La référence descriptive comme forme de positionnement de l’être Noir1
Le discours du Noir a comme principal objectif le fait d’affirmer l’existence de l’être noir, dans son intégralité et ses aspirations, alors que le discours colonial le réduit au statut d’objet ou, tout au plus, à celui d’un être sans substance morale et intellectuelle. Dans un contexte éditorial surveillé, le fait de choisir (et d’être choisi par) un mode littéraire synthétique, enclin à la subjectivité, a poussé à recourir au simulacre afin de glorifier l’Afrique, à partir d’une énonciation simple de ses caractéristiques, permettant ainsi de montrer une image du Noir avec ses besoins, ses carences, ses limites et ses potentialités. Le Noir, réhabilité et loué dans certains textes, est exhibé en tant que condamné de la terre dans d’autres. Il aspire au concret, en se basant sur la croyance ancestrale de la substantivité et sur l’idéologie moderne de la désaliénation et de la révolte. Il met en avant, au titre de supports objectivants d’entités prédicatives, des éléments de grande teneur référentielle et descriptive, qui portent sur le dessin concret et réaliste des coordonnées spatio-temporelles et sociales émergentes du discours.
Dans les textes de la Négritude, les récurrences didactiques (ou démonstratives) ne peuvent être évaluées comme de simples maladresses stylistiques ou pragmatiques, selon une vision comparative et axiologique des discours et des histoires de la littérature. La poésie de la Négritude s’appuie sur la création de référentiels comparables aux situations empiriques et devient paradoxalement un espace de communication dissimulé et direct entre l’émetteur et le récepteur, à travers une ingénieuse surcharge de pronoms personnels, d’expressions oralisées et émotives, de certains déictiques, démonstratifs et possessifs, qui contribuent dans l’ensemble à la création d’une sensation d’imperfection, d’excès et d’anti-préciosités propres à la non-écriture, comme s’il s’agissait d’oralité.
Or le déictique (embrayeur, index, signo indicial ou expression token reflexive) est, selon Benveniste, « une irruption du discours à l’intérieur de la langue, puisque leur sens même (la méthode à employer pour trouver leur référent), bien qu’il relève de la langue, ne peut se définir que par allusion à leur emploi » (Ducrot & Todorov, 1972, p. 323). En accord avec cette définition, Catherine Kerbrat-Orecchioni (1955, p. 55) montre à propos des déictiques que :
parler c’est signifier, mais c’est en même temps référer : c’est fournir des informations spécifiques du monde extralinguistique, lesquels ne peuvent être identifiés que par rapport à certains « points de référence » (Pohl, 1975), à l’intérieur d’un certain « système de repérage » (Culioli, 1973). Le système de repérage déictique n’est pas le seul auquel peuvent recourir les langues naturelles, mais c’est sans doute le plus important, et sûrement le plus original, car ce repérage a la particularité de s’effectuer non par rapport à d’autres unités internes au discours, mais par rapport à quelque chose qui lui est extérieur et hétérogène : les données concrètes de la situation de communication. Les unités déictiques ont ainsi pour vocation, tout en appartenant à la langue, de la convertir en parole.
Les pronoms, les adverbes, les locutions et les propositions subordonnées adverbiales sont des expressions déictiques. Les démonstratifs et les pronoms de la première et deuxième personne comportent et désignent des déictiques, parce qu’ils se réfèrent aux interlocuteurs d’un discours. D’autres déterminants, en plus de ceux que nous avons déjà cités, comme les articles définis et indéfinis, les possessifs ou les noms des chiffres, ajoutent une extensibilité en tant qu’éléments associés aux noms communs, comme des bras qui orientent, donnent des détails, et rendent certains domaines de la réalité plus proches du monde imaginaire du lecteur, en contribuant ainsi décisivement au spectacle du réel dans le texte2. Les déictiques, qui sont des éléments très importants de complémentarité pour le balisage je/tu – ici – maintenant (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 55), constituent des indices de référentialisation immédiate, capables d’intervenir dans le cadre de la représentation en tant que producteurs d’effets supplémentaires de réel (Jaubert, 1990, p. 105; Maingueneau, 1987).
Les déictiques fonctionnent comme des signes irréductibles sujets à l’ensemble des indications descriptives, des relations énonciatives, des topologies des objets, et réduisent ainsi le plan de référence à des limites identifiables. Les déictiques, les noms propres, les démonstratifs, etc., ont une fonction très importante de vérité, cette dernière étant comprise comme la valeur de vérité d’un discours (qui réunit les conditions selon lesquelles les phrases ou les propositions sont vraies ou fausses (Nef, 1991, p. 132)) qui fait appel au canon traditionnel africain du discours narratif. Les conditions de cette vérité ont été énoncées par Destutt de Tracy, au XIXe siècle : régularité, uniformité, universalité, immuabilité, perfection, complétude. Elles composent toutes un ensemble ou une totalité (Rastier, 1972, p. 62-65).
