Assujettissement et normes dans la poésie lyrique amoureuse d’Amérique latine. Lecture butlerienne
« La poésie n’est jamais la poésie qui a déjà réussi. Chaque réussite est une fin de la poésie. La poésie est la recherche et les recommencements de la poésie. C’est-à-dire qu’elle est radicalement historique, dans sa situation et ses contradictions. C’est ce qu’il lui faut savoir à tout prix, à tout moment. Et être à chaque fois la première. Réinventer des rapports qui ne sont pas seulement de mots, mais des sujets au monde, entre eux, et à leur histoire »
Henri Meschonnic, Les États de la poétique
« Les poèmes et la philosophie ont la même finalité : le contenu de vérité. »
Theodor Adorno, « Parataxe » in Notes de littérature
Dans ses nombreuses analyses concernant la construction du sexe, du genre et, de manière plus générale, des identités, Judith Butler fait une place de choix aux normes, au rôle de leur répétition et aux effets de celle-ci (Trouble dans le genre, Ces corps qui comptent, La Vie psychique du pouvoir, Humain, inhumain, Le Récit de soi, Défaire le genre). La question lancinante qui parcourt ses analyses est celle des brèches laissées au sujet par le pouvoir dans la réitération même des normes qui donnent lieu à des possibilités d’opposition (Butler 2002).
Dans certains de ses essais, J. Butler aborde le domaine du discours littéraire – notamment dans Ces corps qui comptent (2009 : 147-189) à propos d’œuvres narratives de Willa Cather et de Nella Larsen – où elle montre que, de manière patente, des normes transitent. Des travaux comme ceux de Philippe Hamon (1984) et de Susan Rubin Suleiman (1983) ont abordé des corpus de fiction narrative, sous d’autres angles, essentiellement celui de l’idéologie politique. En ce qui concerne les usages langagiers en général, certains linguistes, comme Catherine Kerbrat-Orecchioni dans son travail autour de L’Implicite, ont clairement établi le rôle de l’axiologie. Gageons qu’il n’en va pas différemment lorsque discours littéraire et discours amoureux sont associés, dans la culture savante, au sein d’un genre discursif et thématique qu’il est coutume de nommer « poésie lyrique »1.
Mon propos est de réfléchir plus en profondeur sur ce qui se joue du point de vue des normes telles que les analyse J. Butler au sein de discours lyriques amoureux contemporains (d’Amérique latine) énoncés par des femmes, que ces discours s’en tiennent à une inscription pure et simple dans la tradition poétique canonique, qu’ils interrogent explicitement certaines normes de genre ou qu’ils rejettent un tel débat par une théâtralisation radicalement anti-normative qui ne laisse aucune place à « l’hégémonie hétérosexuelle » (2009).
Les questions que soulève cet examen sont, d’une part, celle de l’action du pouvoir au sein de discours présupposés placés dans un espace symbolique étanche à ce type de problématique sociale et politique et, d’autre part, celle des conditions de possibilité d’une déconstruction de traditions littéraires fortement ancrées dans les imaginaires collectifs ; enfin, celle des conditions de possibilité d’un discours lyrique amoureux qui n’implique pas de réitérer, notamment à travers des stéréotypes langagiers et conceptuels, les rapports dissymétriques entre « femmes » et « hommes »2.
Le pouvoir et la résistance
Michel Foucault, lorsqu’il interroge les fondements de ce qu’il appelle « l’hypothèse répressive », dans son travail sur l’Histoire de la sexualité, fixe une sorte de programme en guise d’observation générale :
le point important sera de savoir sous quelles formes, à travers quels canaux, en se glissant le long de quels discours le pouvoir parvient jusqu’aux conduites les plus ténues et les plus individuelles, quels chemins lui permettent d’atteindre les formes rares ou à peine perceptibles du désir, comment il pénètre et contrôle le plaisir quotidien (Foucault 1994 : 20).
Les rapports entre pouvoir et discours ont une position centrale dans la réflexion de J. Butler. En bref, de la même manière qu’elle envisage le pouvoir dans ses manifestations discursives, à l’instar de M. Foucault, elle envisage la résistance ou le détournement des effets du pouvoir par le langage. Bien que, dans un premier temps, on puisse avoir l’impression que les options sont extrêmement limitées. En effet, l’idée de départ est que le pouvoir et le discours participent de la construction et du maintien du sujet en tant que sujet (« constitution discursive du sujet », Butler 2004 : 204). Mais c’est sans compter avec « la logique d’itérabilité qui gouverne les possibilités de transformation sociale » (Butler 2004 : 197).
a. Le pouvoir, le discours : la construction du sujet et des identités
Dans La Vie psychique du pouvoir, J. Butler, en compagnie de M. Foucault et de Louis Althusser, formule l’idée que le sujet et les identités sont produits par et dans l’assujettissement (La Vie psychique, 138), une forme de rapport qui n’est pas seulement domination mais aussi formation. Cette formation du sujet consiste en une « incorporation de normes » (idem, 45 et sqq.). En ce sens et dans l’analyse de la censure que J. Butler propose dans Le pouvoir des mots, elle affirme que « la production du sujet a tout à voir avec la règlementation du discours. La production du sujet a lieu non seulement à travers la règlementation du discours du sujet, mais encore à travers celle du domaine du discours socialement dicible. » (181) Sur la question des identités de genre, par ailleurs, dans Ces corps qui comptent, elle évoque « les moyens discursifs par lesquels l’impératif hétérosexuel rend possibles certaines identifications sexuées et en forclôt ou en désavoue d’autres » (17), le sexe étant défini comme « une norme culturelle qui gouverne la matérialisation des corps » (idem).
L’assujettissement ainsi défini présente deux caractéristiques notables. D’une part, il est décrit comme un processus continué. D’autre part, c’est un processus en dehors duquel il est dit qu’il n’y a pas d’existence possible pour le sujet (Butler 2002 33 ; Butler 2007 : 17). Il y a là quelque chose de l’ordre de l’ambivalence, car le pouvoir s’exerce sur les sujets mais est aussi ce que les sujets effectuent (Butler 2002 : 37-38). Pour cela, il est nécessaire que les normes soient répétées, les rapports de domination et de formation maintenus, pour que le sujet soit produit et maintenu lui-même en tant que sujet : « Si les conditions du pouvoir doivent persister, elles doivent être réitérées ; le sujet est précisément le site d’une telle réitération, d’une répétition qui n’est jamais mécanique » (Butler 2002 : 41). Autant dire que le sujet n’a pas vraiment le choix. Pourquoi cela ? Parce qu’il n’a pas décidé des normes au sein desquelles il advient en tant que sujet : « Voué à rechercher la reconnaissance de sa propre existence selon des catégories, des termes et des noms qu’il n’a pas lui-même conçus, le sujet cherche le signe de sa propre existence en dehors de lui-même, dans un discours qui est à la fois dominant et indifférent. Les catégories sociales signifient tout à la fois subordination et existence. Autrement dit, à l’intérieur de l’assujettissement, le prix de l’existence est la subordination » (Butler 2002 : 47-48).
