Le texte comme performance et transmission infinie des Caraïbes dans l’œuvre en mouvement de Rita Indiana
Dans un entretien donné en 2015 au salon du livre de Bogotá, où elle était l’une des invitées d’honneur, Rita Indiana, née en République dominicaine en 1977, a prononcé des phrases qui nous semblent éclairantes quant à son art et sa conception de la transmission :1
Pour moi, la chanson est également une sorte de story-telling, une façon de raconter des histoires, elle a toujours été, depuis l’Antiquité, une forme de transmission orale ; pour moi, il n’y a pas de division très claire entre la littérature et le format de la chanson.2
Être caribéen, c’est comme l’hindouisme, c’est absorber constamment des cultures, c’est quelque chose qui n’est pas défini, qui n’est pas coagulé et c’est aussi ce que je travaille dans ma littérature, c’est une littérature qui est dans un processus de coagulation permanente.3
Mon œuvre est une bombe de sujets brûlants des Caraïbes.4
Ces citations configurent un univers artistique que la créatrice place résolument sous le signe des Caraïbes, ce qui signifie pour elle des identités et créations mouvantes, en incessante évolution et créolisation ainsi qu’une écriture en prise sur des problématiques très contemporaines. Elle établit un lien étroit entre transmission et oralité, écriture et musicalité. Sa production foisonnante en est une claire illustration. Rita Indiana a commencé sa production artistique par la littérature : elle a écrit deux recueils de nouvelles, Rumiantes (1998) et Ciencia succión (2001) puis des romans La estrategia de Chochueca (2003), Papi (2005), Nombres y animales (2013), La mucama de Omincunlé (2015), Hecho en Saturno (2018). Certaines de ses œuvres ont été traduites en anglais et en italien et La mucama de Omincunlé a gagné en 2017 le Grand Prix Littéraire de l’Association des Écrivains des Caraïbes. Conjointement à sa carrière littéraire, Rita Indiana est chanteuse et performeuse, participant à de nombreux projets artistiques collectifs. L’album El juidero dont elle est l’auteure et l’interprète, au sein du groupe « Rita Indiana y Los Misterios », a remporté un succès international marqué par des concerts à Saint-Domingue, New York et Barcelone. Ses chansons, mêlant modernité et rythmes caribéens traditionnels, sont reprises par des interprètes mexicains, dominicains, colombiens, portoricains. Il s’agit donc d’une artiste qui s’affirme comme une voix importante de la musique ainsi que des Lettres caribéennes et hispano-américaines.
Rita Indiana vit à Porto Rico depuis onze ans ; son public/ lectorat est principalement caribéen, états-unien et européen. Dans la dynamique qui est la sienne, comment transmet-elle sa vision des Caraïbes ? L’hypothèse que nous formulons ici est que Rita Indiana met en œuvre une transmission fondée sur ce que nous appellerons la performance littéraire. Ses œuvres deviennent alors expression et transmission d’un art caribéen ouvert et plein de vitalité. Nous nous pencherons dans un premier temps sur les implications théoriques des liens entre performance, écriture et transmission avant d’étudier deux modes d’interpellation du lecteur chez Rita Indiana : la musicalité conçue comme la transmission d’un potentiel de créativité caribéenne ainsi que le dialogue intertextuel avec Alejo Carpentier, qui conduit à une exploration du temps et invite à puiser dans l’histoire des Caraïbes des réflexions sur les urgences du monde contemporain.
Quelques considérations théoriques sur les liens entre performance, écriture et transmission
Dans la réception de l’œuvre littéraire de Rita Indiana, l’épitexte public diffère de celui d’auteurs qui se consacrent exclusivement à l’écriture. Se renseigner sur cette écrivaine implique d’emblée une entrée dans un monde musical : nous voyons la créatrice chanter, danser, jouer dans des vidéos qui sont autant de courts-métrages. Sans que cela ne soit quantifiable, le territoire littéraire est débordé par l’univers de la chanteuse, auteure, compositrice, interprète. Ses propres interventions dans des performances créent un jeu d’échos avec ses écrits et mettent en valeur une de leurs particularités : ses romans ne se contentent pas de mettre en scène des performances, ils ont des caractéristiques propres aux performances.
