La Caraïbe et ses littératures migrantes : l’exemple de Sato San, Le Maître des Corsets de Roland Brival, et de La Parole prisonnière de Jean Métellus
« vous n’avez pas le droit de laisser couper le chemin de la transmission »
Aimé Césaire (Moi, laminaire 49)
La littérature caribéenne a certes été l’objet de nombreuses études, mais la réflexion demeure encore ouverte quant à ses appétits de mémoire, de réinvention et d’ubiquité sur la question du transmettre. Une devinette (timtim) proférée par le conteur créole illustre cette disposition à passer d’un bord à l’autre :
- Mwen ici, mwen an Frans ? (Je suis à la fois ici et en France, qui suis-je ?)
- An let ! (Une lettre, voilà la réponse !)
L’une des dynamiques de la littérature caribéenne serait celle d’un mouvement de rassemblement-décentrement ou encore de concentration-éclatement. Nous serions ici comme en présence de ce que le neuropsychiatre Boris Cyrulnik appelle « le récit de soi » (Cyrulnik 2014), phase première de la constitution d’un individu ; la seconde consistant à se représenter le monde d’un autre, à se décentrer. Ce rapport au monde et à soi rejoint la méditation faite par Paul Claudel dans son Traité de la co-naissance au monde et de soi-même (Claudel 1984). Or Claudel, l’auteur aussi de Connaissance de l’Est, est en quelque sorte un hérétique, dans la mesure où il est pour son pays (à l’instar de Montaigne ou de Segalen) une voix singulière dans la relation à l’Autre ; à la différence des Caribéens qui entrent ensemble au monde, et dont Édouard Glissant dit qu’ils ont « la vocation de comprendre l’Autre »1 (Glissant 1981, 34). La production littéraire de la Caraïbe, d’office inscrite dans la migration, permet de repenser la transmission. Cette dernière est en effet associée à la tradition intergénérationnelle (dans le temps), par diachronie ; tandis que la migration est associée à la diffusion (dans l’espace) dans l’étendue.
La Négritude d’Aimé Césaire a longtemps fonctionné comme quintessence de la transmission de l’africanité à la diaspora (c’est-à-dire le peuple des migrants), grâce à la rupture opérée par la Traite négrière transatlantique, le Passage du milieu. En effet, la césure de la Traite réassumée par Aimé Césaire, révèle en lui « le Nègre fondamental », dépositaire en quelque sorte des fondamentaux, des racines de l’Afrique. Notamment dans Moi, laminaire (Césaire 1982) par le poème Transmission hanté (comme par exemple aussi Calendrier lagunaire qui ouvre ce recueil) par la question du temps assurément obsessionnelle chez les écrivains de la Caraïbe. Un passé troué, lacunaire/lagunaire, qu’il s’agit non pas de retrouver mais d’en transmettre l’éparpillement. Le poète de la Négritude est bien le « dépositaire fragile » percevant parmi les signes presqu’imperceptibles (« lueur au bas du ciel », « flamme née du sol » ou « tremblement de l’air ») entraînant un constat salvateur : « le signe que rien n’est mort ». D’où le cri du poète pour empêcher d’obstruer « le chemin de la transmission ». La transmission dont parle ici Césaire, c’est la trace plus exactement la tracée. À la fois chemin de pénétration de la forêt antillaise déjà existant et aussi celui à venir, à défricher. La transmission chez Césaire agit tel un Phénix : destruction et engendrement de « la racine intacte ». C’est le naturel autocentré d’une démarche primordiale de résistance à la déshumanisation.
