La Transmission « alternative » par le savoir-faire : les brodeuses de Mampuján
Cette contribution a pour objet de présenter un groupe de femmes colombiennes de l’intérieur des terres de la zone caraïbe, lesquelles, à l’aide de savoirs traditionnels, c’est-à-dire de savoir-faire, ont su transmettre, communiquer et dépasser le traumatisme collectif vécu par leur village et, de groupe de victimes, devenir un collectif de sujets politiques actifs. Les savoirs dits traditionnels dont il est ici question, aussi appelés « informels » ou encore « alternatifs », sont constitués de connaissances qui ne relèvent pas des centres de formation ou des cursus universitaires. Ils sont en effet le terrain de l’opposition entre d’une part, constructions intellectuelles et activités de l’esprit, et, d’autre part, productions manuelles, dextérité et habileté. Ils appartiennent, en outre, à l’espace domestique et privé et certains d’entre eux peuvent être considérés comme des habiletés de « pauvres » et de populations précaires, puisqu’ils ont pour but d’économiser, mais aussi de recycler,1 accommoder et raccommoder, recoudre et rapiécer.
La transmission d’une histoire
En Colombie, la guerre qui dure depuis les années quarante était à l’origine un conflit sanglant entre les deux partis traditionnels (libéral et conservateur), et a eu pour point culminant l’assassinat du candidat libéral à la Présidence de la République, Jorge Eliécer Gaitán (9 avril 1948). Après des années de pactes et d’alternance entre le parti libéral et le parti conservateur (1953-1974) les hostilités ont repris, cette fois-ci avec de multiples acteurs armés : guérilleros, paramilitaires,2 armées privées, organismes de sécurité de l’État, bandes urbaines, organisations des cartels de la drogue. Cette violence, qui frappe principalement la population rurale, a pris depuis les années quatre-vingt de nouvelles formes, comme la stratégie du massacre, entraînant le déplacement de sept millions de personnes (des paysans, principalement des populations afro-descendantes et indiennes) vers des zones urbaines, à tel point que certains analystes voient dans ce conflit la plus grande crise humanitaire que l’Amérique Latine ait connue.3 La remise en cause systématique par la nouvelle équipe présidentielle des Accords de paix, signés en 2016 entre le gouvernement Santos et les FARC,4 montre clairement que les victimes réclament toujours leurs droits et que les exactions continuent. Le dernier rapport de l’Institut d’études pour la paix (Indepaz, 2020) recense ainsi 971 leaders sociaux et défenseurs des droits humains assassinés depuis 2016.
L’histoire de Mampuján s’inscrit dans ce contexte. Dans la nuit du 10 au 11 mars 2000, les habitants de ce hameau, situé dans la région des Montes de María (fig. 1), à 150 kilomètres au Sud de Carthagène (Cartagena), ont été menacés de massacre par un groupe paramilitaire et ont dû abandonner leur village, pour se retrouver en tant que déplacés, sous des abris en plastique et en carton, dans un autre village, situé à quelques kilomètres de là.
Peu à peu, les 245 familles déplacées de Mampuján rebâtissent de façon précaire leurs foyers. Mais elles doivent aussi reconstruire leurs vies et donner un sens à ce qu’elles ont vécu, tout en conservant l’espoir de retourner dans leur village et de récupérer leurs terres et leur source de travail, l’agriculture. La plupart des Mampujanais étant de religion évangélique, cette église a envoyé des États-Unis une missionnaire, également psychologue de formation, afin d’aider les femmes à surmonter leur traumatisme grâce à la réalisation de quilts, petits tapis décoratifs faits de bouts de tissus rebrodés sur un support en toile. Cependant, cette technique importée des États-Unis n’a pas donné de résultats satisfaisants, en raison des dimensions réduites des quilts, ouvrages trop éloignés de l’échelle humaine. Les tisseuses et leur mentor ont donc décidé de broder sur un espace plus vaste. Un groupe de quinze femmes, toutes évangéliques, « Femmes tisseuses de rêves et de saveurs de paix »,5 s’est ainsi formé. De 2007 à 2009, elles vont élaborer et coudre une série de onze tapisseries6 de 170 x 100 cm qui racontent, avec des lambeaux de tissus, l’histoire du déchaînement de violence subi par ces populations, majoritairement afro-descendantes : « Lorsque nous faisions les quilts, on prenait ça à la légère, mais lorsque nous avons commencé à faire les tapisseries, les pleurs sont venus. […] [N]ous parlions, nous racontions nos peines. […] Mais un jour nous avons recommencé à rire » (Estripeaut-Bourjac, « Entretien avec Alejandra »).7
Les onze tapisseries8 résultant de ce travail constituent donc le support de la transmission de l’histoire des exactions subies par les Mampujanais. Les trois premières réalisations sont ainsi directement liées au traumatisme vécu : Déplacement (fig. 2) ; Entassement (fig. 3) et Massacre dans les Montes de María (fig. 4).