La performance artistique est souvent conçue comme un événement, une action en train de se faire (Médar Serrata, Antonio Benítez Rojo, Josefina Báez, Gérard Mayen…). Il s’agit d’une réalisation caractérisée par son instantanéité, son efficacité, son hybridité, son impact direct et innovant. L’œuvre est fréquemment incarnée par l’artiste lui-même, le corps est donc au centre de ces créations. Elle s’inscrit dans le temps bref de la représentation, marque l’irruption, l’urgence d’une expression artistique, et se produit dans un lieu qui est loin de se limiter aux salles de spectacle. La performance revêt donc une dimension éphémère et chemine hors des systèmes institutionnalisés. Elle est également perçue comme un espace depuis lequel les conventions artistiques sont remises en cause. Cette forme artistique a été développée avec brio par des artistes dominicaines aux États-Unis, le cas le plus emblématique étant celui de Josefina Báez.5
Ces créations posent d’évidentes questions de réception et de délimitations. Quel rapport s’établit avec le spectateur ? Ce dernier est parfois considéré comme le témoin d’une scène qui peut, ou non, être annoncée à l’avance, qui peut se produire dans un espace emblématique ou dans un lieu imprévu et imprévisible. La performance se caractérise donc par des limites difficiles à fixer, son hybridité et l’hybridité des approches scientifiques qui tentent de l’appréhender. C’est ce que Richard Schechner, l’un des créateurs des Performance studies aux États-Unis, formule de la façon suivante : « My speciality is performance theory which for me is rooted in practice and is fundamentally interdisciplinary and intercultural » (Schechner 23). L’étude des performances requiert donc des approches renouvelées, inévitablement interdisciplinaires, afin de ne pas les ramener à des schémas d’interprétation qui restreindraient les propositions qu’elles portent en elles.
Le phénomène des performances n’est pas nouveau ; il s’est affirmé à partir des années 1970, mais on constate actuellement un engouement pour ces actions d’art. Différentes hypothèses sont avancées pour comprendre ce phénomène. À une époque de plus en plus dominée par la réalité virtuelle, cette forme artistique reposant sur un travail du corps serait une façon, selon Joseph Danan, de « répondre à notre désir, désespéré parfois, de nous sentir vivants » (Danan 7) et d’affirmer une existence ici et maintenant. Il s’agirait aussi, dans le cas des performances unipersonnelles, d’un art à la première personne, qui aurait une indéniable dimension autobiographique. Par le travail sur le corps, les performers incarnent donc des problématiques contemporaines. Emilia Durán, voit dans les performances dominicaines aux USA, une démarche liée à la migration : l’expression d’un être qui, par sa prise de risque et sa présence corporelle, incarne la transculturation. S’ouvre alors un espace qui vient défier les canons de la culture d’origine et du pays d’accueil. À la suite de Beatriz J. Rizk, Emilia Durán définit les performances des artistes dominican-york comme un interstice générateur d’un troisième espace qui vient déstabiliser des schémas sociaux et culturels (Durán 43).
