L’étrange ordinaire d’Os transparentes d’Ondjaki
L’ordinaire est un terme si souvent utilisé et banalisé que la difficulté de sa définition en est presque surprenante. C’est d’ailleurs pour cela que Sandra Laugier (2008) insiste sur le fait que l’ordinaire est une thématique qui traverse les disciplines et non un concept. Dans le langage courant, l’ordinaire est associé à l’ordre établi, à ce qui est courant, normal. En philosophie, la compréhension du terme ne va pas de soi. L’ordinaire n’est ni banal ni exceptionnel. Il est plus indéterminé que le quotidien et aspire à l’universalité. Bruce Bégout (2005) fait d’ailleurs une claire distinction entre ces deux termes : l’ordinaire est une vue abstraite du quotidien, une projection d’une partie de son contenu, ce qui signifie que le quotidien n’est jamais ordinaire, ou plutôt il n’est jamais totalement ordinaire puisqu’il englobe également des éléments extraordinaires. Dans l’œuvre Os transparentes de l’écrivain (et réalisateur) angolais Ondjaki, publié en 2012, l’auteur nous montre le quotidien des habitants d’un immeuble à Luanda qui luttent tous les jours contre la pauvreté et le mépris des élites dirigeantes de leur pays. L’écriture simple et réaliste de l’auteur et la description du quotidien de ses personnages ont suscité notre attention quant à l’intérêt d’une analyse sur l’ordinaire dans ce roman. Sachant que l’ordinaire correspond à cette juste distance entre nous et le monde, à cette expérience qui nous permet une meilleure compréhension de ce qui nous entoure, nous nous interrogerons sur l’écriture du banal, propre au style d’Ondjaki, en tant que capteur de réalité.
Après avoir exposé nos recherches sur la notion d’ordinaire, nous observerons comment l’analyse du langage ordinaire et la représentation des « petites gens » participent à cette philosophie qui se veut universelle. Enfin, nous nous concentrerons sur l’expérience de cet « étrange ordinaire » dans le roman afin de mieux comprendre les enjeux de cette réflexion sur l’état de la nation angolaise.
La philosophie de l’ordinaire va à l’encontre de toute approche métaphysique et propose un retour à soi-même, une connaissance peut-être plus palpable du monde, plus proche, et s’oppose au sublime. Elle propose de ce fait une relation plus naturelle à l’existence, une expérience du retour à soi. Sandra Laugier montre clairement comment les analyses de Wittgenstein et Cavell se rejoignent sur le fait que l’ordinaire contient également une part d’étrangeté et que l’expérience du langage ordinaire est une manière de l’affronter. En effet, le langage peut inciter à ressaisir, à se réapproprier l’ordinaire. Il y a une idée de mouvement, de retour à la vie, mais également de redécouverte de soi. Les mots, et plus généralement le langage existent indépendamment de la personne, ils sont communs, proches et étrangers. L’expérience du langage ordinaire prend en charge l’étrangeté et met fin à l’angoisse que cette désorientation peut générer. Il s’agit d’utiliser des mots publics, pris dans des situations de vie ordinaire et de les faire siens, en se les réappropriant. L’inquiétante étrangeté de l’ordinaire de Cavell s’expliquerait par le fait que l’ordinaire nous est inconnu et que cette expérience nous permettrait de nous rassurer, puisque ces mots ne nous ont en réalité jamais quittés.
En littérature, Hervé Moëlo souligne que l’étude de l’ordinaire nécessite des analyses qui « évitent la banalisation du quotidien et résistent au réflexe de l’héroïsation par l’écriture » (Moëlo 2004 : 34). Car en effet, l’ordinaire n’est pas héroïque, ni idéal. Désacralisées et dépouillées d’émotions littéraires, les écritures ordinaires cherchent à donner le sens des réalités. Elles doivent être lues à partir d’un « renversement » (Moëlo 2004 : 40) du regard, de façon honnête, modeste et authentique. Comme l’a revendiqué en France Georges Perec (1989), la méthode de recherche philosophique et non religieuse se doit d’être endotique et non exotique. Quelle posture adopter ? Voici ce que nous dit Perec à cet effet :
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons […]. Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir […]. Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez […].
Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité. (Perec 1989 : 11)
Pour G. Perec, il ne faut pas échapper au vide. Bien au contraire. Il est nécessaire de l’affronter, et de le dépasser, ou plutôt de l’exorciser. L’auteur propose donc d’observer ce que nous ne regardons plus, d’interroger le banal, les choses qui passent inaperçues, pour saisir notre vérité.
À l’instar de G. Perec dans La vie mode d’emploi, Ondjaki concentre la diégèse de son roman Os transparentes dans un immeuble de la capitale luandaise. Écrit en 2012, ce roman qui a obtenu le prestigieux Prix Littéraire José Saramago en 2013, nous montre le quotidien des habitants de cet immeuble et les difficultés qu’ils rencontrent dans ce Luanda moderne et incohérent, où tout peut arriver. Considéré comme un des écrivains les plus talentueux de sa génération, Ondjaki dont le vrai nom est Ndalu de Almeida, est l’auteur de romans, de nouvelles, de recueils de poèmes et de littérature de jeunesse. Il a également réalisé un documentaire sur sa ville natale. Il a reçu à deux reprises le très prestigieux prix brésilien Jabuti dans la catégorie jeunesse en 2010 et 2014. À travers une écriture pleine de fantaisie, l’auteur s’est toujours défendu d’écrire des romans historiques sur son pays. Il leur préfère les scènes quotidiennes et banales de la vie, et lutte contre les stéréotypes et les exotismes en tout genre.
Deux énigmes centrales traversent cette œuvre. D’une part, le projet de recherche de pétrole dans la ville initié par les dirigeants du pays qui n’hésitent pas à lancer de lourds travaux d’excavation du sol sans même savoir s’il y en a dans la capitale, et d’autre part, l’apparence physique d’Odonato, le personnage central de l’œuvre, qui habite l’immeuble et qui est peu à peu en train de devenir transparent.
Cette narration qui se déroule dix ans après la fin de la guerre civile en Angola, nous montre l’évolution sociale et politique de la capitale du pays. Le MPLA, parti politique au pouvoir depuis l’indépendance, a alors répudié le modèle marxiste-léniniste depuis 1991 et se revendique désormais comme parti social-démocrate. D’un point de vue économique, l’activité de l’Angola est principalement liée au pétrole, le pays en étant le huitième producteur à l’échelle mondiale selon le classement 2010 de l’OPEP. Les diamants constituent la seconde source de revenus du pays. Cependant, bien que les sols angolais soient extrêmement riches, le pays continue à être pauvre et dispose de structures peu développées.
Plusieurs thématiques traversent l’œuvre étudiée, dans cette société complexe où rien n’arrive spontanément. Outre le pétrole, la question du manque d’eau apparait également comme une autre motif de corruption dans le pays. L’immeuble où vit Odonato en tire d’ailleurs sa particularité puisque des problèmes de vieilles tuyauteries endommagées ont miraculeusement provoqué une fuite d’eau au rez-de-chaussée qui permet de fournir la totalité des habitants de l’immeuble. Bien que ces thématiques soient centrales pour la diégèse, elles apparaissent comme la toile de fond du quotidien de ces habitants de l’Angola « d’en bas » qui se battent pour dépasser leurs difficultés sociales et économiques. Cet immeuble délabré apparait comme une métaphore de la société luandaise, où les classes populaires sont abandonnées par leurs dirigeants qui préfèrent se concentrer sur des projets internationaux susceptibles de générer des bénéfices privés.