Le génie de cette inflexion actuelle de la littérature caribéenne, cet espace littéraire paratopique, est justement de repenser la transmission—à l’image de la lettre de la devinette créole—dans une ubiquité et une transculturalité avec la totalité du monde, avec les autres cultures. La littérature caribéenne, est migrante, en cela qu’elle participe actuellement d’un déplacement (mental, philosophique, etc.) différent du mouvement de la Négritude dans toute son amplitude (Norvat 2011). La migration subie ou consentie est désormais perçue comme décentrement de soi. Chaque culture s’y métamorphose au contact des autres dans l’espace désormais mondial. En outre, les littératures de la Caraïbe migrent dans le monde ; et pour mieux dire : d’outre en outre. Dans ce contexte, la migration (laquelle ne reproduit jamais le Même comme le fait généralement la transmission) déplace des littératures de la Caraïbe en toutes langues et en tous pays. Parler d’emblée du monde, c’est dire que les écrivains de la Caraïbe ne s’aliènent guère dans les littératures intimistes. Car c’est véritablement le monde qu’ils content. Ils ne s’enferment pas dans une région unique ou privilégiée.
La Parole prisonnière (1986), roman de l’écrivain haïtien Jean Métellus, est à ce titre emblématique de notre propos. En effet, l’action du roman se déroule en Lorraine et brode sur les problématiques du langage en termes d’identité et de culture. Mais aussi sur les aspects constitutifs de l’homo loquens ; d’autant plus que l’auteur était neurologue de formation. Il aura tenté de transmettre et de démultiplier la parole de la Caraïbe en toutes régions du monde autorisées. Cette vocation à rencontrer l’Autre, propre aux littératures migrantes, l’écrivain martiniquais Roland Brival l’a notamment valorisé par son roman Sato San, le maître des corsets (2017), lequel ne se passe ni aux Antilles ni en Afrique ni dans l’émigration–ce à quoi on aurait pu s’attendre aussi comme pour bon nombre d’écrivains caribéens–mais à partir du Japon. C’est l’occasion d’entrevoir un regard non occidenté sur la culture japonaise. Autrement dit, une transmission culturelle d’un Sud à un autre Sud. Ces deux romans constituent des exemplarités étayant notre problématique maîtresse : un mouvement postmoderne de la littérature caribéenne se dessine qui postule que l’exil (géographique ou intérieur) est un meilleur vecteur de la transmission de l’être antillais que le culte du pays natal avec ses spécificités géo et socio-culturels. Car on ne peut atteindre les strates profondes de son identité personnelle et collective qu’en faisant un détour par l’autre et le reste du monde. Sur cet aspect les exemples sont légion. Deux autres auteurs caribéens sont éloquents à cet égard, ne serait-ce que par des titres de leurs ouvrages : La migration des cœurs de Maryse Condé (1995) et Frères migrants (2017) de Patrick Chamoiseau. Soit d’une part une réécriture postcoloniale par Maryse Condé de Les Hauts de Hurlevent d’Emilie Brontë ; et d’autre part les modalités de l’engagement poétique et politique de Patrick Chamoiseau, expression d’une fraternité déliée de frontières. Avec Métellus et Brival il s’agit du même processus de solidarité et d’ouverture à l’Autre à partir de la Caraïbe. Deux cas avec des teintes thématiques et des différences affirmées permettant en termes de corpus de ne survoler ni limiter cette dynamique inhérente à la littérature caribéenne.
Un détour par la Lorraine
Jean Métellus s’est pour ainsi dire proposé de déplacer les enjeux de l’écriture haïtienne à travers son roman La Parole prisonnière (1996). Ce déplacement consiste notamment, comme pour son œuvre précédente, Une eau-forte (1983) où il relate la vie fictive d’un peintre suisse, à se désolidariser de l’exotisme auquel on aurait voulu réduire la littérature haïtienne.
