Stratégies de la transmission : la patrimonialisation du groupe martiniquais Watabwi, souffleurs de conques
Car où a passé, où a donc passé tout ça qui te monte au cerveau, te brûle dans la tête sans que tu connaisses le feu, tout en souffrant la brûlure ? Tu demandes : « Mais vraiment, papa, on ne sait même pas ce qu’il faut fouiller ? » Ce n’est pas la misère, tu n’as pas à chercher la misère, je te dis, c’est la misère qui te cherche, et n’essaie pas d’entrer dans la misère avec des mots. Non ! Le tournis te prend. Comme une frégate qui n’a plus qu’une aile pour battre sur la mer… On croirait qu’à force de couper le bras droit, et puis la jambe droite, ils ont fini par amputer tout un côté du corps : un poumon, un testicule, un œil, une oreille. Et voilà peut-être ce qu’il faut chercher dans l’entassement : cette partie de toi où la brûlure sillonne comme un éclair, et qui pourtant est restée loin de toi dans les bois ou sur la mer ou dans le pays là-bas : la moitié droite du cerveau. (Glissant 173-174)
Cet extrait du roman Le Quatrième siècle, d’Édouard Glissant, est l’une des possibilités d’illustration de la problématique de la transmission, de la tradition, que l’on peut retrouver dans son œuvre. L’historique des sociétés antillaises francophones peut effectivement être considéré, à travers cette poétique, comme une amputation, avec un « pays de là-bas ». Survivances africaines, ruptures, discontinuités dans la perpétuation.
Plus tard Glissant dépassera ces textes du jeune Glissant pour proposer une métamorphose de cette amputation en chance, ainsi que le note Manuel Norvat :
Tandis qu’à partir de la Caraïbe nul repli n’est possible (ce qui peut se prendre comme une chance : tout est à prendre). L’exiguïté, l’éparpillement, l’absence d’arrière-pays culturel (non pas de traces ou de coutumes) sont considérés comme une audace prometteuse dans le dernier poème du recueil Boises. (Norvat 289)
Si nous citons Glissant, c’est qu’il apparaît comme la figure tutélaire du groupe Watabwi : nous proposerons dans cet article une approche anthropologique de leur musique et de ses modes de diffusion, qui reposent sur une stratégie particulière de la transmission.
À l’origine de cet article il y a d’abord un terrain mené sur cinq ans, de manière discontinue, en suivant le groupe Watabwi1 lors de différentes prestations musicales. Ce travail de terrain n’est toutefois pas achevé car nous abordons maintenant en priorité les vecteurs de la transmission, délaissant quelque peu le volet patrimonial, la recherche d’une musique originale. Il s’agissait dans un premier temps d’entreprendre un travail de photographies autour du groupe lors de leurs différentes manifestations musicales. Avec une question : comment photographier la musique, qui ne s’entend pas sur une photo ? Nous reviendrons en fin d’article sur les modalités de ce travail.
Faisons d’abord un constat : en 2019, il n’y a plus à craindre le déficit de mémoire à propos de l’histoire antillaise. En 2001 la question de l’esclavage a été posée dans le débat national,2 portée par Christiane Taubira. Les divers combats de groupes politiques, associatifs ou autres, menés depuis les années 1960 eurent des retombées réelles. D’autres problématiques ont émergé. Après le devoir de mémoire et la détermination des dates officielles de commémoration de l’abolition de l’esclavage selon les territoires, voici le moment de poser la problématique de la réparation. Rien n’est encore résolu et la diversité des champs possibles reste à explorer. Les développements politiques de ces derniers mois ont vu un groupe politique s’emparer de la question de la pollution des sols par la chlordécone pour poser celle de la réparation en ciblant les entreprises de la grande distribution alimentaire appartenant à un blanc créole, dénommé en créole un béké, descendant des anciens propriétaires esclavagistes.
