La culture des Caraïbes est la possibilité de l’impossible
Entretien avec l’écrivain dominicain Rey Andújar
C. PÉLAGE : Votre carrière personnelle est très liée aux Caraïbes. Vous êtes né en République Dominicaine, vous avez vécu à Porto Rico où vous avez soutenu votre thèse de doctorat consacrée à la grande écrivaine dominicaine Aída Cartagena Portalatín,1 vous avez remporté le prix Alba Narrativa à Cuba pour votre roman Los gestos inútiles. Lors de votre séjour à l’Université d’Orléans en tant que professeur invité, en janvier 2020, vous avez évoqué les îles des Antilles dans votre trajectoire comme autant de perles d’un collier caribéen. Quelle signification a pour vous chacune de ces perles ?
R. ANDÚJAR : Pour répondre à cette question, il est bon de commencer dans le même ordre. La République Dominicaine est mon lieu de naissance et c’est de là que vient mon intérêt artistique ou narratif. C’est la racine de ma fiction et le point vers lequel je me déplace. Porto Rico a été le premier pays que j’ai visité au niveau international. Tout ce qui est lié à l’idée de ce voyage a en quelque sorte influencé, déterminé ma conception de la traversée et sa place dans mon imaginaire. Lorsque je dis cela, je pense au déplacement physique mais aussi aux questions juridiques, économiques et migratoires qui y sont liées. J’avais six ans et Porto Rico a été schématiquement pour moi une façon de comprendre une autre réalité caribéenne. Ces trajets vers Porto Rico se sont prolongés tout au long de ma vie pour différentes raisons, jusqu’à ce que je m’y installe pour un temps à la fin de la première décennie des années 2000. J’ai toujours dit que si la République Dominicaine est ma maison, Porto Rico a été mon école. J’y ai publié plusieurs livres qui ont été bien accueillis, je me suis fait des amis qui ont beaucoup compté pour moi et j’ai obtenu un doctorat. Tout cela a été bénéfique pour mon écriture. Je suis arrivé à Cuba précisément depuis Porto Rico : j’ai été invité à suivre l’atelier « Comment raconter une histoire » que Gabriel García Márquez animait chaque année à l’École de cinéma et de télévision de San Antonio de los Baños. Ce voyage a été très important pour moi, entre autres parce qu’il m’a donné la possibilité de découvrir Cuba et de concrétiser un rêve que je nourrissais depuis longtemps. Ça a été le premier de plusieurs voyages ; j’ai toujours essayé, au lieu de me concentrer sur les différences, de trouver des points communs entre les cultures des Antilles. Une partie de mon enfance, qui est vitale, s’est déployée dans les Caraïbes des Îles Sous-le-Vent, plus précisément à Aruba et Curaçao. J’ai également travaillé quelque temps à Saint-Thomas. À une certaine période, j’allais tous les jeudis à Port-au-Prince pour porter une valise diplomatique à l’ambassade du Canada. La dernière île que j’ai visitée a été la Jamaïque, j’ai enfin réussi à y aller il y a deux ans. Voyager dans les îles, c’est vérifier les rêves que j’en ai faits, endormi ou éveillé. Ces voyages font partie intégrante des histoires que je raconte et de la personnalité de mes personnages.
C. PÉLAGE : Dans son livre d’entretiens, lorsque Plinio Apuleyo Mendoza a demandé à Gabriel García Márquez ce qui pour lui symbolisait les Caraïbes, il a répondu sans hésiter : l’odeur de la goyave (García Márquez). Qu’est-ce qui pourrait, pour vous, représenter l’espace caribéen ?
R. ANDÚJAR : La circulation, l’espace du mélange et les opportunités. La condition de mouvement constant et en même temps l’immobilité. Je ne pourrais pas définir les Caraïbes seulement par une odeur, car une île, c’est la brièveté mais aussi l’hyperbole.
