Le conte, une parole circulaire et alluvionnaire (Damas, Haurigot, Saint-Quentin)
Les contes écrits, issus de la tradition orale, d’un patrimoine transmis sur plusieurs générations, permettent à des auteurs issus de la diaspora caribéenne, comme Alfred de Saint-Quentin, Georges Haurigot et Léon Gontran Damas, de reprendre des schémas invariants et de propulser un texte au-delà d’un contexte donné pour reprendre la parole des ancêtres, mais aussi se confronter à des problèmes identitaires récurrents. Leurs récits, intitulés « Le Nègre, l’Indien et le Blanc » (Introduction à l’histoire de Cayenne.Recueil de contes, fables et chansons en créole ; Contes nègres : souvenirs de la Guyane française) et « Les trois frères » (Veillées noires) relatent les changements raciaux idéologiques successifs. Les structures cycliques, les enchâssements et les trémolos de la langue créole ponctuent les récits oraux. Pour Édouard Glissant (28-35), il s’agit de recourir à un « détour », de se soustraire à l’alignement sur les valeurs occidentales, d’utiliser le créole pour relier les fils brisés de la discontinuité littéraire caribéenne et de réconcilier l’individu avec lui-même dans une perspective décoloniale et dans un environnement « pluri-versel » (Mignolo). Mais la transition entre les manifestations orales et les métamorphoses de la littérature écrite, notamment cette « oraliture » définie par Ernst Mirville (1974), fonde-t-elle l’existence, les résonances, les réécritures et les réappropriations du conte caribéen ?
En transformant la densité et les fluctuations inhérentes à la matière orale, les conteurs génèrent de multiples interstices et une « dynamique questionnante » (Chamoiseau et Confiant 73). Selon Jacques Rancière, le récit moderne permet de porter un regard ontologique et interprétatif sur les réalités sociales et ses expériences sensibles. Il est donc question d’une science sociétale et « d’une mythologie nouvelle » ou réinventée, visant à « rencontr[er] du vivant, quelqu’un ou quelque chose, [à] s’en être enrichi et l’avoir enrichi à son tour » (Rancière 15, 29). Et sur cette base de la rencontre, de l’enrichissement, le conte caribéen ne serait-il somme toute qu’un tissu de signes, un système de hiéroglyphes ou un « miroir magique » (Bettelheim) balisant les métamorphoses de la vie et révélant ses significations apparentes ou cachées ? Le postulat de Benjamin sur la narration vraie et « le conseil tissé dans l’étoffe d’une vie vécue [qui] devient sagesse » (Benjamin 269) peut être nuancé si l’on considère cette inclinaison tendancielle à l’appauvrissement de l’expérience sensible et communicable. Le conte traditionnel ou plus moderne autorise un voyage mémorial, la création d’une mémoire collective aux confluents de la tradition et de la modernité, mais le peuple des Amériques Noires, en proie aux tensions, peut également opter pour une nouvelle poétique en rupture avec l’écriture traditionnelle européenne.
L’émergence et la transmission d’une identité et d’une littérature créoles
La transmission dans la Caraïbe s’appuie principalement sur la tradition orale des contes, des proverbes, des devinettes et des comptines, qui tend à fournir à toute une diaspora une certaine forme de légitimité. Le processus de narration, lié aux identités culturelles plurielles, demeure une étape fondamentale dans le développement de la société créole. Le conte, dans sa dimension orale, créative et testimoniale, constitue un genre approprié pour véhiculer le discours fondateur des origines des peuples « nègres » des Amériques. En s’appuyant sur le merveilleux et le surnaturel, le récit oralisé exploite l’imagination et la sensibilité de la société caribéenne. La littérature orale se veut donc une parole esthétique à valeur testimoniale qui invite le lecteur à transmettre « des messages d’un symbolisme conforme au vécu des esclaves et de la société esclavagiste d’antan » (Contout 4-5). Cette transmission nécessite de « fix[er] des éléments acquis », de « faire retour et retraite » vers le passé (Foucault 1239).