La chlordécone a été utilisée pour lutter contre le charançon du bananier mais également sur les cultures maraîchères ou les productions d’agrumes pour lutter contre le charançon des agrumes, le charançon de la patate douce […] [L]a Guadeloupe et la Martinique sont contaminées pour des siècles par le chlordécone. Résultat : les écosystèmes y sont pollués et la quasi-totalité des antillais sont eux aussi contaminés par ce perturbateur endocrinien […] cet empoisonnement, c’est aussi le résultat de décisions prises au plus haut niveau pour autoriser l’usage du chlordécone, avec des dérogations, dont les dangers étaient pourtant connus des autorités. (Vincent)
Le mode d’action est le suivant : les éléments comme le tambour scandant des chants du bélé, le créole, le symbole du drapeau rouge, vert, noir, auparavant revendiqué par les mouvements indépendantistes, sont convoqués lors de sitting devant les enseignes, dont les accès sont bloqués. C’est l’un des champs explorés par une minorité ; d’autres acteurs optent pour une démarche juridique devant la Cour Européenne de Justice visant à la réparation des conséquences économiques et psychologiques de l’esclavage.3
À la Martinique, la mémorialisation est devenue une pratique presque hyperbolique, et l’on en prendra pour exemple cette confusion entre les événements de l’histoire et des événements mineurs que le discours médiatique, voire certains discours sociologiques, veulent inscrire dans le cadre commémoratif, prompts à les qualifier d’historiques alors que bien souvent cela ne s’amalgame qu’aux processus commémoratifs post-accidentels. Citons en exemple la catastrophe de Maracaibo, un crash aérien qui endeuilla la population martiniquaise, mais également, dans une autre catégorie, la mort d’Aimé Césaire (Rolle 153). Le dernier événement exploité dans cette réflexion hyperbolique est la mort collatérale de Clarissa Jean-Philippe, une jeune contractuelle martiniquaise, lors des attentats contre l’équipe de Charlie-Hebdo. Une place lui est dédiée dans sa commune d’origine, une cérémonie organisée à chaque anniversaire de sa mort, mais rien ne permet de dire que l’ensemble des Martiniquais communie à ce souvenir.
Un historique impossible, une transmission par l’Aîné
À ce stade de notre propos où nous évoquons les problématiques de l’énonciation des mémoires martiniquaises il faut décliner un historique de la conque. Il n’y a pas de réponse précise sur la datation de la tradition des souffleurs de conques. À quelle période historique peut-on la faire remonter ? La réponse ne peut être que circonstanciée car il faut envisager une histoire composée de ruptures. Ruptures dans la permanence des populations sur cette île, des Amérindiens aux Européens ; ruptures dans les équilibres de populations avec la traite esclavagiste qui brassa des populations issues de divers lieux du continent africain.
Il y a une rupture de transmission, des Amérindiens aux autres composantes de la population qui les ont remplacés. Admettons la rupture, que nous allons comprendre comme la chance de créolisation, nous référant à Édouard Glissant, mais n’oublions pas les apports venus de l’Inde méridionale,4 les épisodes des nègres bossales, appellation qui désignaient les esclaves africains récemment arrivés dans les îles, porteurs d’une culture différente des esclaves plus anciens, déjà en voie de créolisation. Le groupe Watabwi ne se positionne pas comme héritier direct des pratiques musicales des populations que nous venons de citer. Le groupe est créé en 2002, parallèlement à une association « Le laboratoire des archives orales » qui se donne comme mission de répertorier les savoirs des anciens par l’enregistrement de ceux-ci. La composition du groupe est à géométrie variable, passant de quatre à une vingtaine de membres. Il peut aussi s’associer avec d’autres musiciens. Nous verrons ultérieurement l’importance de cette approche.
Le premier univers de la conque est celui de la pêche traditionnelle, celle en canots et à rames. La conque de lambi est d’abord un instrument de communication entre individus ou groupes distants géographiquement : alertes, messages.
La conque de lambi a aussi servi, certes de manière moins intense, à ponctuer certains aspects de la vie dans les campagnes. Lorsque, par exemple, de petits paysans décident de se regrouper pour apporter une aide substantielle à l’un des leurs sous forme de valeur travail. Ils se retrouvaient alors sur le lopin de terre de son propriétaire pour exécuter la tâche préalablement définie ; et un groupe avec conques et tambours était spécialement constitué pour rythmer la cadence et encourager les efforts. Cette pratique nommée « lasotè » devra dans sa transposition en français se transmuer en une expression : « À l’assaut de la terre ! ». Pour apporter en effet cette contribution marquante en mesure de modifier qualitativement la situation de l’aidé, les organisateurs avaient recours à la permanence de ces sonorités harmonisées, comme facteur de production, plus précisément comme facteur destiné à augmenter la productivité du travail collectif et solidaire. (Domi n.p.)
Initialement Watabwi travaille cet aspect des sons liés à des rituels ou à des événements, pour progressivement envisager dans la décennie suivante un répertoire. Il y aura eu dans un premier temps une transmission en interne, intergénérationnelle. L’un des premiers initiateurs du groupe est un pêcheur d’une commune du Sud de la Martinique. Sa pratique est d’abord utilitaire, liée aux différents messages, aux communications par codes sonores, afférents au monde des pêcheurs, transmis par son père et les Aînés. À la suite d’un événement d’ordre personnel, la pratique de la conque comme un véritable instrument de musique, avec une dimension consolatrice, un palliatif, s’impose à lui.