Si une absence de déictiques, de noms propres, de déterminants ou d’autres éléments servant à la représentation de la référence se faisait sentir, cette dernière pourrait donner lieu à une polysémie, à des changements de fonction, à l’incertitude de la représentation (c’est-à-dire à son imperfection) ou même à son absence, dans un cas extrême du discours, selon un cadre connu de probabilités (Rastier, 1972, p. 138-139). Jakobson affirme que « la seule chose qui distingue les embrayeurs de tous les autres constituants du code linguistique, est le fait qu’ils renvoient obligatoirement au message » (Jakobson, 1981, p. 179). Faire attention à la préservation du message, dans la forêt d’erreurs et de bruits que la communication dite littéraire représentait à cette époque funeste, était le rôle des déictiques dans et sur le discours du Noir.
Les démonstratifs (au même titre que les autres déterminants, qui sont des éléments associés aux noms communs et qui ajoutent une extension qui renvoie à un secteur de la réalité), comme les déictiques spatio-temporels adverbiaux, sont directement liés à la situation de communication, à une spatialisation entre le prédicateur et les autres catégories prédicatives, même si elles soulignent crûment, comme dans « Zampungana » de Noémia de Sousa, la téléologie du prédicateur pour un destin de liberté :
Também me revolto contra este destino que me deram
Essa luz maravilhosa que está nascendo para todos
Essa luz radiosa e libertadora que nem sei donde vem
Nem nunca vi
Les démonstratifs peuvent fonctionner comme des anaphores (Mateus et alii, 1989, p. 191-192)3, en reprenant, par substitution, le prédicateur, le prédicataire ou les prédiqués4, et renvoyer ainsi le discours à sa syntagme discursive et sémantique, ce qui permet de parler de cohérence textuelle5 et présuppose une vision d’ensemble organisatrice et homogénéisatrice de l’hétérotextualité. Les démonstratifs, désignés comme des déictiques, se caractérisent par une grande familiarité avec les objets référés, comme s’ils recherchaient une fusion totale (mystique et métaphysique). Elles sont, on peut le dire, l’indice d’une passion démesurée.
Les déictiques de la Négritude accélèrent l’embrayage du réel, en prétendant suggérer l’idée de constatation ou de rêve. Dans l’emploi acharné des prédicateurs, des lieux et des époques, on peut trouver dans certains poèmes, notamment par les processus d’extension et d’exubérance stylistique qui s’en dégagent, une présentification notable. Dans « L’impossible renoncement – négation » (Neto, 2015, p. 43-44)6 , le prédicateur assume une auto-désignation constante (avec de nombreux pronoms personnels, dont des obliques), surtout au début du poème, comme s’il dévoilait, avec une franchise évidente, le lieu d’où il parle :
Je ne crois pas en moi
Je n’existe pas.
Je ne veux pas, je ne veux pas être.
Je veux me détruire :
- me jeter du haut d’un pont
et me laisser fracasser
sur les pierres dures de la chaussée,
Pulvériser mon être
disparaître
sans laisser la moindre trace de passage
dans le monde.
Je veux me tuer
Et laisser le non-moi
s’emparer de moi.
Le prédicateur commence par la suite à désigner les autres (surtout les colonialistes, les Européens et les bourgeois en général) comme des opposants qui s’accusent et se détestent jusqu’au plus haut point. Les marqueurs du sujet (« je », « me », « moi »), d’appartenance (« ma mort », « mes poumons ») obéissent avec rigueur et sans ambiguïté, parfois à la chaîne, à une stratégie d’énonciation qui est responsable du discours, et qui, sous forme d’accusations, ne laisse aucun doute dans ce cas sur la situation du prédicateur, du prédicataire et des prédiqués.
Dans la poésie de la Négritude la scène énonciative ne s’efface pas, ni les entités prédicatives. Dans les poèmes les plus actuels de la production portugaise il peut arriver que, comme dans António Ramos Rosa, l’instance énonciative et l’énonciation deviennent le thème du texte et se diluent dans la prégnance du langage :
Aqui tão só aqui
(…)
estar aqui
deixa livre a ausência.
A presença confunde-se com o vazio exacto (Rosa, 1985, p. 27)
Des sentiments puissants d’intimité et d’affection se dégagent de la Négritude. Certains pronoms personnels sont répétés à plusieurs reprises avec différents types d’occurrences. En général, une impression d’intimité se dégage pendant l’interlocution car il suggère le lecteur sans le nommer, en le rapprochant des faits. Toutefois, le JE de l’énonciation ne se confond pas avec le prédicateur, qui est plus ample, comme dans « Mamã negra (canto de esperança) », de Viriato Cruz. En effet, le prédicateur est bien plus qu’un enfant de la tellus mater, il inclut tous les Noirs. Ici, le prédicateur représente l’ensemble des enfants du continent africain, et le prédicataire, la Mère, la source ou l’origine des Africains, ou plutôt de ses enfants. Mère et enfants se confondent mythiquement en une seule entité. C’est la différence entre un texte de type réaliste-négritudiniste et les autres textes, où l’interlocution ne s’utilise pas comme une disjonction de caractères, ou alors elle se dissout dans une complète indétermination.