C. PÉLAGE : Édouard Glissant estimait que les fusions de cultures qui ont lieu dans la Caraïbe constituaient, à travers les incessantes créolisations qui s’y produisent, un laboratoire pour le monde. Estimez-vous que la Caraïbe occupe une place particulière dans le monde et qu’elle devrait être observée plus attentivement sur le plan international ?
R. ANDÚJAR : Je suis d’accord pour dire que la Caraïbe devrait être étudiée plus attentivement. En même temps, je suis conscient de la difficulté de cette bataille car le système est conçu pour être consommé depuis une ligne centrale vers ce qui est compris comme inférieur. Tout cela en termes de niveaux d’attention, car on sait bien que le qualitatif n’est pas déterminé par le lieu à partir duquel il est créé. Ceci étant dit, je répète que la production culturelle des Caraïbes a l’envergure nécessaire pour être compétitive partout dans le monde. Personne ne devrait venir de l’extérieur et imposer une ligne culturelle ou politique, mais la réalité est différente. Voilà ce que je voulais dire sur le plan général. Sur le plan particulier, les Caraïbes m’offrent la meilleure excuse pour écrire et mettre en avant les choses que je veux dans la fiction. La culture des Caraïbes est la possibilité de l’impossible.
C. PÉLAGE : Dans un entretien que vous avez accordé à Fernanda Bustamante (Bustamante), vous avez déclaré à propos des Antilles : « Nous sommes des îles faites d’un nombre infini de frontières ». Pourquoi pensez-vous que ces îles sont caractérisées par une infinité de frontières ?
R. ANDÚJAR : Pour en parler, je vais me référer à ce que je vous ai dit plus haut à propos de mon voyage à Porto Rico et de l’aspect migratoire. L’un des souvenirs les plus vifs que j’ai de ce voyage n’est pas à Porto Rico en tant que tel, mais à Saint-Domingue, des semaines ou des jours avant le voyage : la difficulté d’obtenir un passeport et ensuite d’y faire apposer un cachet qui me permettrait d’entrer dans un autre pays. À partir de là, je peux vous dire que je me suis consacré à l’étude des types de frontières qui symbolisent des distances infranchissables pour les habitants des îles. Si je vous disais qu’il est plus facile ou moins cher pour un Dominicain d’aller à New York que d’aller à la Martinique, par exemple, je ne dirais rien d’extravagant. La distance physique, économique et politique se traduit également par la distance culturelle. Dans les rares librairies dominicaines, il est peu fréquent de trouver des livres d’auteurs caribéens, à moins qu’il ne s’agisse de best-sellers. On trouve des livres qui viennent de pays lointains mais pas de la région où nous sommes. On voit bien qu’il y a une distance physique et symbolique. Nous traînons derrière nous des coutumes qui se mélangent, nous sommes, en tant qu’insulaires, beaucoup plus semblables que nous ne l’imaginons, quelle que soit la partie de la mer des Caraïbes qui embrasse nos limites.
C. PÉLAGE : Lorsque nous analysons votre trajectoire, nous constatons d’emblée une volonté de transmettre qui se situe à différents niveaux : littéraire, artistique, académique et culturel. En effet, vos transmissions se réalisent à travers vos œuvres littéraires mais aussi à travers vos performances, vos récitations de poésie. Vous n’établissez pas de frontière entre les différentes formes d’art que vous pratiquez, si bien que l’on peut considérer vos écrits comme des performances littéraires. Comment se complètent vos différentes formes d’expression artistique ? Antonio Benítez Rojo dans La isla que se repite,El Caribe y la perspectiva postmoderna définit l’art des Caraïbes comme « supersyncrétique et spectaculaire » (Benítez Rojo 392). Ces deux adjectifs peuvent-ils caractériser vos productions littéraires et artistiques ?