Voici un premier élément, que nous classerons dans la dimension synchronique telle que l’expose Edgar Tasia. Un événement de l’ordre de l’intime déclenche la recherche. Cette dimension de l’intime est à l’œuvre plus d’une fois dans la stratégie de Watabwi : l’un des membres du groupe définit son cheminement comme un long exil (une enfance qui atterrit à Mayotte, puis Paris pour une « prise de conscience », notamment avec les auteurs antillais et les clubs de musique de l’émigration) avant de retrouver la Martinique. Ces cheminements intimes impriment la modalité de la transmission envers les scolaires, pour lesquels des membres du groupe animent des séances annuelles sur dix ou quinze heures. Ils leur recommandent d’abord d’apprendre à entendre, puis de sortir un son, enfin de se fondre dans la musicalité ; tel est le socle de leur démarche pédagogique.
Ensuite, de rencontres en rencontres, les pratiques de la mer de ce premier dépositaire se muent en pratiques musicales. Cependant son discours ne se réfère pas à l’univers amérindien en particulier, mais à l’univers afro-américain du jardin créole, évoqué précédemment avec « lasoté » et d’une pratique nègre5 de la mer. Les habitants du centre, les ruraux ne sont pas concernés par cette approche. En termes de génération, dans ce groupe Watabwi à géométrie variable, le plus âgé a quatre-vingt-quatre ans et les plus jeunes, la cinquantaine.
La transmission de cet Aîné se situe cependant dans la répétition, à l’instar de ces maîtres traditionnels qui répètent aux disciples sans indiquer le moment où saisir la connaissance ; quelquefois cette transmission peut donner l’impression que ce qui est dit, est donné accidentellement, à regret, et peut-être déjà de l’ordre du « repris », du remords d’avoir trop révélé aux plus jeunes.
Mais en même temps il est un Aîné, pas un maître, au sens où nous l’entendons dans les arts martiaux, donc son enseignement peut être soumis à discussion. Il existe une tradition des arts martiaux à la Martinique, héritée de traditions africaines. Ces pratiques furent interdites pendant la période esclavagiste, elles se transmirent secrètement, et leurs renaissances publiques doivent beaucoup aux revendications culturelles portées par les mouvements indépendantistes. Les Aînés du groupe Watabwi sont aussi des joueurs de tambour expérimentés, pratiquent6 le Bélé, le Danmyé, et ces aptitudes influent nécessairement sur leur mode de transmission au sein du groupe musical. Dans le Bélé, qui est une danse traditionnelle martiniquaise, dans le Danmyé, un art martial qui s’apparente à la Capoeira Brésilienne, avec l’importance du tambour dans le dialogue avec les lutteurs, le mode de transmission s’articule autour de cette figure du maître, ainsi que le note Karen Tarrau à propos d’un maître du bélé :
L’ancien interrogé est âgé de 73 ans. Il est reconnu non seulement par ses pairs, mais par une grande partie de la population martiniquaise. Sa notoriété lui permet d’accéder aux scènes de la zone américano-caraïbe. Par conséquent, nul ne mettra son expertise et sa parole en doute. De ce fait, cet agent sera l’acteur privilégié – aux yeux des apprenants – de la transmission de savoir-faire ; indépendamment des méthodes dispensées par l’institution. Il en découle un mode de transmission caractéristique des sociétés traditionnelles ; autrement dit un monde porté vers l’oralité ou l’apprentissage s’effectue par mimétisme. À cet effet, l’apprentissage s’effectue par imprégnation, et c’est par essais-erreurs que l’on accède à un niveau de maîtrise de la pratique. (Tarrau n.p.)
Dans cet interstice–l’apport de la tradition et sa reformulation contemporaine–, Watabwi va déployer sa modernité. Jean-Louis Capitolin note que dans domaine de la transmission de la musique il faut se référer également à un autre type de résistance entre les anciens et les jeunes : « Conformément à cette tradition seuls certains “ élus ”, considérés comme spécialement doués et motivés, pouvaient être initiés à la musique et désignés pour transmettre les codes et paramètres en vertu desquels elle se structurait » (Capitolin n.p.).
Ce mode de transmission de l’Aîné, un discours redondant, pour signifier des « moments » de la conque, est imité par certains des plus jeunes du groupe lors de leurs séances de formation envers les amateurs externes. Tout le monde peut venir à ces séances, aucune compétence musicale particulière n’est demandée : en écoutant les conseils donnés à ceux qui sont plus avancés dans la pratique, les participants sont également initiés, et peuvent reproduire librement les sons de base, se tromper et recommencer, les directives explicites étant, selon nos observations, assez rares. La reproduction du type de transmission des aînés crée l’émulation entre les néophytes.