La Parole prisonnière pour sa part a pour thème principal le bégaiement. Il faut souligner, outre l’origine haïtienne de l’auteur, le fait que Jean Métellus est non seulement poète, romancier, dramaturge, essayiste, mais qu’il est aussi neurologue et linguiste. Après avoir obtenu son doctorat en médecine en 1970 et s’être spécialisé en neurologie et dans les troubles du langage, Jean Métellus a soutenu en 1975 une thèse de troisième cycle de linguistique. Dans ce contexte, La Parole prisonnière a tout lieu de figurer une situation de transmission originale, à tout le moins où l’Etranger, la « terre rapportée », s’oppose au cliché, c’est-à-dire à l’image réductrice, déformée et généralisante de l’Autre. Les troubles du langage frappant un pays de la Caraïbe ou une région d’Europe sont ainsi mis en présence par le détour de la littérature.
L’identification d’un espace géographique dans un texte, faut-il le rappeler, ne passe pas nécessairement par son attestation matérielle. À ce sujet Jorge Luis Borges avait fait valoir dans une conférence intitulée « L’écrivain argentin et la tradition » que l’ancrage culturel d’un texte transcende sa référence explicite. « Nous pouvons croire, écrit-il, à la possibilité d’être argentins sans abonder dans la couleur locale » (Borges 272). La composition et l’analyse de La Parole prisonnière, son étoffe et son dépliement, confirment ce « désancrage » mais tout aussi bien son attachement à la terre d’Haïti quoique l’action se déroule dans un milieu cossu de Metz, en Lorraine. Ce roman déroge aux marqueurs identitaires traditionnels de la littérature haïtienne.2 D’une robuste simplicité, il est en grande partie porté par le motif de la transmission. D’une part, par l’enchevêtrement de la généalogie de ses personnages. Et, d’autre part, par le récit symbolique qui l’irrigue.
En guise de synthèse, disons que l’action de La Parole prisonnière est celle de l’histoire de la famille d’Ernest Barthélémy (ingénieur), de son fils Brice, et de sa femme Ève. L’enfant Brice est bègue ; sa parole est « prisonnière », « mutilée », comme le fut celle de son père (guéri dans l’incipit) et du restant de son ascendance. Cette histoire s’entrelace avec celle de la famille de Didier Roth (sociologue), de sa femme Gladys, et de leur fils Alain. Le roman gravite autour du personnage de l’enfant Brice Barthélémy. Son grand-père Cyrille était bègue, tout comme David, le frère jumeau de son père ; dont les enfants sont aussi bègues. Et tout le reste de sa filiation est frappée par « la malédiction de la parole » (Métellus 189). Brice fera l’objet d’attention et sera soigné par des spécialistes des troubles du langage (neurologues et orthophonistes) dont Patricia Wigéric, laquelle deviendra l’amante de son père. De leur liaison « impossible » Patricia devenue enceinte fera une fausse-couche. Des révélations sur la famille d’Ernest Barthélémy, notamment sur les enfants nés hors mariage (ich déwò), « d’autres que la société a soigneusement cachés » (Métellus 188), tendraient à faire croire à Patricia qu’elle serait « une cousine d’Ernest » (Métellus 196) et évoquent une lignée non reconnue, une temporalité bloquée. La filiation est ici démêlée dans sa face cachée, l’envers de la parole : un non-dit.
Le meilleur compagnon de Brice est un poney appelé « Silence ». Sa qualité d’animal serait en termes de communication, avec l’ineffable de la musique, un substitut de la parole qui va grandement préoccuper Brice : « il privilégiait cette forme d’expression qu’il estimait plus apte que la parole à remuer le cœur, l’esprit, les sens. » (Métellus 234) Cependant, Brice ne déserte pas le propre de l’humain. L’espoir et l’estime s’inscrivent dans la clausule du roman incarnés par les enfants de cette histoire : « Alain et Brice grandirent sans cesser de s’admirer » (Métellus 234) renversant ainsi les parcours de leurs pères respectifs. Dans ce roman, les troubles du langage, « la parole prisonnière » (Métellus 131), affectant certes la filiation, ne figurent pas seulement les affres de personnages-individus mais prennent aussi tout leur sens dans « un bégaiement collectif » (Métellus 157) avec ses tréfonds politiques qui serait celui d’Haïti et celui de la Lorraine.