Originaires de la région caribéenne, Alfred de Saint-Quentin, Georges Haurigot et Léon Gontran Damas se penchent sur leur passé trouble, ou l’oubli de leurs racines, et évoquent l’organisation, la finalité, de la société précoloniale, coloniale, et les relations entre les êtres appartenant à diverses catégories sociales. Les questions identitaires, esclavagistes et liées à l’exploitation des plantations créoles se révèlent problématiques et sont retranscrites dans les récits oraux. Le narrateur joue un rôle essentiel dans l’accès au sens et articule l’instance narrative, la voix et le mode narratif pour permettre au public de sonder les tréfonds du passé et rechercher leur identité dans une région où l’histoire est pour le moins discontinue, faite de ruptures.
Le conte caribéen, en s’ouvrant au monde, expose le retour aux sources de « l’âme nègre » vers la terre matricielle. Pour Bernabé, Chamoiseau et Confiant, il importe d’explorer la réalité dans « une perspective cathartique » (22), de réconcilier l’écriture et l’oralité créole traditionnelle. Le créole renvoie à la tradition du conteur qui ponctue sa narration et ses dialogues par des exclamations et des onomatopées inhérentes à la langue.
Les contes caribéens sur lesquels nous nous focaliserons sont insérés dans les recueils : Introduction à l’histoire de Cayenne ; suivie d’un Recueil de contes, fables et chansons en créole (Alfred et Auguste de Saint-Quentin), Contes nègres : souvenirs de la Guyane française (Georges Haurigot) ou Veillées noires (Léon Gontran Damas). Le conte énoncé lors des veillées obéit à des structures cycliques, celles de l’installation en ronde autour d’un conteur, celles des formules, des rituels, des sonorités répétitives, des interpellations et des réponses du public pour vérifier si « la cour » ne dort pas. Le conte reproduit des schémas et une typologie basée sur la réalité quotidienne de la population caribéenne, notamment le cycle de la nature, de la vie, l’institution concentrationnaire de la plantation, la relation entre les maîtres et les esclaves ou les méfaits de la décolonisation.
La transcription des premiers contes date de la fin du XIXe et du début du XXe siècle et ils ont été recueillis en grande partie par des chroniqueurs, des voyageurs ou des administrateurs, tels les récits d’Henri Anatole Coudreau (1859-1899), professeur et explorateur français qui s’est concentré non seulement sur l’étude de la faune et de la flore, mais également sur celle des populations amérindiennes, d’ascendance européenne et africaine. Citons également les écrits de Georges Brousseau (1859-1930), dont les conditions de vie en Guyane et dans l’Amazonie sont évoquées dans son Journal des voyages (130-144). Les journaux et les revues de l’époque présentent quelques contes dans leurs colonnes. Alfred de St-Quentin nous fournit un texte en créole intitulé « Nèg, Engyen ké Blang », accompagné d’une traduction française « Le Nègre, l’Indien et le Blanc ». Georges Haurigot, auteur guadeloupéen (1856-1915), nous propose les Contes nègres, souvenirs de la Guyane française, parus en 1893 et résultant de ses voyages commerciaux dans les colonies françaises. Il conciliera son goût pour la littérature, ses responsabilités de chef du gouvernement en Afrique, dans la Caraïbe, et nous offre avec le conte « Le nègre, l’indien et le blanc » (37-49), une réflexion sur le genre humain et sa diversité. On en lit une version en prose, « Les trois frères » (137-139), tirée de Veillées noires de Léon Gontran Damas, auteur guyanais et l’un des chantres du mouvement de la Négritude. Il traduit dans ses textes les complexes de l’homme noir et les séquelles du colonialisme. Les variantes de ce conte s’enchaînent, comme s’il s’agissait de garder à l’esprit et de transmettre la mémoire du monde, une morale orchestrée autour des races, de l’altérité et la réalisation de soi. La culture caribéenne constitue un point d’orgue, crée et affirme une écriture, un imaginaire, une identité plurielle, liée au métissage social, culturel et linguistique, comme l’énoncent Bernabé, Chamoiseau et Confiant dans Éloge de la Créolité : « Il nous faut donc tout faire en même temps : placer notre écriture dans l’allant des forces progressistes qui s’activent pour notre libération, et ne point délaisser la recherche d’une esthétique neuve sans laquelle il n’est point d’art, encore moins de littérature » (42). L’univers caribéen, avec son système de ramifications terrestres, maritimes et frontalières semble amener et ramener à lui un foisonnement de vies et d’outils façonnés durant des siècles.
