Cuba terre d’asile : Camila Henríquez Ureña ou la contribution d’une dominicaine au féminisme cubain
Une fois n’est pas coutume, permettons-nous d’envisager Cuba non plus comme la terre que l’on veut quitter, que l’on veut fuir, version manichéenne mais largement diffusée par les médias et autres commentateurs, mais comme celle où l’on souhaite vivre, voire même comme une terre d’asile. Derrière ce thème de la terre d’asile se profile une triste réalité à laquelle il nous est donné d’assister, impuissants, depuis des années, celle de millions de personnes qui fuient la guerre et la barbarie pour demander l’asile dans nos pays occidentaux. L’asile, qui devrait être un droit, ne va plus de soi. Aujourd’hui, le dialogue est semble-t-il rompu de façon unilatérale entre celui qui arrive pour s’intégrer, avec des droits mais également des devoirs, et nos sociétés qui n’envisagent plus les nouveaux arrivants comme une potentielle force, un atout, mais comme un fardeau.
Nous avons donc choisi d’écrire sur une femme qui est le paradigme de « l’intégration réussie », entre guillemets, pour ce que son pays d’accueil lui a apporté et pour ce qu’elle lui a donné en retour. Camila Henríquez Ureña, méconnue dans son pays natal, la République dominicaine, éclipsée par l’aura et la renommée des autres membres de sa famille, mais encensée à Cuba, sa terre d’asile et sa patrie.
Ce n’est pas une biographie rédemptrice que nous nous proposons de livrer mais une réflexion sur ce qui a mené Camila Henríquez Ureña à conceptualiser un féminisme novateur à Cuba, au point d’être considérée comme un modèle par ses contemporains et par les générations qui lui ont succédé. Le féminisme de Camila est un féminisme universaliste, « nuestroamericanista », et profondément cubain, ancré dans un contexte historique exsangue, celui de la République, la Cuba prérévolutionnaire, où la dictature et la corruption généralisée ont généré des contre-pouvoirs et des discours de résistances intellectuellement, culturellement et socialement inédits.
L’universalisme de Camila Henriquez Ureña : un héritage familial
S’il est un substantif qui permettrait de qualifier l’intellectuelle mais également la femme Camila Henríquez Ureña, ce serait sûrement « Universalisme ». Un universalisme hérité de son illustre famille (et construit à partir de deux règles : la connaissance et le voyage) à commencer par son père Francisco Henríquez y Carvajal, médecin, professeur et homme politique, intellectuel insatiable nourri par l’humanisme français et les encyclopédistes, et par ses voyages à l’étranger. Après des Études de Droit romain, de droit constitutionnel, de philosophie à Santo Domingo, il obtient un doctorat de médecine à Paris, avant de vivre à Cuba et aux États-Unis. Sa mère, Salomé Ureña de Henríquez est déjà considérée depuis 1892 comme La Poétesse Nationale, grande pédagogue ayant ouvert la voie du féminisme dominicain, alliant un style déclamatoire, néoclassique, à une vision paradigmatique du progrès, basée sur l’abomination de la guerre et l’amour de la paix, défenseuse de la civilisation. Les trois frères aînés de Camila, Fran, Pedro et Max sont élevés dans une ambiance studieuse où sont privilégiés la lecture (leur père considère qu’il est obligatoire de lire un livre par jour pour se spécialiser dans un domaine) et la confrontation d’idées. La famille ressemble alors à une communauté éducative où les connaissances se transmettent de l’un à l’autre par le commentaire ou la lecture commune (des séminaires en quelque sorte), tradition familiale qui restera ancrée puisque partout où ils vivront, les Henríquez Ureña organiseront des cercles de réflexions. Pedro Henríquez Ureña sans conteste le plus connu, va exercer une influence considérable sur ses frères et sur Camila. Né en 1884, devançant d’un an Max qui le nomme « mi hermano y maestro », et de dix ans sa petite sœur, il est devenu une figure intellectuelle incontournable en Amérique latine. Intellectuel, philologue, critique littéraire, humaniste, essayiste, poète et écrivain, Pedro est envoyé dès 1901 par son père à New York pour ses études, puis il vivra à La Havane, au Mexique, en Argentine. Quant à Max, écrivain, poète moderniste, professeur, et homme diplomatique, il a lui aussi étudié les Lettres, à New York, a vécu à Cuba, voyagé et travaillé aux États-Unis, au Mexique, à Porto-Rico.
Partout où ils ont résidé, les Henríquez Ureña ont marqué la vie culturelle du pays, de par leurs publications, leur investissement dans différentes institutions, par la création de revues et journaux, constamment animés par la soif de connaissance et l’universalisation de la pensée. La « diáspora Ureña », syntagme emprunté à Andrés Mateo, en exil constant depuis le départ forcé du père pour Cuba en 1904, est donc définie par une ouverture au monde acquise grâce aux études et par le déracinement, et en ce sens l’universalisme de Camila est protéiforme. Arrivée en 1904 à Santiago de Cuba, à l’âge de 10 ans, contrainte de fuir son pays natal pour des raisons politiques impliquant son père, elle passe son adolescence dans une ville cosmopolite, dirigée par Emilio Bacardí Moreau, intellectuel dont l’intégrité et l’esprit progressiste donnent un nouveau souffle à la vie culturelle de la région, alors que La Havane a déjà initié un cycle de présidents corrompus et acquis aux intérêts nord-américains. Santiago est également une terre d’accueil pour des milliers de migrants et de réfugiés, et ce depuis la révolte des esclaves d’Haïti un siècle plus tôt, qui a poussé plus de 20 000 Français à quitter l’île voisine pour refaire leur vie dans l’Orient cubain. Culture du café, éducation, culture, mode, architecture, sont autant de secteurs dans lesquels les Français ont posé leur empreinte et marqué la ville. En ce début de XXe siècle, ce sont de nouvelles vagues de migrations et de nouvelles nationalités qui contribuent à l’« ajiaco » santiaguais, pour reprendre le concept de Fernando Ortiz. La loi d’association de 1888 ayant donné le jour à un phénomène de grande ampleur, l’associationnisme, des dizaines d’organisations d’aide mutuelle sont créées pour rassembler, éduquer et aider les communautés. Ainsi donc, on trouve des associations de Français, d’haïtiens1, d’israélites, de sirio-libanais2, de nord-américains (American Pioneer Society), d’Espagnols3, de suisses, ce qui donne une idée de l’atmosphère dans laquelle grandit la jeune Camila, installée au numéro 5 de la rue Carnicería, puis au 27 de la rue San Gerónimo.
