Quand le mémoire culinaire donne des leçons d’histoire : Pig Tails ‘n’ Breadfruit d’Austin Clarke
After you have taken off the lid and open-she-up, such a waft of historical and cultural goodness going blow in your face! Such a strong reminder of the slave days! (Austin Clarke, Pig Tails ‘n’ Breadfruit 65)
Ces quelques lignes évoquant le plat appelé privilege résument à elles seules l’objectif, la portée et le ton de Pig Tails ‘n’ Breadfruit, mémoire culinaire que l’écrivain canadien originaire de la Barbade publie en 1999. Le fumet qui explosera au nez du lecteur lui permettra de savourer des plats succulents, une langue tout aussi savoureuse, et lui rappellera l’histoire de l’esclavage. Lorsque ce mémoire paraît, Austin Clarke a déjà publié huit romans, cinq recueils de nouvelles et un mémoire, Growing up Stupid Under the Union Jack (1980). Dans ce texte Clarke dénonçait la situation des écoliers qui ne connaissaient pas leur île mais devaient apprendre coutumes et cultures importées d’Angleterre. Dans Pig Tails ‘n’ Breadfruit1 Clarke revient sur le paradoxe de sa connaissance de la géographie canadienne, l’opposant à sa méconnaissance de l’histoire de son île, mais l’objectif est autre, il prend la parole pour partager son héritage, qu’il revendique : « My memories have now led me to share with you […] our version of hot cuisine born and bred in Barbados. Or, as my mother would say, ‘our ways of cooking’ […] » (Clarke 2014, 41). Cette affirmation, en fin d’introduction, témoigne de la complexité d’une entreprise qui utilise le culinaire, à la fois héritage intangible (« ways ») et tangible, pour témoigner d’une histoire culturelle et évoquer l’Histoire, et qui affirme le désir de transmettre cet héritage culturel par le partage.
Si la tout première édition (1999) de Pig Tails indiquait A Barbadian Memoir, la mention A Culinary Memoir aparaît dès 2000 avec l’édition américaine (The New Press). Pig Tails paraît au moment où le genre du mémoire culinaire prend son envol, à la suite de la publication de livres « hybrides » rassemblant recettes et souvenirs de familles, notamment dans la communauté afro-américaine : des ouvrages tels que The Soul of Southern Cooking (1989) de Kathy Starr ou, un peu plus tôt, Spoonbread and Strawberry Wine des sœurs Darden (1978). En affirmant son intention de partager ce qu’il appelle « notre version » de la cuisine de la Barbade, Clarke semble conscient du rôle joué par la littérature culinaire pour une communauté. Selon Sherrie Innes, l’écriture et la publication de livres de cuisine permirent aux communautés asiatiques puis afro-américaines de rejeter les stéréotypes raciaux et de raconter leur histoire (112-115). Si pour Parama Roy les livres de recettes sont une forme d’auto-ethnographie, « sur le mode mineur » (Roy 169), selon Traci-Marie Kelly, certains livre de recettes relèvent de l’auto-ethnographie (Pratt 445) lorsqu’ils permettent à son auteure de prendre la parole pour donner sa version de sa culture et de l’histoire de sa communauté, en particulier lorsque cette version a été jusque-là ignorée : « [she] claims for herself a sense of place, heritage and history that may not be otherwise articulated » (Kelly 266-267). Pour la communauté afro-américaine, il s’est agi tout particulièrement de retracer un héritage africain perdu ou ignoré. L’ouvrage fondateur en ce sens est Vibration Cooking (1970) de Vertamae Smart-Grosvenor, où l’auteure revendique l’héritage africain de sa communauté geechee. Grosvenor mettra ensuite en lumière l’apport africain dans les cuisines des Amériques, qu’il s’agisse des Carolines, du Brésil ou de la Caraïbe avec Vertamae Cooks in theAmericas’ Family Kitchen (1996). Si Kelly ne voit pas le mémoire culinaire comme une forme d’auto-ethnographie (255), il peut jouer ce rôle. Dans la préface à If I CanCook, You Know God Can (1998) de Ntozake Shange, Grosvenor explique que ce mémoire culinaire est une leçon d’histoire : « a history of what I call the Afro-Atlantic foodways » (Shange xiii). Pig Tails s’inscrirait donc dans la lignée de ces ouvrages culinaires, qui rappellent les migrations de populations entre l’Afrique et les Amériques puisque Clarke y définit la cuisine de la Barbade comme une cuisine héritée de ses ancêtres les esclaves africains.