La dimension alluvionnaire du conte
Les deux premières versions du conte nous plongent dans le lit de la rivière et dans le limon de la trilogie coloniale s’articulant traditionnellement autour de trois ethno-types distincts : le « Nègre », l’Indien et le Blanc. Le chiffre « trois » nous renvoie à l’univers du conte de fées évoqué par Bettelheim, au nombre de répétitions ou d’essais nécessaires pour la compréhension et la réalisation d’une action fictionnelle. Les auteurs nous entraînent dans un cycle, une « ronde tournoyante, rapide, parfois même hypnotique » (Chamoiseau et Confiant 73). Les mots et les répétitions des conteurs caribéens donnent de l’élasticité et du ressort aux phrases qui se déploient, tournent sur elles-mêmes.
Le « Nègre » représente la figure de l’insurgé, du travailleur pressuré s’insurgeant contre son sort et le travail acharné dans une société coloniale. L’Indien, lui, est associé à l’image du sorcier, de l’être mythique, dépositaire d’une science et se tenant en marge de l’habitation, de la société créole. Le Blanc, assimilé au « colon », au colonisateur est investi de pouvoirs et le titre de « commandeur », le place dans la posture de celui qui est chargé de l’inspection, de la gestion de l’exploitation et de la surveillance des esclaves noirs. Il endosse le statut du maître, à qui il incombe de faire prospérer et rayonner la plantation, au sein de la colonie. Un mécanisme particulier ou une tension accrue entre la fiction et la réalité permettent donc aux auteurs de puiser dans la mémoire collective pour y trouver l’intégralité ou une partie de la matière constitutive de leur propre imaginaire, du geste créateur. Le conte devient l’interface entre plusieurs niveaux de réalité.
Le texte émanant d’Alfred Saint-Quentin et issu du bassin francophone caribéen parvient au lecteur dans sa forme originale, c’est à dire en « créole de la Guyane française » et l’auteur souligne sa particularité : « Ce conte, dont le cadre est connu depuis plus d’un siècle dans la colonie, est un des plus ingénieux que j’ai entendu raconter en créole. Il fait exception aux conceptions beaucoup plus grossières, qui forment ordinairement le fond du conte nègre » (195). Son recueil est d’ailleurs suivi d’une Étude sur la grammaire créole, comme s’il s’agissait de véhiculer une « continuité entre l’oralité créole et [l’]écriture créole, entre le conteur créole et l’écrivain » (Chamoiseau 153). La mention « Noirs et Blancs (créole de la Guyane française) » nous renseigne sur la sémiosphère antillaise et l’espace créole, « nègre » et métis, sur les indices de l’anthropologie raciale utilisées par la parole créatrice.