L’universalisme de Camila Henríquez Ureña, l’humanisme qui sous-tendent sa pensée viennent sans conteste du contexte dans lequel elle est éduquée, contexte social et familial, puisque son père qui l’a élevée, qui lui appris le français, tient à ce qu’elle soit prise en main par ses frères, formée intellectuellement comme ils l’ont été. Considérant Santiago comme une ville arriérée, et dans l’impossibilité de l’envoyer en Europe ou aux Etats-Unis, il l’envoie à l’Université de La Havane en 1913, où elle suit un cursus de Filosofía y Letras et Pedagogía sous la houlette de son frère Pedro. Elle y obtient deux doctorats en 19174 , avant de partir pour les États-Unis où elle obtient un Master of Arts de l’Université du Minnesota en 1920. En 1932, elle se rend en Europe, en particulier en France où elle étudiera à la Sorbonne pendant deux ans, puis occupera une chaire à la Escuela Normal de Maestros de Santiago avant de retourner aux Etats-Unis, où elle vivra d’ailleurs 17 ans à partir de 1941, ayant avant cela voyagé dans nombre de pays de l’Amérique hispanique. À l’exception de sa thèse, la quasi-totalité de sa production intellectuelle sont des écrits ou des introductions à des livres classiques de l’histoire de la littérature universelle.
Une pensée « nuestramericanista »
Outre l’universalisme, dans lequel a baigné Camila Henríquez Ureña, c’est sa conception de l’Amérique toute entière qui retient l’attention et qui est présente dans l’ensemble de ses réflexions. Encore une fois, l’héritage familial est fondamental. À commencer par son oncle, Federico Henríquez y Carvajal, pédagogue éclairé, homme politique et ami intime de José Martí, avec lequel il a maintenu de longs échanges épistolaires sur le panantillanisme, le monde américain et les problématiques inhérents aux peuples de l’Amérique espagnole. C’est à son ami dominicain qu’il adresse depuis Montecristi ce que l’histoire a retenu comme son testament politique, le 25 mars 1895, avant de tomber sous les balles espagnoles. La famille Henríquez Ureña adhère aux idées de Martí, partage la vision exposée dans « Nuestra América » et ses membres sont des fervents défenseurs de l’indépendance face au géant du Nord. Le père de Camila a été disciple de Eugenio María de Hostos et sa mère Salomé, conquise par les idées éducatives positivistes du grand penseur portoricain, ouvre le 3 de novembre 1881 el Instituto de Señoritas, première école normale pour filles destinée à former les enseignantes du pays. Dans sa pratique éducative, qualifiée de révolutionnaire par certains spécialistes, elle n’aura de cesse de distiller la pensée d’Hostos et de glorifier la patrie. La politique est d’ailleurs indissociable de la vie de la famille, pour qui le devenir de la République dominicaine, du reste des Antilles, et de l’Amérique latine est une préoccupation constante. Amie de Máximo Gómez, les Henríquez Ureña soutiennent son désir de voir Cuba libérée du joug colonial. Francisco Henríquez Ureña, contraint à l’exil en 1902 à la chute du gouvernement de Juan Isidro Jiménez, nommé président de la République en 1916 par l’Assemblée nationale, préfère renoncer devant l’occupation nord-américaine, plutôt que d’être la marionnette des États-Unis. Il lance alors une campagne mondiale pour le rétablissement de la souveraineté, et sera désormais pour les Dominicains « el presidente errante », épithète qui résume à lui seul une vie de déracinement.