Comme le souligne Sandra Gilbert (2014), le mémoire culinaire, qui rend généralement hommage aux cuisinières ordinaires, mères et grand-mères de l’auteure, est lui aussi un genre féminin. C’est déjà le cas au moment où Clarke publie Pig Tails–l’on peut citer par exemple Miriam’s Kitchen (Elizabeth Ehrlich 1997), House of Houses (Pat Mora 1997), Pass the Polenta (Teresa Lust 1998), ou Apricots on the Nile (Colette Rossant 1999). Clarke, qui est déjà un auteur connu au Canada pour son œuvre littéraire, y compris poétique, s’aventure donc sur un terrain féminin. Dès l’introduction Clarke met en lumière un double paradoxe : il dérange une lignée féminine puisqu’à la Barbade les recettes se transmettent de mère en fille, et se propose d’écrire un livre sur la cuisine de la Barbade alors que la transmission ne passerait pas par l’écrit : « in every self-respecting Barbadian household the woman […] would not be caught dead with a cookbook. To read a cookbook would suggest that she has not retained what her mother taught her » (3). Dans Pig Tails Clarke rend hommage aux femmes de sa famille, et plus largement de son île, en insistant sur le rôle particulier des mythes, de l’oral et des coutumes. Il les définit comme un mode de connaissance et de transmission particulier : « [their] knowledge is based exclusively on an oral tradition, on myth and on the inheritance of customs » (41). De par l’hommage rendu aux femmes qui possèdent l’art de la nourriture et de la parole, Pig Tails s’inscrit dans la lignée des hommages rendus par les écrivaines caribéennes Paule Marshall et Edwidge Danticat aux « poétesses des cuisines » : les femmes que Paule Marshall, dont la famille était originaire de la Barbade, nomme « poets in the kitchen » et qui lui ont appris l’art de raconter (11-21), les femmes d’Haïti que Danticat appelle « kitchen poets » (219) et qui lui ont montré qu’elle pouvait écrire avec leur langue, le créole. C’est ainsi que le double paradoxe de l’entreprise peut être résolu : Clarke évoque sa présence enfant dans la cuisine de sa mère, et sa position privilégiée de récepteur/auditeur. Il y a regardé cuisiner sa mère, ses tantes, cousines, grands-mères et voisines, il les a écoutées (5). Ainsi ce n’est pas de la nourriture que Clarke a emportée avec lui en émigrant au Canada, mais le souvenir des voix, conversations et histoires de ces femmes (41).
Si Pig Tails a pour but de raconter l’histoire culinaire de la Barbade, de nombreuses allusions à Toronto indiquent un lectorat canadien, ce qui permettra à Clarke d’évoquer sa situation d’immigré, la cuisine se faisant lien avec l’île et son histoire. Selon Sidonie Smith et Julia Watson, le mémoire culinaire diasporique, qui devint très populaire dans les années 2000, permet aux populations concernées de raconter une histoire complexe : « consider the popularity of the food memoir as a way to tell stories of family and nation, ethnic heritage and diasporan mixing » (Smith et Watson 148). Le mémoire culinaire, en tant que genre, implique également partage et transmission : l’auteur partageant non seulement ses souvenirs mais aussi des recettes de cuisine, généralement héritées. La transmission dans Pig Tails s’entend de deux façons : ce qui a été transmis par les esclaves à leurs descendants, les Barbadiens et plus largement les Caribéens, et ce que Clarke va transmettre à son lecteur-cuisinier canadien. Clarke devra trouver les moyens d’intégrer son lecteur, notamment canadien et masculin, dans cette ligne de transmission, féminine et caribéenne, qui passe habituellement par l’oral. Le recours aux mots « ways of cooking » ou « customs » de préférence à « recipes » (recettes) est un choix délibéré, tout comme l’insistance sur la transmission orale. Il lui permet de justifier d’une entreprise qui est non seulement historique et culinaire, mais aussi poétique.
Je montrerai comment Clarke utilise l’humour et se joue de l’Histoire pour donner des leçons d’histoire, et comment il bouscule les règles du mémoire culinaire pour rendre hommage à la résilience et la créativité des Caribéennes. En insistant sur l’idée de partage, Clarke choisit de faire du culinaire un lieu de réconciliation et de partage, où se transmet une cuisine créolisée, et du mémoire culinaire un lieu de passions : passion culinaire et « passion de la mémoire » (Glissant 82).