Le conte de Saint-Quentin (1872) débute très synthétiquement en créole : « Lontan, lontan tout moun té nwô, San pa oun blang lasou la tè » (3). Il propose en parallèle une traduction française : « Il y a longtemps, longtemps, tout le monde était noir, Sans un seul blanc sur la terre » (ibid.). Le cadre spatio-temporel du commencement de la création et de l’humanité est délimité avec les expressions : « longtemps », « sur la terre » et « tout le monde ». Georges Haurigot (1893) présente l’histoire d’une famille : « Il était une fois—il y a de cela longtemps, longtemps !—il était une fois trois hommes et trois femmes qui formaient une même famille ». Les formules introductives, propres au conte traditionnel et à l’univers merveilleux, nous ramènent à des temps immémoriaux. Les points d’exclamation font appel à nos émotions et nous projettent hors de la durée. Damas précise dans son texte : « Au commencement, il n’y avait que des Nègres » (137). Ce début nous renvoie à la parole liturgique de la création : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu » (Évangile de Jean 1, 1 à 3). Chacun des auteurs invite le lecteur à considérer le commencement de toutes choses, explique doctement le contexte historique et social qui diffère des pratiques actuelles. Saint-Quentin poursuit ainsi son texte :
Tan-là sa pa té kou jodi
Bouvan Bonguié koutmé vini
Pou palé ké sa moun ki bon
Yé pa pô li okin’ fason;
Tout aa moun li téka-palé
Li té-guen kichoz pou bay-yé. (Saint-Quentin 3)
Dans ce temps-là ce n’était pas comme aujourd’hui
Souvent le Bondieu venait
Pour parler aux bonnes gens ;
On ne le craignait pas le moins du monde ;
A toute personne il parlait et avait quelque chose à donner. (Saint-Quentin 3)
Un parallèle est établi entre hier (« ce temps-là ») et « aujourd’hui », comme s’il s’agissait d’actualiser et de révéler la véracité des faits. Le Dieu créateur est présenté comme un personnage avenant, un généreux donateur, présent dans la vie quotidienne des « bonnes gens ». La transcription de Georges Haurigot, plus longue, apporte de multiples précisions sur le physique, les traits moraux d’« une même famille », leur mode de vie et leurs activités quotidiennes :
Ils étaient de haute taille, bien faits, avec de beaux cheveux lisses, mais ils étaient tout noirs. Ils ne songeaient pas à se plaindre de leur couleur, parce qu’ils ne connaissaient personne qui en eût une autre. Jamais il ne s’élevait de dispute entre ces braves gens et leurs voisins, car ils n’avaient pas de voisins, étant les seuls habitants humains de la terre. […] Jamais non plus ces êtres naïfs et bons,—ce sont les trois hommes et les trois femmes tout noirs que je veux dire,—jamais non plus, dis-je, ils ne se querellaient entre eux, car ils ne possédaient rien, ou mettaient en commun le peu qu’ils avaient. Ignorants des règles du tien et du mien, ils vivaient comme des frères. Ils n’étaient pas allés à l’école, et ils passaient leur vie à la chasse et à la pêche […]. N’ayant pas de maisons (car des huttes de feuillage leur suffisaient), ils n’avaient pas de concierges, pas de domestiques, et ils ne se mettaient jamais en colère. […] Vous me croirez si vous voulez, malgré tout ce qui leur manquait, les trois hommes et les trois femmes tout noirs jouissaient d’une félicité parfaite dont la recette a été perdue depuis. » (37)
Les adjectifs mélioratifs s’enchaînent pour décrire des personnages peu communs, de « haute taille, bien faits, avec de beaux cheveux lisses », « tout noirs » évoqué à trois reprises, de « braves gens », des « êtres naïfs et bons ». L’emploi récurrent de la négation et des expressions négatives « jamais », « personne », « rien », tendent à renforcer les qualités des « seuls habitants humains de la terre. » Vivant en milieu clos et dans le dénuement, ils sont préservés des mauvais penchants, de toute convoitise. La dimension trinitaire et idéaliste trouve son accomplissement dans les expressions « ils vivaient comme des frères », « mettaient en commun le peu qu’ils avaient » et ils « jouissaient d’une félicité parfaite ». Le conteur cherche à transmettre un message et les indications à la première personne du singulier, l’interpellation des lecteurs, se multiplient : « Cela vous paraîtra invraisemblable, mes enfants; mais il y a eu positivement une époque où l’on ne connaissait ni les avocats, ni les savants, ni les professeurs, ni les avoués, ni les notaires, ni les juges, ni les huissiers, qui font l’ornement le plus agréable de notre société actuelle » ou « […] ce sont les trois hommes et les trois femmes tout noirs que je veux dire, — jamais non plus, dis-je, ils ne se querellaient entre eux […]. »
Le narrateur poursuit : « Ils n’étaient pas allés à l’école, et ils passaient leur vie à la chasse et à la pêche ; ce qui, j’en suis certain, semblera à bien des petits garçons de ma connaissance une occupation fort agréable. » Le conteur, en père affectueux et patient, s’adresse à [ses] « enfants », s’en réfère à l’état de la « société actuelle », se répète : « je veux dire », « dis-je », « vous dis-je », « Vous me croirez si vous voulez » ou « vous l’admettrez sans peine ».