Ces œuvres sont complétées par Causes du déplacement (fig. 5) et par Séquestration (fig. 6), et font partie d’un ensemble consacré à la situation de violence imposée depuis les années quatre-vingt-dix aux populations afro-descendantes et à d’autres groupes paysans dans la région. Mais comment continuer à coudre dans un tel dénuement ? La Fondation Puntos de Encuentro leur a apporté la solution, acquérant et entretenant leurs œuvres. La même fondation a favorisé la mise en place d’ateliers de peinture réalisés avec d’anciens combattants et tortionnaires dans la guerre, ainsi que la conservation des 420 œuvres qui en ont été le produit, toutes en rapport avec leur expérience du conflit, contribuant ainsi à la construction de la mémoire historique du pays.
Dans ces tapisseries, on note l’importance des dimensions (170 x 100 cm), plus proches de celles du corps humain (par rapport au format des quilts), qui inscrivent cette activité dans la « tradition » afro-descendante, celle qui se transmet par le corps et par le mouvement que l’on imite et que l’on reproduit. Mais on retrouve surtout la tradition du tissage africain – qui remonte à plus de 2 000 ans – et de certaines tapisseries, au Bénin par exemple, qui constituent « […] le récit graphique des actions menées par les rois successifs » (Aurélia 121). Dans le cas de la broderie en commun, une autre tradition afro-descendante vient se greffer, celle de la culture orale, c’est-à-dire celle qui ne possède pas le caractère immuable de l’écrit et constitue l’appropriation individuelle de connaissances qui circulent de façon informelle dans la collectivité.9
Dans le cas de Mampuján, cette transmission de l’histoire par le truchement d’un savoir-faire débouche tout d’abord sur l’action devant la justice. Alejandra affirme que : « Ces tapisseries ont aidé à la réparation. Car la mémoire de ce qui s’est passé dans les Montes de María y est écrite. Elles ont servi de preuve. » Ces tapis ont en effet été exposés au Tribunal de Bogotá, lors des auditions des victimes (mai 2010). Et elle ajoute : « Nous ne pouvons pas les vendre. Parce que c’est notre mémoire. C’est quelque chose de sacré » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alejandra »).
Ces savoir-faire propres à l’espace domestique se situant dans un au-delà des mots, relèvent donc de ce que le langage rationnel ne peut formuler. Mais ils n’en permettent pas moins de démontrer les mérites de la religion évangélique, tout en transmettant une histoire qui va en devenir une geste. Ces tapisseries naissent en effet comme action de grâces rendue à Dieu pour la protection spéciale octroyée à Mampuján, seul village de la région à ne pas avoir connu de massacre, car même s’il y eut des viols et des actes de torture, personne n’y a laissé la vie. Selon certains témoins, Dieu est intervenu directement. Alejandra témoigne ainsi que le vendredi 10 mars 2000 :
Vers 10, 11 heures du soir, j’ai vu sur les collines plusieurs anges se tenant par la main, je les ai vus comme je vous vois. J’ai dit à une voisine de regarder à cet endroit et elle aussi a vu. Nous avons alors rendu grâces à Dieu et deux mains ouvertes se sont alors détachées sur la lune. (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alejandra »)
Quand cela s’est produit, les membres du groupe disent avoir entendu le chef des paramilitaires recevoir un appel : « Ne les tuez pas, ils sont innocents » et, ajoute Alejandra, « Nous nous sommes mis à applaudir Dieu, à chanter des alléluias […] » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alejandra »). Gabriel, un des leaders de la communauté, n’a pas assisté, lui, à cette apparition, mais il reconnaît l’action divine : « Je pense que d’une certaine façon le commandant paramilitaire a reçu un contre-ordre : “Que personne ne soit massacré” […]. Je ne sais pas quels moyens a utilisés Dieu pour nous protéger. [Mais il] est intervenu, car aucun autre village n’a connu de cas semblable » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Gabriel »). Le premier de ces tapis, Déplacement, est donc l’illustration de cette scène. Les Mampujanais ont, de toutes façons, dû abandonner le village à huit heures le lendemain matin.