Parmi les multiples questionnements que suscitent les performances, se trouve celui de la place de l’écrit. Si la performance est une brève représentation, les textes, photos, vidéos qui accompagnent parfois le processus de création ou la représentation elle-même peuvent rester sous forme de traces ou de fragments. C’est le cas du texte de la performance de Rita Indiana « Azúcal », incluse dans le livre Cuentos y poemas(1998-2003). Le titre de l’ouvrage qui indique réunir des nouvelles et des poèmes mais inclut également la trace d’une performance montre la difficile inscription de ce type de textes dans des catégories littéraires prédéterminées. Par ailleurs, comment lit-on un texte de performance ? C’est la question qui avait été posée lors d’une rencontre à l’Institut Cervantes de New York à Josefina Baez.6 Celle-ci prônait une lecture qui n’essaierait pas de recréer par l’imagination ce qu’avait pu être la représentation. Cependant, garder la trace de la corporalité originelle avait conduit à insérer dans l’une des éditions du texte de Dominicanish l’image du corps de la créatrice : chaque page de droite est illustrée par la photo d’un mouvement réalisé par Josefina Báez. Tourner les pages conduit à une double découverte : celle des textes et de la silhouette de l’artiste qui prend vie.
Du fait de leur hybridité, du rapport direct entre performer et spectateur, les études sur les performances dépassent très souvent le domaine purement artistique pour déboucher sur des considérations sociales ou existentielles. Richard Schechner affirme que si la performance est sur le plan artistique, limitée et définie, tout dans la vie peut être interprété comme une performance : un accident, une cérémonie religieuse ou encore une soutenance de thèse (Schechner 22). Il en va de même pour Judith Butler qui, dans ses écrits sur les genres, considère que ceux-ci ont été socialement construits, que par conséquent, leur élaboration peut être assimilée à une performance : un corps répète un rôle qu’on lui a inculqué jusqu’à donner l’illusion d’une identité solide et immuable (Butler 264). Ces considérations conduisent donc à des redéfinitions de genre mais aussi d’identités individuelles et nationales. L’universitaire dominicain Médar Serrata considère alors que toutes les identités (genrées, nationales) peuvent être perçues comme des constructions. Il met en valeur une dimension artificielle des constructions présentées comme figées, ce qui est une claire incitation à des remises en cause d’ordre artistique, social et politique. Il s’appuie sur les travaux de Diana Taylor qui appelle, dans une perspective postcoloniale, à reconsidérer la façon d’étudier l’Amérique latine afin d’abandonner la surévaluation de l’archive de matériaux censés être perdurables (textes, édifices…) au profit du répertoire de savoirs et pratiques corporelles, langage oral, danse, sports, rites. D’après Médar Serrata, il ne s’agit pas d’abandonner l’étude des textes mais de concevoir ces derniers comme porteurs de savoirs en dialogue constant avec d’autres formes dotées de leurs propres codes. La performance s’inscrit, selon lui, dans une reconsidération des constructions sociales et historiques (Serrata 2013, 250).
Par ailleurs, l’écrivain cubain Antonio Benítez Rojo établit dans La isla que se repite - El Caribe y la perspectiva posmoderna, un lien direct entre l’écriture caribéenne et les performances. Ses réflexions sont très nettement inspirées par celles d’Alejo Carpentier quant au temps ; l’un des chapitres de son ouvrage lui est d’ailleurs consacré. Il insiste sur la difficulté d’appréhender la culture caribéenne. Ses tentatives de définition se heurtent à des réalités très complexes qu’il énonce en ces termes : « La culture caribéenne, au moins dans l’une de ses différences les plus marquantes, n’est pas terrestre mais aquatique ; c’est une culture sinueuse dans laquelle le temps se déploie de façon irrégulière et refuse d’être capturé par le cycle de la montre ou du calendrier » (Benítez Rojo 19).7 Face à des créations mouvantes et difficiles à saisir, Benítez Rojo parle de la littérature caribéenne comme de l’une des plus spectaculaires qui soit ; cette littérature renouvelle les pactes de lecture et de réception. L’auteur devient pour lui un performer tout comme le spectateur dans un dialogue fondé sur une oralité, un rapport au corps et à la création propres aux Caraïbes. La performance telle qu’il la définit est représentative d’une conception caribéenne de l’art dans son rapport à l’Autre et au monde, un art qu’il qualifie de scénique et supersyncrétique (Benítez Rojo 392).