Damas, après avoir évoqué au début de son conte le « commencement », enchaîne en écrivant : « A cette époque lointaine, les choses n’allaient pas leur train d’aujourd’hui. Dieu-le-Père, dont on ne redoutait ni l’autorité ni la colère, descendait souvent sur terre, s’entretenait longuement et familièrement avec tout le monde, prodiguant des conseils en homme avisé » (Damas 137). Le pouvoir et la miséricorde divine sont véhiculés par la force des images et des mots. Les phrases sont concises, le rythme marqué, l’emploi des négations et des adverbes soutenus pour traduire une vie et une gestion quotidiennes bien orchestrées. La parole circule et les actions s’effectuent librement avec les verbes « s’entretenir », « prodiguer », « combler » ; l’adverbe « volontiers » ; les adjectifs « avisé », « heureux ». La société coloniale décrite représente un corps social tripartite, composé de « blanc, métis, noir ou béké, milàt et nèg », dominé par un dispensateur de bienfaits : « Heureux temps où, se laissant volontiers approcher de tous, il ne regagnait jamais le Ciel sans combler de présents tous ceux qui méritaient de Lui ! (Damas 137) » Ce créateur est d’origine européenne, puisque Damas lui attribue les propos suivants : « Et voilà pourquoi, j’ai préparé pour vous une eau lustrale qui vous fera blancs… comme tous ceux qui sont à mes côtés. Car, vous apprendrai-je ce que plus d’un ignore, à mes yeux, c’est de couleur blanche qu’est le bonheur céleste » (Damas 137). La « félicité parfaite » (Quentin 38), « ce bon temps-là » (Saint-Quentin 3), ce temps « heureux » (Damas 137) ou « le bonheur céleste » (ibid.) mentionnés par les trois écrivains nous renvoient à l’image du paradis, aux paradigmes du mythe, de la parabole ou des récits bibliques. Vladimir Propp dans Morphologie du conte énonce précisément tous les éléments qui viennent se greffer sur le texte oral : « Le conte subit l’influence de la réalité historique contemporaine, de la poésie épique des peuples voisins, de la littérature aussi, et de la religion, qu’il s’agisse des dogmes chrétiens ou des croyances populaires locales » (116).
Sur le plan axiologique, le narrateur laisse entrevoir une ombre au tableau initial, celle du diable : « Un tel état de choses, vous l’admettrez sans peine, ne faisait pas l’affaire du roi des Masquililis, le diable de ce temps-là » (Haurigot 38). Le « roi des Masquililis »1 occulte le « Bondieu » et nous propulse dans un monde chthonien. La jalousie et la rivalité entre Dieu et le diable, deux forces agissantes, se profilent et impactent la suite du récit. Les textes de Saint-Quentin et de Damas mentionnent un Dieu qui vient aux trois frères, attristés par le décès récent de leur père, et qui leur propose « une fontaine » (Saint-Quentin 3), une « eau lustrale » (Damas 137) pour que leur « corps devienne blanc » (Saint-Quentin 3). « Le bonheur céleste » (Damas 137) est associé à « une peau blanche, toute blanche, [qui] doit être agréable à porter » (Damas 138), « jolie » (Saint-Quentin 4) et assimilée à « la blancheur du lait » (Haurigot 42). Et la fontaine, où ils pourront se tremper et se vautrer dans l’eau, renvoie à un espace mythique et spectaculaire. Les trois frères doivent « courir, courir, courir » dans cette direction pour changer de couleur de peau, blanchir, et quérir ainsi le bonheur. Cette expérience de la