Le culinaire comme point d’entrée dans l’histoire de la Caraïbe
Si les titres des chapitres respectent les règles du livre de cuisine, portant des noms de plats, il apparaît vite que ces plats servent de point d’entrée dans l’histoire de la Barbade. Dès le premier chapitre du mémoire Clarke souligne les liens entre la cuisine barbadienne et l’esclavage, sous couvert de l’humour :
Bakes! Basic, beautiful black Barbadian hot-cuisine. A food of great historical significance that can be found in the lexicon of Barbadian sociology, with a strong anthropological association with the days of slavery, thereby giving bakes a most serious cultural-culinary antecedent in the life of this great little nation of Barbados!
Basically, flour and water is all you need. (Clarke 45)
Clarke réussit le tour de force de rappeler le rôle de l’esclavage par le biais de l’humour. La Barbade est définie par un oxymore, à la fois petite et grande. Les petits biscuits sont évoqués par une série explosive d’allitérations en b. Il joue du contraste entre l’accumulation de termes sérieux tels que « anthropological », « sociology » ou « historical significance » et la chute au paragraphe suivant où n’apparaissent que deux ingrédients. Enfin, il donne à l’expression « a most serious cultural-culinary antecedent » les signes de l’auto-dérision.
En réalité « Bakes » ne porte pas sur l’esclavage mais sur la farine importée du Canada dans les années 1930. Clarke fait le choix de décontenancer ses lecteurs, brouillant les repères chronologiques et géographiques. Le mémoire est ponctué de phrases qui soulignent la continuité de l’histoire de l’île et remettent en cause l’idée que la période qui suivit l’abolition fut différente : « during the time of the harshest lash of slavery, and even after slavery was abolished » (61). C’est le portrait d’une île à sucre, dominée par le système de la Plantation, qui est dressé. Clarke introduit l’expression « the Plantation » dès l’introduction et l’expression comme le lieu hantent le mémoire et la mémoire.
Le brouillage des repères chronologiques s’accompagne d’une réécriture souvent fantaisiste de l’histoire de la Barbade, et plus largement de la Caraïbe. Le chapitre « Breadfruit Cou-Cou and Braised Beef » raconte l’histoire de l’arrivée et de l’implantation de l’arbre à pain dans la Caraïbe. Selon Clarke, c’est William Bligh, et non Joseph Banks, qui a découvert le potentiel du fruit à pain (113), et c’est à la Barbade, et non à Saint Vincent et en Jamaïque que Bligh aurait planté les premiers arbres à pain (115). Le récit fait fi de la réalité historique mais le Passage du Milieu est évoqué avec une ironie féroce lorsque Clarke mentionne l’amour de Bligh pour les Africains (114). L’humour, la fantaisie, le brouillage des repères chronologiques et culturels, le choix de ces petites histoires parfois très fantaisistes, comme celle du poisson volant qui aurait quitté la Barbade pour les eaux de la Trinité en signe de protestation contre le manque de talent culinaire des Barbadiens (92), relèvent de procédés de détours, redoublement, parenthèse, illustrant ce « marronnage créateur » de la littérature caribéenne mis en lumière par Glissant (85) et qui permet à Clarke de transmettre la mémoire en chahutant l’Histoire. Clarke réécrit l’histoire des Marrons de la Jamaïque en expliquant qu’ils étaient Barbadiens, et qui plus est, qu’ils arrivèrent en 1938 : « This was in 1938, not even during slavery. […] One or two fellers get deported to Jamaica, where they founded a whole new tribe o’ rioters, called the Maroons! » (174). Le point d’exclamation qui marque l’humour permet au lecteur de sourire avec l’auteur. En réalité l’histoire inventée permet à Clarke d’évoquer des migrations forcées, thème très présent dans le mémoire, comme de tracer un lien entre les deux îles.