Au niveau symbolique, les échos, les traces d’une migration culturelle d’origine haïtienne (tout spectrale) hante les personnages. Ce qui migre ici depuis la culture d’origine haïtienne en termes symboliques, c’est la gémellité (marassa) et le serpent (kulèv). La famille d’Ernest Barthélémy est non seulement placée sous le signe du bégaiement mais aussi une famille qui compte de nombreux jumeaux. Son rapport à la gémellité provient de l’héritage vodou haïtien, lequel s’inscrit en filigrane (traces) dans la filiation des personnages romanesques. Cyrillus a eu des jumeaux : Cyrille et Edmond, ainsi que Magellan, un fils adultérin qui se suicida. Les jumeaux Cyrille et Edmond auront à leur tour chacun des jumeaux : Ernest, père de Brice et d’un autre mort-né. Quant aux jumeaux de David ils sont tous les deux vivants. Cette gémellité renvoie au culte des jumeaux (marassa) dans le vodou haïtien où « vivants ou morts sont investis d’un pouvoir surnaturel qui fait d’eux des êtres d’exception » (Métraux 129). Cette vénération est ici transposée en milieu Lorrain. Alfred Métraux nous indique combien « la présence de jumeaux dans une famille oblige ses membres à des égards constants et à mille précautions » (Métraux 132). La marque de cette créolisation de la gémellité du vodou est aussi toute dans le passage du repas familial (Métraux 97) dans le roman ; cela correspond à cette obligation dans le culte vodou d’offrir aux jumeaux un repas, « manger marassa » (Métraux 134).
La symbolique du serpent contribue également à un transfert culturel d’Haïti en pays Lorrain. Sous la forme d’un cauchemar Gladys, la femme de Didier, semble possédée, « Telle, une somnambule […] comme si Didier n’existait pas » (Métellus 146). L’état de possession, de transe, est ici suggéré. Le sujet a une transe mystique. Le « criseur », se comporte en effet dans un état second, proche du somnambulisme. À l’état de veille, il n’a aucun souvenir de ses actes. Le songe de Gladys se rapporte à « Brice entouré de serpents mystérieux aux mouvements à la fois secrets et expressifs » (Métellus 146). De plus, « la scène se passait devant un public attentif (Métellus 146). Le public figure l’assistance vodou entourant la personne possédée. La figure du serpent qui apparaît là représente dans le panthéon voudou le dieu serpent Damballah. Il incarne « la parole prisonnière ». Alfred Métraux nous éclaire encore sur ce point lorsqu’il dit : « les gens possédés par Damballah-wèdo » dardent la langue » (Métellus 92). Darder, vient de dard, en l’espèce : la langue pointue du serpent. En outre, « Damballah ne parle pas » (Métellus 92). Le bégaiement est figuré dans la mesure où le possédé par Damballa est à son image : « il siffle, et c’est pourquoi les possédés émettent des « tetetete » saccadés » (Métellus 92).
La gémellité et le bégaiement s’accordent. La gémellité pose la question de l’héritage, de la transmission, celle du droit d’aînesse dans nombre de cultures. Ce thème de la gémellité figure notamment dans Le Flamboyant à fleurs bleues de Jean-Louis Baghio’o. Entre deux choses équivalentes, il faut choisir. La gémellité est l’exemple d’un choix impossible, d’un héritage impossible. Ces jumeaux figurent cette « explosion interminable de oui, non » (Métellus 99) de Cyrille le grand-père bègue. Cela indique que nous n’avons jamais été dans l’affirmation : ou oui, ou non. Nous sommes dans le « wi pa ni poutji » (là où même le oui n’a pas de justification ; il n’est pas franc et massif). Cette parole-là ne pèse guère. Pas d’affirmation, pas de négation. L’indécision est seule prononcée. C’est ici qu’entre en jeu le poids de l’H(h)istoire. Non seulement cela s’adresse (héritage et aînesse obligent) aux colons déshérités, aux cadets de familles, mais ces textes prennent en compte le fait que l’on a dénié la parole aux peuples colonisés. Peu nombreux furent les Montaigne à se préoccuper avec une ironie bienveillante de « la balbucie » (Montaigne 890) de l’enfance d’un peuple sous la conquête. Les colonisés ont eu une parole jugulée. Ils n’ont pas eu le choix.