Au sein de Watabwi les possibilités d’évolution sont alors différentes entre les anciens, autodidactes, et leurs jeunes camarades, prompts à innover au sein des mélodies qu’offre la conque, et surtout enclins à jouer dans le rythme, l’un des animateurs du groupe définissant les harmonies originelles, « le son de la mer », comme un pattern percussif plutôt que mélodique, abandonnant le glissando. Une fois ce postulat adopté beaucoup d’alliances, avec d’autres partenaires musicaux d’univers différents de celui de la conque, deviennent possibles car la ligne harmonique se marie avec tous les types de percussion, qu’il s’agisse du jazz, des musiques antillaises, etc. Le cheminement de la transmission en interne s’équilibre entre les aménagements avec l’héritage des pratiques quotidiennes, et la modernité privilégiant ce pattern percussif.
Watabwi et son insertion dans des événements mémoriels comme lieux de transmission
Nous pouvons alors définir Watabwi comme un groupe musical non traditionnel, car fonctionnant avec des rythmes transmis mais réappropriés au contact d’autres rythmes traditionnels, d’autres rythmes urbains martiniquais. À partir de ce postulat, la participation de Watabwi à certains événements crée un continuum mémoriel, reçu par un public à qui il n’est pas demandé d’être féru d’histoire, capable cependant de relier la courte performance scénique avec l’événement commémoré. Par exemple une prestation au musée d’archéologie de la ville de Fort-de-France est mentalement associée au génocide des Amérindiens caraïbes.
En décembre 2009, deux événements se chevauchent : le prix Carbet de la Caraïbe et la commémoration des soulèvements populaires de décembre 1959. Un spectacle est donné avant la remise du prix Carbet, au lieu-dit cap 110, à Anse Cafard, avec les monumentales statues de Laurent Valère qui scrutent l’horizon, en souvenir du naufrage du dernier navire négrier au large de la commune du Diamant. Une mise en sons est faite à partir de textes de Glissant, en sa présence. Autour de lui il y a notamment Patrick Chamoiseau, Edwy Plenel, Régis Debray et des membres du jury international. Les spectateurs sont face à la mer, comme les statues ; tandis que le groupe Watabwi est dos à la mer, accompagnant les récitants.
Le 20 décembre, de la même année Watabwi participe à une retraite aux flambeaux, en hommage aux morts de 1959.7 Ce jour-là, délibérément, les discours sont proscrits, les musiques des tambours et des conques qui accompagnent la marche créent le mémoriel. Ces instruments représentent l’identité musicale martiniquaise, leur usage combiné est intrinsèquement un discours.8 La séquence s’enrichit de l’attribution du prix Carbet le 12 décembre à Alain Plenel, vice-recteur de la Martinique lors des événements, et qui fut muté pour ses prises de position de l’époque en faveur des Martiniquais, comme le permettait l’ordonnance du 15 octobre 1960 envers les fonctionnaires récalcitrants dans les départements d’outre-mer. Les deux événements sont pensés en l’honneur des victimes ; ceux du naufrage résultent des soubresauts de l’économie de la traite esclavagiste en août 1830, et les trois morts de décembre annoncent une nouvelle politique postcoloniale en 1960 dont l’un des axes forts sera la création du Bumidom pour organiser l’exil des jeunes de l’outre-mer vers la métropole, puis le regroupement familial dans l’hexagone. L’expression « la traite silencieuse » est souvent repris pour désigner cette période.
Que nous apprend le catalogue des manifestations de Watabwi dans sa stratégie d’interventions publiques ? Nous avons précisé que l’histoire de la conque est faite de ruptures. Elle est d’abord un élément des peuples de pêcheurs-collecteurs amérindiens, avant d’être intégrée à la culture des peuples agriculteurs. Dans la présentation de l’album CD « Watabwi » il est expliqué ceci à propos de la ponctuation sonore que permet la conque : « Élaboration qui aboutit à une codification des sons, à l’émergence d’un véritable langage en mesure des ponctuels des comportements, des attitudes, des postures, en fonction du temps, du moment ou des événements » (Watabwi). Le groupe ne peut se prévaloir longtemps de cette référence du langage codifié car la musique qu’il crée s’éloigne de ces marqueurs, ne serait-ce que par la nouveauté de l’urbanité, dès lors qu’il insuffle une modernité d’interprétation. Aussi la stratégie des interventions musicales du groupe Watabwi serait à définir ainsi : porter un discours en délaissant les événements habituels que marquait la conque pour l’inscrire dans des performances musicales que nous qualifierons rapidement de musiques noires, inscrites dans une mémoire collective martiniquaise. Nous pouvons alors comprendre que la participation du groupe Watabwi à une messe de Noël, sa participation à la consécration religieuse de l’église des Anses d’Arlet après des travaux de rénovation, sont éligibles à cette démarche car, nonobstant le passé de l’Église catholique lors de l’histoire coloniale, il y a un rapprochement avec les chorales de paroisses qui depuis des décennies intègrent des influences caribéennes dans les chants religieux.