Sous couvert de voyages culinaires d’île en île dans l’espace caribéen, comparant par exemple des versions différentes du pelau ou back pudding and souse, Clarke amène ses lecteurs à prendre conscience d’une histoire commune. Comme le souligne Andrée-Anne Kekeh-Dika dans le bel article qu’elle a consacré à Pig Tails (7), Clarke met en parallèle des mouvements de nourriture et de population afin de mettre en lumière des migrations historiques, dont les migrations forcées, qui ont marqué la Caraïbe. L’histoire du pelau, plat de la Trinité dont Clarke ne sait pas s’il doit en attribuer la création aux Indiens ou aux Africains, est une belle illustration de la façon dont Clarke utilise le culinaire pour donner une leçon d’histoire tout en brouillant les repères chronologiques et culturels : « Trinidad’s population is made up of people with many different cultural backgrounds: Africans, Indians, Chinese people from Hong Kong and Jamaica, Pottogee people from Portugal and Guyana, and others thrown in and mix up. ‘Outta many, one people.’ And outa all these various tribes comes the dish, pelau » (192). Avec les verbes « thrown in and mix up » au passif, les hommes, qu’ils soient Africains, Indiens, Chinois ou Portugais, semblent jetés dans un chaudron pour en ressortir transformés en plat. Clarke rappelle ainsi la métaphore usée du melting pot, traditionnellement associée aux Etats-Unis, qu’il revisite et subvertit.
En effet, en évoquant la présence à Trinité des esclaves africains, des travailleurs indiens et des travailleurs chinois sous contrat, Clarke rappelle des déplacements forcés de population, dénonce le système mis en place par les puissances coloniales après l’abolition de l’esclavage pour remplacer la main d’œuvre et montre la continuité d’une logique d’exploitation (et de trafic) des êtres humains. De même, le chapitre consacré au pepperpot du Guyana rappelle que les Britanniques « exportaient », et « importaient » aussi, les Barbadiens dans les années 1930 (174).
Les explications culinaires et historiques de Clarke révèlent que les plats caribéens sont des plats de mémoire car ils sont la trace de la présence des esclaves africains, travailleurs indiens sous contrat, et des descendants d’esclaves et des Amérindiens pour le pepperpot. Le brouillage des repères historiques sert à montrer qu’ils sont tout autant nés de rencontres entre plusieurs cultures. Le pepperpot, plat traditionnel du Guyana, créé par les « pork knockers », les prospecteurs (175), viendrait en réalité des Amérindiens, qui avaient partagé avec les descendants des esclaves2 leurs connaissances botaniques (176). Clarke fait du pelau trinidadien une création commune: « I feel sure it is the black slaves who are mostly responsible for pelau, since yuh don’t cook pelau with no curry; but I might be wrong. Pelau is cook with rice, originally grown in Trinidad by Indians. So perhaps is both a black and Indian creation » (192). On note d’ailleurs la présence de la devise de la Jamaïque (« Out of Many, One People ») appliquée à ce plat de la Trinité ; si elle brouille les repères culturels, elle rappelle une histoire commune.
L’héritage culinaire des esclaves
En affirmant « pudding and souse is the sweetest thing handed down by our ancestors, African slaves, to each and every one of us present-day Wessindians » (162), Clarke insiste sur la transmission, davantage que sur la recherche des racines. Si le black pudding and souse, le pelau ou le pepperpot, sont des plats de mémoire, l’accent est mis sur l’inventivité et le pouvoir de création des Caribéens ainsi que sur les stratégies de résilience dans l’univers de la Plantation. Clarke définit la cuisine de son île comme une cuisine des esclaves (60) et l’expression « slave food » revient fréquemment. Par ce biais, Clarke rappelle que les esclaves ont utilisé patate douce, igname, manioc, haricot de Lima et fruit à pain, pour inventer une nourriture qui permit aux esclaves de travailler (89) et de tenir debout : « the backbone of we » (66). Dans « Dryfood », qui rappelle la co-existence historique sur l’île de la Barbade des champs de canne à sucre et des jardins d’esclave ou provision grounds où étaient cultivés manioc, patates douces, igname, taro, courges, christophines, bananes plantain, ou gombos (68-69), Clarke démontre l’absurdité et la cruauté du système en transformant ces provision grounds qui furent à l’origine réservés aux esclaves qui devaient y cultiver leur propre nourriture (Carney et Rosomoff 130-131)3 en espaces interdits. Cependant, Clarke rappelle l’existence des jardins potagers que Carney et Rosomoff appellent « les jardins botaniques des dépossédés » (« the botanical gardens of the dispossessed » 123-125) qui permirent aux esclaves de manger la nourriture de leur choix. Clarke fait de ces jardins des espaces de résistance en évoquant une esclave qui faisait pousser des gombos derrière sa case, à l’insu du contremaître : « [a]ny enterprising slave woman would have a few okra trees growing behind her shack. And she plant them outta the eyes of the manager » (102). Clarke évoque également les petits lopins de terre que les descendants des esclaves louaient au propriétaire de la Plantation pour y créer un jardin potager (61) et les potagers de sa mère (6 ; 23). Il montre que ces choix de cultures ont été hérités des époques coloniales et précoloniales : comme ses ancêtres, la mère de Clarke cultivait courges, pois d’Angole, patates douces, ignames ou taro. Ces jardins, espaces de résistance, offrent des similitudes avec « le jardin créole » des Petites Antilles : « [c]aractéristique d’un mode culturel hérité des époques précoloniale et coloniale », il révèle en effet « une véritable stratégie de survie économique en particulier pour les populations les moins favorisées » (Marc 2011, np parg.1).
