Cela pose problème en particulier pour le vin, boisson centrale de la culture chrétienne et des rituels nobiliaires (Framiñán Santas, 2005), mais aussi pour la viande, fortement consommée dans la société aristocratique, soumise aux restrictions des périodes de jeunes et carêmes, et dont la signification symbolique était à la fois une affirmation de statut (privilège de chasseur) et une appropriation païenne de la force de l’animal (Montanari, 1983, p. 57) ; « the ideal strength-giving food » (Montanari, 2015 : 75) étant spiritualisée par la consommation privilégiée des oiseaux.
L’espace de la péninsule Ibérique est le lieu de rencontres culturelles et interreligieuses particulièrement intéressant pour le sujet de l’alimentation3. Nombres d’ingrédients orientaux ou de pratiques gastronomiques exotiques entre en chrétienté par cette porte. Alors, que mange-t-on à ces belles tables aristocratiques où tout est fait pour exalter la grandeur de l’hôte ? Au Moyen Âge, l’abondance et la diversité des plats sont les deux caractéristiques permettant d’exprimer la magnificence d’un banquet (Castro Hernandez, 2019, p. 180), la profusion est symbole de générosité et de grandeur. En particulier on trouve comme critère d’éloge la diversité des techniques de préparation ou la superposition de saveurs avec les plats sucrés-salés ou aigres-doux. Le sucre, élément ostentatoire signifiant le raffinement et donc l’estime portée à l’hôte, détrône le miel pour adoucir les préparations culinaires des élites à la fin du bas Moyen Âge4. Le sucre a permis le développement de diverses confitures et confiseries, cadeaux précieux ; il était en outre considéré comme une épice pour ses qualités thérapeutiques, toniques ou propitiatoires (Diaz Sammaroni, 2020, p. 188). Au-delà de la dimension médicale, intimement mêlée aux pratiques alimentaires (Laurioux, 2006), il s’agit bien de pratiques culturelles basées sur le souci de légitimation statutaire par la consommation de mets onéreux voire pourvu d’une symbolique sacrée comme le sucre et les épices dont la saveur était celle du sacré et du Paradis comme l’affirment très tôt les Etimologías d’Isidore de Séville (Laurioux, 1993).
Ces nombreuses questions s’entrelacent autour de l’alimentation au service de la Distinction pour les périodes du Moyen Âge et du Siècle d’Or dans les espaces ibériques. Elles nous permettent également d’aborder la spectacularisation du pouvoir, l’art de la médecine, la circulation du savoir et des modes, le paysage sensoriel et le plaisir face aux discours normatifs de l’Église… l’étude conjointe de l’alimentation et de la distinction offre ainsi un riche champ exploratoire, depuis la matérialité concrète des aliments et de leurs préparations, jusqu’aux modalités de répartition ou dégustation, les symboliques et les rituels des arts de la table et de la sociabilité alimentaire.
Apports du dossier
Le premier axe du dossier est consacré à la distinction en rapport à la dimension diététique et à l’hygiène. L’alimentation est en effet indissociable de la médecine, dans la régulation des humeurs et l’équilibre apporté au mangeur en fonction de son profil. Serrano Larrayoz, Fernando (Université de Alcala) offre une réflexion sur les conseils diététiques (nourriture et boisson) appropriés pour maintenir la santé d’un personnage appartenant à l’élite ecclésiastique de la fin du XIVe siècle. Il analyse pour cela le troisième « consiliatorio » de la première partie du traité intitulé Libro de visitaçione e conssiliaçione medicarum (ca. 1381), une œuvre érudite, nourrie à plus d’une trentaine de sources savantes. Écrite dans un castillan traversé de termes latins, elle est marqué par un fort anti-judaisme que révèle sa défense de la consommation de viande de porc pour un destinataire qui pourtant aurait bénéficié de réduire la part carnée de son alimentation. Cette étude permet donc plus largement d’étudier cette opposition entre l’alimentation carnée, riche et épicée propre à célébrer la grandeur d’un personnage de l’élite, et les besoins de régulation diététique qu’imposent ses excès et les maladies induites.
Hélène Jawhara Piñer (U. de Tours, CESR (UMR7323 of the CNRS), s’intéresse quant à elle à la diététique en relation avec les plaisirs de la table dans le premier livre de cuisine connu de la péninsule ibérique le Kitab al ṭabīẖ[Le livre de cuisine]. Cela lui permet de réfléchir à l’articulation de deux préoccupations qui paraissent s’opposer : Le plaisir de manger était-il compatible avec une alimentation saine ? Les livres de cuisine andalous, principalement dirigés à une élite sociale, privilégient des ingrédients onéreux permettant de souligner leur richesse. Mais les épices employées avec abondance sont aussi les ingrédients des remèdes et soins préconisés par les traités médicaux. Au final, le plaisir de bien manger se révèle comme la meilleure protection contre les maladies.