Camila Henríquez Ureña, qui grandit dans une Cuba privée de sa souveraineté par l’intervention des États-Unis et frustrée dans son indépendance, nourrit une grande admiration pour ses parents et ses frères, dont elle a tout appris, dont elle a lu les écrits, mais plus que tout, ce sont Hostos et Martí qui sont ses grands modèles. Elle le revendiquera toute sa vie, notamment lors du discours qu’elle prononcera en septembre 1973, à l’Institut Salomé Ureña, en revenant pour la première fois après quarante ans d’absence dans son pays natal, où elle mourra d’ailleurs quelques jours plus tard. Des années auparavant, dans sa thèse intitulée « Las ideas pedagógicas de Hostos », elle ne fait pas que situer le rôle de la pensée d’Hostos dans l’histoire de l’éducation américaine, ou montrer la portée sociale de son travail d’éducateur, elle extrait les sources philosophiques universelles de l’hostianisme et cerne son œuvre, toute entière dédiée à l’unité, au progrès et à l’indépendance de l’Amérique latine. Avec Martí, elle a en commun le désir de connaître les peuples et les cultures de « Nuestra américa », l’éthique, et le goût des récits de voyages, qu’elle rédige au gré des pays qu’elle visite. Mais en 1921, c’est d’abord en Espagne, en France et en Italie, à l’âge de 27 ans, qu’elle se nourrit de la culture européenne, noircissant les pages de son carnet de voyage de commentaires sur l’art. Puis en 1941, avant de s’installer 17 ans aux États-Unis pour enseigner au prestigieux Vassar College près de New-York, elle entame un périple à travers l’Amérique hispanique, comme l’avait fait Martí en son temps. Panamá, Equateur, Pérou, Chili, Mexique, Argentine. Comme Martí, elle vivra « dans les entrailles du monstre », observera la société américaine et ressentira avec plus de force encore le besoin impérieux d’unité de « Nuestra América ». Le 17 juillet 1973, de retour à Santo Domingo où on lui remet le titre de professeure honoraire, elle prononce un discours d’union, dans la veine de Martí : « Todo lo que sea entendimiento, acercamiento entre las naciones de América latina, es deseable (….) Ese acercamiento es más deseable entre países tan intímamente vinculados por la historia y la tradición como son Cuba y Santo Domingo » (Lora, 1973 :13). Après avoir cité Hostos et Martí, elle ajoute : « el papel principal del escritor en la sociedad moderna es el de orientador del movimiento intelectual de su época (…) no basta con que escriba cosas bonitas. No solamente cuenta lo estético, sino lo ético y lo social » (Lora, 1973 :13). Dans ses cours de littérature hispano-américaine, partout où elle les dispensera, elle défendra le concept de l’unité culturelle de l’Amérique latine, et affirmera la nécessité de trouver la racine commune sans accentuer les différences existantes, en insistant sur l’importance de la littérature précolombienne. Sa pensée, qui suivait une implacable logique et une cohérence sans faille, était au service d’une objectif, celui d’informer, de mener les autres à raisonner et à se former pour devenir des « maestros ambulantes », tout comme l’avait appelé de ses vœux José Martí en son temps.
Mais cubaine avant tout…
Universalisme et « nuestroamericanismo » imprègnent le travail et la pensée féministe de Camila, que nous aborderons plus avant, mais c’est réellement Cuba, terre d’asile, qui va façonner la femme. Sans doute eut-il fallu commencer par la vie de Camila. Orpheline à 2 ans, suite au décès de sa mère en 1896, qui succombe à la tuberculose, Camila doit s’exiler avec son père et ses frères en 1904, à l’âge de dix ans, laissant derrière elle sa famille maternelle, son école, ses attaches, pour s’installer à Santiago de Cuba avec la nouvelle épouse de son père et ses enfants. Ses premières années vont s’écouler dans l’orient cubain, avant qu’elle ne parte étudier à La Havane. C’est dans un pays secoué par de nombreuses crises structurelles et sociales que va vivre Camila, dont le magistère, qui commence dans les années vingt correspond au Machadato. Elle connaîtra en outre le népotisme outrancier de Mendieta, la corruption de Grau San Martín, la démagogie de Prío Socarras, et les exactions de Batista, avant d’assister et de prendre part à la Révolution menée par Fidel Castro. Mais cette période est aussi celle de la naissance d’un mouvement intellectuel sans précédent pour l’histoire de la culture américaine. Juan Marinello, Lezama Lima, Alejo Carpentier, Cintio Vitier, Mirtha Aguirre, Raúl Roa, Nicolas Guillén Fernando Ortiz, Vicentina Antuña, sont autant de figures majeures dont Camila Henríquez Ureña fait partie. Son attachement pour Cuba, je dirais même son amour pour Cuba est fusionnel, à la différence de son père et de Pedro son frère, qui trouvent la jeune femme trop « cubanizada ». La vérité est qu’ils n’aiment pas Cuba. En 1907, Federico écrit à son fils Max pour lui faire part de ses préoccupations concernant Camila, et de son désir de la voir quitter Santiago, trop limitée culturellement à son goût. Selon lui, « Camila es un problema ardúo ». Il ajoute : « Pienso como tú, que Cuba es un país antipático » (Henríquez Ureña, 2014a :13). En 1913, Pedro, qui vit alors au Mexique, en pleine révolution, revient à contrecœur à la Havane pour former sa sœur. Cependant, Pedro et Max, malgré leur aversion pour Cuba, contribueront, comme ils l’ont fait dans d’autres pays, au développement culturel de l’île.
Mirta Yañez, qui a eu accès aux archives de la famille il y a quelques années, a publié des correspondances intimes, des entretiens, des « recortes », dans un livre intitulé « Camila y Camila » (Yanez, 2003) dans lequel Camila Henriquez Ureña nous apparaît sous un nouveau jour. Jusqu’alors, ce sont ces cours, ces discours et publications qui permettaient d’appréhender l’intellectuelle et son implication envers Cuba. Ces documents intimes montrent l’attachement à une terre, que bien d’autres ont loué avant elle5.
Parmi les notes retrouvées dans les archives familiales se trouvent les réponses à un jeu auquel Camila et ses amies s’étaient livrées durant leurs études à la Escuela de Letras y Artes dans les années 20, « si fuera flor ». A la question « si fuera una ciudad », la réponse de Camila est « La Habana vieja al atardecer ». En effet, Cuba, et en particulier La Havane, exerce une attraction sur Camila, que seule une terre natale a le pouvoir d’exercer. Lorsqu’en 1941 elle prend le bateau pour les Etats-Unis, elle note ses impressions dans son carnet de voyages, et son humeur n’est ni à la fête ni aux rencontres qui la caractérisent en temps normal. Elle écrit :
Ya mi ciudad ha desaparecido a la distancia, pero yo permanezco atada a ella; al muelle gris, a los que dejé en él, a los edificios amigos, a todo lo que desde el barco miré por última vez, a lo que no pude ver ya que, siendo lo que está más lejos, es lo que llevo más intímamente próximo. (Henríquez Ureña, 2014b : 53)
Sur le bateau, allégorie de l’errance de Camila, qui voyagera toujours de cette façon, elle se détend et ressent une grande fierté lorsque les voyageurs qui forment une espèce grande famille panaméricaine, décident de se nommer les uns les autres par leur pays d’origine. Camila était Cuba, et cette analogie la comble de joie.