Cependant Clarke maintient le silence sur l’origine africaine de l’igname, taro, courge, gombo, pois d’Angole ou dolique à œil noir cultivés et cuisinés sur son île depuis des siècles. Ces légumineuses furent pourtant transportées par les mêmes bateaux que les esclaves (Carney et Rosomoff 123-138) puis cultivées sur l’île. Si Clarke mentionne fréquemment le gombo (okra) dans ses recettes, il ne dit rien de son origine africaine alors que celle-ci est revendiquée depuis les années 1970, notamment par Grosvenor (1970 ; 1996). En ce sens Clarke se démarque de Grosvenor et Shange (1998) qui retracent l’héritage africain des plats qu’elles cuisinent. Le seul plat dont Clarke évoque l’origine africaine est le cou-cou4 mais le voyage qu’il retrace est l’inverse du voyage transatlantique historique car Clarke affirme qu’il a été inventé à la Barbade, point d’origine de sa circulation : « We could probably trace the origin of cou-cou back to foo-foo or some such African dish; […] or to polenta […]. But the incontrovertible truth is that cou-cou […] was first cooked in Barbados. From there, it spread all over the world » (100-101). Inversant le trajet, remettant son île, et plus largement, la Caraïbe au centre, Clarke choisit de rendre hommage à la créativité caribéenne, attestée par les nombreuses occurrences du verbe « invent » dans le mémoire.
Transmissions parallèles
Tout au long du mémoire Clarke souligne à la fois la persistance d’une logique d’exploitation des êtres humains dans le système de la Plantation et une continuité dans la résilience et les stratégies de survie. Clarke rappelle la violence de l’esclavage, faite aux hommes et aux femmes5 évoquant l’exploitation sexuelle dans la parenthèse : « The bastard (in truth and in fact, since he was usually “the outside child” of the Plantation owner) would drive the slaves […] and drive some lashes with his whip » (101). La continuité avec la période coloniale est démontrée lorsqu’il décrit les blessures d’une femme travaillant dans une plantation dans les années 1940 : « Her arms and hands have suffered cuts from the sharp blades of the young sugar-cane plants she has been weeding» (79). Elles rappellent celles dues aux coups de fouets que ses ancêtres recevaient. Cependant, Clarke montre la stratégie de survie de cette femme qui s’arrête pour prendre les déchets de canne dans le fossé (79) qui serviront à nourrir le feu sous le chaudron. Elle saura donc transformer la canne à sucre tueuse en combustible qui permettra de nourrir sa famille. Clarke met en lumière « des humanités [qui] se sont puissamment déclarées » dans cet univers de déshumanisation (Glissant 79) en faisant porter l’attention sur des procédés de résilience, majoritairement attribués aux femmes puisqu’il féminise ses exemples–de l’esclave qui a su planter quelques graines de gombo derrière sa case à l’esclave qui a fait sécher le maïs qu’elle n’a pas consommé puis « inventé» une façon de le moudre (102-103), sans oublier la travailleuse qui ramasse les déchets de canne.
Les femmes caribéennes ont, selon Clarke, inventé une cuisine qui a permis aux travailleurs de tenir, de conserver un corps, malgré une histoire de violence faite aux corps. Abdel Shehid a souligné le rôle du corps, comme point de départ de la réécriture de l’histoire dans les mémoires de Clarke et de Ntozane Shange (qui parait la même année) : « these memoirs allow for a special re-writing of black histories […] from the point of view of the body » (457). Shange affirme en effet : « I know untold and largely unrecognized humanity were brought to realms where they were a step beyond human debris. But I also know that we’ve done more than survive. We’ve found bounty in the foods the gods set before us […], delight in the guele (smell) of our sweating bodies » (103). C’est ici le passage du pronom « they » à « we » qui montre la continuité de la transmission. Cette insistance sur le corps permet de comprendre pourquoi Clarke récuse le terme « soul food » pour définir la cuisine de la Barbade : « Slave food doesn’t have a damn thing to do with the soul or with ‘black is beautiful.’ It has everything to do with the belly » (60). Si Clarke tisse un réseau d’images de « corps mémoires » – corps épuisés par le travail dans la Plantation et qui ne tenaient debout que grâce à l’amidon des légumineuses et tubercules (89), corps lacérés par les coups de fouet (101), corps des voleurs marqués par les balles de gros sel (12-13), bras lacérés par la canne à sucre (79)–il met en évidence des mains qui travaillent à réparer, créer, recycler : ainsi ces mains brûlées lorsque les femmes régulaient le feu sous le chaudron (86) œuvraient à nourrir leur famille.