R. ANDÚJAR : Bien que tout ce que je fais parte de la littérature, à un certain moment, j’ai eu recours plus directement à la performance et à la mise en scène pour des raisons à la fois pratiques et métaphoriques. L’aspect pratique avait trait à la transmission et à mon désir de faire l’expérience de la valeur de l’écriture au-delà du livre comme objet-produit. Je n’ai jamais écarté l’idée du livre, il ne s’agissait pas de nier cette possibilité, mais plutôt de comprendre le livre comme un moyen et non comme une fin. La dimension métaphorique de mon intérêt pour la performance est liée à une philosophie créative et multidisciplinaire, et à un certain moment, à la capacité de rencontrer et de partager avec des gens merveilleux et de grands artistes dont je me suis beaucoup inspiré pour construire le personnage que je suis maintenant. Je n’accorde pas beaucoup d’attention à la question des genres artistiques. Dans mon cas, la seule chose qui soit délibérée c’est la composition de nouvelles et de romans, puisque les autres projets sont des satellites qui alimentent de manière réciproque ma conception de la fiction.
C. PÉLAGE : Il y a quelques mois, j’ai traduit en français une anthologie poétique que vous avez composée, Archipel de sel / Archipiélago de sal (Andújar 2020). Dans ces poèmes, très profonds et puissants, vous faites constamment référence aux requins, aux naufrages et aux migrations. Si nous prenons l’exemple du premier poème de l’anthologie : « Bachata de silencio » / « Bachata du silence », la bachata, musique dominicaine connue internationalement, est associée au silence et à la mort des immigrés clandestins. Pouvez-vous nous parler de ce lien indissoluble dans votre travail entre les Caraïbes et la migration ? Par ailleurs, la transmission que vous effectuez ne correspond-elle pas à cette volonté d’enlever les couleurs de la carte postale pour révéler des réalités qui ne sont pas perçues de l’extérieur ?
R. ANDÚJAR : Ce que vous mentionnez ici fait partie intégrante de tout ce que j’écris, de l’imaginaire qui nourrit mon écriture et mes intérêts. J’ai la chance d’avoir toujours conservé le questionnement initial qui m’a lancé dans cette aventure : la différence entre le regard du natif et le point de vue du visiteur. Le fait de vivre dans cette sorte de « paradis » m’a tout de suite fait réfléchir à ces différences, car l’espace qui était promu pour le tourisme ne jouissait pas de la même réalité politique et sociale. C’était comme voyager ou vivre dans une autre dimension qui ne changeait pas nécessairement de façon vitale. Cependant, en visitant les différentes zones touristiques de la République Dominicaine et de la Jamaïque, il est facile de voir le ghetto d’un côté de la route et l’hôtel tout compris de l’autre. Je m’intéresse à ces dichotomies et à ce que ce système génère chez ceux qui vivent sur l’île de la fantaisie comme chez ceux qui viennent puis s’en vont et en tant que touristes. Je m’intéresse aux intentions et aux forces qui poussent un peuple à se jeter à la mer ou à franchir une frontière. J’y trouve une justification pour créer des structures audacieuses tant dans la fiction que dans la littérature parce que le désordre sidéral qu’est la Caraïbe, ou son algaretismo2 comme on dit à Porto Rico, me permet de le faire.
C. PÉLAGE : Vos productions influencent les artistes de votre génération. Le réalisateur dominicain Andrés Farías a fait des adaptations cinématographiques de vos œuvres qui ont également été une source d’inspiration pour la rédaction du Manifeste Caribe Pop.3 Que signifie pour vous le Manifeste Caribe Pop ?
R. ANDÚJAR : Le Manifeste Caribe Pop est une sorte de décharge ou d’avertissement pour affirmer que c’est précisément cette folie caribéenne qui justifie l’audace de notre proposition. Et je dis audacieux parce que l’art dans la Caraïbe, avec les limites que nous avons mentionnées, est une sorte d’exploit. Non pas que ce ne soit pas le cas en Suède, en Allemagne ou dans l’Ohio, ce n’est pas la question. Chacun crée à partir de ses limites et de ses atouts. Et c’est précisément ce que nous voulons dire avec Caribe Pop. Nous y expliquons qu’au lieu de nous rebeller contre l’ingérence, nous allons mettre en évidence ce que nous avons volé à cette relation de conquête et de résistance. Caribe Pop, c’est ce qui est écrit en toutes petites lettres dans le contrat négocié entre ces réalités alternées et alternatives.