Mais c’est dans cette réitération non mécanique des normes que des marges de manœuvre peuvent apparaître, c’est-à-dire des possibilités de résistance à l’assujettissement.
b. Redéploiement (appropriation, répétition, parodie) et déconstruction
La suggestion que fait J. Butler tout au long de ses ouvrages, c’est celle de détourner la force du pouvoir, celle des normes, de la contourner, dans le mouvement même de répétition de ces normes qui peuvent faire l’objet de reformulations décalées voire déformées, ce qui consisterait alors en un geste double, d’appropriation et de déconstruction par ce qu’elle appelle « resignification » (notamment Butler 2009 : 131). À propos de la domination prescriptive de la « matrice hétérosexuelle du désir » (Butler 2006a : 152), J. Butler explique que « le pouvoir ne peut être ni retiré ni refusé, mais seulement redéployé. En effet, d’après moi, les pratiques gaies et lesbiennes devraient plus se centrer sur le redéploiement subversif et parodique du pouvoir que sur le fantasme irréalisable de transcender ce pouvoir » (Butler 2006a : 242). Au sens où « La présence de ces normes [de l’obligation hétérosexuelle] ne constitue pas seulement un lieu de pouvoir indéniable, mais elles peuvent devenir – deviennent – le lieu de contestation et de parade/parodie sapant les prétentions de l’hétérosexualité obligatoire à la naturalité et à l’originalité » (Butler 2006a : 242).
« En effet, il me semble que c’est précisément parce que le discours dominant peut faire l’objet d’une réappropriation que sa resignification subversive est possible » nous dit-elle dans Le pouvoir des mots (2004 : 208), lorsqu’elle confronte les analyses respectives des actes de discours par Pierre Bourdieu et Jacques Derrida.
Cela étant, J. Butler signale le risque que comportent « les pratiques parodiques », en ce sens qu’elles sont amenées à servir de soutien à « l’exclusion apparemment inévitable des genres marginaux du naturel et du réel » (Butler 2006a : 272-273). Mais elle y voit aussi une arme qui permet de mettre en évidence le caractère fantasmatique du « réel », du « naturel » et des identités : « […] il y a un rire subversif dans l’effet de pastiche produit par des pratiques parodiques, faisant de l’original, l’authentique et du réel eux-mêmes des effets. La perte des normes de genre aurait pour conséquence de faire proliférer les configurations du genre, de déstabiliser l’identité substantive et de priver les récits naturalisants de l’hétérosexualité obligatoire de leurs personnages principaux : l’‘homme’ et la ‘femme’ » (Butler 2006a : 273). Ce qui l’amène à conclure que « la question n’est pas de savoir s’il faut ou non répéter, mais comment le faire. Il s’agit dès lors de répéter en proliférant radicalement le genre, et ainsi de déstabiliser les normes du genre qui soutiennent la répétition » (Butler 2006a : 275)3.
c. Discours littéraire et résistance à l’assujettissement
L’intérêt d’examiner le discours lyrique amoureux est de voir précisément s’exprimer, à un stade avancé et de la part d’énonciateurs a priori autonomes, une situation de dépendance dans laquelle les auteures concernées, ou tout du moins les mois poétiques à qui elles donnent voix, semblent se trouver plus ou moins à l’aise. Or, cette dépendance n’est pas tout à fait celle de l’enfant vis-à-vis d’adultes nourriciers ni celle du sujet abstrait face au pouvoir de l’Etat mais aussi celle de mois poétiques féminins face au pouvoir de séduction de l’Autre masculin, pouvoir auquel ces mois poétiques se soumettent avec extase, en général, ou avec une amertume qui suggère le deuil de la croyance ou de l’espoir en une fusion complète avec l’être aimé. Mais il y a aussi une forme de soumission ou d’assujettissement à l’institution et à la tradition littéraires dans lesquelles un sujet écrivant vient à s’inscrire d’une manière ou d’une autre, que l’on considère ou non que ce qui a lieu est de l’ordre de la forclusion, à l’instar de ce que J. Butler établit dans son analyse de la censure (Butler 2004 : 186 et sqq.). Ainsi, la dépendance affective prédiquée par nombre de discours lyriques amoureux est peut-être d’abord une dépendance du sujet écrivant à l’institution littéraire dans sa configuration contextuelle et à la tradition littéraire dans laquelle il fait en sorte de s’inscrire.
En ce sens, le pouvoir ou son lieu d’expression, du point de vue de la production poétique contemporaine, c’est la tradition lyrique pour le moins, et d’autre part, l’institution littéraire, en tant que vecteurs de normes non seulement textuelles (et relativement autonomes, en ce sens) mais plus largement socioculturelles. La question est, alors, de savoir « comment adopter une relation d’opposition au pouvoir, relation de toute évidence liée au pouvoir même auquel on s’oppose » (Butler 2002 : 42).
J’en viens à la question du discours littéraire et de ses stratégies pour échapper un tant soit peu à l’assujettissement, si l’on peut dire. J. Butler propose, dans ses travaux, plusieurs exemples d’analyse de corpus, notamment des commentaires des romans de Monique Wittig (Trouble dans le genre), de W. Cather et de N. Larsen (Ces corps qui comptent).
Selon J. Butler, les romans de M. Wittig « suivent une stratégie narrative de désintégration, suggérant que la formulation binaire du sexe a besoin de se fragmenter et de proliférer au point où la binarité se révèle elle-même être contingente » (Butler 2006a : 233), avec un libre jeu des attributs et des traits physiques ou encore la suppression totale des pronoms qui marquent le genre masculin (« il » et « ils » en particulier, voir 236) et donc l’universel comme prérogative masculine. « Wittig soutient que c’est seulement en reprenant l’universel et le point de vue absolu, en lesbianisant le monde entier qu’on pourra vraiment détruire l’ordre obligatoire de l’hétérosexualité » (idem). Dans l’analyse qu’elle propose de l’organisation narrative des romans de Wittig, J. Butler explique, par ailleurs, que la romancière n’opère pas de « transvaluation » (qui consisterait à valoriser les femmes au détriment des hommes) mais une « réappropriation » et un « redéploiement subversif des ‘valeurs’ qui, au départ, semblaient attachées au domaine masculin » (Butler 2006a : 244-245). Elle conclut, à leur sujet : « La puissance des écrits littéraires de Wittig, leur gageure linguistique, c’est d’offrir une expérience qui transgresse et dépasse les catégories de l’identité » (Butler 2006a : 246).
Dans une perspective de militantisme féministe au sein de la poésie lyrique, on devrait attendre de semblables démarches discursives.
Il m’est difficile de synthétiser l’analyse fine que fait J. Butler du roman Mon Antonia et de deux nouvelles (« Tommy the Unsentimental » et « Paul’s Case ») de W. Cather (« ‘Croisements dangereux’ : les noms masculins de Willa Cather », Butler 2009 : 147-170), si ce n’est en disant que par l’examen de leur contenu général et surtout d’analyses onomastiques et lexicales, voire du dispositif énonciatif, elle parvient à mettre en évidence, pour ce qui est du roman Mon Antonia, le travail d’occultation expressive que mène Cather à la fois pour dire son désir lesbien et pour revendiquer ses droits d’auteur, face aux conventions sociales et littéraires de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. En cela, J. Butler met en lumière dans leur traduction textuelle la plus concrète les contraintes institutionnelles de l’époque qui s’appliquaient à une femme écrivain, lesbienne de surcroît. Ce que je relève, par ailleurs, c’est que l’analyse menée par J. Butler met en évidence, moins la dimension parodique de ces discours littéraires au plan de l’intentionnalité que les démarches d’appropriation, au sein de la fiction, des démarches d’appropriation et de détournement de certains codes socio-littéraires et langagiers. Ceci m’amène à penser que le concept de parodie dans la description des moyens de subversion est à prendre au sens large de déformation, altération, déviation, travestissement qui présuppose une répétition, une imitation, sans que pour autant cela implique à tout coup une intention comique ou moqueuse, autrement dit le concept s’avère vidé de connotations axiologiques dans l’emploi qui en est fait.