On retrouve le groupe dans des festivals de jazz comme le réputé Lamentin Jazz Project de la ville du Lamentin, en tandem avec des musiciens haïtiens joueurs de vaccines9. Toujours dans le champ du jazz le groupe a collaboré à un concert du regretté Jacques Coursil, musicien que sa biographie rattache au free-jazz, auteur de compositions musicales à partir des poèmes de Glissant, de Fanon, de Monchoachi, des auteurs emblématiques de l’identité de la littérature martiniquaise à l’étranger.
Dans le domaine des références littéraires il y a l’émouvant témoignage à la veillée d’Édouard Glissant, où les conques interprétèrent les sons réservés à un défunt. Certains des événements se réfèrent au passé, comme l’inauguration d’une sculpture du plasticien Victor Anicet, intitulée « La vision du vaincu »,10 mémorial de l’artiste en témoignage du génocide des Amérindiens aux premiers temps de la colonisation. D’autres se réfèrent à un dessein ouvertement utopique comme ce « son » à l’ouverture d’une conférence d’Edgar Morin, dans le cadre du projet du Grand Saint-Pierre sous l’égide de Patrick Chamoiseau, qui devait aider la ville à dépasser les stigmates symboliques de l’éruption de la Montagne Pelée, en 1902, afin de devenir une ville patrimoine. Remarquons que les deux derniers événements se déroulent à l’habitation HSE du béké José Hayot, et qu’ils sont à interpréter comme un signe d’apaisement entre les communautés de l’île si l’on songe aux antagonismes raciaux hérités de la période esclavagiste. Le concert du 10 mai 2019 au Musée d’Orsay pour l’exposition « Le Modèle Noir » lors d’une soirée poétique organisée par l’institut du « Tout-Monde »,11 terme créé par Glissant, participe aussi de cet apaisement, les figurants Noirs étant l’objet principal de l’exposition, rompant avec leur place en arrière-plan.
Le lien entre des manifestations qui pourraient apparaître comme hétéroclites est explicité par l’approche musicale de la conque qu’adopte le collectif. Traditionnellement la conque est utilisée pour un appel, un message sonore adressé au lointain avec un long son continu. Un équivalent serait le son de la corne de brume. Délaissant cet effet sonore de la glisse (le glissando avec une note continue) pour lui préférer les sons percussifs, brefs et rythmés, Watabwi peut alors s’ajuster aux sollicitations citoyennes proposées, même lorsqu’il s’agit d’un orchestre classique. Ils ont ainsi donné une performance à l’ouverture d’un concert consacré à la musique du chevalier de Saint-Georges (1745-1799). L’appétence nouvelle pour ce musicien de la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’origine guadeloupéenne, longtemps oublié, doit être interprétée comme une réappropriation identitaire.
Watabwi s’inscrit dans une démarche citoyenne apaisée, au carrefour d’événements qui ont conservé une charge émotionnelle certaine après avoir été sujets à polémiques, à blessures. Revenons sur « Décembre 1959 » pour expliciter la démarche. C’est le souvenir d’une altercation sur la place de la Savane à Fort-de-France, qui prit assez rapidement un caractère raciste, alimenta trois jours d’émeutes dans la ville et provoqua la mort de trois jeunes Martiniquais, tués par les forces de l’ordre. Depuis, cet anniversaire est commémoré par des militants anticolonialistes.12 En 1961 Édouard Glissant est l’un des acteurs la création du Faga,13 auquel Aimé Césaire n’adhère pas, maintenant son cap politique départementaliste. En 1962 l’Ojam14 posa la question de l’indépendance de la Martinique. Les historiens considèrent généralement que les émeutes de 1959 sont la part de la désillusion de la loi de la départementalisation portée par Aimé Césaire, treize ans après (1946). Progressivement Glissant s’éloigna des organisations politiques pour créer les concepts d’antillanité, du « Tout-Monde » et s’inscrire dans une relation apaisée, « une identité généreuse », pour reprendre le titre d’une biographie qui lui est consacrée, écrite par François Noudelmann en 2018. Ces éléments expliquent que Glissant soit pour Watabwi d’une autre importance épistémologique que Césaire, politiquement moins en rupture avec l’ancienne tutelle coloniale, et que ses écrits soient déclamés si souvent par le groupe.