L’apprentissage du monde
Pour passer d’une culture à l’autre, en matière de transmission, la figure du migrant semble tout indiquée. C’est par exemple le cas de Melquiades, le personnage du gitan colporteur dans Cent ans de solitude de Gabriel García Màrquez. Dans Sato San, le maître des corsets de Roland Brival, le personnage éponyme Sato San parcourt à son tour le monde. Il est originaire d’Osaka, au Japon, et est installé à Montmartre, à Paris. Son métier est celui de couturier spécialisé dans la fabrication de corsets comme le lui a enseigné sa mère. « Cela s’appelle un « corset » lui avait-elle répondu le jour où il l’avait interrogée. C’est un mot français, car il s’agit d’un article inventé à Paris et qui, chez nous, est désormais très à la mode dans certains milieux. » (Brival 40) Les corsets qu’il confectionne « sont tous adaptés au goût japonais et ne sont constitués que des plus fines étoffes » (Brival 40). Le corset fait corps sans être le corps. Corseter, dirait Saint-John Perse, c’est lorsque « du vêtu veut se faire vêtement » (Perse 658). À part pour les fous, s’affubler d’un vêtement n’enlève pas sa réalité d’être.
Sato San adopte ce métier jusqu’à lors réservé aux femmes en devenant l’apprenti de sa mère. Cette passation n’est pas sans dommages car il fait l’objet d’une castration effective (et symbolique) à son insu par une confrérie familiale sous la houlette de son oncle maternel : « Suis-moi, lui dit-il, sans donner la moindre explication » (Brival 92). Arrive le moment où Sato San est invité à transmettre son métier à son tour. Il est réticent et surpris par le personnage de Carole Blanchard. « C’est que… Je n’ai jamais eu d’élève durant ma carrière ! lui déclara-t-il » (Brival 197). Puis il cède à cette demande. Cela commence pour son apprentie par des occupations de tâches ménagères, puis le maître entreprend de lui montrer véritablement le métier. « La première fois, il lui dit : — Emportez ces échantillons à votre hôtel. Je veux que vous preniez le temps de vous habituer à la richesse de ces matières, et que vos mains apprennent à en découvrir le raffinement. » (Brival 201) C’est ainsi qu’« il entreprit de lui enseigner l’art de la coupe […] [I]l lui parlait du laisser-faire et du non-vouloir pour lui expliquer le moment où se déciderait en elle […] Et, de fil en aiguille, cela se transmettait à ses mains, à ses yeux, et même à ses paroles lorsqu’elle se retrouvait avec lui dans l’atelier » (Brival 203).
Cet enseignement se révèle très vite au-delà de tout prosaïsme, dans le dépassement de toute visée strictement marchande. Carole Blanchard, motivée d’abord par la confection d’articles de luxe, va peu à peu comprendre qu’il s’agit seulement pour son maître de lui apprendre à « Réparer des âmes. L’enseignement de monsieur Sato n’avait pas d’autre but » (Brival 202). Mieux, « de partir à la découverte d’elle-même » (Brival 203). La spéculation qu’il s’agit d’atteindre est d’une portée spirituelle. D’autre part, en prenant comme apprentie Carole Blanchard, laquelle n’est pas une « débutante » inexpérimentée (au regard de son passé de prostituée et de ses déboires) le transmetteur Sato San « déterritorialise » un métier qu’il rouvre à une femme, et qui plus est d’une autre culture que la sienne. L’Incorporation ne se traduit pas en volonté farouche de « Corporation ». La transmission est plutôt ici un dépassement du corps-travail, et aussi du corps-désir. C’est le théâtre des avances de l’apprentie et la retenue du maître.