Dans l’étude tout aussi fine du roman Passing de N. Larsen, par ailleurs, ce qui a retenu plus particulièrement mon attention, c’est l’idée selon laquelle les romancières noires américaines ont eu tendance à se montrer très prudentes dans le traitement du thème de la sexualité afin de ne pas contribuer à entretenir le mythe social de la femme noire exotique et sexuellement débridée, ce qui vient à être, in fine, dans la fiction comme dans la réalité, l’expression de « l’impossibilité de la liberté sexuelle pour les femmes noires » (Butler 2009 : 183), laquelle impossibilité n’est pas la résultante du seul pouvoir phallique mais de l’interconnexion d’injonctions masculinistes et raciales servant à délimiter l’espace symbolique de la blanchitude (selon ses termes).
La tradition lyrique hispanique et ses contraintes
Dans une part encore importante de la poésie lyrique amoureuse actuelle, en Amérique latine mais pas seulement, s’élaborent des pseudo-dialogues entre un moi poétique aisément interprétable comme étant de sexe féminin et une seconde personne du singulier, tout aussi aisément interprétable comme la figure de l’amant et objet d’amour masculin. Cette aisance interprétative peut être liée à des données langagières que les textes eux-mêmes procurent mais elle est aussi le signe du poids de l’hétéronormativité dans l’acte de lecture et les opérations interprétatives qui s’y associent. En cela, le paratexte, et tout particulièrement les noms propres des auteures, ont un rôle primordial et univoque (jusqu’à ce que la textualité vienne éventuellement contrecarrer ou perturber le calcul interprétatif initial, opéré en termes hétéronormatifs).
La teneur du pseudo-dialogue, ou de toute autre forme d’énonciation lyrique, consiste, pour l’essentiel, dans l’expression des différents états amoureux ou relatifs au thème amoureux (séduction, fascination, fusion, plénitude, jeu, doute, rancœur, nostalgie, souffrance due à l’absence momentanée de l’autre ou à la solitude). On pourrait d’ores et déjà s’interroger sur le cadre socio-affectif que présupposent ces états. Ce qui est présupposé est une conception et un idéal des relations affectives non familiales dominants : l’union monogame durable voire éternelle4.
Mais ce n’est pas sur ce point que je souhaite m’arrêter, en priorité. Ce qui m’intéresse, c’est la façon de dire ces états, car l’évocation et la description de ces états amoureux sont le lieu où se manifeste, très fortement, la dissymétrie des rapports entre « femmes » et « hommes ».
a. Le canon pétrarquiste
Le cadre socio-affectif que j’ai nommé à l’instant a fait son apparition dans la culture savante des pays européens, semble-t-il, avec la poésie lyrique provençale, l’amour courtois (la fin’ amor), et sans aucun doute son impact a-t-il été décuplé par ce que Pétrarque en a fait dans ses sonnets5.
On sait que le canon poétique moderne et contemporain, en termes de poésie lyrique amoureuse, provient, pour l’essentiel, de trois sources, la poésie des troubadours provençaux des XIIe et XIIIe siècles, la poésie arabe et les poètes lyriques de l’Antiquité grecque et romaine à commencer par Sapphô et Catulle (Zink 1992). En Espagne, on a les jarchas et le divan côté Al-Andalus, la poésie gallaïco-portugaise à l’époque de Alphonse X dit « Le Sage » (ou « Savant »), puis certains éléments de poésie populaire de type « romance », et tout ce qui viendra de l’influence de la Renaissance italienne à partir du XVIe siècle et s’écrira pendant les Siècles d’or (Garcilaso, Jean de la Croix et Louis de León ; Góngora et Lope de Vega, parmi les plus révérés)6. En Espagne comme ailleurs en Europe, la poésie de Pétrarque devient le canon de la poésie lyrique amoureuse. Il s’agit d’une poésie qui dit le désir en idéalisant l’objet du désir/objet d’amour et en spiritualisant l’attirance qu’il suscite, une poésie qui va de l’exaltation à la plainte, une poésie qui cultive la souffrance infligée par l’attachement amoureux.
Bien sûr, ce code socio-affectif ne s’actualise pas intégralement à tout coup, on est plus ou moins pétrarquisant et plus ou moins néo-platonicien et on détourne plus ou moins ouvertement le modèle, que l’on soit Ronsard, Jean de la Croix, Shakespeare mais aussi Louise Labé ou Juana Inès de la Cruz. Je veux dire par là qu’il y a des exceptions et des détournements ainsi que d’autres traditions qui entrent en interaction ou en concurrence7. Ronsard n’est pas toujours aussi courtois et pudique que dans ses poèmes les plus connus. La poésie lyrique de Jean de la Croix est un détournement des formes d’expression du lyrisme amoureux profane codifié par Pétrarque et repris par Garcilaso au profit de l’expression de l’amour de Dieu que seules les gloses qu’il en propose permettent de décoder. Les sonnets de Shakespeare, pour prendre un autre exemple, déploient une configuration de type trio amoureux hétérosexuel et homosexuel dont il est délicat de percevoir les variations à première lecture8. Quelques femmes, au demeurant, ont excellé dans la continuité du pétrarquisme et du néo-platonisme, la lyonnaise Louise Labé au milieu du XVIe siècle, et l’hispano-mexicaine Sœur Juana Inès de la Cruz, à la fin du XVIIe. Pour Louise Labé, on a une expression constante du désir amoureux comme douce souffrance infligée par l’Amour ou par l’amant ; chez Sœur Juana, l’œuvre est plus vaste et les ethos et codes socio-littéraires plus variés : poèmes d’éloge à la beauté d’une protectrice, poèmes raisonneurs sur les causes et les conséquences de l’état amoureux, poèmes en pseudo-dialogues amoureux, en particulier des poèmes où l’aimée déclare reprendre son amour à l’amant. Dans le cas de Sœur Juana (dont rares sont les poèmes énoncés du point de vue d’un moi masculin), plus encore que dans celui de Louise Labé, le moi poétique cesse d’être l’élément passif de la relation amoureuse, l’aimée. De plus, il y a débat quant à la portée des poèmes d’éloge des charmes de Lisi, que certains considèrent comme des poèmes relevant du registre de l’amitié et de certaines conventions socio-littéraires entre écrivain et protecteur ; d’autres y voient l’évocation d’une relation amoureuse lesbienne9.
b. Contraintes et libérations aux temps du Modernisme
Si, de façon cavalière, on accepte de franchir quelques siècles pour aller observer ce qui s’est écrit à une étape où on a commencé à faire une place significative aux femmes dans l’institution littéraire, en Europe et en Amérique, il faut avancer jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle (Planté 2002 ; Izquierdo 2010 ; Campuzano 1998 ; Godi-Tkatchouk 2010).
À cette étape, les possibilités d’exprimer poétiquement des états d’âme s’élargissent mais restent tout de même soumises à de fortes contraintes. À côté des contraintes de genre littéraire, on trouve des contraintes de forme de contenu. Pour être audible, lisible, acceptée par l’institution littéraire c’est-à-dire les pairs masculins qui l’incarnent, il faut suivre quelques prescriptions : évoquer la maternité, dire ses faiblesses et ses tourments de sexe faible, faire l’éloge du sexe fort, bref construire un ethos lyrique qui corresponde à l’idée et/ou à l’idéal qui domine en ce qui concerne la condition de femme, qu’il ne serait pas exagéré de schématiser selon l’alternative suivante : elle du côté de la nature, lui du côté de la culture (Beauvoir 1949 : 184 et sqq., 231-310 ; Irigaray 1974 : 139 et sqq. ; Riot-Sarcey 2002 : 26-27, 30 et 33 ; Izquierdo 2010 : 128-132).