Le 7 mars 1953, alors qu’elle se rend en Espagne, elle écrit encore :
La salida de La Habana ha sido maravillosa. La ciudad se destacaba en blanco y verde, resplandeciente junto al azul zafiro del mar, largamente, desarrollándose como una cinta. Nuestro barco pasó tan cerca del malecón que casi podía verse la casa de las gentes. Me parecía que cada niño que veía alzarse en brazos de su padre para mirar el barco al pasar, era Rodolfito en brazos de Rodolfo… (Henríquez Ureña, 2014b : 63)
La mer, le malecón, font partie de l’histoire de Camila. Dans la première moitié du XX ème siècle, Miguel de Carrión, Carlos Loveira, Enrique Serpa, Lisandro Otero, Virgilio Piñera, Nicolás Guillén, Alejo Carpentier, José Lezama Lima, Guillermo Cabrera Infante partagent cette vision privilégiée du Malecón depuis la mer, vision qui s’accompagne déjà d’un engagement très fort des auteurs face au contexte historique. Ils font du Malecón un espace à part, doté d’une lumière unique. En 1994, lorsque Mirta Yañez écrit le scénario d’un documentaire dédié à Camila Henríquez Ureña, elle commence par mettre le concept de la mer au centre du projet, symbole de l’errance et du déracinement de la famille Ureña, toujours en exil d’une certaine manière, ou en voyage (en bateau). Camila est née puis est morte sur un île, Santo Domingo, a trouvé refuge et vécu sur une autre, Cuba. Son enfance, elle l’a passée à Santiago, ville sur la mer, et ses dernières années, dans un appartement face à la mer à La Havane. Alors qu’elle s’apprête à effectuer son dernier voyage, voyage dont elle ne rentrera jamais (elle mourra quelques jours plus tard), pour retrouver sa terre natale, en 1973, après quarante ans d’absence, portant avec elle le drapeau de la République dominicaine, elle accorde un entretien à Emma Távarez Justo. Elle affirme son désir de rentrer enseigner à La Havane dans deux ou trois mois, et commente ses voyages en Europe et sa vie aux Etats-Unis : « Estaba allí porque tenía trabajo interesante. Pero nunca me adapté a otros aspectos de la vida norteamericana. Siempre quise volver a Cuba. Estaba impaciente por volver (…) Yo, vivía nada más que pensando cuando volvería a Cuba, nada más pensando en Cuba, es es la verdad… » (Henríquez Ureña, 2014b : 117). Et lorsque son interlocutrice lui demande pourquoi elle vit à Cuba, elle a cette réponse sans équivoque : « Nunca he querido vivir más que en Cuba. Soy cubana. Santo Domingo es la patria de mis padres y de mis hermanos mayores » (Henríquez Ureña, 2014b : 117). Cuba, sa terre d’accueil, sa patrie et sa nation, puisqu’en 1926, elle obtint la nationalité cubaine, et usera dans ses discours d’actualisateurs du discours incluant, parlant tantôt de « nosotros los cubanos », ou de « nuestro país ».
Le féminisme de Camila Henríquez Ureña
Enfin, nous voilà dans le vif du sujet, le féminisme de Camila, nous venons d’évoquer les caractéristiques de sa formation intellectuelle et plus brièvement le contexte dans lequel elle s’est déroulée. Nous manque l’essentiel, le véritable apport de Camila à Cuba et à l’ensemble de l’Amérique latine, ce en quoi elle s’est démarquée de son illustre famille pour embrasser une cause qui plongeait ses racines dans le passé et le présent de l’île : la condition des femmes et la question des rapports de domination structurelle et symbolique au sein de la société. Mais là encore, il faut commencer par l’influence d’une figure tutélaire : Salomé Henríquez de Ureña, la mère de Camila, qu’elle a peu connu mais dont elle s’est inspirée et littéralement imprégnée dans ses premières années de vie. A Santo Domingo, alors que sa mère avait disparu et laissé une empreinte considérable, la jeune orpheline a fréquenté l’école Salomé Ureña, vit dans une ville pleine de sa présence, apprend par cœur ses poésies et écoute les souvenirs admiratifs de son père et de ses frères qui vouent un culte à leur défunte mère. Une mère qui avant d’être la grande poétesse et pédagogue que l’on connaît, était tout d’abord une femme, qui devait tout gérer, élevait ses quatre enfants, avec un mari de dix ans son cadet, absent et coureur de jupons. Chiqui Vicioso, écrivaine et intellectuelle dominicaine considère Salomé Ureña comme la pionnière du féminisme dominicain, qui à 31 ans, en tant que défenseuse de l’éducation des filles et du progrès social, fonde l’Instituto de Señoritas Salomé Ureña, première école normale pour filles, et relève sa « fogosidad de mulata caribeña no-domesticada ». Sa conscience féministe est déjà novatrice comme le montre son discours de remise des diplômes de 1893, peu avant la fermeture de l’école pour raisons économiques. Ce jour-là, elle martèle devant l’assemblée : « Hay que preparar a la mujer y a la niña, para coadjuvar inteligentemente a la reforma social que se inicia con el desarrollo de la conciencia » (Yanés 2003 : 39). Cette mère qu’elle n’a quasiment pas connue, Camila va pourtant en parler en 1950, lorsque, professeure au Vassar College, l’Université de Columbia lui demande de prononcer un discours à l’occasion du centenaire de la naissance de Salomé Ureña. Nous avons choisi d’en citer un large extrait :