Parmi les autres éléments de la stratégie pour marquer les mémoires nous repérons que le groupe inclut dans sa mise en scène l’exercice de la surprise du son : entrer dans l’espace, intervenir, s’éclipser est souvent leur mode opératoire. Quelquefois ce sera d’abord la musique qui sera perçue, avant que n’apparaissent les conquistes, parfois disséminés dans le public pour un regroupement secondaire. Il s’agit alors d’impressionner un public non averti, avec cet énorme son des conques de lambis pour que celui-ci se souvienne de la performance. C’est une démarche qui nous rappelle ce qu’écrit Francis Wolff :
En somme, être à l’écoute, c’est, pour le vivant, être en position d’attente des événements. Un son, un bruit, c’est le signe que quelque événement a brisé la régularité rassurante par laquelle la vie se conservait. « Que peut-il se passer ? Que s’est-il passé ? Que va-t-il se passer ? » Tension de l’écoute, à laquelle succède la détente du retour au calme ou à la régularité, la reconnaissance du familier–ou le silence. (Wolff n.p.)
Dans le cadre d’une cérémonie autour d’un événement mémoriel comme ceux cités précédemment, cela ne peut durer que quelques minutes, le groupe sortant de l’espace, après un bref salut. La transmission selon eux n’en acquiert que plus de force. Nous sommes ici dans ce que Laurent Legrain nomme « Être dans la musique », une expérience esthétique, « musicale qui n’est pas faite que de mélodies, d’harmonies, et de rythme mais aussi de « médiations » (Legrain n.p.) et qui complète les trois phases de l’écoute de Wolff.
Watabwi peut aussi intervenir lors des veillées (on se serait attendu à ce que le groupe le fasse plus souvent, compte tenu de la symbolique de la conque, qui fut longtemps utilisée pour annoncer une mort à la commune) mais la décision est d’être présent exclusivement lorsqu’il juge que le défunt s’inscrit dans une démarche de « personnage référent », que son œuvre, son discours, sont en phase avec la transmission dans la société martiniquaise. Il en fut ainsi pour l’hommage rendu à Alain Anselin, anthropologue et égyptologue (18 Mai 2019, Pointe-à-Pitre). Dans ce cas de figure, les trois sons symboliques, emplissant littéralement l’espace mortuaire, accompagnent le corps du défunt pour le passage sur l’autre rive, mais sont également un accompagnement de la douleur des proches pour admettre l’inadmissible, par l’émotion induite. Lors de la veillée d’Édouard Glissant que nous avons déjà évoquée, il s’agissait d’un dispositif musical identique, mais avec un ensemble de conquistes plus important, dépassant la composition initiale du groupe Watabwi, d’où un « son » encore plus ample.
L’expérience du CD patrimonial dans la transmission
La dernière pièce de cette stratégie, est l’édition, en 2017, d’un CD pour une inscription sur la scène musicale professionnelle. Le parti pris est de dénommer celui-ci : « livre disque patrimonial ». Il a la particularité en effet d’inclure un livret, d’être accompagné dans sa première partie sonore de commentaires explicatifs sur les différentes significations des musiques proposées. Il s’agit de permettre à l’auditeur de se rendre compte de la richesse des codes, de lui faire découvrir l’existence d’un langage des musiques de conque lié à des situations, lié à la ruralité, à l’exemple des « siffleurs » dans d’autres sociétés.
À cette occasion, deux nouveaux instruments sont incorporés à l’orchestre : le cha-cha et le bwa-wonflé.15 Des instruments emblématiques car anciens, le dernier étant une recréation originale, qui est, comme la conque, transformé en instrument de musique percussif. Avec cette nouvelle étape, le groupe Watabwi se met en situation d’élaborer des musiques, des créations modernes, ce qui lui permet d’avoir un profil musical plus professionnel, davantage dans la performance attendue par le marché. Cette incursion vers la musique écrite, pour présenter, expliquer et être en mesure de traduire le langage sonore des conques, alors qu’ils ne sont pas musiciens au départ, créera dans un premier temps des tensions au sein du groupe, puis les confortera comme groupe se définissant comme patrimonial. Ils peuvent maintenant monter, descendre une gamme, après avoir appris cet élément musical, pour atteindre les trois octaves avec les trois ou quatre notes qu’offrent les conques. L’édition du CD « Watabwi » modifie temporairement les équilibres au sein du groupe, mais lui donne également un nouvel élan pour s’inscrire durablement dans le monde du spectacle.