L’Asie et les avatars de sa spiritualité d’« une profondeur insoupçonnée » (Brival 218) imprègnent ce roman. Comme pour signifier qu’il comporte une part mystérieuse, opaque. C’est ce que Monsieur Sato laisse entendre au narrateur lorsqu’il lui dit que « Certaines personnes possèdent une maturité bien plus grande que ne le laisse deviner leur apparence ! » (Brival 219) Questionné en retour sur cette vocation latente monsieur Sato répond :
— C’est parce qu’elles ont, sans doute, déjà vécu plus de vies que vous ! m’affirma-t-il en souriant. J’avais [dit le narrateur] déjà entendu parler de cette fameuse théorie bouddhiste du karma qui prétendait les âmes liées à un cycle de naissances infini. Elle était aussi célèbre en Inde qu’en Chine ou au Japon. Mais il me fallait désormais plus de détails pour alimenter mes réflexions. » (Brival 219)
Les détails nécessaires au narrateur le sont tout autant pour le lecteur du roman. L’intérêt est d’éveiller sa conscience sur une dimension cachée, insue. Le karma,3 mentionné ici, se rapporte à notre motif de la transmission. En l’occurrence, celui d’« une profondeur insoupçonnée » (Brival 218).
Roland Brival par son décentrement énonciatif est amené à entrer en contact avec « cette fameuse théorie bouddhiste du karma qui prétendait les âmes liées à un cycle de naissances infini » (Brival 219). Selon cette conception orientale, l’entrée privilégiée dans l’existence est d’ordre spirituel par opposition à la pensée discursive et conceptuelle qui s’est imposée en Occident. Dans cette conception-là, les deux modes d’entrée dans l’existence induisent deux types de conscience. D’un côté, « le mental » (selon l’acception orientale du terme, c’est la pensée conceptuelle, la pensée discursive, une conscience quelque peu bornée). De l’autre côté, « l’esprit » : il existe depuis toujours et pour toujours ; il peut continuer à poursuivre son existence à travers d’autres véhicules (ou « renaissances »).
Maître Sato San transmet son métier à son élève. Cette transmission est évoquée de manière mystérieuse, énigmatique, comme pour affirmer que la transmission relève de l’ordre du symbolique. Pour resituer notre problématique dans une perspective plus large, on pourrait reprendre la proposition de double polarité du langage soutenue par Roman Jakobson (Jakobson, 1963), dont Jean Métellus a enrichi, en scientifique et en écrivain, ses études sur l’aphasie (Métellus 1975). Le maître dont il est question dans le roman de Brival illustrerait le primat de la pensée métaphorique (ici « réparer les âmes ») qui privilégie la durée, la transmission par le temps. Cet axe que Jakobson désigne comme paradigmatique croise en quelque sorte l’ordre syntagmatique, métonymique ; lequel privilégie la contiguïté, l’espace, la diffusion ; en quelque sorte une migration qui met en contact les cultures en les invitant à se sublimer. Une dialectique très fine s’opère ainsi entre migration spatio-temporelle et une relation exemplaire où le maître sert de référence à l’élève.
Ce modèle japonais du maître et du disciple suggère de manière subtile que l’Antillais qui n’aurait éprouvé que le relationnel maître-esclave découvre dans l’auctorialité que le maître n’est plus l’instance dominatrice, mais plutôt celui qui initie, et dont l’autorité repose sur la transmission d’un savoir.