Les premières voix latino-américaines contemporaines n’ont pas dérogé à ces contraintes. Elles se sont pliées à l’esthétique de leur époque, à savoir le Modernisme, et l’ont intériorisée, une esthétique en grande partie fondée, selon certaines analyses, sur le corps fétichisé de la femme (Escaja 2000 : 61). Ainsi, la Cubaine Juana Borrero (Cuba, 1878-1896), par exemple, adopte dans ses œuvres la pause de la femme virginale et fragile pénétrée par le savoir et le lyrisme, d’essence masculine dans la représentation phallocentrique de l’époque (Escaja 2000 : 62 et sqq.). Souvent, les femmes poètes modernistes s’approprient, telles des ventriloques, le discours littéraire dominant de leur époque (Escaja 2000 : 65). D’autres – comme Mercedes Matamoros (Cuba, 1851-1906) et Delmira Agustini (Uruguay, 1886-1914) – le font mais vont aussi au-delà de cette limite en prenant véritablement la place du sujet dans la thématique érotico-amoureuse qu’elles tissent au moyen de force métaphores et renvois mythologiques, instituant ainsi des filtres, un effet de distanciation qui rend praticable leur démarche. C’est ainsi qu’elles parviennent à exprimer leur désir et s’auto-légitiment en tant que voix poétiques sans que pour autant elles quittent complètement une position subalterne dans les champs littéraires nationaux au sein desquels, respectivement, elles évoluent.
Ainsi, les possibilités ouvertes dans le cadre de la poésie lyrique donnent lieu à une production de discours sur le thème amoureux. Dans cet ordre de choses, un nombre grandissant d’auteures est amené à exprimer des états d’âme, à travers des mois poétiques qui vont dire leur attirance et, du moins, leur attachement. Tout cela demeure très chaste et pudique, allusif sauf exception (comme chez l’Uruguayenne D. Agustini), en vertu d’une loi non écrite qui s’applique à tou.te.s. Parallèlement à cela, certaines font parfois évoluer leur discours lyrique amoureux, eu égard au canon qui s’instaure à partir de Baudelaire et, pour l’Amérique latine, au sein du mouvement moderniste dont je parlais à l’instant ; une évolution qui se fait dans le sens d’une érotisation qui, indéniablement, vient perturber la spiritualisation (et l’idéalisation) en vigueur, pour l’essentiel, depuis la fin du Moyen Âge.
Par conséquent, c’est une période, la fin du XIXe siècle et les débuts du XXe siècle, qui fait date pour la poésie lyrique en Amérique latine, à plus d’un titre. Non seulement des auteures expriment publiquement leurs états d’âme amoureux mais de plus, certaines le font avec un savoir-faire et une intensité qui subjuguent l’institution littéraire et les lect.eur.rice.s, comme cela a été le cas avec D. Agustini ainsi qu’avec la Chilienne Gabriela Mistral, premier prix Nobel de Littérature d’Amérique latine en 1945 (Mistral 1946 : 29-37, 249-279). Par ailleurs, certaines, portées sans nul doute par un contexte national et international favorables, se risquent à formuler des questionnements sur la condition de femme au sein même de leur poésie amoureuse. Enfin, dans l’expression du désir amoureux, quelques-unes d’entre elles vont jusqu’à abandonner l’union monogame durable comme cadre socio-affectif de référence pour exprimer un désir atomisé et circonstanciel, un désir amoureux, certes hétérosexuel, mais explicitement vagabond – ce que l’on peut percevoir, notamment, chez l’Argentine Alfonsina Storni en parcourant ses deux derniers recueils (Mundo de siete pozos et Mascarilla y trébol), publiés dans les années 1930. Le cas de cette poète est, en cela, doublement emblématique. Je m’en tiendrai à citer un texte, relativement isolé au sein d’un recueil (El dulce daño 1918) qui, par ailleurs, contient un discours poétique assez convenu, où s’exprime le désir amoureux d’un moi poétique pour l’amant. Ce texte, intitulé « Tu me veux blanche », illustre parfaitement la description théorique que propose J. Butler de la répétition parodique qui vient miner les normes, en l’occurrence celle de l’institution phallocratique. En effet, le poème est une variation ironique sur les exigences de pureté dont le moi du poème fait l’objet de la part de la figure de l’amant : « Toi, tu me veux blanche / Tu me veux d’écume, / Tu me veux de nacre / Que je sois un lys / Entre toutes, chaste. / Au parfum ténu. / Corole fermée » (traduction personnelle)10. Vient ensuite le questionnement sur la légitimité de cette demande ou injonction.
Selon Luisa Ballesteros Rosa, il faut voir ce que recèlent d’autobiographique les œuvres de poètes comme G. Mistral, D. Agustini, A. Storni, Juana de Ibarbourou ou encore María Vaz Ferreira :
L’autobiographie poétique brise en mille morceaux les tabous existants dans la société encore très patriarcale du début du siècle. N’ayant pas d’ancêtres glorieux ni d’origines aristocratiques à exalter, à travers l’écriture, les poétesses-institutrices n’ont qu’à vider leurs cœurs de tous les interdits d’une société pour laquelle le simple fait d’écrire est un scandale chez une femme. Cette génération de poètes surgit en même temps que les mouvements européens pour la libération de la femme, dont les influences arrivent sur le continent avec les immigrants de la fin du XIXe et début du XXe siècle, au moment de la Première Guerre mondiale. De sorte que si les années 20 sont l’occasion d’une révolution dans la vie de la femme occidentale, elles donnent aussi en Amérique latine le signal d’une évolution morale et culturelle (Ballesteros Rosa 1994 : 89).
c. Hermétisme et politique
Parmi les grandes figures de la génération suivante, on trouve Alejandra Pizarnik, Blanca Varela, Olga Orozco, et bien d’autres (Idea Vilariño, Claribel Alegría, Ida Vitale, Marosa di Giorgio) dont la démarche formelle s’inscrit soit dans la continuité du surréalisme, pour l’essentiel, soit dans celle de la poésie conversationnelle ou prosaïque (bien entendu, les deux orientations stylistiques ne sont pas entièrement étanches)11. Et d’une manière tout aussi schématique, on pourrait considérer, pour faire bref, que le lyrisme du moi ou du non moi est plutôt du côté de la veine surréaliste, tandis que la poésie conversationnelle semble plus en prise avec le « nous », c’est-à-dire avec des problématiques collectives, souvent d’ordre politique voire révolutionnaire – la poésie fondamentalement existentialiste de l’Uruguayenne Idea Vilariño, anti-impérialiste et procubaine dans ses textes des années 1960 (Pobre mundo 1966), en est un bon exemple (Ventura 2010 b : 270, 278-279). Dans tous les cas, la place du thème amoureux tend à se réduire ou à se faire discrète. En particulier, pour les auteures qui s’inscrivent dans la continuité du surréalisme, une forte distanciation s’institue entre univers discursif et affects des lect.eur·rice·s du fait de la dépersonnalisation et de l’hermétisme des formes d’expression. En cela, le discours amoureux, lorsqu’il affleure, comme chez B. Varela, O. Orozco ou A. Pizarnik, semble désarticulé, en déconstruction, en lambeaux. Y compris la seconde personne, le « tu » identifiant l’objet d’amour, le cas échéant, ne fait que de très brèves et énigmatiques apparitions si tant est qu’il doive désigner autre chose qu’un moi dédoublé.