Les personnages habitant l’immeuble délabré sont principalement issus de la classe populaire, et rencontrent de graves difficultés économiques et sociales. Ces déshérités ou « petites gens » sont totalement livrés à eux-mêmes, comme Odonato qui est au chômage et qui ne parvient pas à joindre les deux bouts pour faire vivre sa famille. Dans cet immeuble, vit au cinquième le CamaradaMudo qui passe ses journées à éplucher des pommes de terre et des oignons pour MariaComForça, la marchande de Sandwiches du deuxième et ses amis, tout en écoutant du jazz, ce dont il fait profiter tout le bâtiment. Au quatrième, Edú souffre d’une hernie de dimension spectaculaire au niveau du testicule gauche. Des médecins et des chercheurs ont déjà défilé dans l’immeuble pour observer cette curiosité. Il espère interpeler les médias afin d’en tirer des bénéfices. Sa hernie ne l’empêche cependant pas de danser avec sa belle Nelucha. Paizinho, au troisième, est un jeune laveur de voitures recueilli par les habitants de l’immeuble qui, après avoir été séparé de sa mère pendant la guerre civile, la recherche désespérément. João Devagar, le mari de MariaComForça, profite quant à lui du soutien des membres de la famille d’un ministre corrompu pour ouvrir sur la terrasse de l’immeuble un cinéma rentable et qui lui permettrait de s’introduire dans le monde des affaires. Un journaliste frustré vit également dans les étages du dessus, et passe ses journées à se demander comment avoir accès à l’information de ce qui se passe véritablement dans la ville. D’autres personnages tels qu’un vendeur de coquillages accompagné par son fidèle ami aveugle, ou encore un facteur désespéré de ne pas avoir de moyen de locomotion pour distribuer le courrier gravitent autour de ce petit monde urbain. Les habitants de cet immeuble forment une communauté humaine solidaire, conviviale et généreuse malgré les problèmes de pauvreté qu’ils doivent affronter tous les jours. Parmi la galerie de personnages représentatifs des « petites gens » de l’Angola, la figure d’Odonato se détache du lot. Il vit avec sa femme Xilisbaba, sa fille Amarelinha et AvóKunjikise, une vieille femme que Xilisbaba a adopté après le décès de sa propre mère. Son fils aîné, CienteDoGrã, qui a quitté le foyer familial est devenu un petit délinquant : il sera blessé et emprisonné dans le récit, suite à un braquage qui a mal tourné. Malheureux de ne pouvoir subvenir aux besoins de sa famille, Odonato décide alors de cesser de s’alimenter. Tout au long du roman, le lecteur suit l’évolution de son corps qui devient de plus en plus transparent. Comme nous le verrons plus tard, ce personnage représente dans ce roman une allégorie de la souffrance de ce peuple ignoré et abandonné.
Les descriptions des lieux et des personnages ne sont généralement pas longues. Seuls quelques détails servent à planter le décor des scènes. L’immeuble nous est présenté dès le début du roman comme un lieu mystérieux, qui respire la vie :
O prédio tinha sete andares e respirava como uma entidade viva. Havia que saber os seus segredos, as características úteis ou desagradáveis das suas aragens, o funcionamento dos seus canos antigos, os degraus e as portas que não davam para lugar algum. Vários bandidos haviam experimentado na pele as consequências desse maldito labirinto com passagens comunicantes de comportamentos autónomos, e mesmo os seus moradores procuravam respeitar cada canto, cada parede e cada vão de escadas. (Ondjaki 2012 : 16)
La personnification de l’espace renvoie à la complexité et à la dangerosité de la société angolaise. Ce bâtiment monstrueux renferme des méandres et n’obéit qu’à ses propres règles. Il symbolise une certaine opacité du quotidien qu’il faut savoir lire et interpréter pour le pénétrer. Les personnages nous sont présentés de façon assez succincte, sans description physique. La narration se déroule quant à elle de manière relativement fluide, mais non linéaire. La vie de cet immeuble est composée de plusieurs micro-histoires, qui s’articulent entre elles. Le style de narration privilégié fait penser à des séquences cinématographiques qui débutent in media res et montrent les personnages dans leur quotidien. Il arrive très fréquemment que les histoires s’enchaînent sur un même mot ou un objet, avec une sorte de focalisation qui permet de clore une séquence et d’en débuter une autre. Ce procédé offre au récit un style résolument moderne, qui donne l’impression d’une résonnance entre les scènes. Cette vision fragmentaire de la société instruit une représentation allant à l’encontre de toute vision prédéfinie du monde, de toute forme de totalité. Mais ce n’est pas tout. Le style indique également une rupture avec les règles conventionnelles de l’écriture notamment en ce qui concerne la suppression de signes de ponctuation aussi importants que les points. Comme si le fait d’écrire sur Luanda ne pouvait se faire de façon conventionnelle.