La symbolique du geste de coudre et ses effets
Nous abordons à présent une autre catégorie de savoir-faire se transmettant dans l’espace domestique : l’empathie, l’écoute thérapeutique et le soin. Le geste de coudre en devient hautement symbolique et renvoie alors à la réparation et à la recomposition psychique et affective de l’individu, ici favorisées par ces cinq premières tapisseries, qui ont engendré la création d’une chaîne de soutien. Cette même nuit du 10 au 11 mars 2000, les paramilitaires se sont en effet rendus dans un autre village proche, Las Brisas, et ils y ont tué douze personnes :
Nous sommes un miracle de Dieu. C’est ce que nous pensons chaque fois que nous nous rendons sur d’autres lieux de massacres […]. Nous nous sommes attachés à apporter la paix aux autres et à les aider à dépasser leur douleur. […] Les faits ne s’oublient jamais et encore moins s’il y a des morts. Mais ces tapisseries sont là pour que la mémoire perdure. (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alejandra »)
Transmettre le savoir-faire des tapisseries fait désormais partie de la mission que s’est donnée le groupe initial de quinze femmes et cela consiste à favoriser le dépassement du traumatisme souffert à l’aide de « groupes de mémoire » : « Nous travaillons avec des femmes, afin de réparer le traumatisme. Nous écoutons leur parole. […] Elles racontent et il y en a une qui écrit et une autre qui dessine » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alejandra »). Elles réalisent la tapisserie, d’abord les montagnes, ensuite les maisons : « Ma maison était tout de travers ». L’énoncé « Et ils l’ont tué d’un tir au cœur » est représenté en cousant sur une figure humaine un cœur de tissu rouge à l’endroit de l’impact. Une femme, enfermée au début dans son mutisme, a pu finalement raconter et coudre les balles dans le corps de son mari. Et cette femme est intervenue par la suite auprès d’autres femmes et les a aidées comme on l’avait fait avec elle.
Les effets du geste de coudre consistent tout d’abord à libérer la parole et sa circulation en s’appuyant sur une occupation quotidienne, car « […] en tissant l’esprit accède à un état réceptif : on écoute mieux les autres lorsque l’on tisse » (Bello 189). Dans le cas des tisseuses de Mampuján, l’élaboration collective des tapisseries a ainsi favorisé une véritable catharsis, car « [c]e que fait d’abord la guerre, c’est réduire la voix au silence » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Soraya Bayuelo »). Et Juana d’ajouter : « Je sentais que j’en mourrais si je ne pouvais pas parler » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Juana » 2013). Ce qui est ici rapporté reprend la définition du traumatisme donnée par la psychologue clinicienne et psychanalyste Marie-José Grihom, selon laquelle « [q]uand le traumatisme ne se met pas en mots, quand il ne transmet pas une expérience, une part de l’être est comme morte, car le trauma est toujours présent, constamment » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Marie-José Grihom »). Elle ajoute que « l’effet du traumatisme, c’est d’empêcher que l’évènement se constitue en mémoire. Pour le sujet, c’est comme si c’était là, ça ne passe pas ». Il est dès lors impossible de reconstruire des souvenirs et de trouver une formulation qui devienne une histoire. Dans ces situations, la médiation de l’autre et son écoute sont indispensables, car elles vont permettre de mettre en mots des traces, de donner une signification et une représentation tout en énonçant une trame acceptable qui autorise à vivre avec ces souvenirs.