L’imaginaire de la migration
Nous pouvons sans doute mieux percevoir l’actuel balan d’altérité à l’œuvre dans la littérature caribéenne : ce que (par opposition aux œuvres seulement rivées à un discours identitaire national) nous avons désigné comme littératures migrantes. Les littératures nationales comme expressions de l’existence de communautés semblent débordées par l’actuelle dynamique « sans frontières » en littérature. Si la littérature-monde en son manifeste (Le Bris et Rouaud) se propose de les dépasser, c’est plutôt sous la forme d’un universalisme abstrait. Les littératures migrantes offrent une ouverture et un ancrage dans un lieu affranchi des restrictions de l’écriture régionaliste. C’est cette production littéraire-là qui, à notre avis, y régénère la problématique de la transmission.4 L’expression de la littérature migrante5 appliquée ici à Jean Métellus et à Roland Brival fait sens, non pas par le déplacement des auteurs vers un pays d’exil, mais par la matière littéraire (thématique, procédés, etc.), le dépassement du récit de soi en un décentrement vers l’Autre, sa considération au sein de sa langue, de sa culture. Cela ne nécessite pas forcément de déplacement physique. D’autre part, il faut se garder de faire équivaloir expatriation et migration. On a tendance à rapprocher les déplacements d’animaux de ceux des humains. Par exemple, la migration d’oiseaux et de migrants qui bougent sur l’écale de la terre. L’émigré et l’immigrant sont celui qui quitte un espace, s’ex-patrie, va dans un autre lieu. Il est dans une relation interculturelle. Le choc interculturel qu’il vit est révélateur d’une nouvelle synthèse personnelle et collective à travers l’expérience de l’Autre. Ce qui nous permet de repenser le rapport de la transmission avec la migration, c’est que la diversité des cultures invite à les inclure dans leurs identités. Elles se recréent sans cesse. Cette objurgation extérieure va leur donner l’impulsion pour accepter leur décentrement initial qui passe par une alternative : la voix et la vision. La vision est totalitaire. Ceux pour qui « vivre, c’est voir », ont une vision parfaite, ils ont une idéologie, ils vivent d’images, de représentations comme le suggérait Saint-John Perse : « Et qu’on évente sur sa chaise, sur sa chaise de fer, l’homme en proie aux visions dont s’irrite les peuples » (Perse 147).
À l’opposé, la voix est faite d’écoute. Les grands mystiques sont soit aveugles, soit vivent dans la nuit. On est ainsi soustrait au monde parce qu’on est aveugle, hors du plaisir, parce qu’on est dans la nuit. De là, on se met à l’écoute de l’Autre : « Parler en maître, dit l’Écoutant » (Perse 182). Alors, mieux vaut plutôt entendre des voix, être à l’écoute de la voix de la conscience. La conscience des littératures migrantes serait plutôt auditive, musicienne. Entendre des voix c’est donner du prix à ce qui est invisible. Sa’w pa sav gran pasé’w. Traduction littérale : Ce que tu ne vois pas est plus grand que toi, autrement dit : C’est ce qui est invisible qui rend possible tout ce qui est visible. Dans ce contexte, il vaut de se débarrasser des images qui nous colonisent.
Si la transmission nous charroie, c’est que le verbe d’action transmettre est transitif. C’est de là qu’il faut re-partir ; repartir puisque sa dynamique ne supporte pas le figement. Le latin classique auquel est apparenté transmittere signifie « envoyer de l’autre côté », envoyer à travers. Une traversée — passage du milieu ou parcours métaphorique pour Aimé Césaire qui chantera : « J’habite des ancêtres imaginaires » (Césaire 1982)—génératrice de dépaysement et de ressourcement rendant possible une mythologie fondatrice. C’est pourquoi les littératures migrantes de la Caraïbe (toujours en mouvement, toujours en migration dans notre monde tout rond) transmettent l’humaine condition. Elles nous plongent à la fois dans une politique et une poétique de la Relation. En ce sens, les drames des boat people de la mer des Caraïbes et de la mer Méditerranée nous semblent inséparables de l’intention de ces littératures migrantes nous encourageant à « Faire de l’hospitalité un principe » (Delmas-Marty).