Les performances sont donc, pour Médar Serrata et Antonio Benítez Rojo, des formes artistiques et littéraires qui permettent des transmissions fondées sur le corps, l’oralité, le rapport spectaculaire à l’autre. Elles ont de multiples implications, entre autres la confection de nouvelles archives qui se transmettent de façon horizontale et revisitent librement des patrimoines immatériels.
Ces considérations sur la performance nous ramènent en profondeur vers les créations de Rita Indiana. Il convient de souligner que si cette dernière réalise de nombreuses performances, elle se considère avant tout comme écrivaine : l’écriture est pour elle le lieu le mieux à même d’accueillir les expressions artistiques dans leur diversité (Bustamante 2014, 14). Pourtant, il est important de noter que ses écrits ont toutes les caractéristiques des performances. Nous les définirons donc comme des performances littéraires, entendues comme des œuvres qui reposent sur une présence centrale du corps en mouvement ainsi que sur une volonté d’ouverture au monde et de décloisonnement : les textes sont porteurs de formes artistiques en dialogue qui viennent défier les canons en vigueur, déstabiliser les discours officiels, et repenser les problématiques caribéennes contemporaines. La performance littéraire peut alors être interprétée chez Rita Indiana comme mode de transmission d’une vision des Caraïbes. La musicalité occupe une place centrale dans ce dispositif textuel.
Dynamiques d’une transmission musicale : exprimer la créativité caribéenne
Le roman Papi (2005) a marqué un tournant dans la réception internationale des écrits de Rita Indiana. Sa dimension musicale a certainement été décisive dans le succès qu’a remporté l’œuvre. En effet, le roman se lit et s’écoute simultanément. Dans Papi, la narratrice est une petite fille de huit ans qui attend son père, papi, qui n’arrive jamais. La structure repose sur une succession d’images dans lesquelles papi fait de brèves apparitions spectaculaires qui rappellent des performances et disparaît avant de réapparaître. Papi joue successivement et frénétiquement différents rôles : un riche dominicanyork, un narcotrafiquant, un dictateur, un assassin dans un film d’horreur, un chanteur, autrement dit des rôles qui construisent et déconstruisent des représentations de la masculinité caribéenne et de la société moderne.
Les références musicales sont une partie intégrante du récit. Ainsi, la dimension affective de la musique populaire est explicitée dès l’incipit. Lorsque papi arrive à l’aéroport, une foule immense l’attend et espère bénéficier de la richesse qu’il a amassée aux USA. Dans les hommages intéressés qui lui sont rendus, la musique a la part belle. Certains lui font écouter des chansons comme « El triste » de José José pour lui rafraîchir la mémoire, nous dit la narratrice (Papi 16). Un orchestre joue Compadre Pedro Juan, pour que papi se sente comme chez lui. C’est donc par un merengue traditionnel, qui incite à la danse et au plaisir, que ses compatriotes l’accueillent. Le message est bien reçu car papi pose une main sur son ventre et se déhanche tout en continuant à courir. En attendant papi, la foule danse « el perrito », référence au célèbre merengue de Wilfrido Vargas, « El baile del perrito ».
La prose du roman est émaillée de chansons et des danses correspondantes. Rita Indiana joue avec différents types de musique. Les merengues traditionnels sont associés à papi et aux personnages de sa génération, les musiques états-uniennes surgissent à propos de la narratrice. Le merengue avait été sous la dictature de Trujillo, qui en était un grand amateur, érigé en expression de la dominicanité. Rita Indiana le fait circuler, coexister avec des musiques venues d’ailleurs, ce qui crée un territoire artistique ouvert qui déborde les idéologies et les frontières de la demi-île. Sa prose reflète l’incessante création/recréation des musiques, des rythmes et des influences.