course effrénée est vécue comme la répétition des agressions traumatiques de la colonisation. L’homme noir « s’identifie à l’explorateur, au civilisateur, au Blanc qui apporte la vérité aux sauvages, une vérité toute blanche » (Fanon 120). Haurigot mentionne « un bassin rempli d’une eau qui jouit d’une propriété singulière : elle rend blanc tout ce qui s’y plonge » (42). Le narrateur dans ces versions souligne les réserves et le refus des deux premiers frères, mais l’enthousiasme du plus jeune. Sa course et sa quête aboutissent avant que l’eau ne soit « épuisée » (Saint-Quentin 4), ce qui stimule les aînés. Mais en se dirigeant vers la fontaine, ils ne trouvent que de la « vase », « le fond du trou […] humide » (Saint-Quentin 4) et dans la version de Damas « de la glaise », voire « un mince filet d’eau » (138). Ces termes symbolisent cette alluvion, ce dépôt de sédiments dans lesquels se vautre le frère cadet, tels la vase, l’argile transportés par l’eau courante, tout ce qui le ramène au sol, à la poussière, à son existence ou à sa non-existence, à la fertilité ou à la stérilité, à la gloire ou à la disgrâce. Les auteurs égrènent le corollaire énoncé par les esclavagistes, les religieux, à savoir l’opposition entre le blanc et le noir, entre le bien et le mal :
- Avouez, continua le Roi des Masquililis, que le blanc est une nuance charmante?… Mais ce n’est pas tout, et ma prescience de l’avenir me permet de vous affirmer que cette couleur prendra plus tard dans le monde une importance considérable. Le blanc deviendra, sans que jamais personne sache pourquoi, le symbole de l’innocence, de la pureté, de la candeur de l’âme. […] Le noir, au contraire, le noir, votre couleur, deviendra le signe du deuil. Le mot même qui la désigne prendra les sens les plus fâcheux. Quand on voudra exprimer la mélancolie, la tristesse, c’est lui qu’on emploiera ; on dira humeur noire, noirs pressentiments, noirs soucis. S’agira-t-il de qualifier une action odieuse, perverse, atroce, c’est encore cette malheureuse nuance que l’on y emploiera : noire ingratitude, noire calomnie, noir attentat […]. (Haurigot 41)
Le second frère « devint tout rouge, il devint Indien » (Saint-Quentin 4). Haurigot précise que « Leur nuance ressemblait un peu à celle de la brique pilée : les Indiens, ou Peaux-Rouges, venaient de naître » (45). Ces indications relatives à la terre, à la glaise, évoquent la naissance d’un peuple, l’ensemble des éléments transmissibles propres à un peuple des Amériques, un maillage génétique, une maïeutique historique et culturelle.
L’intertextualité des récits patrimoniaux nous renvoie à Kristeva, qui affirme que « [t]out texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte » (85). Les variations et les interprétations font partie intégrante de l’univers des contes. Et le narrateur, comme l’affirme Patrick Chamoiseau dans Solibo Magnifique, doit être perçu : « Non, pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout, inspectère, l’écrivain est d’un autre monde, il rumine, élabore ou prospecte, le marqueur refuse une agonie : celle de l’oraliture, il recueille et transmet » (159). « Marquer » en créole, c’est écrire. Ainsi, l’écrivain de la Caraïbe francophone « recueille et transmet » une tradition orale ; il écrit cette parole oralisée, lui donne la fonction d’un « kont » (conte), aux résonances multiples.