Nous l’avons dit, les habitants de l’immeuble délabré incarnent la classe populaire de la ville, par opposition aux habitants des environs bourgeois qui avoisinent l’édifice, également évoqués dans le récit. Les objets et les corps des personnages, surtout les corps masculins, sont imparfaits et abîmés par la vie. La vue do Cego, la voix affaiblie de CamaradaMudo, la force d’Odonato sont autant de caractéristiques qui montrent l’état physique de la population. Les objets sont quant à eux usagés, parfois même obsolètes. Ils continuent toutefois à avoir une utilité certaine. Cette écriture de l’ordinaire privilégie les détails : l’image du journaliste PauloPausado en train de fumer à la fenêtre, une bouteille de whisky conviviale fréquemment posée sur les tables, une cannette de coca national, le tourne-disque du voisin du cinquième. Ces détails sont évoqués de façon simple, directe et dépouillée de toute tentative stylistique. Ils participent aux décors modestes des habitations, décrivent des habitudes, des odeurs, la vie, la vraie. Contrairement à La vie mode d’emploi de Georges Perec (1980), il n’y a pas chez Ondjaki une méthode de description de son immeuble. Toutefois, on y retrouve la volonté de montrer les comportements ridicules (le Ministre par exemple), nobles ou touchants des habitants de sa ville.
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La question de la langue est également travaillée sous diverses formes dans le roman. Tout d’abord, on y trouve des passages où les langues locales, notamment le Kimbundo et le Umbundo sont parlées par Avókunjikise et l’aveugle. Ces langues apparaissent comme des voix anciennes qui ressurgissent du passé généralement pour partager un savoir ou pour formuler des affects et des pensées intimes. Ces langues y sont rejetées par les jeunes générations, qui comme CienteDoGrã, les considèrent comme des langues dépassées, que plus personne n’utilise.
La relation que le portugais d’Angola entretient avec les autres normes, notamment celle du portugais du Brésil, est également évoquée dans le récit. La question de la langue étant un fort symbole d’identité nationale, certains personnages réagissent parfois lorsque d’autres normes viennent interagir avec la leur : « - tive que ir ao banheiro, senhor Assessor/ - bom, tudo bem, mas não é preciso dizer “banheiro”, que isso são brasileirices de telenova… » (Ondjaki 2012 : 111). Bien que ces commentaires soient faits de façon très humoristique, ils montrent tout de même l’importance de la préservation d’une langue nationale, imprégnée par son histoire et ses références.
Enfin, ce sont les interactions avec les langues étrangères qui donnent le plus de saveur à cette œuvre. Entre l’Américain venu analyser le pétrole à Luanda, le Chinois qui tente de parler portugais ou encore la journaliste anglaise de la BBC, l’adaptation des termes étrangers à la langue portugaise offre des moments de franc divertissement.
Le travail de la langue montre dans ce roman la façon dont le portugais est pratiqué à Luanda, dans un registre courant et familier. Des mots africains sont également introduits et employés par tous. Le registre utilisé dans le roman est donc généralement simple et informel. L’emploi des mots étrangers qui sont « portugalisés » donne un fort caractère créatif à la langue. Le langage de cette œuvre est le langage de la vie. Les dialogues sont directs et suscitent un sentiment de familiarité lors de la lecture. Notons cependant, la présence d’un langage plus imagé et poétique associé à des moments d’introspection ou aux notes d’un auteur fictif qui sont introduites lors de la narration. Comme le souligne très justement Florian Alix dans son analyse sur Os transparentes d’Ondjaki :
Le roman fait la part belle aux dialogues, mêlant les voix : la logique est alors celle de l’éclatement. L’éclatement entre aussi dans une logique de l’entre-deux : le roman d’Ondjaki fait la part belle aux particularités linguistiques du portugais angolais […] tout en rappelant à plusieurs reprises l’influence du portugais brésilien dans les discours de Luanda, influence qu’il a acquise notamment grâce à la popularité des séries télévisées brésiliennes. Cependant, la voix narratoriale se caractérise par l’absence de phrase : pas de point ni de majuscule dans le roman, mais une logique de continuité. Éclatement, entre-deux, continuité : ce sont les trois termes que le roman met en tension comme autant de forces qui animent la société angolaise contemporaine. (Alix 2015, 141)
Le rire est un des éléments qui caractérise également le style de l’écriture d’Ondjaki. La caractéristique de ce rire réside peut-être dans le fait qu’il se déploie dans des scènes qui de prime abord n’avaient pas forcément vocation à être humoristique. Dans un climat social extrêmement violent, empreint de pauvreté, de maladie et de violence, les personnages de cette œuvre parviennent malgré tout à provoquer le sourire du lecteur. Les scènes sont parfois hilarantes. Bien qu’un regard ironique soit également décelable dans le roman, notamment dans les scènes où le narrateur tourne en dérision les dirigeants du pays en les ridiculisant tant par leur langage que par leurs attitudes et leurs discours, le rire d’Os transparentes est le rire de la vie. Le sourire d’un bonjour, une complicité amicale, MariaComForça qui sort de son soutien-gorge un téléphone qu’elle prête au Ministre qui s’était perdu dans la ville ou la création d’un cinéma culturel-pornographique sur le toit de l’immeuble sont autant de péripéties qui plongent le lecteur dans le spectacle du quotidien.