Si le cadre temporel du roman est imprécis, certains éléments, en particulier les références au Président Joaquín Balaguer, permettent de situer le roman dans les années 1990. De ce fait, toutes les références musicales sont antérieures à 1996. Faire revivre une époque équivaut sous la plume de Rita Indiana à faire revivre aussi sa musique, c’est-à-dire sa vie quotidienne, les voix, les corps et les souvenirs qui s’y attachent. Pour le lecteur qui ne connaît pas les chansons, le texte est une incitation à les découvrir, créant ainsi un va-et-vient entre texte et musique ; pour le lecteur qui connaît ces chansons, Rita Indiana fait revivre la mémoire individuelle d’une époque qui s’inscrit bien sûr dans une Histoire collective. Le texte constitue ou reconstitue des archives musicales qui sont transmises spontanément par cette prose musicale.
Rita Indiana propose un pacte de lecture ludique dans lequel le lecteur lit et écoute le texte. Ce dernier poursuit sa lecture, chargé de musique et de souvenirs, son histoire rejoint alors celle des personnages, non par une empathie à leur égard mais par des références qui unissent son univers à celui des protagonistes. Ainsi, la narratrice commence parfois une phrase dont le lecteur connaît la suite, car c’est une citation libre d’une chanson populaire.
La démarche de Rita Indiana n’est pas isolée dans le domaine des Lettres dominicaines ou caribéennes : elle est caractéristique des « îles sonnantes », pour reprendre l’expression chère à Alejo Carpentier (Carpentier 1981). La musique est intégrée à l’écriture, comme elle l’est à la vie quotidienne, dans des pactes de lecture qui reposent sur des références constantes à des chansons populaires. Ces dernières sont au cœur des dispositifs textuels, ce qui correspond à une affirmation de modes d’expression caribéens que Rita de Maeseneer évoque en ces termes :
Le recours au boléro et à la musique populaire dans la littérature caribéenne démontre la conviction qu’il s’agit d’une modalité propre aux Caraïbes (et à l’Amérique latine), étroitement liée à l’oralité et la musicalité revendiquées avec force par certains penseurs caribéens comme Antonio Benítez Rojo (1989) ou dans le domaine francophone Édouard Glissant (1991). Je crois qu’en recyclant des boléros dans des contextes de plus en plus nouveaux, on valorise leur potentiel créatif, on perçoit leur projection vers l’avant, leur vitalité et même une séduction du public lecteur. (de Maeseneer 2006, 227)8
En ce sens, l’importance des citations musicales populaires dans le livre de Rita Indiana correspond à la constitution d’archives sonores, à un décloisonnement des arts et à une volonté, commune à de nombreux auteurs dominicains contemporains, de faire circuler de façon non élitiste la littérature. Cependant, l’écriture de Rita Indiana ne se contente pas d’intégrer ces chansons à son pacte de lecture, elle crée de nouvelles partitions. L’intrigue de son premier roman, La estrategia de Chochueca (2003), était éclairante à ce propos : les jeunes protagonistes avaient volé des enceintes ; afin d’éviter des problèmes, ils tentaient de les restituer sans attirer l’attention de la police. L’objet du vol n’était bien sûr pas anodin : il s’agissait de confisquer des enceintes pour faire entendre, au sens littéral du terme, d’autres sons. C’est ce que fait de façon magistrale le roman Papi. En effet, la musicalité de cette œuvre repose aussi sur le rythme frénétique qui entraîne la narration. Lorsque la narratrice accepte enfin que papi ne revienne jamais, car il est mort, cette révélation s’accompagne d’une rupture dans le récit qui s’exprime de façon musicale par le biais de répétitions, d’un rythme saccadé marque le choc ressenti et le déréalise :« El carro, un carro carro. Un carro carro carro, el carro más carro, car, ataca, atácalo, cógelo, chúbalo, chúbalo, chúbalo. Car, car. Por un carro fue que lo mataron, por un car, un carro carro caro, bien caro » (Papi 171). La musicalité s’impose sur ce qui est raconté, la douleur s’exprime de façon musicale d’abord comme un disque rayé puis de façon de plus en plus entraînante. En ce sens, la vie de la musique s’impose sur la douleur de la mort ou met en relief une dimension artistique qui permet de transcender les fractures intimes. La transmission musicale s’accompagne dans le cas de Rita Indiana d’une foi en la créativité caribéenne qui permet de surmonter les traumatismes individuels ou collectifs.