Mucho agradezco a los miembros del Departamento de Español de la Casa Hispana de Europa y de América de la Universidad de Columbia, el haberme designado para decir las palabras finales en el acto de generoso homenaje rendido a una memoria para mí sagrada. Pero acaso la elección que de mí se ha hecho no haya sido la más acertada porque de los cuatro hijos de Salomé Ureña de Henríquez, yo soy la menos favorecida de la fortuna. La menos afortunada; porque eran mis días tan cortos cuando murió mi madre que no me ha sido dado recordar de ella ni un solo recuerdo personal. Y el vacío que así ha quedado en mi vida, vacío imposible de colmar, se me presenta en esta noche de recuerdos como un extraño abismo original, como si a mi existencia le faltara comienzo. Yo he tenido que conocer a mi madre a través de la memoria ajena, he tenido que preguntar, como lo preguntaba Browning a los que habían visto a Shelley, como era el vuelo del águila, y tratan de recoger siquiera una pluma caída de sus alas. Al menos no me faltó ayuda tan alta en número como en mérito para lograr este empeño. La recibí en el seno de mi familia, donde se rendía a su memoria culto constante, a través de mi padre y de mis hermanos mayores, los que tuvieron la dicha de ser sus discípulos; la recibí de sus discípulas, las primeras Maestras Normales de la República Dominicana, a través de las cuales me llegó indirectamente su enseñanza en el Instituto que llevaba su nombre «Salomé Ureña». Visitaba yo casi a diario la casa en que ella vivió en sus años juveniles, situada en la calle que lleva su nombre también; en aquella casa mantenían vivo su recuerdo las dos personas que en el mundo estuvieron más tiempo junto a ella: su madre y su única hermana. Recuerdo que mi tía copió para mí de su puño y letra todas las composiciones inéditas de mi madre y yo desde que tuve las primeras letras, que fue a los cuatro años de edad, leía y aprendía de memoria esas poesías por espontáneo y ávido deseo. Y recuerdo también que al entrar en la Iglesia de Nuestra Señora de las Mercedes, de noble tradición colonial, leía siempre el nombre de Salomé Ureña de Henríquez en la lápida de una tumba perennemente cubierta de flores. Fue así como lo que no pudo ser conocimiento directo se convirtió para mí en medio vital. Salomé Ureña es un ambiente en el que yo me formé. Ella me ha rodeado, me ha circundado siempre como atmósfera viviente. (Henríquez Ureña, 2014c : 179)
Outre le modèle de sa mère, Camila fait preuve dans sa vie personnelle d’une liberté de ton et d’action, en particulier par rapport à sa famille. En effet, les grands intellectuels que sont son père et ses frères n’en sont pas moins des hommes chez qui les préceptes patriarcaux sont bien ancrés. Tous ont cherché à exercer leur autorité morale sur elle, comme en attestent les nombreuses correspondances échangées entre eux et qui détaillent la vie de leur fille et sœur, dans lesquelles ils discutent de son avenir, de ses études, de la personne qu’elle devrait être. Pedro Henríquez Ureña est en définitive le plus machiste des trois. Alors qu’il vit avec elle à La Havane, il va jusqu’à la suivre durant des jours à l’université, certain qu’elle entretient une liaison, et rapporte les résultats de son enquête à son père. Puis, alors, que Camila devient très amie avec une américaine, Marion Bisk, avec laquelle elle va vivre durant des années (ont-elles été amantes, nul ne le sait). Pedro, qui ne l’apprécie guère, écrit ceci : « vivir con Camila tiene sus dificultades porque Camila ha optado por un sistema de vida anormal ». (Yanés 2003 : 28) Il ajoute qu’il ne sait pas si elle va se marier et cela l’inquiète. Il se plaint également du fait qu’elle ait décidé de ne se consacrer qu’à la littérature, et de ce que ses manières sont trop « cubaines ».
Elle ne fera pas grand cas de ses remarques et suivra son chemin, à l’exception d’un domaine, celui de l’écriture, puisqu’il lit et commente ses productions, dans la pure tradition familiale. El lisant leurs échanges, en particulier dans les années 20, on s’aperçoit que Camila, qui avait commencé à écrire de la poésie, cesse pour toujours, après que son frère lui ait fait remarquer qu’elle n’était pas douée pour cela et que la prose serait plus adaptée.