Le pouvoir symbolique du geste de coudre s’étend ensuite au fait de raccommoder l’histoire, le passé, l’identité. Le second ensemble de tapisseries raconte en effet une série de prises de conscience de leurs origines par ce groupe d’afro-descendants en tant que classe sociale et en tant que collectivité. Il s’agit, tout d’abord, de transmettre l’histoire des révoltes propres à cette région, puisque les Montes de María ont connu de grandes mobilisations paysannes dans les années 1960 et 1970, avec invasion et occupation des terres aux mains des grands propriétaires terriens. Ces mouvements ont, bien évidemment, été violemment réprimés et l’acharnement, dès les années 1990, des bataillons paramilitaires à l’encontre de ces populations est à mettre en relation avec ce passé de résistance.
Cette transmission de la tradition de la résistance précède la découverte d’une autre mémoire, ancestrale cette fois-ci, et occultée par l’Histoire officielle : l’histoire des Africains capturés dans leurs villages pour être vendus en tant qu’esclaves sur les marchés de la colonie espagnole des Caraïbes (Carthagène en particulier). Ce récit du « déplacement » originel, « […] nous l’avons écouté sur des CD et des anciens nous ont raconté comment ça s’est passé. Nous en avons pleuré. C’était comme découvrir cette histoire et la relier à celle d’aujourd’hui. […] Dans Traversée on voit des Noirs qui sont jetés à la mer pour que les poissons les dévorent. C’est aussi un massacre » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alejandra »). L’Afrique, racine de la liberté (fig. 8) ; Traversée (fig. 9) ; Vente aux enchères (fig. 10) font ainsi resurgir ce passé occulté.
Cette mémoire ancestrale possède des vertus curatives, car elle démontre à ces groupes afro-descendants qu’ils ne sont pas coupables de ce qu’ils ont subi : s’ils appartiennent à un peuple opprimé, ils sont aussi les héritiers et les continuateurs d’une longue tradition de résistance. C’est en effet dans la zone des Montes de María, au tout début du 17ème siècle (1604), qu’a été fondé Palenque,10 le premier village d’esclaves fugitifs–les cimarrones ou esclaves marrons – à avoir obtenu sa liberté : « Dès le début on a déplacé les Noirs. Mais un jour les Noirs se sont rebellés et sont venus ici, dans les Montes de María et ils y ont construit […]. Palenque fait partie des Montes de María et on parle encore le palenquero » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alejandra »). C’est ce que narrent Rébellion (fig. 11) et Arrivée du Marron à la liberté (fig. 12), qui forment avec les trois œuvres précédentes l’ensemble des tapisseries consacrées à la transmission d’une longue chaîne mémorielle : celle de l’oppression et de la résistance, mais aussi celle du lieu (Palenque) et de la langue emblématique (le palenquero) de cette histoire. L’élaboration de cette langue créole, qualifiée en 1983 de « […] relique linguistique de l’Amérique » (Friedmann 17) et reconnue par la nouvelle Constitution colombienne de 1991 est source de grande fierté pour les habitants de Palenque et pour les groupes afro-descendants en général, particulièrement ceux de la région des Montes de María. Il s’agit en effet d’un créole construit par les esclaves de Carthagène et ses environs à partir de leurs diverses langues africaines dans le but de pouvoir communiquer entre eux sans être compris par les Blancs. La situation particulière des habitants de Palenque, considérés comme le premier peuple libre d’Amérique et la première communauté afro-descendante à avoir obtenu la propriété collective de son territoire, a permis que ce créole subsiste jusqu’à nos jours et soit désormais enseigné dans les écoles du village.11
Ce passé africain redécouvert ouvre ainsi la voie à l’élaboration d’un récit identitaire et fondateur, dans lequel il fait office de Genèse. À ce récit des origines des groupes afro-descendants en Colombie, vient s’ajouter une nouvelle unité à transmettre : la mission de Mampuján dans le monde actuel.