Si dans les œuvres de Rita Indiana, les références musicales sont clairement explicitées, il n’en va pas de même pour les relations intertextuelles que l’auteure tisse avec des écrivains caribéens. Or, celles-ci répondent à une logique semblable : elles dialoguent librement avec le texte et s’inscrivent dans la pulsion de vie insufflée par la créatrice.
Dialogues intertextuels et voyages dans le temps : puiser dans l’Histoire des Caraïbes des réflexions pour le monde contemporain
Dans La mucama de Omicunlé (2015), Rita Indiana se livre à un jeu sur le temps qui tisse un dialogue intertextuel avec Alejo Carpentier et explore des sujets brûlants des Caraïbes actuelles. Cette œuvre spectaculaire peut être interprétée comme une performance caribéenne au sens que donne Benítez Rojo à ce terme. En effet, celui-ci insiste, dans La isla que se repite, El Caribe y la perspectiva posmoderna, sur la difficulté d’appréhender les Caraïbes car les réalités qu’elles portent échappent aux grilles d’interprétation de la tradition occidentale dans la conception de l’espace, du temps, du monde et par là-même de la culture et de l’art (Benítez Rojo 218). A partir de ces considérations, il élabore le concept de performance lié à une représentation scénique mais aussi à l’expression profonde de la culture caribéenne. Pour Benítez Rojo, la façon d’entrer en relation des Caribéens repose sur la performance, entendue comme le besoin vital de communiquer, de se montrer aux autres dans une société qui repose sur une nécessité de canaliser les excès de violence (Benítez Rojo 219). D’où l’importance de la musique, de la danse, de l’oralité, qui fondent une manière d’établir une relation entre un acteur (au sens de celui qui agit) et un public. Benítez Rojo exprime avec force un mouvement dynamique qui inclut l’auteur et le lecteur. Le mot performer est par la suite utilisé de façon indissociable pour désigner celui qui fait et celui qui observe, celui qui écrit et celui qui lit car le mouvement insufflé par l’un se transmet à l’autre (Benítez Rojo 392).
Le terme de performer est dès lors appliqué à tous ceux qui font « bouger » les discours sur les Caraïbes par des productions qui se caractérisent par le « supersyncrétisme », la polyrythmie, l’improvisation et le rêve. Les caractéristiques que Benítez Rojo a distinguées à propos des sociétés caribéennes se retrouvent dans son analyse de la littérature : cette nécessité vitale de représentation débouche sur des textes qui sont un prolongement du corps du performer dans sa communication avec les autres ; le livre prend corps, dans sa dimension spectaculaire. Ce vibrant hommage à la créativité caribéenne, que nous ne généraliserions pas cependant à toutes les productions de cette zone, nous semble très suggestif pour aborder les œuvres de Rita Indiana. Elle crée donc des territoires littéraires dialogiques, caractérisés par une fluidité constante tant dans le rapport au lecteur fondé sur une oralité féconde, que dans une créolisation artistique qui repose sur des arts sans frontières temporelles.
La mucama de Omicunlé est un exemple flagrant de cette poétique. Le roman est situé simultanément sur trois plans temporels : certaines séquences se déroulent au XVIIe siècle, au temps des boucaniers, d’autres au début du XXIe siècle, d’autres enfin en 2027. Les mêmes lieux sont évoqués à plusieurs époques. C’est le cas de la ville touristique de Sosúa qui est, au début du XXIe siècle, l’endroit où est organisée une exposition artistique mais est aussi celui où vivent les boucaniers du XVIIe siècle et où est élevé le futur Président de la République qui sera responsable en 2024 d’une catastrophe écologique sans précédent.