Camila grandit donc dans un contexte d’effervescence sociale qui se traduit à La Havane dans les années vingt par une prise de conscience nationale face à la déformation structurelle de la société et les multiples crises économiques et sociales qui touchent une grande partie du peuple cubain. Cet essor de ce que l’on pourra appeler la cubanité, est d’abord corporatiste, puisque ouvriers, étudiants, femmes6, vétérans des guerres d’indépendance, se rassemblent en fédérations, associations, corporations, pour peser sur la vie nationale. Les premiers congrès des femmes ont lieu en 1923 et 1925, alors que Camila commence à enseigner, et sont à la fois clivant et conventionnels. Les féministes progressistes comme Hortensia Lamar7, Loló de la Torriente, Ofelia Rodríguez Acosta essuient les attaques des conservatrices qui ont une vision féministe de classe, attachées à leurs privilèges et à leur position, davantage préoccupées par le droit de vote, les animaux et l’embellissement de La Havane que par la situation sociale de milliers de femmes qui pâtissent au premier chef de la situation du pays. Les motions ayant trait au droit de vote, à la famille et aux valeurs traditionnelles sont les seules qui sont votées unanimement pour donner l’impression d’une cohésion entre les femmes. Pourtant, les réformes allant contre l’ordre établi en matière de relations familiales divisent le Congrès en plusieurs camps qui vont dès lors représenter le féminisme cubain8. Le second congrès finit de diviser le féminisme en deux camps9. Les conservatrices s’emparent du territoire féministe, les conservatrices religieuses se chargeant des questions de bienfaisance et du suffrage, les conservatrices progressistes et modérées imposant leur autorité sur les intérêts nationaux tels que l’éducation, les événements culturels, les services de maternité des hôpitaux et les maladies infantiles. Mais le plus important est qu’elles deviennent les leaders du mouvement féministe et leur programme va dans le sens de la protection de la famille traditionnelle et de la société de classe. Elles vont donc appliquer les solutions de la classe moyenne et bourgeoise aux problèmes des classes sociales les plus défavorisées, sans jamais remettre en question l’ordre patriarcal et la structure de classe. Leur but est que la femme acquière du pouvoir dans la démocratie, en exerçant le droit de vote. L’idéologie féministe est donc scindée en deux et les événements politiques des années qui suivent vont diviser les féministes entre radicales révolutionnaires, modérées et conservatrices. Les premières se rangent du côté des étudiants et des ouvriers dès 1925, en affirmant que seule une révolution peut enlever le pouvoir aux classes privilégiées et redistribuer les richesses au peuple, sans distinction de race, de sexe ou de classe. Elles vont devenir des activistes impliquées, descendant dans la rue pour protester contre les abus des gouvernements en place. Les modérées pensent au contraire que si le droit de vote est accordé aux femmes, la corruption, le crime et la répression cesseront. Mais les événements politiques, la dictature de Machado, la privation des libertés individuelles et la répression vont pousser les féministes à se défaire des problèmes de genre pour défendre la démocratie aux côtés des groupes politiques. Entre les années 1930 et 1940, l’atmosphère révolutionnaire qui secoue Cuba va tout de même faire évoluer le féminisme vers une idéologie plus progressiste, née de la lutte contre Machado. L’héritage de cette période est une lutte pour les droits mais pas pour le changement social. La dialectique de la réforme à Cuba n’implique pas que la femme devienne l’égale de l’homme car cela mettrait en péril le rôle biologique, social et économique qui correspond à chaque sexe et que la plupart des Cubains acceptent, en particulier les féministes. Cette prérogative va d’ailleurs être défendue lors du troisième Congrès des Femmes en 1939.
C’est dans ce contexte mouvementé des années trente que la pensée et l’action féministes de Camila Henriquez Ureña se développent, prenant fait et cause pour la cause des femmes. En 1935, elle collabore à l’organisation Unión Nacional de Mujeres et en 1936 en occupe la vice-présidence, poste qui lui permettra d’organiser le congrès de 1939. Elle s’installe à La Havane cette même année 1936, et ce pour six ans, durant lesquels elle va présider l’une des institutions féminines les plus importantes de l’époque, le Lyceum10. Cette société créée en 1928 par Renée Méndez Capote, située au 8 de la rue Calzada, ne va pas seulement déployer une intense activité culturelle et sociale autour des femmes, elle va également être le lieu de rendez-vous de toute l’avant-garde artistique et intellectuelle qui vit à Cuba ou y est de passage. Le Lyceum va recevoir en trois décennies les figures les plus importantes de Cuba ainsi que des artistes et intellectuels étrangers : Juan Marinello, Mirta Aguirre, Vicenta Antuña, Jorge Mañach, Rafael Alberti, Emilio Roig de Leuchsenring, Alejo Carpentier, Cintio Vintier, Miguel Angel Asturias, Federico García Lorca, Pablo Neruda, Amelia Pelaez, Carlos Enríquez, Felipe Orlanda, Rita Longa, Jorge Arche, Fidelio Ponce, Eduardo Abela, Picasso, Toulouse Lautrec ou encore Miro, et cette liste est loin d’être exhaustive.