Ondjaki a déjà indiqué à plusieurs reprises que ses histoires étaient généralement inspirées de la « vraie vie ». Il explique que les Luandais réagissent toujours dans la vie avec le sourire, même dans les situations difficiles, et qu’il s’agit là d’un trait de leur identité qu’il considère comme une extrême sagesse (Vieira Teixeira 2012). La manipulation des mots, et l’environnement auquel ils s’associent sont effectivement des sources de divertissements inépuisables où l’auteur tire la spontanéité et le divertissement de ses récits. Il s’amuse avec les mots et leur contexte, ainsi qu’avec les mœurs de son pays, comme une sorte de jubilation sociale face à l’adversité.
Une des caractéristiques de l’œuvre d’Ondjaki réside dans le fait que l’écrivain cherche à montrer la réalité de la ville de Luanda de façon dépourvue de toute forme d’exotisme. L’œuvre n’est pas non plus réaliste, en tout cas pas au sens où elle souscrirait, y compris en creux à une idéologie particulière, et introduit même certains éléments fantastiques. Mais elle cherche en revanche à fixer des réalités, de façon simple et directe, en captant des personnes et des scènes ordinaires. Ce procédé implique chez Ondjaki un « débordement » du réel, à l’image de la fuite d’eau continue et insensée. L’auteur se détache des clichés exotiques africains et cherche davantage à présenter ses personnages de façon rationnelle. Pour cela, et comme évoqué précédemment, l’image de l’immeuble est déterminante dans l’orientation de notre lecture. L’édifice est un délimiteur social, assigné à un type de population, et permettant de mettre en évidence les relations que ses habitants entretiennent entre eux et avec les autres, la manière dont le reste de la société influe sur leur existence. Bien que les liens entre les personnages semblent réellement sincères, l’auteur ne laisse aucune place au romantisme ou au pittoresque.
Le caractère dynamique de l’œuvre et les dialogues familiers qui la constituent offrent au lecteur une sensation de proximité. Les personnages de ce roman ne sont ni des héros ni des anti-héros d’ailleurs. Ils nous sont décrits dans leur réalité à partir d’une perspective du type cinématographique. Les histoires s’entremêlent de façon fragmentaire, comme des petites scènes du quotidien. Les personnages y sont mis en situation, de manière à ce que nous puissions voir leurs réactions et les émotions qui en découlent. La sexualité y est instinctive, dépourvue d’analyses amoureuses. Les références aux telenovelas brésiliennes et la création d’un cinéma pornographique sur la terrasse de l’immeuble sont autant d’éléments qui montrent une volonté de déconstruire la fiction ou le genre du roman-feuilleton. Le désordre et la confusion qui règnent à Luanda sont à eux seuls des motifs suffisants de suspens, l’auteur s’évertue d’ailleurs à montrer comment les réalités de la ville dépassent le fictif et le fantastique, et rend ainsi les effets de la fiction superflus.
Le roman est entrecoupé par des extraits de notes de l’auteur fictif ainsi que par des enregistrements des témoignages du personnage VendedorDeConchas. Seule la référence à un poème de Paula Tavares, une poétesse angolaise de renom, figure à la fin du roman et fait écho à la « réalité ». Les notes de l’auteur fictif soulignent justement sa démarche analytique, la façon dont il observe ses personnages, l’importance qu’il accorde aux corps et plus généralement sa relation avec la matérialité du monde. La présence de cette figure auctoriale indique une volonté de mettre à nu les procédés de création littéraire et donne des informations quant à la conception de l’oeuvre. Rien n’est caché, tout est montré au lecteur. Le personnage VendedorDeConchas apparait quant à lui comme un personnage habité par une sensibilité artistique certaine. Ce jeune homme, issu de Bengo, la province qui entoure Luanda, est venu vivre à la capitale pour pouvoir s’approcher de l’océan. Il passe ses journées dans l’eau à la cherche de magnifiques coquillages afin de les revendre. Il est accompagné par son fidèle ami, un homme âgé et aveugle, et tente de lui décrire le monde à travers les mots et quelques symboles. Le VendedorDeConchas n’habite pas l’immeuble, mais il est autorisé à le fréquenter car son honnêteté et son courage y sont reconnus.