Dans les trois versions de notre conte, les points de suspension laissent libre cours à l’imaginaire du lecteur. Il peut envisager d’autres éventualités, comme autant d’entrelacs de paroles possibles ou d’ouvertures sur des réalités propres à l’histoire caribéenne. L’eau de la fontaine ayant été utilisée par les deux premiers frères, le dernier comme le relatent les différents récits, « fut obligé de garder sa couleur » initiale. Le filet d’eau trouvé ne put blanchir que « le creux de ses mains et la plante de ses pieds » (Saint-Augustin 4-5). « La plante de ses pieds et la paume de ses mains prirent une couleur un peu moins foncée, mais tout le reste de son corps demeura comme auparavant », ce qui le mit « dans une fureur […] noire », comme nous l’indique Haurigot (45-46). Et Damas nous présente un homme « Obligé de garder sa peau » et qui « s’en retourna chez lui, de fort mauvaise humeur » (Damas 138). Les textes littéraires traduisent un mal-être, un passé douloureux résultant d’une fracture, d’une « genèse » ou d’une « digenèse » de la culture créole, aux prises avec des identités multiples, pour reprendre le mot d’Édouard Glissant : « La Genèse des sociétés créoles des Amériques se fond à une autre obscurité, celle du ventre du bateau négrier » (2006, 183-184). La couleur noire entache la vie du dernier frère et, par voie d’association, celle de ses deux frères également. Une seconde proposition lui est faite et il en a la primeur : le choix entre « la richesse, la liberté et l’intelligence » (Saint-Quentin 5). Le Noir est l’artisan de son destin et tout s’orchestre savamment autour du don, car les occurrences du verbe « donner » sont nombreuses : « Je vous en prie, donnez-moi un peu d’eau ! » ; « Je ne donne pas les choses deux fois. » « Mais j’ai quelque chose à vous donner » ; « C’est tout ce que je vous donnerai maintenant. » L’Européen a fait irruption dans le monde des Noirs et a déstabilisé son système organisationnel, son mode de pensée et de vie. Or, avec cette nouvelle donation transcrite en italique dans le texte, le Noir est prié « maintenant » de mûrement réfléchir. Georges Haurigot met en exergue un « bon Génie », à l’image du « Génie du christianisme » de Chateaubriand qui fait du christianisme la voie par excellence et la religion « la plus favorable à la liberté » (57). Néanmoins, le plus noir des présages s’esquisse avec la référence « Mais maintenant l’heure est venue », qui fait écho à la parole christique : « Jésus leva les yeux au ciel, et dit : Père, l’heure est venue ! Glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie » (Jean 17 : 1). Le lexique du conte s’organise autour du don, de l’action, de la réciprocité, du dénouement final, comme Saint-Quentin le formule : « Ce que vous aurez fait, je le ferai » (5). Haurigot évoque l’amour et la libéralité d’un « bon Génie » :
Mes chers amis, leur dit-il, j’ai depuis longtemps trois présents à vous faire. J’ai hésité jusqu’à ce jour à vous les offrir, car vous étiez si parfaitement heureux que vous n’aviez besoin de rien. Mais maintenant l’heure est venue. Je vous donne trois biens inestimables lorsqu’on en fait un bon usage : LA RICHESSE, LA LIBERTÉ ET L’INTELLIGENCE. A vous de les partager et de vous en servir comme vous l’entendrez. Et maintenant, adieu, car je prévois que nous ne nous reverrons pas de sitôt. Richesse, liberté, intelligence !… (Haurigot 47)
Les dons promis ne peuvent échapper ni aux sens ni à l’entendement des frères et du lecteur caribéen. Dans son texte, Léon Gontran Damas dissocie les donations pour en faciliter les représentations visuelles : « Voilà : Ici, la Richesse ; ici, la Liberté ; ici, l’Intelligence » (139). Il opte pour la segmentation et l’énumération distincte des dons avec l’emploi du présentatif « Voilà », la reprise anaphorique de l’adverbe « ici » et les majuscules aux « trois bonnes choses » énoncées. Les « présents » une fois choisis ne doivent pas être dérobés aux autres. La mise en garde et la sommation semblent solennelles. Le frère aîné qui exige de choisir le premier dans le conte d’Haurigot, adopte une posture impitoyable et la richesse tout en menaçant les deux autres : « J’ai été le plus mal partagé dans l’affaire de la fontaine, et je n’entends pas qu’il en soit ainsi cette fois. Je veux choisir le premier ; et si quelqu’un s’y oppose, comme je suis le plus grand et le plus fort, je le tuerai » (48).
Saint-Quentin, dans sa version poétique, décrit également ce mal-être insidieux qui gangrène le cœur et qui altère ses facultés. Le Nègre se prononce le premier en faveur de l’or en pensant se soustraire à l’esclavage : « Le nègre s’écria tout de suite : « Je prendrai l’or ! / Si j’ai de l’or, je serai toujours libre ; / Les gens riches ne sont jamais esclaves. / Quant à l’esprit, je m’en soucie fort peu » (5). L’Indien mise sur la liberté qui ne peut pas rivaliser avec l’intelligence et le Blanc se retrouve, hué, avec l’élément restant. En guise d’épilogue, les auteurs nous précisent ce qu’il advint de chacun des trois frères.