Du point de vue de la question du genre, dans la production poétique de A. Pizarnik par exemple, on observe une nette évolution dans les formes d’expression entre ses deux premiers recueils (La última inocencia, 1956 ; Las aventuras perdidas, 1958) et les suivants, plus connus (Árbol de Diana, 1962 ; Extracción de la piedra de locura, 1968)12. D’une part, l’hermétisme s’accentue nettement. D’autre part, la façon d’exprimer l’état d’âme amoureux change tout autant, dans la mesure où les premiers poèmes coulent l’expression lyrique dans les scénarios préétablis de l’attente et de la dépendance (voir « La enamorada » de La última inocencia et « El ausente » ainsi que « Desde esta orilla » de Las aventuras perdidas), tandis que dans les suivants, à partir de Árbol de Diana, les personnages masculins anthropomorphes ou animaux disparaissent complètement. Et seuls demeurent, comme marques de personne et de genre, des pronoms (poèmes n°6, 7, 11) et autres formes accordées au féminin (poèmes n°15, 16, 17, 22, 27, 32, 34, 36) ; ainsi que quelques expressions dans lesquelles on perçoit vaguement la présence du thème amoureux : « amor mío » (poème n°3), « amar » (n°10), « muy amado » (n°9), « [este/su] corazón » (n°9 et n°32), « su fornicación de nombres » (n°17), « manos enamoradas de la nieve » (n°29). Du fait du manque de continuité thématique, il est difficile de saisir clairement ce qui peut être interprétable en termes de lyrisme amoureux. Voici un exemple de texte (intégral) tiré de Árbol de Diana où, tout du moins, l’identification du thème ne fait pas difficulté, bien au contraire – j’en propose une traduction littérale car, précisément, les choix de traduction de Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon imposent une décision :
Poème n° 20
dice que no sabe del miedo de la muerte del amor [{il/elle}dit que {il/elle} ne sait rien de la peur de la mort de l’amour]
dice que tiene miedo de la muerte del amor [{il/elle}dit que {il/elle} a peur de la mort de l’amour]
dice que el amor es muerte es miedo [{il/elle}dit que l’amour est mort est peur]
dice que la muerte es miedo es amor [{il/elle}dit que la mort est peur est amour]
dice que no sabe [{il/elle}dit que {il/elle} ne sait pas]
Indéniablement, la répétition du mot « amour » ne laisse pas de place au doute, du point de vue thématique. Ce qui maintient une forme d’ambiguïté et fait tout l’intérêt du texte, c’est à la fois la modalisation négative en ce qui concerne le savoir (ne pas savoir ce qu’est l’amour, etc.), le recours au discours indirect qui opère une distanciation (« dice que »), le non-respect du principe de non contradiction (entre le vers 1 et les vers 2, 3 et 4 : l’assertion sur le fait de ne pas savoir ce qu’est la peur, la mort et l’amour est, au moins partiellement, contredite par celle portant sur le fait d’avoir peur de la mort et de l’amour, et par celles consistant à affirmer ce qu’est l’amour et ce qu’est la mort) et l’indétermination du sujet grammatical, que permet d’autant mieux la langue espagnole en ce que l’explicitation du pronom personnel n’est pas la norme. Le sujet du verbe (« dice »), qui vertèbre entièrement le texte de manière anaphorique, reste indéfini et permet, bien entendu, tous les investissements interprétatifs (dans la langue d’origine) – y compris l’hypothèse d’un dédoublement du moi poétique, c’est-à-dire un énallage de personne à la manière de Jules César dans La Guerre des Gaules (toutes choses égales par ailleurs !), qui est l’interprétation faite par les traducteurs, en dernière instance, au vu du choix de traduction ayant consisté à retenir le pronom personnel féminin.
d. Radicalité féministe et retour du lyrisme amoureux
Dans la poésie hispano-américaine la plus récente, on trouve une grande variété de positionnements discursifs, d’ethos lyriques, serais-je tenté de dire, là encore. Il semblerait que la lutte pour les droits civiques et la contreculture ayant fait le lit du mouvement de libération des femmes (Second féminisme) ont permis l’émergence de figures et de discours poétiques clairement orientés vers l’érotisme ainsi que les thèmes politiques et de genre, cela dès les années 1970 (Zavala 2008 ; Ventura 2010a). Pour ce qui est des générations plus récentes, par exemple dans les pays d’Amérique centrale, elles auraient soit recyclé parodiquement les attributs de la féminité dans des discours plus apaisés, soit renoncé purement et simplement à lutter sur ces champs, excepté lorsqu’il s’agit d’auteures doublement subalternisées, femmes indo-américaines et afro-américaines (Zavala 2008). Dans le cas de la Colombie, pour prendre un autre exemple, la tradition moderniste qui s’était perpétuée jusque-là dans des œuvres fondées sur le respect de la métrique, l’esthétisme et une sentimentalité surannée, se voit déplacée par le surgissement d’une orientation libertaire tant au plan formel que dans les contenus chargés de revendications politiques voire spécifiquement féministes, dans la poésie de María Mercedes Carranza, Anabel Torres, Montserrat Ordóñez ou encore Guiomar Cuesta Escobar (Ventura 2008 : 686-694 ; Ventura 2010a : 358-363). Cette orientation contribue à la fois à renouveler le traitement du thème amoureux et à maintenir à distance les formulations traditionnelles en termes de pseudo-dialogue et de plainte (oscillant entre l’expression de la plénitude affective et celle du manque) centrées sur le binôme amoureux. De textes disant les états amoureux (des poèmes d’amour), on passe à des textes dont le thème est l’amour (poèmes sur l’amour), un amour problématisé selon des optiques sociologiques, historiques, anthropologiques, autrement dit de genre. Assez rapidement, cependant, en Colombie du moins, on observe, de manière dominante, un retour du lyrisme amoureux (parfois même sous des formes assez traditionnelles), après cette période de revendications politiques et féministes des années 1970 (Ventura 2010a : 365-369), et de manière secondaire mais également ailleurs en Amérique latine, une continuité vis-à-vis des questionnements soulevés dans les années 1970.
Affrontements de genre, contournements et apories
Comment exprimer une plénitude amoureuse sans passer par une célébration de l’amant, de l’Autre masculin ? Non seulement la célébration de l’Autre masculin s’avère problématique, mais de plus cette modalité discursive implique le risque de l’oblitération d’autres possibilités expressives qui relèveraient d’autres options existentielles dans l’ordre de la vie intime (ne serait-ce que l’homosexualité, le vagabondage, la bisexualité).
Le discours lyrique amoureux qui s’inscrit sans réserve dans la tradition (le canon) n’exige pas d’être longuement commenté. C’est plutôt celui qui prétend lutter contre la discrimination de genre qui mérite de voir ses apories mises en évidence. Quant à celui qui fait en sorte de se situer au-delà des questions d’identité et de genre tout en les problématisant, il mérite l’attention que requiert un ensemble de stratégies discursives efficaces afin qu’en soient définies les possibilités de généralisation.
Plusieurs variantes sont observables, qui peuvent être ramenées à deux principales démarches : l’affrontement de genre et le contournement/la perturbation des catégories et des normes.