C. PÉLAGE : Dans ses entretiens, Andrés Farías parle d’une identité dominicaine qui ne trouve pas sa place parmi les schémas coloniaux dont elle a hérité et l’attrait pour les États-Unis. Il déclare : « De ce point de vue, je crois que nous devons, en tant que caribéens, partir en quête de quelque chose, même si le mot est naïf, de plus révolutionnaire. » (Mesones) Partagez-vous cette idée ?
R. ANDÚJAR : Je sais que ce qu’Andrés exprime là a plus à voir avec la révolte qu’avec la révolution. Nous acceptons d’avoir été éduqués avec une idée édulcorante de l’attirance pour ce qui vient des États-Unis. Pour manifester notre désaccord, nous remettons en cause ce système (post-) colonial et en même temps nous nous orientons vers le global. Il ne s’agit pas, pour accepter notre identité dominicaine ou caribéenne, de nier cette relation qui, d’une certaine façon, nous a été imposée. En tant qu’artistes, nous avons la possibilité de travailler sur les idéologies toutes faites qui nous ont été transmises et de les repenser sans nous préoccuper de savoir si elles sont innovantes ou différentes, ou si elles rejettent le système. La révolution, comme nous la concevons, consiste à créer avec ce que nous avons, avec ce qui est « mauvais » et « bon ».
C. PÉLAGE : Les transmissions que vous effectuez sont multiples. Elles sont littéraires et artistiques, mais aussi académiques et culturelles. En tant que professeur à la Governors State University de Chicago, vous enseignez différentes matières, dont la littérature latino-américaine, pour laquelle vous analysez avec vos étudiants les œuvres d’auteurs dominicains. Vous êtes également très impliqué dans la revue Contratiempo. En quoi le fait de vivre aux États-Unis influence-t-il ce que vous transmettez ou ce que vous avez envie de transmettre ?
R. ANDÚJAR : J’ai dit tout à l’heure que la République Dominicaine est la maison ou la racine, Porto Rico était l’école et à cela je peux ajouter que Chicago est mon atelier. Une de mes idées, lorsque j’ai décidé de tout miser sur la littérature, était de pouvoir créer une plateforme où le monde académique et le monde de la fiction coexisteraient. En ce moment, je me trouve au centre de ce projet. Pour des problèmes d’organisation, qui malheureusement pour moi sont fréquents, je me laisse parfois emporter par le chaos que cette audace génère. Mais quand je regarde les choses avec plus d’empathie, je me rends compte que le bilan est positif. Mes cours me permettent d’aborder ou de rester proche des sujets qui m’intéressent et qui se traduisent dans les histoires que je raconte. Vivre aux États-Unis, bien sûr, c’est physiquement une distance que je ne peux pas combler, mais je crois que les motifs surtout familiaux qui ont inspiré mes premiers voyages ont créé en moi une relation intéressante avec le concept de distance. En ce sens, je peux vivre dans le Midwest mais mon cœur est caribéen, et je le dis haut et fort. Quant à l’aspect pratique, si quelque chose a changé, c’est que mes histoires, qui avaient peut-être auparavant une saveur caribéenne plus prononcée ou plus nette, sont maintenant l’espace de la fiction spéculative, dans une sorte de Caraïbe couverte par la coquille de la mémoire mais nourrie de réalités qui veulent jouer à être de la science-fiction ou à avoir plus de fantastique que de factuel. Comme l’écriture est l’art de regarder en avant, je vais me permettre de dire que j’aimerais que dans quelques années, si on parle de ce que j’ai écrit pendant cette période, on puisse voir une différence claire entre les deux Caraïbes, les deux frontières, que j’ai voulu dessiner.