Cet hommage explique la distance prise vis-à-vis de ceux qui, répondant à l’air du temps, « s’accrochent à leurs racines » (49). Clarke se moque de ceux qui arborent des chemises fabriquées exprès à partir des sacs de farine (49), opposant cette déclaration de fierté / de style–« Nowadays, this is style, a proclamation of pride in national ethnicity » (49)—à la résilience des femmes qui ont dû et su transformer des sacs de farine en vêtements. Insistant sur l’idée de rupture par le mot « nowadays », Clarke suggère que la transmission ne s’est pas faite. Il est également critique vis-à-vis de ceux qui cuisinent un plat pour afficher leur culture. Les expressions « to show [the high and mighty] that you know and love your culture » (49) et « to impress people that you remember your cultural roots » (66) montrent que ces manifestations de fierté sont des symboles vides de sens, comparées aux connaissances que la mère de Clarke lui a transmises et qui donnent à la cuisine toute sa signification : « my self-assurance came from her dignity of meaning, and from her memory of that [culinary] history and her understanding of myths that surround our ways of cooking » (246). En mettant en relief le rôle de la mémoire des rituels et de sa transmission, Clarke rejette le symbolisme vide de sens. Du plat appelé privilege Clarke dit qu’il était l’ossature, l’épine dorsale des corps des esclaves, bien avant que certains ne s’en saisissent comme d’un symbole : « Privilege, like other kinds o’ slave food was the backbone of existence for we. […] [A]nd the people didn’t even know they was eating privilege! » (66). Les dernières pages du mémoire qui opposent deux modes de connaissance et de transmission se terminent sur une victoire de la mère de Clarke. Alors que celui-ci prépare–le symbolisme est évident–un poulet « africain », plat qu’elle n’a jamais préparé ni même goûté, la mère ne peut s’empêcher de lui donner des conseils. Bien qu’il soit universitaire et spécialiste de « black studies » Clarke se tait car il reconnaît que le savoir de sa mère est antérieur au sien : « perhaps she does not really have to know about Africa or Africanization or black Amurcan nationalism or soul food to know that a chicken needs the proper ‘seasning’ to make the ingreasements palatable » (247).
Saisir et se saisir de la langue
Le mémoire se fait alors livre hommage. La voix de la mère est indissociable de ses gestes. Regardant et écoutant sa mère qui commente ses gestes Clarke la définit comme une poétesse : « I look at her and wonder. This woman is a poet » (218). L’on voit ici que l’hommage s’inscrit dans la lignée de celui rendu par Danticat aux milliers de « kitchen poets » d’Haïti, celles qui l’ont encouragée à écrire : « a thousand women urging you to speak through the blunt tip of your pencil. Kitchen poets you call them » (222). Elles l’ont aidée à trouver sa voix, qui tient du patois, du créole, du dialecte (222). Clarke remet en cause l’opposition entre écrit et oralité qu’il a posée au début du mémoire. Les voix de la Barbade pénètrent le texte : celles des habitants–« ‘This sun hot as shite!’ they say to one another. ‘Hot hot hot!’ » (101)–, des cuisinières–« ‘A lil more hot pepper, this time, eh? What you think, boy? » (10)–et de la mère. C’est une voix persistante, qui fait intrusion : « ‘You sure you using the right ingreasements?’ I pretend not to hear her » (246). Clarke n’est pas le premier auteur barbadien à avoir ainsi fait le choix de faire entendre la langue de l’île–il est difficile de ne pas penser à George Lamming et son roman autobiographique In the Castle of My Skin (1953)–mais son originalité tient au lien étroit tissé entre le culinaire et le linguistique.