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Le personnage principal, Odonato finit par être mis en arrière-plan dans cette galerie de personnages aussi attachants les uns que les autres. Pourtant, il est bien central pour la compréhension du sens de l’œuvre.
À partir d’une conception du matérialisme liée à la pensée marxiste et selon laquelle les faits historiques sont déterminés par les rapports sociaux et l’impact des moyens de production sur les mentalités, l’auteur montre comment la matérialité du corps finit par disparaitre en tant que maillon ultime de cette chaîne.
En effet, l’œuvre propose une réflexion sur le pays qui ne peut faire l’économie du bilan désastreux de sa situation politique et sociale. Dans le texte, l’intrigue qui tourne autour du cas de la CIPEL (Commission Installatrice de Pétrole trouvable à Luanda) illustre notre propos. En effet, les dirigeants du pays font venir un chercheur américain pour analyser les sols du Luanda dans l’objectif d’y trouver du pétrole. Les motivations et les intérêts sont tels qu’ils décident de commencer à creuser sans l’accord des scientifiques. À terme, ces travaux modifieraient le paysage urbain de Luanda et provoqueraient des déplacements de population.
Odonato est le seul personnage du roman qui nous est réellement décrit avec précision. Outre sa maigreur extrême qui lui fait perdre l’alliance qu’il porte au doigt, le lecteur observe comment la diminution progressive du corps provoque d’autres phénomènes annexes. Tout d’abord, la transparence permet à la lumière de traverser son corps. Ce phénomène est celui qui provoque le plus d’effroi auprès de son entourage. Le silence s’empare ensuite de lui puisqu’il n’émet plus de bruit en effectuant des gestes ou des déplacements. Comme si son corps perdait le contact avec le monde. Après avoir décidé de totalement arrêter de manger et de faire un « jejum social » (Ondjaki 2012 : 52), ce furent ses larmes qui cessèrent de couler. Son corps n’était plus apte à fournir suffisamment de sel à ses yeux. Odonato dit souffrir d’une maladie, celle du « mal-estar nacional » (Ondjaki 2012 : 179). Il explique à sa femme que s’ils sont transparents, ce n’est pas parce qu’ils ne mangent plus : « nós somos transparentes porque somos pobres » (Ondjaki 2012 : 203). Ce personnage finira par s’envoler lors du terrible incendie qui anéantira la ville à la fin du roman.
Le corps perd donc ses fonctions et son rapport avec le monde en est totalement altéré. Dans un tel contexte, il ne peut être ramené au sol.
Tandis que les dirigeants lancent les festivités liées aux prévisions de ce qu’allait rapporter le pétrole ainsi que la privatisation de la distribution de l’eau dans la ville, le texte nous annonce de façon inattendue la mort d’un personnage nommé Ideologia. Notons également que le personnage CamaradaMudo était déjà silencieux depuis le début de la narration. L’idéologie semble effectivement ne plus fonctionner dans un pays où les valeurs démocratiques sont bafouées pour servir les intérêts privés.
Dans son texte Emerson : penser l’ordinaire, Sandra Laugier explique que « la revendication de l’ordinaire est inséparable, chez Emerson et Thoreau, de l’obscurité́, voire de l’inquiétante étrangeté́ (uncanniness) de l’ordinaire, qui en fait le frère inséparable du scepticisme » (Laugier 2002). Cette expérience semble se confirmer dans notre texte où l’expérience de l’ordinaire ne permet pas de parvenir à une relation naturelle avec le monde. Au contraire, notre personnage perd peu à peu le contact avec son entourage et l’inquiétude liée à la relation qu’il entretient avec le réel ne parvient jamais à être dissipée. Sandra Laugier explique, toujours dans son étude, que la souffrance provoque la perte de contact avec le monde, puisqu’au contraire elle nous fait l’éviter, en nous faisant dévier de notre trajectoire. Les silences, le manque de larmes, la réalité insaisissable, sont autant d’éléments qui montrent comment le corps d’Odonato semble pétrifié, terrorisé par la peur. La peur apparait d’ailleurs comme un sentiment omniprésent dans ce roman où tout est absolument incertain. Les habitants de ce roman vivent dans un pays où le seul ordre établi semble être le désordre. Ce désordre omniprésent qui ronge les habitants de l’intérieur.