D’un texte à l’autre
Quel objet transmet La Parole prisonnière de Jean Métellus ? Que transmet Sato San, le maître des corsets de Roland Brival ? Tout d’abord, la sexualité. Soit sous couvert de l’hérédité (troubles du langage et gémellité), soit, loin du mentalisme, dans l’importance accordée au corps—au corps nié—, d’autant qu’il avait le statut d’objet sous l’esclavage. Dans ce contexte, le corset (outre sa fonction esthétique et érotique) se révèle être la métonymie du corps-esclave. Ensuite, la spiritualité vodou et bouddhiste. Le bouddhisme qui se voudrait ici (chez Brival) une apologie du spirituel et une opposition au rationalisme occidental entretient hélas une méprise, un lieu commun. Car le bouddhisme est résolument ancré dans l’immanence par l’expérience. Il semble que Métellus et Brival voudraient s’affranchir de l’espace, tenter d’échapper au lieu. Ces auteurs caribéens (d’office marqués par un métissage de transcendance et d’immanence) renoueraient inconsciemment—c’est une hypothèse—avec un désir d’absolu refoulé : celui de la transcendance, du non-étant qui échappe au lieu. Quoiqu’il en soit, le recours dans ces conditions à un syncrétisme religieux (vodou), ou encore le fait d’allouer excessivement une charge spirituelle à un vaste corps de doctrines ancrées à la fois dans le rationalisme et la mystique fondée sur l’expérience (bouddhisme) ne saurait qu’entretenir une confusion dans l’intention des auteurs sur ce point. Autant d’éléments qui fourmillent dans ces formes de palimpsestes que sont ces deux livres, replis de signes cryptés comme autant d’appels au lecteur à sa vigilance, dans son effort dans un trajet vers l’autre. Enfin, la langue. Toute autre langue aurait pu être utilisée, y compris par la traduction. Ici, c’est la langue française qui est employée. C’est son usage—et non un rapport d’appartenance à une francophonie—qui forge le langage de ces deux écrivains caribéens et de tant d’autres. L’usage que les Caribéens ont fait des produits manufacturés que sont les fûts de pétrole (c’est-à-dire leur transformation en un instrument de musique original : le steel-pan) reflète bien le rapport aux langues et au langage forgés par nos écrivains caribéens, Guillermo Cabrera Infante ou encore Patrick Chamoiseau. À l’instar du rapport de Kafka à la langue allemande ou de Joyce à la langue anglaise. Ainsi, dans la même veine que la perception non fétichiste du langage par Humboldt (Humboldt), Glissant écrira : « Dans toute langue autorisée, tu bâtiras ton langage » (1969, 45). C’est l’usage, le mode de fréquentation d’une langue qui est privilégié. Les deux romans de Brival et Métellus sont par ailleurs (c’est une conséquence de leur migration) imprégnés d’une étrangeté, en l’occurrence d’une extranéité énonciative. C’est que cette littérature, qui n’est pas préférentiellement régionaliste, témoigne d’une migration intérieure où l’auctorialité n’est pas manifeste comme, par exemple, dans Je suis une martiniquaise de Mayotte Capécia. L’auctorialité de Métellus, de Brival, et de tout autre littérateur migrant, est cryptée ; elle procède par décentrement, détour par l’autre. Ils ne sont pas assignés à résidence auctoriale. L’origine des auteurs, leur sensibilité, semblent revêtues de pudeur. C’est tout simplement que dans les littératures migrantes l’auctorialité s’effectue plus volontiers in absentia. L’auteur, sans ostentation aucune, se fait la « courroie de transmission » d’un flux collectif. Ces littératures qui ont su convertir le lieu en errance prennent en compte toutes les faces du processus de la constitution de l’identité : l’intériorité et l’extériorité. Leur originalité est que le second élément (le constituant d’altérité) serait l’un des possibles le plus vivace de leur modernité.