Si le lecteur a l’impression au début du roman de lire des séquences qui ne sont reliées que par une thématique commune, celle de la mer, il découvre peu à peu des rapports de cause à effet puis des personnages qui voyagent dans le temps et vivent simultanément dans les trois époques. Cette structure n’est pas sans rappeler celle de « Pareil à la nuit » du recueil Guerre du temps d’Alejo Carpentier (1958). Dans ce récit, qui se situe au bord de la mer, le jeune homme qui se prépare à partir à la guerre est à la fois un habitant de la Grèce Antique, un Espagnol du XVIe siècle, un Français du XVIIe siècle et un États-unien du XXe siècle. Ce voyage dans le temps est mobile et statique ; pour reprendre la définition de l’auteur cubain : « Ici, il s’agit d’un temps qui tourne autour de l’homme sans altérer son essence » (Carpentier 29).9 Le jeune homme–et les personnages de Rita Indiana en font de même–passe à travers le temps, mais conserve ses caractéristiques essentielles, ce qui crée une fusion des identités malgré les sauts temporels et spatiaux. Le réel merveilleux, prôné par Alejo Carpentier, circule dans un texte aux prises avec des problématiques très contemporaines. La transmission de la culture caribéenne passe donc, dans la prose de Rita Indiana, par une intertextualité très librement incluse dans un nouveau flux narratif, illustrant ainsi sa conception d’un art qui ne coagule jamais et s’adapte aux urgences du monde actuel. En effet, dans La mucama de Omicunlé, le voyage dans le temps est intimement lié à la mer, conçue comme espace fondamental dans la construction des Caraïbes. La mer est le lieu par lequel les boucaniers arrivent et s’installent sur l’île ; ils vendent de la viande à des galions anglais. L’Italien Giorgio est quant à lui arrivé en 1991 à Cabarete, considérée comme la capitale caribéenne des sports aquatiques, la mer étant le pôle d’attraction des touristes vers la République dominicaine. Son beau-père, Saúl Goldman, est arrivé par bateau pendant la seconde guerre mondiale, fuyant les persécutions et bénéficiant de l’accueil proposé par le dictateur Trujillo aux Juifs d’Europe pour redorer son image gravement ternie par le massacre des Haïtiens de 1937. Les arrivées par mer configurent des espaces peuplés de personnages aux origines variées : Cubains, Haïtiens, Italiens.
La mer se révèle être le point commun entre les différents personnages du fait de leurs origines ou de leurs projets. La fille de Saúl Goldman, Linda, se consacre à la défense des récifs de corail. Giorgio rêve d’acheter une plage qui deviendrait un lieu de protection de l’écosystème. Deux descendants d’Indiens taínos veillent sur la mer qui permet, de façon cyclique, la naissance de l’homme de l’eau dont la planète a besoin pour continuer à vivre. Esther a reçu à Cuba, lors de son initiation à la Santería, le nom d’Omicunlé qui signifie, dans la religion yoruba, « le voile qui recouvre la mer ». Elle est donc elle aussi une gardienne de la mer. Une anémone de mer est l’un des fils conducteurs de l’œuvre ; la place centrale qui lui est accordée reflète le rôle essentiel que la nature joue, quelles que soient les époques.