a. Affrontements de genre
Dans ce renouveau concernant le traitement du thème amoureux, on observe des situations que j’appellerai « d’affrontements de genre », en particulier chez des auteures féministes qui interrogent ou continuent d’interroger les catégories et les stéréotypes d’une manière sinon frontale du moins massive. Chez la Nicaraguayenne Gioconda Belli (1998), on trouve la remise en cause des standards de la féminité ainsi qu’une affirmation de la supériorité des femmes et de la fierté d’être femme. La particularité la plus significative de ces textes, c’est qu’ils sont construits sur la base d’une polyphonie ironique consistant à intégrer des discours sociaux normatifs que le moi poétique finit par battre en brèche. Les pseudo-énonciateurs de ces discours normatifs adressent au moi poétique ou au groupe des femmes en général, des mises en garde, des préconisations, des appréciations morales par avance implicitement disqualifiées ou qui le sont a posteriori par le moi poétique13. Chez l’Uruguayenne Cristina Peri Rossi, le discours amoureux passe par une affirmation hyperbolique du désir du corps de l’autre qui, en l’occurrence, est le plus souvent le corps d’une autre. L’amour est alors exclusivement formulé comme accomplissement du désir lesbien dans la frénésie sexuelle ; une frénésie que disent les nombreuses énumérations de parties du corps de(s) [l’]amante(s) ainsi qu’un lexique de la nutrition et de la voracité (Peri 1991 ; Peri 1994 ; Peri 2004). Par ailleurs, le moi poétique de ses textes se fait l’apôtre de la précarité et de la finitude du lien amoureux. Ainsi, au plan du contenu, cette œuvre poétique repousse plusieurs frontières de la norme discursive sur l’état amoureux : comme bien d’autres œuvres poétiques depuis les années 1970, la frontière de la spiritualisation et de l’idéalisation sapée par l’érotisation ; celle de la monogamie à laquelle s’oppose le vagabondage ou voyage amoureux ; celle de l’hétérosexualité stricte ; enfin, celle de la répartition des rôles sexuels entre un principe actif, masculin et un principe passif, féminin et ce que cette répartition implique en général, à savoir la dépendance affective du moi féminin, calquée, en quelque sorte, sur celle du moi masculin dans la tradition lyrique moderne et contemporaine issue de Pétrarque. Chez Peri Rossi, les qualités interprétables et attribuables au moi poétique construisent l’image d’un être qui n’est pas objet de désir mais un être hautement désirant, un être qui pourchasse le plaisir où qu’il se trouve (dans des hôtels, des aéroports, des bars, etc.). Cela constitue, dans son approche, une double inversion ou subversion des normes hétérosexuelles : l’image interprétable du moi poétique est celle d’un être féminin qui concurrence doublement l’identité masculine prototypique en incarnant fondamentalement un principe actif et, qui plus est, désirant les mêmes corps.
b. Contournements et perturbations des catégories de genre
Théoriquement, on peut concevoir divers niveaux de contournement des catégories de genre et des normes et stéréotypes qui s’y associent. L’option la plus radicale est sans doute de ne pas aborder le thème amoureux sous quelque forme que ce soit – cela étant, un degré zéro qui serait un zéro absolu n’est ni productif interprétativement ni même envisageable au plan de l’analyse du discours. Nombre de niveaux de contournement observables tiennent aux caractéristiques adoptées par l’écriture poétique avec les esthétiques d’avant-garde. Quant aux perturbations possibles, elles peuvent tenir à divers effets de discours – toute sorte d’aspects sémantiques comme l’affectation des fonctions verbales (sujet/objet) ou la mise en œuvre de scénarios prédéfinis (« muse et poète », « Pénélope et Ulysse », par exemple) – ou encore à l’usage des personnes grammaticales.
Comme le rappelle Hugo Friedrich (1996 : 43 et sqq. ; 153 et sqq. ; 197 et sqq.) à propos des principales figures de la poésie européenne depuis Baudelaire, on observe un certain nombre de caractéristiques sémantiques et énonciatives qui instaurent une distance forte entre discours et lecture, voire entre voix et objet du discours. En ce sens, sont évoqués l’hermétisme, l’abstraction, la déshumanisation ou dépersonnalisation de la poésie contemporaine devenue canonique.
Dans cet ordre de choses, plusieurs possibilités sont concevables et, en outre, observables. À certains égards, dans le discours poétique des figures qui s’inscrivent dans la continuité du surréalisme, A. Pizarnik, B. Varela ou encore O. Orozco, on peut tout à fait voir les effets d’un travestissement hermétique du thème amoureux. Cependant, il est important de signaler que, parmi les grandes figures de cette veine avant-gardiste on trouve des chantres de l’amour tels que le Français Paul Eluard (Capitale de la douleur ; L’Amour la poésie), l’Espagnol Pedro Salinas de la génération de 1927 (La Voix qui t’es due ; Raison d’amour) ou encore le Chilien Pablo Neruda (Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée ; La barcarola ; Les Vers du Capitaine ; LaCentaine d’amour) qui eux n’ont en rien joué sur ce travestissement ou cet évitement du thème amoureux, du moins dans les recueils les plus connus cités ci-dessus. En cela, les auteures que je mentionne se distinguent, au sens où elles n’emboitent pas le pas de ce discours amoureux emphatiquement exposé. Sans pour autant que, chez elles, ce thème devenu plutôt un motif, soit totalement évacué du dire poétique. A tout le moins, la place résiduelle qui lui est faite vaut, me semble-t-il, problématisation.
Certains moyens discursifs à l’œuvre dans les effets d’abstraction et de dépersonnalisation sont bien connus : la parataxe qui entrave la continuité thématique ; et la désubjectivation de l’énonciation poétique. De là à l’instabilité des identités dans le discours poétique, il n’y a qu’un pas. Peuvent y être corrélés l’effacement du pseudo-dialogue amoureux et le désamorçage ou mélange des marques de genre grammatical.
Par son discours poétique dépersonnalisé, la Colombienne Orietta Lozano parvient, par exemple dans un texte intitulé « Amour », à construire le thème-titre uniquement à partir de la description de sensations attribuées à une troisième personne du singulier dont on ne sait rien d’autre : « l’espace de son corps s’ouvrit / et [il-elle?] sentit la sève des arbres / et le miel déposé sur des tournesols. / […] et chaque dent et chaque doigt s’incrusta / à l’endroit exact de la plénitude »14. Ce qu’opère cette stratégie d’écriture (déjà signalée ici-même à propos d’un poème de A. Pizarnik) c’est l’effacement de l’Autre, l’habituelle cause efficiente du plaisir, celui qui a coutume d’assumer la fonction de Sujet. Ici, pas de « tu », à peine une troisième personne qui n’a ni sexe ni genre déterminés (aucun adjectif ou participe passé pour en fixer un)15.
La Péruvienne B. Varela, quant à elle, emploie systématiquement le masculin dans les accords de genre concernant le moi poétique : on peut considérer que c’est une manière de désexualiser son discours, lorsque son propos n’a rien à voir avec le fait d’être une femelle ou un mâle (ce qui est souvent le cas, dans ses méditations à teneur existentielle ou métaphysique). Dans les textes de C. Peri Rossi, on peut rencontrer un jeu sur les deux registres (du genre masculin et du genre féminin), perturbant ainsi, au sein d’un même recueil (Estrategias del deseo, par exemple), les attentes des lectrices et des lecteurs. En fait, en guise de désubjectivation, dans ces deux cas, on a plus exactement une dés-genrisation du moi poétique.
La Colombienne Gloria Posada propose quelque chose d’assez complet dans l’ordre des stratégies de déconstruction des catégories de genre (Posada 1992). Elle développe un discours érotique qui semble vouloir résister à se faire discours amoureux. En effet, il s’agit d’un discours d’une grande cohésion d’un texte à l’autre, qui porte sur le sacrifice du corps féminin. Elle cultive une certaine abstraction, recourt à l’effacement presque complet du « je » et du « tu » du traditionnel (pseudo)dialogue amoureux. Il en résulte que l’érotisation du corps féminin ne se définit pas par rapport au désir d’un autre mais comme si cette érotisation avait sa fin en soi. Et lorsque des stéréotypes concernant la passivité et le rôle de victime assignés aux êtres féminins sont convoqués, c’est une répétition parodique de ceux-ci qui a lieu au moyen de la contradiction, du paradoxe ou de l’inversion des rôles : « lui m’ouvre ses chairs / comme l’agneau qui s’immole / § lui devant ma main / tend l’autre joue / § je sais que c’est une farce / car ses yeux sont / ailleurs »16. Je suis tenté de mettre en rapport cet exemple avec ce que J. Butler dit, dans Le Pouvoir des mots, à propos de l’énoncé performatif décrit par Austin, lorsqu’elle nuance le fixisme de Bourdieu avec l’espérance de Derrida :
il est possible de s’approprier une certaine forme performative en rejouant [rehearsal] des formules conventionnelles de façon non conventionnelle. Si un rituel peut faire l’objet d’une resignification, c’est parce qu’une formule peut rompre avec son contexte d’origine, et prendre des significations et des fonctions pour lesquelles elle n’avait pas été conçue (Butler 2004 : 196-197).