Dans ce sens, le Lyceum va financer, sans l’aide du gouvernement, des cours de toutes sortes réservées aux fillettes des classes moyennes et supérieures alors même que l’éducation publique est mise à mal par les détournements de fonds et les crises économiques. C’est en partie grâce au Lyceum que les taux d’alphabétisation augmentent à partir des années 193011. En dehors des activités proposées à ses membres, le Lyceum centre son action vers l’extérieur, vers la collectivité, et en particulier vers les personnes les plus nécessiteuses, grâce à ses sections d’Assistance Sociale de Bibliothèques. C’est précisément cette action extérieure qui fait du Lyceum une institution nationale, cessant d’être une société de femmes pour devenir une organisation de bienfaisance de grande utilité publique. Ainsi, il crée une École Nocturne pour adultes des deux sexes qui offre aux domestiques, aux cuisinières, aux ouvriers et aux travailleurs en général l’opportunité d’améliorer leur condition gratuitement. Dans cette École Nocturne sont dispensés des cours de couture, d’arts manuels, de cuisine, de jardinage et de maintien de maison pour les domestiques. Peu à peu, les écoles nocturnes se multiplient jusqu’à être présentes dans la plupart des villes de chaque province et les cours y sont d’un excellent niveau. Les travailleuses y apprennent la lecture et l’écriture, les mathématiques élémentaires, ainsi que les tâches domestiques. Les maîtresses de primaire peuvent y suivre des cours d’hygiène infantile, de cuisine, de lavage, de repassage, de confection de vêtements pour enfants et de conception de jeux à vocation pédagogique. Si les écoles nocturnes sont un succès et rendent service aux travailleuses, le symbole de l’action cultuelle du Lyceum est sans conteste sa Bibliothèque Publique. C’est dans la perspective d’ouvrir un lieu de grande envergure que le Lyceum et le Lawn Tennis Club se sont associés en 1939. Située dans la rue Calzada du Vedado, la Bibliothèque Publique va permettre aux classes modestes d’avoir accès aux livres, alors que leur situation financière ne leur laisse pas la possibilité d’en acquérir. En outre, l’une des grandes préoccupations de Camila Henríquez Ureña et de ses camarades féministes du Lyceum concerne l’assistance sociale, domaine dans lequel elles vont mener des batailles pour améliorer le quotidien et la préparation des classes défavorisées. La Section d’Assistance Sociale est créée en 1934, s’orientant directement vers les hôpitaux et le Lyceum s’occupe des cas les plus nécessiteux grâce à des fonds propres ou issus de dons. Il distribue des médicaments, obtient des appareils orthopédiques, des équipements de jeux, une bibliothèque ambulante et organise des activités récréatives pour distraire les malades. Le Lyceum coopère avec l’Hôpital de Maternité de La Havane et l’Hôpital Reina Mercedes auxquels il apporte une aide financière et offre des cours de première assistance, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale
L’action sociale de Camila Henríquez Ureña au sein du Lyceum prend une autre dimension avec l’élaboration de programmes d’aide aux femmes détenues. Le problème des prisons est un thème peu abordé par les féministes, si ce n’est par les plus radicales qui considèrent que toute femme a droit à des conditions de vie dignes. A Cuba, il faut attendre 1934 pour que soit ouverte une prison pour femmes, celle de Guanabacoa, les femmes partageant la plupart du temps leur espace carcéral avec les hommes dans des conditions déplorables12. Après avoir obtenu une prison pour femmes, le Lyceum va envoyer des maîtresses dans toutes les prisons pour y donner des cours de couture et s’assurer que chaque détenue sorte avec un niveau d’alphabétisation minimum. Les textes choisis pour l’apprentissage de la lecture contiennent les nouveaux principes moraux que doivent assimiler les femmes délinquantes et le Lyceum offre des postes de radio permettant de diffuser des programmes afin de corroborer les principes enseignés. Afin que la prison de Guanabacoa soit un lieu sain, les féministes y envoient des spécialistes pour conseiller le personnel féminin de l’établissement sur des questions telles que les lieux de promenade, l’hygiène corporelle et la cuisine. Elles font rentrer leurs propres représentantes au Conseil Pénal pour donner leur avis sur les questions légales de réhabilitation des femmes détenues. Elles payent un professeur d’éducation physique, apportent elles-mêmes des cadeaux aux femmes pendant les vacances et organisent un Arbre de Noël pour les mères et leurs enfants. Le travail effectué au sein du Lyceum par Camila Henriquez Ureña et les féministes progressistes est un réel projet social, dans le sens du progrès et du développement collectif de la société cubaine. Cette approche innovante pour l’époque a marqué l’histoire et en ce sens Camila a déjà rendu à son pays d’adoption ce qu’il lui avait apporté.
Les deux discours clés « Feminismo » et « la mujer y la cultura »
La pensée féministe de Camila, sa conception universaliste et nuestroaméricaniste de la condition des femmes tiennent en deux discours qui poseront les jalons du féminisme actuel, à Cuba comme en Amérique latine. Le 9 mars 1939, en amont du Congrès National des Femmes, qu’elle a organisé, elle prononce au sein du Lyceum « La mujer y la cultura », puis quelques mois plus tard, le 25 juillet 1939, elle expose sa conférence « Feminismo » devant un parterre d’intellectuels masculins de la prestigieuse Institución Hispano-cubana de Cultura à laquelle elle appartient depuis des années. Deux réflexions capitales sont à retenir comme étant l’essence même du féminisme novateur de Camila Henríquez Ureña. La première a trait à la création féminine, montre la nécessité d’un progrès global et l’utilité de la propagation de cette culture féminine pour continuer à progresser :
Las mujeres de excepción de los pasados siglos representaron, aisladamente, un progreso en sentido vertical. Fueron precursoras; a veces sembraron ejemplo fructífero. Pero un movimiento cultural importante es siempre de conjunto, y necesita propagarse en sentido horizontal. (Comisión organizadora permanente de la Feria Nacional del Libro Santo Domingo, 1994 : 66)
Pour elle, « el verdadero movimiento cultural femenino empieza cuando las excepciones dejan de parecerlo » (Comisión organizadora permanente de la Feria Nacional del Libro Santo Domingo, 1994 : 66). Elle y incite les femmes cubaines à se spécialiser et à faire honneur à des personnalités exceptionnelles comme Gertrudis Gómez de Avellaneda ou María Luisa Dolz, en déplorant que l’accès à l’éducation ait nivelé le potentiel créateur des femmes :
La obra cultural de nuestras mujeres se ha atomizado al extenderse. Es preciso que algunas de ustedes, mujeres jóvenes o en plena madurez, se consagren a una labor de verdadera trascendencia en un campo determinado, se esfuerzen por alcanzar la excelencia individual en una actividad señalada. A la labor de animación e impulso general hay que sobreponer una labor de especialización cultural. Necesitamos un Lyceum de especialistas. (Comisión organizadora permanente de la Feria Nacional del Libro Santo Domingo, 1994 : 62)
Son universalisme transparaît au fil de son argumentation : « No se trata ya de terminar con la situación de esclavitud que le es particular, sino de hacer frente a los problemas generales que se presentan hoy al hombre (…). La acción colectiva es, hoy por hoy, la mayor necesidad que sienten los humanos » (Comisión organizadora permanente de la Feria Nacional del Libro Santo Domingo, 1994 : 69).