Une mission à transmettre
Les témoins relatent ainsi la venue d’un personnage mystérieux, bien avant tous les évènements des années 2000. Gabriel relate ainsi :
Je crois que Dieu a formé un projet spécial pour Mampuján. Un dimanche, quelqu’un venant d’une autre communauté évangélique nous a rendu visite et a dit : « Mampuján marquera l’histoire de l’humanité et des étrangers viendront de toutes parts lui rendre visite. » Comme nous avons pensé que cela se passerait dans l’ancien Mampuján, nous avons cru que Dieu nous avait oubliés […] ». (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Gabriel »)
Et Alexander d’ajouter : « C’était un prophète. Il a eu une révélation. Nous avons pensé que le conflit ne nous toucherait pas. […] Je crois que c’était de l’innocence et que c’est ça qui nous a sauvés » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alexander » 2012).
Ensuite, ajoute Gabriel, des chercheurs et des hommes politiques sont venus depuis les États-Unis et la France pour observer Mampuján en tant que « […] première communauté à bénéficier d’un jugement de Justicia y Paz12. C’est la communauté qui possède la plus grande visibilité. Et ça, ce n’est pas parce que Mampuján est spéciale, mais parce que Dieu l’a voulu […]. » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Gabriel »). En effet, par ce jugement, est reconnu une victime collective pour la première fois : « […] les expériences de réparation collective […] sont extrêmement rares dans le monde » (Pareja n/p).
Comment les Mampujanais ont-ils obtenu cette reconnaissance ? Ils ont, tout d’abord, discuté en amont de la conduite à tenir lors des audiences : « Nous ne sommes pas arrivés dans une attitude d’affrontement. Nous avons dit que nous sommes une communauté de paix. Nous ne connaissons rien aux armes, nous sommes des paysans » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alexander » 2012). Au cours du procès, qui a commencé le 26 avril 2011 à Bogotá, Alexander a remis une bible au commandant paramilitaire et ils en ont distribué plusieurs dans l’assistance « [Le commandant] a alors pleuré et a chuchoté : « Plus jamais d’armes entre mes mains. » Et Alexander ajoute : « Et c’est pour cela que nous disons qu’il vaut mieux arracher une larme que montrer une arme. » Pour lui, l’attitude face aux milliers de bourreaux en attente de jugement en Colombie doit répondre à la ligne suivante : « Il faut atteindre leur âme (desalmarlos) avant de les désarmer. Il faut que le type sorte son âme (pour la récupérer après) » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alexander » 2012). Et, en effet, « [e]n janvier [2012], Diego Vecino (le commandant paramilitaire) a demandé pardon pour le massacre de Las Brisas et nous le lui avons accordé » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alejandra »).
Ainsi, après avoir été le premier à obtenir une restitution et une réparation collectives, le groupe de Mampuján a voulu aller plus loin encore et être, par l’octroi de ce pardon collectif, « […] le premier groupe qui pardonne collectivement » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Soraya Bayuelo »). Par cette attitude, les Mampujanais veulent fournir l’exemple, au monde et au reste de la Colombie, de voies possibles de pardon et de paix et répondre ainsi au choix de Dieu, en se montrant dignes de la protection accordée. Ils proposent donc, depuis leur expérience et leur histoire d’afro descendants, une manière d’être au monde, dans laquelle on s’adresse différemment aux bourreaux, en déposant les armes et l’affrontement pour négocier autrement : en tendant la main et en parlant à l’enfant que nous avons tous été. Et Alexander d’ajouter : « Nous avons amené ce bourreau à se souvenir de son enfance et de ses rêves d’enfant, qui ne consistaient pas précisément à tuer des gens » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Alexander » 2013).
Coudre, c’est aussi raccommoder les autres
Le fait de récupérer leur mémoire ancestrale a permis, par ailleurs, aux tisseuses de développer leur estime de soi. En effet, connaître l’histoire de Palenque leur a procuré un sentiment d’orgueil de leurs origines : « Nous étions honteux de nous-mêmes » relate Juana, qui ajoute qu’avant tous ces évènements, elle se défrisait les cheveux et utilisait du « Blondeau » pour se blanchir la peau, tout comme les femmes de la génération de sa mère cherchaient à se marier avec un « homme blanc qui leur nettoie la race » (Estripeaut-Bourjac « Entretien avec Juana » 2015). Les perceptions nouvelles procurées par l’estime de soi et les retrouvailles avec le passé africain ont, à leur tour, et selon le protocole élaboré par E. et K. Bartsch, débouché sur une nouvelle unité à transmettre. Dans les situations de traumatisme collectif et de deuil, ces derniers considèrent en effet l’héritage culturel et les rites comme la « partie centrale » de nos vies, sur lesquels il convient de s’appuyer pour construire « un chemin vers la guérison » (Bartsch et Bartsch 95).