Sont donc à l’épreuve deux démarches : l’une pour créer des sons inédits, l’autre pour écrire ces sons. Cette stratégie (« patrimonial » devenant dès lors un terme de marché) permet d’obtenir des subventions au niveau des organismes dédiés et des décideurs, de les mobiliser. Il ne faut cependant pas entendre que Watabwi envisage à cette étape de son développement un Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité pour la conque de lambi.16
Il serait illusoire de penser que pour transmettre, dans le domaine musical, le seul talent soit suffisant. Il nécessite de se confronter à une démarche commerciale, avec des résultats quantitatifs. Les 1500 CD furent vendus en six mois. Pour aboutir à l’édition du CD « Watabwi », le groupe s’est fait accompagner d’un manager pour déposer la marque, s’inscrire à la SACEM. En aval, il va s’attacher les services d’une société de communicants, tout en utilisant ses réseaux dans une île où la proximité est encore possible. Le groupe bénéficie de reportages réalisés par les deux télévisions locales, qui seront ensuite référencés sur YouTube, d’un réseau de journalistes des rubriques culturelles qui peuvent leur consacrer des articles, nos photographies sont utilisées pour l’illustration. Pour accroître leur audience une chaîne YouTube est créée, mais à ce jour il n’y a aucune activité sur celle-ci. La création de la page Facebook n’entraîne pas plus de visibilité. L’appropriation des réseaux sociaux semble plus difficile à maîtriser pour le groupe, l’ensemble des membres n’ayant pas suivi les évolutions technologiques. Enfin il existe un documentaire de 52 minutes, « Les Souffleurs de Mémoire », largement diffusé dans différents médias et festivals, centré autour de la figure du maître souffleur Pierre-Louis Delbois.
Aujourd’hui, sur le bord de mer de Fort-de-de France, le groupe initie gratuitement, tous les mercredis en fin d’après-midi, tous les publics à la conque de lambi. Il y a environ vingt à trente personnes, dont beaucoup de femmes, ce qui rompt avec la tradition des souffleurs masculins. La moyenne d’âge est autour de la quarantaine. Des conques sont à disposition pour les curieux qui voudraient s’y exercer au moins une fois. Cependant les animateurs de cette initiation ne sont que deux. Une nouvelle problématique émerge dans le groupe, un peu différente de celle que nous exposions au début de cet article, l’équilibre entre les anciens et les plus jeunes. L’initiative de la sensibilisation à la conque se déroule à Fort-de-France, lieu que les littéraires nomment « l’En ville ».17 En complément, une rencontre mensuelle a lieu avec un groupe de tambouyés « Bi Dim Band Bélé » pour un entraînement commun auquel participent les novices volontaires, dans un espace culturel réputé pour ses initiatives de résurgence des cultures populaires (danmyé, tambour, bélé). L’ensemble (Bi Dim Ban Bélé et Watabwi) a participé en février 2020 à une soirée culturelle pour un concert. Bien qu’aucun esprit de scission ne soit évoqué, le groupe fondateur s’interroge sur le statut à accorder à cette expérience délocalisée : faut-il créer un autre nom pour distinguer les deux entités ? Les anciens peuvent-ils se reconnaître dans cet avatar qui en concert ne pourront avoir leur « son » bien qu’encadré par quelques membres de Watabwi qui jouent les parties principales ? Ce travail de terrain que nous avons entrepris peut donner l’impression que ces stratégies sont fluides. De 2002 à 2019, les événements furent complexes, avec par moment des mises en sommeil involontaires du projet, des velléités de rupture au sein du groupe.
Photographier la musique ?
Abordons maintenant le travail photographique. Il y a donc cette interrogation initiale de photographier la musique, qui ne s’entend pas sur une photo. Observation à la fois naïve et riche dans ses prolongements. Le choix est fait de privilégier la photographie au texte, ce qui n’est pas la démarche prioritaire dans l’usage de la photographie en anthropologie. Pour cela, il fallait donc accumuler des centaines d’images et accepter de suivre le groupe sur une longue période, sur environ cinq ans, puis ensuite de manière plus discontinue, le matériau commençant à devenir significatif.
Lorsque nous avons commencé à photographier le groupe, après accord collectif sur le projet, il nous était impossible de répondre sur la qualité de la prestation sur laquelle m’interrogeait tel ou tel membre du groupe. Tels les compagnons d’Ulysse, seul récepteur du chant des sirènes, je n’entendais pas. Mise à distance anthropologique, mais intention de rester fidèle au projet, il fallait dans un premier temps discerner les manières des musiciens, leurs pratiques, l’effet de la musique sur eux, plus que le son, et observer les réactions du public. Celui-ci emporte littéralement l’écoutant. Nous avons montré dans cet article cet élément émotionnel indispensable dans les modalités de la transmission de Watabwi.
Pour encore expliciter cet élément émotionnel nous citerons Louis Georges, mettant en perspective une des conceptions de la musique que porte Jean-Jacques Rousseau :
Il propose une deuxième explication au sens et à l’émotion musicale ; les Suisses pleurent en écoutant la petite mélodie en soi insipide parce qu’elle est un « signe mémoratif » : elle est imprégnée de toutes les sensations, tous les souvenirs, toutes les associations qui l’ont accompagnée […] Elle est à la fois pleinement musique, corps sonore, elle existe en soi ; et en même temps lieu de tous les affects, toutes les vibrations, tous les attachements que l’on peut imaginer. Elle agit dans ma mémoire et rend à nouveau présent tout ce qu’elle porte, lorsqu’elle a été identifiée comme telle. (Georges n. p.)