L’évocation des liens entre les hommes et la mer permet de mesurer l’ampleur de la catastrophe écologique de 2024, qui contamine toute la mer des Caraïbes. Cette catastrophe prend un tour politique car le narrateur révèle la responsabilité du Président dominicain Said Bona dans le désastre qui a eu lieu : celui-ci avait accepté de stocker en République dominicaine des armes biologiques vénézuéliennes, le raz-de-marée de 2024 a dispersé leur contenu dans la mer. La voix narrative commente : « En quelques semaines, des espèces entières disparurent. La crise écologique s’étendit jusqu’à l’Atlantique10 » (La Mucama 113) ; « Les Caraïbes étaient désormais un sombre bouillon en état de putréfaction11 » (La Mucama 113). Or, par un coup de théâtre narratif, le lecteur comprend que le personnage de Giorgio s’est vu confier en 2027 la mission de sauver la mer et de revenir dans le passé pour éviter la catastrophe écologique de 2024. Cependant, au moment où il aurait l’opportunité de changer le cours de l’Histoire et d’éviter le désastre environnemental en prévenant le futur président Said Bona, il y renonce car changer le cours de l’Histoire reviendrait à changer le cours de sa propre histoire et de sa vie confortable et heureuse. Giorgio décide de ne rien faire pour sauver les Caraïbes. Dans la logique de l’œuvre, le roman prend donc une dimension prophétique. La date de 2024 fixée pour la catastrophe naturelle pourrait faire penser à un livre d’anticipation mais il s’agit d’un futur très proche. D’où l’urgence de cette écriture qui se fait, pour la première fois chez Rita Indiana, écolittérature.
Dans ce jeu sur le temps, la romancière ressuscite les Indiens taínos à travers les personnages de Nenuco et d’Anani : les Indiens taínos n’ont pas disparu, ils continuent à vivre en intime union avec la nature. Ils sont une présence invisibilisée par l’Histoire officielle mais qui veille à la préservation de la mer. À travers ses personnages d’origine taína, africaine, européenne, Rita Indiana donne à voir des protagonistes qui considèrent tous, du fait de croyances ancestrales ou de convictions écologiques, que la mer est sacrée. En ce sens nous pouvons interpréter le livre comme une invitation à puiser dans la richesse syncrétique des Caraïbes des réponses aux urgences du monde contemporain. De façon fort symbolique, dans le jeu sur le temps qu’instaure la romancière, c’est le futur qui influence le passé, ou qui serait censé (si Giorgio jouait le rôle qui lui a été confié) influencer le passé pour pouvoir changer l’avenir, ce qui est une incitation à anticiper les catastrophes et à s’inspirer des sagesses du passé pour agir sur le présent.
Pour conclure, Édouard Glissant définit les Caraïbes comme « une rencontre d’éléments culturels venus d’horizons absolument divers et qui réellement se créolisent, qui réellement s’imbriquent et se confondent l’un dans l’autre pour donner quelque chose d’absolument imprévisible, d’absolument nouveau et qui est la réalité créole » (1996, 14). Ces territoires en fusion sont ici également littéraires : Rita Indiana réalise des créolisations artistiques dans lesquelles les éléments hétérogènes, les références diverses, s’interpénètrent sans aucune hiérarchie pour créer des espaces sans cesse changeants. L’auteure crée des œuvres extrêmement vitales au sein desquelles l’oralité et le syncrétisme artistique se conjuguent pour composer de nouvelles partitions.
Les œuvres de Rita Indiana relèvent le défi de dire les Caraïbes dans leur profondeur et leur inclusion dans un monde en mouvement. Suivre l’évolution de ses œuvres nous conduit à la même conclusion qu’Antonio Benítez Rojo. Celui-ci affirme, dans son épigraphe à L’île qui se répète, les Caraïbes dans une perspectives post-moderne : « Toute aventure intellectuelle visant à faire des recherches sur les Caraïbes est destinée à être une quête infinie 12» (Benítez Rojo 3). La performance littéraire, avec son mouvement perpétuel, est dans les créations de Rita Indiana l’expression privilégiée de cette transmission infinie. Cependant, ses performances littéraires attirent l’attention sur la littérature dominicaine et contribuent à ce que cette dernière ne soit plus « le trésor le mieux gardé des Caraïbes13 », comme le dit avec humour le romancier dominicain Pedro Antonio Valdez.