Mais vous savez ce qui est arrivé ?
Avec l’esprit dont on se moquait,
Il ne tarda pas à devenir le plus fort ;
Il ne laissa pas un grain d’or au nègre,
L’Indien comme le nègre furent ses esclaves,
Lui seul fut riche, lui seul fut libre ! (ibidem)
Léon Gontran Damas, après avoir débuté son conte par la formule initiale « Au commencement », clôture le récit par « Et depuis », en replaçant son discours dans la sphère spatiale et temporelle de la circularité, comme pour signifier la réalité de l’existence guyanaise et retranscrire le vécu, les sensations originelles de l’homme, et cela, par le biais des langues créole et française. Le lecteur est directement interpellé par la situation finale et sa propre réalité :
Vous n’êtes pas sans connaître la suite ? Avec l’Intelligence, dont on se riait, [le Blanc] ne tarda pas à devenir des trois le plus habile, le plus rusé, le plus fort. On sait également qu’il ravit la Richesse au Nègre. L’Indien, comme le Nègre, devint son esclave. Et depuis, lui seul fut riche, lui seul fut libre, sans qu’on puisse dire jusques à quand ? (139)
Le bonheur paradisiaque esquissé initialement s’est estompé, la beauté du Blanc, ses traits « minces » et étirés ont laissé place à la malice, à la ruse et à une dureté de cœur. Il « ravit la Richesse » et tient sous sa coupe l’Indien et le Nègre. Le pouvoir, la puissance et la force brutale du Maître se révèlent et ramènent le lecteur à l’existence d’un peuple noir confronté à la colonisation, à l’esclavage, à l’affranchissement, à la lecture historique et géographique de la région caribéenne, au métissage culturel et linguistique. Les réécritures de ce conte tendent à nous présenter sous une forme voilée et symbolique les réalités sociales de la Caraïbe francophone. La parole se fond dans une forme d’universalité, elle circule dans l’espace caribéen, réactive un foisonnement de questions, de symboliques, d’histoires, de manière à offrir aux hommes une nouvelle identité. À l’image des sols alluvionnaires, les auteurs reprennent des récits anciens, les enrichissent d’influences modernes diverses, d’une créativité et d’une langue renouvelée pour insuffler à l’imaginaire et à la littérature guyanaise une richesse qui l’enracine dans les configurations traditionnelles de l’oralité et de l’identité créoles.
En partant d’une version du conte intitulé « Le Nègre, l’Indien et le Blanc » et en le réexploitant à différentes époques, les auteurs nous plongent dans l’univers caribéen et nous en proposent différentes lectures, orchestrées autour de certaines codifications gestuelles, symboliques, culturelles et linguistiques. Les origines, la question identitaire, la créolité, par les liens qui se tissent entre les individus, nous amènent à nous pencher sur les arcanes d’un passé socio-économique, culturel et linguistique. La tradition orale du conte nous inscrit dans des phases circulaires et alluvionnaires, au confluent de toutes les civilisations. Et « la tradition orale des pays créoles au langage d’une subtilité souvent déconcertante » (Damas 10) révèle le pouvoir de l’imaginaire et la créativité populaire, aptes à nous révéler « des vérités qui nous sont encore cachées à nous-mêmes et que nous devons nous hâter de déchiffrer » (Ménil 126). Les auteurs usent d’un certain nombre de stratégies littéraires pour faire sourdre du plus profond de l’être une identité qu’il pourra s’approprier ou se réapproprier pour la transmettre aux siens. Le récit s’écrit, s’énonce et expose une langue, une culture, un patrimoine à transmettre de génération en génération. La parole du conteur fédère l’imaginaire collectif à partir de données sociétales existantes, mais nous pourrions conclure comme Jean Bernabé que « dans la perspective de l’oraliture, la parole ancestrale n’est pas figée dans un passé immémorial : les ancêtres naissent, en effet, chaque jour » (1996 5). Le récit s’enrichit et se transporte de-ci de-là pour renforcer les apprentissages, le principe des dialogues incessants, les approches contrastives de deux langues, le français et le créole, signes de richesse, de construction et de dépassement de soi et des autres.