La réflexion de Sophie Coussemacker (U. Bordeaux Montaigne) nous amène dans l’espace bien insuffisamment traité de la cuisine elle-même, là où s’active une brigade nombreuse et diversifiée : la distinction est en effet également de mise là où l’alimentation s’élabore et s’applique, dans une certaine mesure, à ceux qui réalisent les préparations. Il s’agit là non seulement de garantir la propreté par égards pour les consommateurs, mais aussi de construire la dignité des professionnels de l’alimentation, alors même que le cuisinier n’est guère valorisé dans un certain nombre de sources : « L’élégance du cuisinier. Entre préceptes hygiénistes et distinction : la propreté en cuisine dans le Libre del coch de Robert de Nola (1477, 1520, 1529) ». Ce métier manuel, en prise avec la matière même de l’alimentation et avec le feu de la cuisson peut en effet être salissant et cela a contribué à en donner une image dégradée. La distinction de l’hôte s’incarne donc dans la recherche d’une extrême propreté dans les cuisines et dans la dignité du cuisinier qui seules peuvent permettre de satisfaire pleinement aux exigences d’un consommateur raffiné. L’article propose de nous centrer sur le le Libre del coch de Robert de Nola (1477, 1520, 1529) mais fournit aussi des points de comparaison tirés d’autres sources afin de saisir la force de cette injonction à la perfection du cuisinier, entre normes et réalité d’un office au plus près des puissants.
Le second axe de ce dossier nous offre une réflexion approfondie sur les modalités d’expression du pouvoir à table :
Moins qu’un lieu de plaisir, la table est un lieu d’éducation au pouvoir et un moyen de l’exercer, surtout évidemment dans les ouvrages normatifs comme on peut le voir dans certains manuels et « miroirs » princiers ou royaux (Martínez Alcorlo, 2016). L’étude menée par Nathalie Peyrebonne (LECEMO, U. Sorbonne Nouvelle), sur le traité Nutrición real de González de Salcedo, publié en 1671, révèle qu’au XVIe siècle, plus que jamais, les règles de sociabilité s’affinent et sont diffusées, dans des manuels de bonnes manières révélateurs de la force idéologique de cette distinction par l’alimentation. Il s’agit ici d’un manuel d’éducation destinés aux enfants royaux âgés de 7 à 14 ans et dur vingt-sept chapitres, sept sont intégralement consacrés à la façon dont il leur faudra se nourrir. Les consignes révèlent l’importance de la propreté et de la maitrise du temps : il ne faut pas de précipitation dans la consommation alimentaire, mais surtout le souverain doit viser la recherche de la beauté et de l’élégance, montrer son aisance et bannir toute vulgarité. C’est un lieu de conversation où la dignité doit être maintenue scrupuleusement, il siège à table comme sur son trône.
Davantage intéressé par la dimension matérielle de ce faste commensal, David Nogales Rincón (U. Autónoma de Madrid) nous offre une réflexion sur l’ensemble des comportements et rituels du banquet à la fin du Moyen Âge. Son analyse très complète des objets et rituels du faste alimentaire met en valeur une rhétorique qui reflète les influences entre les cours. L’intégration des différents sens, au-delà de la vue, l’odorat, le goût, l’ouïe, est recherchée par une théâtralisation de l’art de la table qui articule aussi la musique et le littéraire.
En parfait complément à cette réflexion, Diana Pelaz Flores (Université de Saint-Jacques de Compostelle) s’intéresse aux formes féminines de cette ostentation alimentaire. La question comportementale invite ainsi à réfléchir à la notion de frugalité. La spectacularisation de l’alimentation de la reine détermine un soin particulier à sa célébration comme rituel, selon des stratégies distinctions des modalités masculines que révèlent les sources écrites.
Marc Zuili (U. de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) s’intéresse quant à lui au lexique abondant de l’alimentation dans le Trésor de César Oudin paru en 1607 afin d’y révéler un tableau exact et très complet des us et coutumes alimentaires pratiqués alors dans ce pays, ainsi que leur perception en France. On y découvre ainsi les lieux, usages et objets de l’alimentation, les métiers de bouche, aussi bien que les modes de cuisson et ustensiles employés.
Mehdi Gourghiate (U. Bordeaux Montaigne) s’intéresse ici à la façon dont les califes almohades devaient apparaître comme les promoteurs du merveilleux, à travers leur cuisine. Il démontre ainsi l’importance de la prohibition des anciens usages communautaires de vin cuit (anzīr) au profit d’une consommation réservée à l’élite au pouvoir. Ce faisant, les sources rendirent compte de cette inflexion en utilisant un terme arabe aussi flou qu’ambigu le rubb lequel ne faisant pas nécessairement référence à un boisson alcoolisée. Entre prohibition du vin et nécessité d’affirmer son rang en se distinguant de ses sujets, les califes almohades firent savoir qu’ils avaient le privilège de consommer du rubb soit un terme suffisamment ambigu. Plus encore, ils étaient en mesure de faire couler des rivières de rubb et de rappeler qu’ils pouvaient faire entrevoir à leurs sujets un éden terrestre qu’eux seuls étaient à même de réaliser.
Cet éden de plaisirs qu’est la nourriture au service de la démonstration de pouvoir est le fil directeur de ce volume : nous espérons qu’il est porteur de riches réflexions les différentes facettes de ces arts de la table au plus près du trône, incitant à de nouvelles lectures de cette stratégie de conviction et de légitimation qui passe par les plaisirs de la chair et leur théâtralisation.