Elle fait alors le lien avec la deuxième grande réflexion dont nous parlions plus haut : « Las mujeres cubanas convocan ahora un congreso específicamente femenino, conscientes de los muchos problemas que tiene que resolver la mujer, yo no diría únicamente como sexo, sino como clase social. Somos, hemos sido, una forma de proletariado » (Comisión organizadora permanente de la Feria Nacional del Libro Santo Domingo, 1994 : 69).
Camila Henríquez Ureña envisage la lutte des femmes comme une lutte collective, qui fait partie d’une lutte encore plus grande, dont les raisons sont majoritairement économiques, et les armes dont elles disposent sont leur culture et leur œuvre créatrice. L’union est la seule issue pour les femmes, et pour l’avenir du monde.
Dans Feminismo y otros temas sobre la mujer en la sociedad, elle développe davantage encore sa pensée, puisqu’après avoir rappelé l’histoire universelle des femmes, depuis la Grèce Antique, en Orient et en Occident, elle fait remarquer que jusqu’à la fin du XIXe siècle, les femmes n’ont jamais eu l’occasion historique de développer leur personnalité en tant qu’être humain. La maternité a été le seul biais par lequel elles ont pu obtenir une reconnaissance, mais quelle reconnaissance, je la cite :
La mujer aceptaba la maternidad como un impulso instintivo, como un deber, como la maldición bíblica, insuperable, como un consuelo a sus muchas humillaciones; o la tenía como un pecado y como una vergüenza. Porque no es verdad que la maternidad haya sido nunca respetada y protegida por sí-misma: lo ha sido bajo el contrato matrimonial. No es verdad que el niño haya sido nunca protegido: lo ha sido por razones económicas, el hijo legítimo. Jamás ha tenido la mujer derecho a ser madre libre y conscientemente. (Henríquez Ureña, 1985 : 78)
La liberté de la femme, sa liberté d’être mère, passe donc pas un combat économique de masse. Camila continue son exposé en expliquant l’origine du féminisme et en montrant comment la modernité, l’incorporation des femmes à l’espace public et professionnel, ont engendré de nouvelles formes de domination. Pour elle, le mouvement ouvrier et le mouvement féministe sont une seule et même cause :
El progreso científico e industrial, que ha colmado el mundo de inventos maravillosos, desde el motor hasta la radio, ha causado los trastornos económicos que han dado impulso al movimiento obrero y al movimiento feminista. Son convergentes : sus causas son complejas ; sus orígenes, remotos ; pero ambos han sido lanzados a la acción por las leyes del determinismo económico. (Henríquez Ureña, 1985 : 180)
Pour autant, Camila ne nie pas la part de responsabilité des hommes dans le rapport de domination qui a présidé les relations hommes/femmes. Au contraire, elle la considère comme partie d’un tout, le but étant de faire de la femme un être humain libre, au sens humaniste du terme :
Cuando la mujer haya logrado su emancipación económica verdadera; cuando haya desaparecido por completo la situación que la obliga a prostituirse en el matrimonio de interés o en la venta pública de sus favores; cuando los prejuicios que pesan sobre su conducta sexual hayan sido destruidos por la decisión de cada mujer de manejar su vida; cuando las mujeres se hayan acostumbrado al ejercicio de la libertad y los varones hayan mejorado su detestable educación sexual; cuando se viva días de nueva libertad y de paz, y al través de muchos tanteos se halle manera de fijar las nuevas bases de unión entre el hombre y la mujer, entonces se dirán palabras decisivas sobre esta compleja cuestión. Pero nosotros no oiremos esas palabras. La época que nos toca vivir es la de derribar barreras, de franquear obstáculos, de demoler para que se construya luego, en todos los aspectos, la vida de relación entre los seres humanos. (Henríquez Ureña, 1985 : 35)
Si aujourd’hui, les paroles pleines de solennité de Camila Henríquez Ureña nous semblent évidentes, rappelons qu’il n’en était rien en 1939 et que ses propos étaient précurseurs, Son frère Pedro, dont nous avons évoqué le caractère conservateur en matière de morale, écrivit pourtant ceci à sa sœur : « Tu conferencia Feminismo es admirable de severidad, de objetividad y de puntería. Certera en todos los puntos en que apunta. Es el primer trabajo tuyo que es de absoluto primer orden (…) Aqui ha hecho sensación entre los pocos que la han leído » (Yanés 2003 : 35).
En effet, au-delà de la place que Camila a fini par trouver dans cette famille Ureña, ce texte fut le point de références des générations qui succédèrent à Camila, pour avoir conceptualisé un féminisme qui jamais ne l’avait été de cette manière. Cuba a beaucoup apporté à la jeune dominicaine arrivée en 1904. Un asile, un refuge, une vie. En retour, elle aura contribué à l’histoire nationale, au point d’être présentée par Fidel Castro, le 21 décembre 1970, dans l’Université de La Havane, comme un modèle pour le peuple cubain. Étrangement, de même que Pedro rendra son dernier souffle dans un train en Argentine, Camila mourra lors de son voyage de retour au pays natal, en 1973. Une vie de déracinement, mais également ce que l’on appellerait aujourd’hui une intégration réussie.