Le mémoire s’attache à établir un parallèle entre création culinaire et création linguistique, signes de résilience et d’inventivité, toujours vivants. Clarke fait de nombreux emprunts au Bajan, comme s’il lui fallait saisir (et partager) une langue, en hommage aux capacités des Barbadiens de se saisir de la langue et de créer des plats. Lorsque Clarke justifie son choix de recourir à la langue des habitants de l’île, il rapproche les mots « invented » et « Bajan », ce qui est peut-être un moyen de rappeler que le mot « bajan » est une création des habitants qui se sont joués du nom imposé à l’île par les explorateurs portugais : « since it is Privilege we are talking about, the way of cooking it has to be narrated in the native language of the people who invented it: the Bajan language » (60). Ainsi son explication du mot « seasning » : « We call it ‘seasning,’ with the implication of ‘seize’ in the pronunciation, meaning that this seasning going seize the meat in its grip, as if it have hands » (186). Le fruit à pain, symbole de l’esclavage, est recyclé dans une expression pour désigner les gens à grosse tête : « the whole o’ Barbados have a saying that if your head is big and round, then you have ‘a breadfruit head’ » (115). Cette capacité à transformer le fruit à pain en nourriture et en mots explique que Clarke appelle ce symbole de l’esclavage et du Passage du Milieu « a good thing » (155) tandis que d’autres Caribéens le dénoncent. Jamaica Kincaid par exemple affirme que tout Caribéen se doit de le détester et imagine que les enfants à Antigua refusent de le manger parce qu’ils devinent le rôle qu’il a joué : « Perhaps Antiguan children sense intuitively the part this food had played in the history of injustice and so they will not eat it. In a place like Antigua, the breadfruit is not a food, it is a weapon » (137).
L’exemple le plus parlant d’invention culinaire et linguistique est sans doute le bun-bun. Après avoir expliqué que la cuisson des aliments dans l’unique chaudron était difficile, Clarke conclut que la nourriture était souvent brûlée, ce qui donna naissance au bun-bun, le reste de nourriture collé au fond du faitout (17). Les explications de Clarke sur ce mot qui désigne à la fois un fond brûlé, un résidu collé, et un nouveau plat, affirment la capacité à transformer et inventer : « The term ‘bun-bun’ comes from ‘burnt,’ without the letter ‘r’ and the letter ‘t,’ which at the end of a word is usually not pronounced. It is then hyphenated to give it significance, becoming ‘bu’n-bu’n’. Hence, bun-bun » (17). S’il y a perte, de deux lettres, il y a aussi un résidu, récalcitrant, et une création, transformation du presque rien en abondance, signalée par le redoublement du son. Comme son nom, le plat est signe de résilience et d’inventivité.
L’inventivité se fait plus largement caribéenne dans le chapitre sur le pepperpot lorsque Clarke fait porter l’attention sur le nom du plat, ce ragoût de porc qui a donné leur nom de « pork knockers » aux prospecteurs : « Pepperpot !–what a lovely name! Conjuring up all kind o’ herbs and spices and meats and voodoo and witchcraft and myths » (175). Clarke fait du pepperpot un plat magique et par extension, fait du « pepperpot pot », le chaudron où cuit le ragoût, un chaudron de sorcier (178). Si Clarke transforme les chercheurs d’or guyaniens en aventuriers parcourant le bush à la recherche de diamants et d’argent–« those daring men who roamed the bush looking for silver and diamants » (175)–puis en sorciers-cuisiniers, c’est sans doute pour illustrer le pouvoir magique du lieu. Ainsi Clarke évoque-t-il ensuite les auteurs guyaniens Wilson Harris et Fred D’Aguiar, fascinés par le bush (175). Avec ces personnages qui marronnent, Clarke introduit « un marronnage créateur » caribéen (Glissant 85) au sein du bush guyanien. Le bush devient lieu de création culinaire et littéraire. Ainsi les mythes inventés par Clarke, de celui du poisson volant à celui des chercheurs de diamants guyaniens, ne sont pas seulement des ré-écritures fantaisistes de l’Histoire, ils font écho et se font hommage aux mythes culinaires (247) transmis et hérités.