Ici, l’exemple évoqué, pris chez Bourdieu, est celui du rituel religieux, mais il me semble assez concevable d’étendre l’analyse au langage poétique, à des topoi ou à une tradition discursive.
Chez d’autres poètes des avant-gardes latino-américaines, tels que le Péruvien César Vallejo dans Los heraldos negros (1918) et l’Argentin Oliverio Girondo dans Veinte poemas para ser leídos en el tranvía (1922), l’ironie, la parodie et le pastiche ont une place de choix. On les retrouve plus systématisées chez un second groupe influencé par la poésie britannique et états-unienne, à partir des années 1950 – à commencer par le Chilien Nicanor Parra et le Nicaraguayen Ernesto Cardenal – dans une tendance de fond de poésie prosaïque qui est connue sous le nom de « poésie conversationnelle ». Dans ce cadre, le thème de l’amour peut bien être abordé mais il y a de grandes chances pour qu’il soit passé à la moulinette de la déconstruction qui en évacue le lyrisme et l’emphase en insérant à la place de l’autodérision (voir « Trampa », Parra 1954). C’est dans cette ultime veine que se situe la poésie de la Colombienne María Mercedes Carranza qui, dès le début des années 1970, propose, tout en refusant avec véhémence d’être considérée féministe, un discours désabusé et critique sur les conventions sociales et affectives qui réduisent les mois poétiques de ses textes à des rôles subalternes (Ventura 2008 : 692-693 ; Ventura 2010a : 358-360).
c. Issues et voies sans issue
Par-delà les orientations et formes d’expression qui viennent à s’instaurer et qui peuvent être adoptées par les auteures, il apparaît clairement qu’une certaine variabilité du travail de déconstruction ou d’endiguement des catégories de genre demeure. On observe également l’existence de points aveugles. La question sur laquelle je terminerai est celle de savoir si pour produire un discours lyrique amoureux la seule alternative se joue entre l’hermétisme et la lesbianisation.
On peut parler d’oscillations entre déconstruction et reconduction des topoï ou stéréotypes de genre. Ainsi, chez la Colombienne Guiomar Cuesta Escobar, au sein d’un même recueil comme Desde nunca (Cuesta Escobar 1995), on passe d’un discours du moi au désir dominateur à un discours du manque, de l’absence c’est-à-dire de la dépendance affective qui frise la caricature dans des textes où le moi poétique, identifié à la figure de Pénélope, se languit à attendre au domicile conjugal l’arrivée de l’être aimé ou amant (Ventura 2008 : 693-694). Il en résulte un évident problème de cohérence entre le discours féministe lui-même et la quête du désir de l’autre qui implique l’expression implicite de formes de soumission à la domination du regard hétérosexuel masculin. On passe aisément de l’interrogation à la validation pour un scénario ou topos aussi courant et représenté que celui qu’incarne la paire de personnages mythologiques Pénélope/Ulysse. Mais on peut trouver aussi des discours de divinisation de l’amant ou bien des scénarios didactiques où le moi est, bien entendu, l’apprenante (Bonnett 1998), ainsi que des dichotomies protégée / protecteur, proie / prédateur ou encore victime / bourreau (ou souffrante / non souffrant), encore que ce genre d’écueils est moins fréquent chez les auteures qui se revendiquent féministes (Ventura 2012a : 85-88).
On peut rencontrer également des stéréotypes qui excèdent le seul thème amoureux chez une féministe comme G. Belli dans des textes qui sont censés célébrer l’apogée des femmes mûres (si on se fie à ce qu’elle annonce dans la préface de son recueil) mais qui parfois prennent la forme d’élégies exprimant la peur de vieillir et reviennent fréquemment sur le thème de la maternité et de la ménopause, autrement dit ressassent des critères biologiques pour interroger le fait d’être femme. Cela suggère que ces textes tendent à véhiculer une vision essentialiste de la catégorie /femme/ comme rançon de la revendication identitaire et donc figent la représentation des femmes dans des rôles sociaux et sexuels en présupposant ainsi un déterminisme naturel ou en naturalisant le donné social. On retrouve cette difficulté liée au paradoxe de revendiquer une reconnaissance sociale à partir de l’affirmation de qualités « féminines », spécifiques en ce sens (maternité ; fragilité et caducité des atouts physiques ; intuitivité, sensualité et proximité avec la nature), qui sont précisément celles au nom desquelles s’est construit le cantonnement des femmes dans des rôles socialement subalternes. Telles sont les limites politiques de la mélancolique plainte sur les effets du temps, puisqu’elle relaie un jugement de valeur social et genré sur la décrépitude inacceptable du corps des femmes (Ventura 2012a : 74-79).
Comme point aveugle de la poésie écrite par des auteures qui se veulent des militantes féministes, je voudrais signaler un fait dont je n’ai moi-même pris conscience, je dois bien l’admettre, que grâce à la lecture de J. Butler. G. Belli et G. Cuesta Escobar excluent de leur discours poétique énoncé au nom du groupe des femmes, sans la moindre conscience de ce geste, elles excluent disais-je, toutes les femmes qui ne seraient pas hétérosexuelles et désireuses d’être désirées par les hommes. Chez elles, l’homosexualité reste un impensé. Lorsque leurs discours poétiques consistent à généraliser au sujet des femmes, en invoquant leurs qualités et leurs désirs, elles postulent toujours un groupe hétérosexuel. Ni l’ambiguïté ni le doute n’ont de place à cet égard. L’apogée que prétend célébrer G. Belli, par exemple, est celui des femmes mûres et hétérosexuelles puisque ces qualités et ces désirs restent tributaires de la domination masculine. Telles sont, là encore, les limites politiques du discours de fierté féminine développé par ces auteures.
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Au final, depuis quelles positions le travail de déconstruction ou de contournement est-il susceptible de se montrer le plus efficient ? Faut-il en passer par un retrait de la subjectivité du moi poétique, voire par un cryptage, qui rendent partiellement inopérantes les normes qui ont défini l’assujettissement des uns et des autres et qui structurent les représentations mentales et donc l’interprétation des textes ? Pourquoi seuls les discours lesbiens seraient-ils porteurs de la critique de la matrice de l’hétérosexualité monogame et durable ? Et pourquoi, à l’intérieur de cette matrice, le discours amoureux échapperait-il à l’exigence d’une représentation égalitaire ou variable des places ?