La peur du retour de la guerre est également évoquée à plusieurs reprises dans le roman. Les traumatismes liés aux guerres que les Angolais ont connues de façon incessante jusqu’en 2002, sont encore bien présents dans leurs esprits :
o fantasma da guerra circulava livre – em cada canto de Angola, nalgum momento, ainda que fosse nos primeiros instantes das manhãs mais limpas, alguém estaria disposto a sacrificar o seu silêncio para falar, mesmo que implicitamente, de uma qualquer guerra, a sua ou a do vizinho, da sua família ou do enteado que viera duma província mais sofrida, injetando nos casamentos, nos funerais, nas horas de trabalho, nas danças, nas artes e até no amor, uma quase inata perícia de falar sobre esse monstruoso assunto como quem, suavemente, e sem medo, afagasse o dorso de um monstro raivoso e atormentado por uma falsa paz em aparência de exaustão […]
“a guerra”, dizia-se, “é uma lembrança sempre a sangrar, e a qualquer momento você abre a boca, ou gesticula, e o que sai é um traço encarnado de coisas que você não sabia que sabia”. » (Ondjaki 2012 : 208-209)
Enfin, l’expérience de l’ordinaire, cette étrangeté, y est également abordée par Clara, la compagne du journaliste PauloPausado, qui affirme que l’entourage de son conjoint est étrange. Elle va d’ailleurs jusqu’à refuser toute forme de communication et de lien avec ces personnes, que ce soit, donc, physiquement ou verbalement. Le personnage PauloPausado, un journaliste qui découvre peu à peu les projets sordides des dirigeants du pays, vit très mal le fait de ne pouvoir dire ce qu’il sait. Comme déjà évoqué précédemment, les scènes qui se rapportent à ce personnage évoquent des plans cinématographiques : on le visualise à plusieurs reprises dans une sorte de plan fixe en train de fumer à la fenêtre ou à table, en train de servir du whisky à ses invités. Ce personnage symbolise le silence qui règne dans le pays et le joug pesant sur l’information ou toute forme de communication publique. Il finit par se suicider.
Enfin, la thématique de la mort est omniprésente dans ce roman. Odonato se déplace plusieurs fois à la prison avec de la nourriture pour son fils et corrompre les policiers. Il découvre après coup que son fils est mort, sans même avoir pu le voir une dernière fois. Le personnage de Paizinho est celui dont la mort bouleversera davantage le lecteur. Enfant séparé de sa mère à l’époque de la guerre civile, il n’aura de cesse d’essayer de la retrouver pendant toute la narration. Il parvient même à participer à une émission télévisée spécialement dédiée aux Angolais qui ont été séparés de leur famille pendant la guerre. Le lecteur s’attache à ce personnage attendrissant. La scène où le voisin l’appelle pour lui annoncer que sa mère avait été retrouvée et qu’il découvre que l’enfant avait été tué par un voleur qui voulait son portable est absolument effroyable.
Les travaux sauvages et incohérents finissent par provoquer un incendie de la ville à la fin du roman. Ce feu apparaît également, d’un point de vue symbolique, comme une réaction de la nature face aux maltraitances que l’homme lui fait subir. Le personnage d’Odonato finit par s’envoler définitivement tandis que chaque personnage essaie de s’en sortir face à ce drame. Le lecteur assiste alors à une sorte d’effondrement de l’ordinaire, où les anomalies indiquent effectivement que la société luandaise ne parvient pas à proposer une norme qui permette à ses habitants de vivre normalement. Face au danger constant et à l’instabilité politique, les personnages d’Ondjaki ne parviennent pas à établir une relation naturelle à l’existence et au monde. L’expérience de l’ordinaire sous-entend une expérience de la démocratie que le pays peine à trouver. Dans cette recherche constante d’un meilleur moi, et d’une meilleure appropriation de l’ordinaire, la rupture avec les traditions littéraires que propose Ondjaki dans ce roman indique une volonté de montrer le pays et de le faire progresser, malgré les grandes parts d’ombres qui l’entourent.