Enfin, les plats que Clarke présente et partage sont des plats créoles, et non pas exotiques, parce que les plats et la langue sont créolisés par Clarke. Le style du narrateur se laisse influencer par l’oral : Clarke élide les auxiliaires ou les prépositions, a recours à la double négation et au triplement du mot, qui sert à exprimer l’emphase, donnant alors au mémoire son rythme particulier : l’oralitude domine. Toute recette de cuisine implique une traduction, notamment la traduction de ce que Luce Giard appelle « le poème des gestes » (218) et l’oralitude se fait le moyen de « tisser un cousinage étroit entre l’écriture des gestes et celle des mots », afin d’établir « une réciprocité entre leurs productions respectives » (Giard 217). Andrée-Anne Kekeh-Dika a démontré l’importance de cette fusion entre les domaines de l’écriture et de la cuisine, ce qui lui permet de lire le mémoire comme une réflexion sur le travail de l’écrivain de la Caraïbe basé sur l’expérimentation et le recyclage (6 ; 8). L’oralitude se fait hommage à la tradition de la transmission orale que Clarke a mise en évidence dans le chapitre introductif.
Poétique du toucher
Clarke joue avec le genre du mémoire culinaire dont il bouscule les règles. Le mémoire de Clarke diffère des tentatives telles que celle des sœurs Darden qui justifient leur désir d’écrire les recettes familiales par la nécessité de les fixer–« we felt it was time to capture that elusive magic » (xiii)–, ce que les photographies (n’oublions pas que la photographie fixe) leur permettent de faire. Clarke se refuse à fixer quoi que ce soit, car il insiste sur l’improvisation, et son écriture est une écriture bouillonnante, toujours en mouvement, en écho à l’inventivité des femmes. Clarke n’utilise pas le mot « recipes », il n’y a d’ailleurs pas de recettes au sens classique6 car les nombreuses anecdotes sont seulement suivies de conseils, qui laissent la part belle à l’improvisation. C’est une nouvelle fois sa mère que Clarke convoque lorsqu’il encourage son lecteur à improviser s’il ne trouve pas tel ou tel ingrédient, dans la tradition barbadienne et plus largement caribéenne d’improvisation (90 ; 157).
Clarke tisse une relation étroite avec son lecteur : il lui pose des questions, l’interpelle ou le complimente : « You just made breadfruit cou-cou! » (124). De nombreux procédés brisent les frontières entre narrateur et lecteur : « Christ, you know something ? I forget to tell you to buy a package o’ beef bouillon » (202). Se crée un temps unique de narration-lecture-cuisine : « Oh Lord! Watch the pot, man. And stir » (171). Clarke semble cuisiner avec son lecteur, ainsi l’empêche-t-il de verser trop tôt le jus de manioc dans le ragout : « Do not touch the cassareep yet. I will tell you when to touch the cassareep » (186). Narrateur et lecteur semblent préparer ensemble le pepperpot. Le mémoire se fait lieu commun entre narrateur et lecteur, comme le propose Kekeh-Dika (9).
La poétique de Clarke est une poétique de la relation, et une poétique du toucher. Clarke met en avant le travail des mains, élément essentiel de la transmission (les mains servent à mesurer les ingrédients), et qui répètent les gestes des ancêtres. Le geste que Clarke met en évidence est celui du toucher. Depuis le temps des esclaves, les cuisinières touchent la nourriture qu’elles préparent : « one thing about cooking that comes from the slave days is that you have to feel-up everything and put your two hands in everything and on everything that you are cooking. You have to touch-up the food and love-up the food » (64). Par ce toucher, elles transmettent ce qui ressemble à un affect : « we are talking about cooking with feeling. Feeling is stretched to include ‘feeling up’ the food » (3). Clarke présente sa mère en héritière de ses coutumes, car elle fait pénétrer ce qu’elle nomme « the goodness of things » (217). Clarke trace une continuité entre les enseignements transmis par ses ancêtres à sa mère et ceux qu’il propose à son lecteur car Clarke lui indique qu’il doit lui aussi utiliser ses mains : « The best way to season the braising beef is to rub-in all these ingreasements into the meat, with your two hands. That way the seasoning will work throughout the meat, like vibrations of love » (121). Clarke trace une ligne inclusive (par le pronom « you ») qui part des esclaves–« you have to touch-up the food »–et arrive au lecteur : « Start stirring she up with your two hands » (206).
Les façons de cuisiner (« foodways ») que Clarke partage avec son lecteur illustrent deux versants de l’histoire caribéenne : l’exploitation des êtres humains et les stratégies de résistance et la résilience de ceux-ci. S’il faut trouver un point commun, ce serait dans l’improvisation, l’invention et la créativité alliées à un désir de toucher l’autre. Le lecteur n’est pas simplement un consommateur passif. Convoqué en tant que cuisinier, il est véritablement pensé comme destinataire des connaissances de Clarke sur l’histoire culinaire et l’histoire de son île, celui avec qui il va partager sa passion de mémoire.