L’auteur prend évidement soin de discuter des approches panthéistes opposées aux approches des sensualistes des discours sur la musique mais il retient que la proposition de Rousseau permet que « la question de la métaphore, et tout ce qui se passe dans une sensation, y trouve un total renouvellement » (Georges n. p.). Watabwi ne renierait sans doute pas cette assertion, tant sa stratégie de mise en scène privilégie les affects de l’identité musicale martiniquaise dans la performance scénique.
L’intérêt que nous pouvons avoir pour l’observation à travers la photographie du groupe Watabwi tient à ce travail de recréation permanente, rhizomique, qui permet de s’échapper de l’entassement. Dans un premier temps pour traduire l’émotion nous avons privilégié dans notre usage du numérique le bougé, le flou, le défaut :
Le flou pictural constitue un moyen mimétique de représenter le réel ; le flou photographique, en brouillant la transitivité de l’épreuve, éloigne au contraire la représentation de la scène observée. D’une qualité artistique et esthétique, le flou devient au contact de la photographie un défaut visuel. (Martin)
Ainsi pour notre part, nous serons passés de l’usage d’un numérique flou, bougé, en couleurs, au moment où Watabwi commence à jouer beaucoup, à devenir un groupe allant à la rencontre du public, poussant le matériel dans ses extrêmes limites, n’oblitérant pas le « grain » pour maintenir l’instant de la nuit (le temps des contes dans les traditionnelles veillées antillaises).
Ensuite nous avons adopté le noir et blanc, plus apte à saisir le son, à mettre en relief la nacre des conques, mais aussi plus apaisé et intimiste lorsque nous avons compris les modalités d’insertion du groupe dans les manifestations mémorielles.
Le retour au noir et blanc est également lié pour nous à des événements personnels, avec un moment de transition où nous travaillons nos photos en couleurs pour créer l’illusion du noir et blanc.18
Ce suivi photographique devrait faire l’objet d’une exposition, dans laquelle les textes seront succincts, mais, surtout, cette exposition sera parallèle à un événement de Watabwi, sans doute la restitution d’une résidence d’artiste. Ensuite, les photos devraient pouvoir accompagner les déplacements du groupe, sans la présence du photographe, et peut-être s’intégrer dans cette mise en scène particulière de création du mémoriel et de l’émotionnel. Ceci n’est que l’une des hypothèses de l’usage que Watabwi pourrait faire des photographies.
D’où notre proposition concernant la transmission : lorsque nous parlons de transmission en anthropologie, bien entendu l’ensemble des domaines est abordé, mais l’impact émotionnel est souvent secondaire. Pendant plusieurs années, Watabwi a joué sur cet impact émotionnel, partant du principe d’une production d’émotion inhérente à la conque : le retour à l’enfance, un facteur d’apaisement, une réappropriation. Le groupe s’intéresse à la sensation du sujet percevant, et celui-ci est dans un premier temps martiniquais, ou plus généralement antillais avec une histoire commune, partagée, dans les Caraïbes.
Diverses pistes de réflexion sont alors possibles : ce « son » répond-t-il à l’enfance, s’insère-t-il dans les nouvelles recherches sur les conséquences psychologiques de l’esclavage, et éventuellement de cette transmission génétique qui justifie « la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) »19 instituée par l’Unesco ? Si nous devions adopter sans réserve ce point de vue, quelle place auraient alors les auditeurs métropolitains dans ce dispositif, quelle serait la place de nos ami.e. s japonais.e. s Miwako ou Ryo, sensibles à ces vibrations des conques ?
Nous conclurons avec Édouard Glissant, cité en liminaire : « Tu demandes : “Mais vraiment, papa, on ne sait même pas ce qu’il faut fouiller ?” » (Glissant 174). En pariant sur cette idée que l’émotion qu’éveille la conque est au centre de la transmission, que la rapidité de la performance musicale accentue le message parce que, ainsi que l’écrit Glissant, « il y a eu la misère, et n’essaie pas de rentrer dans la misère par les mots » (Glissant 174), le projet du groupe, entre la poésie (celle d’Édouard Glissant, de Monchoachi, éventuellement d’Aimé Césaire) et le rationalisme d’une entreprise musicale inédite qui se doit de créer sa rentabilité par la vente des disques, reste de révéler, lors des concerts : « Cette partie de toi où la brûlure sillonne comme un éclair, et qui pourtant est restée loin de toi dans les bois ou sur la mer ou dans le pays là-bas : la moitié droite du cerveau » (Glissant 174).