Comme certains exemples précédents ont permis de le voir, diverses stratégies discursives, dans le détail des textes, permettent de contourner ou de problématiser les normes de genre. Et nombre d’entre elles relèvent d’un seul et même mécanisme de perturbation, le jeu de rôles, le jeu sur les places, dans l’énonciation, dans l’univers référentiel construit par le discours, dans le pseudo-dialogue. La poésie lyrique voire tout discours amoureux sont-ils condamnés à creuser le sillon du genre et n’en va-t-il pas de même quels qu’en soit les énonciateurs ? Il n’en va pas de même car la seule inversion des positions est insuffisante. C’est la croyance dans les effets de la simple inversion des places entre sujet et objet du désir qui explique, à mon avis, que tant de discours lyriques amoureux charrient encore des stéréotypes de genre que l’on peut résumer en termes du scénario de dépendance affective du moi poétique féminin envers le pseudo-destinataire masculin. Cette croyance est liée à un présupposé : en effet, inverser les positions dans le discours suffirait s’il existait une symétrie parfaite au préalable entre genres. Or, c’est d’une situation asymétrique que l’on part, donc, l’inversion, à elle seule, ne peut que conserver le rapport asymétrique et non pas le dissoudre. L’inversion dans le jeu de rôles est donc une condition nécessaire mais non suffisante. Le fait de prendre la parole et de s’arroger le droit de dire le désir introduit en soi une perturbation dans la tradition et l’institution littéraires, que ce soit le fait de Louise Labé au XVIe siècle ou de Juana Inès de la Cruz au XVIIe. Cette prise de parole, ce discours, ne vont pas de soi dans un univers de discours codifié par les hommes et pour les hommes. Si la prise de parole poétique de L. Labé, au milieu du XVIe siècle, a une portée en termes de genre, ce n’est pas seulement parce qu’elle s’arroge le droit de dire le désir. Il n’y a pas que l’inversion impliquée par ce geste qui pèse : il y a aussi le fait que l’amant ou les amants au sujet desquels le moi poétique dit le désir ne sont ni identifiables ni dénombrables. Et ce qu’il y a de troublant dans le lyrisme amoureux de Juana Inès de la Cruz, ce sont toutes les instabilités énonciatives et argumentatives dont son œuvre témoigne, comme autant de jeux intellectuels, pour le moins, dans lesquels une nonne s’est lancée, fin XVIIe siècle, à Mexico, depuis sa cellule encombrée de livres et d’instruments de musique. Quand Juana Inès de la Cruz prend la voix d’un moi poétique masculin, que fait-elle ? Et lorsqu’elle fait l’éloge de la beauté d’une protectrice (la Marquise, « Lisi »), que doit-on en déduire ? Quel que soit son propos, elle s’inscrit de manière problématique dans la tradition poétique alimentée par l’ethos hétérosexuel masculin. Cette problématisation presque intrinsèque à la prise de parole de ces femmes se retrouve bien plus tard chez D. Agustini lorsqu’elle écrit sur les albums de ses amies des poèmes faisant l’éloge de leurs attraits physiques, en toute conformité avec le mouvement moderniste qui domine les lettres de la fin du XIXe siècle. Mais surtout, elle aussi adopte tour à tour le point de vue énonciatif d’un moi poétique masculin et celui d’un moi féminin, dans son premier recueil publié (El libro blanco, paru en 1907). Dans cette hésitation et ces instabilités qui sont, pour Juana Inès de la Cruz, un jeu de rôle pleinement assumé, on voit bien que la répétition de la tradition et du canon est subversive, car cette répétition, sous sa plume, ne peut que souligner l’asymétrie préexistante dans les pratiques discursives. Encore faut-il qu’exégètes et lect·eur·rice·s y prêtent une attention suffisante pour que ces phénomènes ne demeurent pas dans le champ de l’anecdotique. Cela étant, l’inversion des rôles énonciatifs ne garantit pas une inversion des rôles sémantiques (en termes d’activité et de passivité et de dépendance affective), et en cela, la poésie de D. Agustini s’avère très hétérogène, oscillante comme celle des générations postérieures aux années 1970.
Or, au sein de cette poésie plus récente, l’œuvre de C. Peri Rossi semble être l’une des rares à échapper à l’oscillation entre réactivation et déconstruction des normes tout en produisant un discours poétique dont l’amour reste le thème central. Ses textes entretiennent, d’ailleurs, des liens intertextuels implicites mais indéniables avec certains poèmes d’A. Storni et notamment avec un recueil de 1935, Mundo de siete pozos, dans la célébration des amours fugaces et les motifs thématiques de la chasse et du fauve comme métaphores de la prédation amoureuse (déjà présents dans El dulce daño), bien que dans son œuvre, l’Argentine, pas plus que l’Urugayenne D. Agustini qui la précède, n’échappent à certains clichés et stéréotypes aussi prégnants que ceux de l’attente et de la dépendance affective d’un moi poétique qui se dit fascinée par l’Autre masculin. Est-ce le fait que d’un côté on ait un discours formé depuis un ethos lesbien et de l’autre un discours qui l’est depuis un ethos hétérosexuel qui détermine le degré de résistance à la reconduction des normes ? – Si un discours lyrique homosexuel a de bonnes chances d’éviter certains écueils propres à l’hétéronormativité, il ne préserve pas de tous les écueils concernant le genre. Ainsi, en va-t-il du lyrisme amoureux de la Colombienne Albalucía Ángel, dans Canto y encantamiento de la lluvia (2004), d’où l’Autre masculin est totalement absent si ce n’est sous la forme d’éléments décoratifs (quelques figures de guerriers perdus dans le paysage poétique), du fait d’une trop insistante focalisation sur le thème de la nature qui semble reconduire le stéréotype du lien essentiel des femmes et de cette dimension existentielle (voir Ventura 2012b : 137). La raison en est qu’un discours émis depuis un positionnement homosexuel n’implique en rien une démarche tendant à proliférerle genre (pour reprendre l’expression butlerienne).
Chez Peri Rossi, la catégorie de genre, en termes d’identités sexuelles socialement déterminées, semble se diluer dans l’assimilation de désir lesbien et de codes a priori hétérosexuels (Ventura 2012a : 83-84), et faire l’objet d’une forme de subversion, si l’on considère cette assimilation comme étant de l’ordre de la « répétition subversive et réinscription transgressive » (Butler 2005 : 34-36). On peut interpréter l’ethos dont se retrouve ainsi paré le moi poétique comme caractérisé à la fois par une masculinisation et un brouillage des repères de genre – J. Butler parle de la cessibilité des attributs entre « hommes » et « femmes » dans l’article consacré à « La question de la transformation sociale » de Défaire le genre (2006b : 233-261, 242) –, autrement dit, dans tous les cas, ce qui s’opère n’est pas de l’ordre de la tabula rasa mais d’une mise en question des normes et des rôles par leur déploiement au-delà de la codification hétéronormative. Ainsi, c’est une relation critique aux normes qu’institue le discours poétique de C. Peri Rossi et une proposition de reconstruction alternative qui fait écho à la théorie queer17.
Et formulé en termes des rapports à la tradition poétique comme lieu d’expression du pouvoir, ce que fait C. Peri Rossi dans son œuvre, c’est tout d’abord revendiquer des figures comme Baudelaire et Darío, ce dernier en tant que principal représentant du Modernisme dans la poésie de langue espagnole, mais par-delà cette revendication d’appartenance et de prestige, elle opère un redéploiement du pouvoir incarné dans la tradition lyrique dominante dont font partie ces références, ayant substitué, dans l’intervalle qui les séparent, la fétichisation exotique et mythologique du corps des femmes de la part de mois poétiques masculins par une fétichisation quotidienne et prosaïque de ces mêmes corps de la part d’un moi poétique féminin (ce qui constitue un double déplacement ou détournement du canon). En cela C. Peri Rossi se réapproprie la part érotique de cette tradition lyrique pour en opérer une resignification qui l’adapte en dissolvant son hétéronormativité constitutive et originelle18. Cette resignification est-elle plus constante et plus vigoureuse dans un discours amoureux lesbien qu’elle ne l’est dans un discours amoureux hétérosexuel ? C’est une question que soulèvent les affirmations de M. Wittig comme nous le rappelle J. Butler dans Trouble dans le genre, et pour ma part, je n’ai pas encore de réponse à ce sujet, en ce qui concerne la poésie amoureuse écrite par des femmes. Cela étant, poser cette question, n’est-ce pas, de manière implicite, demander aux auteures leur carte d’identité sexuelle ? La prolifération se situe forcément au-delà d’une telle binarité.