Les termes relationnels, comme les possessifs qui se réfèrent aux entités prédicatives de la poésie, ou les adjectifs et les adverbes qui contribuent à la définition de l’identité de ces figures actantielles, en raison de leur fonction évaluative dans le discours, apportent à la lecture l’impression d’une communauté, d’un monde (en) commun, d’une familiarité, et accompagnent les démonstratifs dans le cadre de la situation de communication.
Les possessifs dirigent la lecture vers le prédicateur, comme dans le poème « Aspiration » de Neto, où la répétition insistante fournit un complément d’identification de ce dernier en ayant recours aux éléments de l’histoire ou de la culture qu’il énumère et met en valeur : il ne reste alors aucun doute sur le fait qu’il s’agit bien des attributs du prédicateur. Voyons le poème « Aspiration » (Neto, 2015, p. 43-44)7 :
Toujours mon chant de douleur
et ma tristesse
au Congo en Géorgie en Amazonie
Toujours
non rêve de tam-tam dans les nuits de clair de lune
Toujours mes bras
toujours mes yeux
toujours mes cris
Toujours le dos fouetté
le cœur abandonné
l’âme livrée à la foi
toujours le doute
Et sur mes chants
mes rêves
mes yeux
mes cris
sur mon monde isolé
le temps arrêté
Toujours mon esprit
toujours la quissanje
le marimba
la guitare
le saxophone
toujours mes rythmes au rituel orgiaque
Toujours ma vie
offerte à la Vie
toujours mon Désir
toujours mon rêve
mon cri
mon bras
pour soutenir ma Volonté
Et dans les cases
dans les maisons
dans les faubourgs des villes
au-delà des limites
dans les cours sombres des maisons riches
où les noirs murmurent : encore
Mon Désir
transformé en force
inspirant les consciences désespérées.
On trouve un sentiment de désespoir qui inclut la figure du prédicateur en tant que sujet qui se découvre semblable aux autres (« les Noirs »), mais qui se sent, à la suite de cette prise de conscience bouleversante, également capable de jouer un rôle exceptionnel, de mentor de « consciences désespérées ». Les possessifs fonctionnent ainsi comme des déictiques indiciels d’exacerbation d’identité et de conscience. Comme dans « À la Reconquête », ils mettent en évidence l’appartenance au groupe social, au continent et aux idéaux communs. Plusieurs voix se confondent en une seule voix du sang, comme dans les poèmes « Sanglant et germant » ou « Sur la peau du tambour », où les possessifs au pluriel véhiculent une identité pleinement collective. Les possessifs qui suivent des phrases comme « je vibre en de sanglantes altérations de moi-même » (Neto, 2015, p. 62) et « au cœur de mon mouvement intérieur dans une vibration rythmée »(Neto, 2015, p. 62), servent à dénoncer une perte d’identité causée par les « siècles coloniaux ». Ils se positionnent donc comme des marqueurs d’appartenance au continent (« mon Afrique » (Neto, 2015, p. 63)) et maintiennent la prédominance du « je », comme indice de quête identitaire. Le prédicateur s’interroge mais ne se positionne nulle part, dans un quelconque topos, et ne se caractérise pas non plus par l’essence de l’être, qu’il semble chercher à définir.
Parmi les deux poèmes de Neto publiés dans le Cahier collectif de 1953, « Aspiration » et « Créer », ce dernier est peut-être l’exemple le plus dépouillé de toute la poésie de la Négritude : on n’y trouve ni déictiques, ni toponymes, ni anthroponymes, de telle sorte qu’en appelant à la créativité africaine, il semble vouloir incarner, dans l’absolu, l’abstractionnisme référentiel.
En parcourant les textes de Neto, on observe que : a) la prédominance de la première personne du singulier s’assume en tant que responsable de l’énonciation ; b) la personne du singulier passe facilement au pluriel ; c) le prédicataire renvoie, dans certains cas importants, à la notion de colonialisme ou à des figures qui en sont liées. Par rapport à ce dernier point, outre l’incontournable exemple de « La renonce impossible – négation », on observe également comment, dans le poème « Sur la peau du tambour », le prédicateur se dirige au prédicataire, ou plutôt à un des deux prédicataires (l’autre étant les « frères » du prédicateur) : « ô l’impureté criminelle de siècles de colonisation ». Dans ce cadre énonciatif, le discours autobiographique du prédicateur (qui ne se confond pas avec celui du poète-auteur, ce qui pourrait arriver dans d’autres circonstances) raconte ses mémoires d’enfance et de jeunesse passées dans l’Afrique natale, localisées parfois « aussi loin», comme dans le poème « Le vert des palmiers de ma jeunesse », où l’on présuppose un lieu énonciatif très distant, et une société et une culture qui les englobent très diversifiées, de manière à raviver cette renaissance mentale.