À la suite de diverses expériences de thérapie par la parole partagée autour de la broderie, c’est-à-dire par la mise en mots des traces et des souvenirs, les tisseuses sont ainsi devenues les chirurgiennes du tissu social de leur groupe, mais aussi bien au-delà de celui-ci. En fait, elles ont utilisé la méthode du « blessé qui guérit », employée avec les victimes en Afrique du Sud, et qui consiste à puiser dans sa propre expérience traumatique les ressources nécessaires pour aider d’autres victimes, qui, à leur tour, en aideront d’autres :
Quand le survivant devient celui qui guérit […] il transforme la signification de son expérience personnelle du traumatisme et l’utilise comme le socle de ses échanges sociaux […].
Celui qui guérit a vraiment dépassé son traumatisme lorsqu’il peut s’appuyer sur ses blessures pour guérir d’autres personnes. (Bartsch et Bartsch 180)
Depuis 2008-2009, les tisseuses ont acquis une dimension d’expertes et forment à la guérison post-traumatique, particulièrement avec des groupes afro descendants : « Il s’agissait de former un groupe de femmes qui multiplieraient la technique et ses effets thérapeutiques. » (Construcción colectiva de Mampuján 193) Cet aspect de la transmission s’est effectué grâce à la constitution de réseaux avec d’autres associations de victimes de la région. Cette nouvelle façon de travailler leur a permis de découvrir leurs capacités d’organisation et leurs aptitudes à dialoguer et à négocier avec diverses instances afin de faire valoir leurs droits, d’exiger justice et réparation, mais aussi d’obtenir les financements indispensables à leurs divers projets. Au travers de réunions de groupes de victimes, d’actions devant la justice, de représentations officielles de leur collectivité, de stages et de formations, les tisseuses ont en effet développé des stratégies dans le maniement de la parole et appris à capter l’attention des dirigeants et des pouvoirs publics (avec, par exemple, la théorie dite des cinq minutes, soit le laps de temps durant lequel l’interlocuteur écoute réellement et durant lequel il faut lui transmettre le motif de l’entretien et le contenu de la demande). Elles ont également appris à parler en public et à intervenir dans les conflits. Elles ont ainsi acquis un sens de la représentativité et de l’intérêt général : « […] cela a représenté une expérience enrichissante au cours de laquelle nous avons eu l’occasion en tant que groupe d’échanger de façon collective avec toutes les entités concernées, au niveau local, régional, national et international » (Construcción colectiva de Mampuján 69).
Ce parcours permet aujourd’hui aux tisseuses de s’affirmer comme des femmes « autonomes » et « désireuses d’entreprendre afin de passer du statut de victimes à celui d’entrepreneurs et de créatrices de sources de revenus qui leur permettent de vivre dignement » (Construcción colectiva de Mampuján 207). Elles sont désormais en mesure de se doter de matériel et de réaliser des vêtements décorés de motifs primitivistes brodés, après avoir participé à une exposition sur ce thème.
Ainsi, les tisseuses de Mampuján ont effectué un dépassement du traumatisme vécu par la collectivité au cours duquel elles ont fait appel à des savoir-faire se transmettant dans l’espace domestique et faisant partie d’un quotidien qui relève d’une économie de la précarité. Elles se sont ainsi appuyées sur des talents manuels tels que la couture, la broderie, le raccommodage et le rapiéçage, mais aussi sur des capacités d’empathie et de soin. Cette catharsis a ensuite ouvert le chemin de la création et de la pratique artistique, mais aussi de la mise en place de sources de revenus. Chemin faisant, les tisseuses ont posé les bases d’une esthétique de la résilience et découvert ainsi les voies d’une thérapie qu’elles se sont attachées à transmettre.