Prosaïsme et infra-réalismedans la première poésie de Roberto Bolaño
Des liens organiques entre prosaïsme et lyrisme dans l’œuvre de Bolaño
L’édition récente chez Alfaguara du volume Poesía reunida (2018), lequel rassemble a priori la totalité de l’œuvre poétique de Bolaño, permet enfin d’éprouver la cohérence de cette poésie, d’en chercher les traits constants mais aussi les modulations et les redéploiements esthétiques dans le temps d’une vie. Car, en font foi les dates de première publication de ces poèmes, qui courent de 1974 à 2001, poète était l’écrivain dans ses jeunes années et poète il est resté dans la jeune maturité qui a précédé sa mort à l’âge de cinquante ans. S’il faut encore souligner ce fait désormais reconnu, c’est que la célébrité internationale, mondiale ou « globale » de l’œuvre de Bolaño concerne ses romans et ses recueils de nouvelles, et que seul l’accueil exceptionnel qu’un vaste lectorat a fait à ces derniers aura permis la publication d’un volume posthume tel que cette Poesía reunida. Justice poétique aura été faite, non pas symboliquement dans un texte, mais dans l’univers très réel des entreprises multinationales de l’édition dont l’écrivain brocardait à l’envi dans ses romans et ses conférences satiriques les politiques éditoriales et leurs effets de marché. On ne saurait que saluer là, une fois de plus, l’exceptionnelle force performative1 des écrits de Bolaño car, la célébrité des romans conjurant l’apparente fatalité du destin de l’œuvre poétique, les premiers poèmes de l’écrivain, publiés initialement dans des revues contre-culturelles et confidentielles ou dans des anthologies de poètes chiliens exilés en Europe, sont désormais lisibles dans un volume de la collection « Narrativa Hispánica » d’Alfaguara. Tout est à entendre ici au mot près dans la splendide ironie de cette situation éditoriale où les poèmes d’une jeunesse errante et marginale, rassemblés parmi les « Poemas dispersos » qui font la dernière partie de la Poesía reunida, entrent dans une collection réservée à des œuvres narratives dont la seule sélection les pré-canonise.
Certes, cela se produit au sein de la « Biblioteca Roberto Bolaño », resserre où l’œuvre impose ses traits singuliers, en l’occurrence la continuité dynamique qui existe entre la poésie de l’écrivain chilien et ses romans ou ses nouvelles, voire ses conférences et ses essais. Fallait-il meilleure preuve des liens organiques qui unissent la poésie de Bolaño au reste de son œuvre que cet intérêt pour une somme poétique que la maison d’édition prête aux lecteurs des récits de fiction de l’auteur, censément avides de ne rien laisser échapper de ses écrits ?
On sait et on se rappellera que tard dans sa vie brève, en 1999, l’écrivain affirmait être un poète prosaïque et non pas lyrique, tout comme Nicanor Parra l’auteur des Poemas y antipoemas, auquel il rendait par-là hommage : « de plus, comme poète, je n’ai rien de lyrique, je suis totalement prosaïque, quotidien. Mon poète favori, c’est Nicanor Parra. Nicanor Parra le dit bien, il ne parle pas de crépuscules ni de dames qui se découpent sur l’horizon mais de nourriture et puis de cercueils, et de cercueils, et de cercueils, il le répète » (Warnken, 1999)2 Dans l’œuvre de Nicanor Parra, l’un de ses grands maîtres avoués, Bolaño voyait tracé l’avenir de la poésie, hybride, à l’image de ce que tentait déjà la prose narrative, non moins hybride, prédisant ainsi à la littérature du XXIe siècle une orientation esthétique semblable à celle que sa propre œuvre avait choisie et suivie avec constance, dans un alliage du prosaïsme et du lyrisme (Bolaño 2004 : 91-93). Car le prosaïsme qu’affiche l’écrivain ne va pas, quoi qu’il en ait, sans lyrisme aucun ; il est même l’exorcisme, le principe salvateur, le révulsif qui, bannissant le lyrisme honni de la poésie engagée ou de la poésie pure, tout autant que celui de l’impudique épanchement du moi, permet le façonnement de ce lyrisme « différent » dont se réclamait aux alentours de 1980 le jeune poète Bolaño :
Ésta es la pura verdad
Me he criado al lado de puritanos revolucionarios
He sido criticado ayudado empujado por héroes
de la poesía lírica
y del balancín de la muerte.
Quiero decir que mi lirismo es DIFERENTE
(ya está todo expresado pero permitidme
añadir algo más).
Nadar en los pantanos de la cursilería
es para mí como un Acapulco de mercurio
un Acapulco de sangre de pescado
una Disneylandia submarina
En donde soy en paz conmigo. (Bolaño 2007: 18)
Ce poème manifeste, écrit peu après l’arrivée de Bolaño à Barcelone, emprunte à un champ métaphorique cher à l’écrivain, celui des marécages, des tréfonds, des dessous, des égouts ou des cloaques. En ces lieux, la plongée en eaux troubles ou l’excursion souterraine dans des tunnels emplis d’eaux usées connotent la volonté d’explorer, ici, la mièvrerie et le mauvais goût ; là, les lieux cachés ou les bas-fonds, conduisant le poète vers une marginalité littéraire et sociale assumée comme une forme d’héroïsme. L’une des maisons d’édition underground où est publié en 1978 dans une anthologie (VVAA 1978) le jeune poète nouvellement arrivé à Barcelone se nomme, dans le goût provocateur de l’époque, « La Cloaca ». En 2001, dans le prologue qu’écrivit Bolaño pour le catalogue d’une exposition des artefacts de Nicanor Parra à Madrid (Bolaño 2004 : 93), c’est encore l’image des cloaques, ceux des villes et ceux des bibliothèques, qui se voit associée à la clandestinité qu’aurait réclamée Breton dans les dernières années de sa vie pour le surréalisme à venir.
Manifestes infra-réalistes : subvertir le quotidien ou la tension entre l’ordinaire et l’extraordinaire
Si le surréalisme clandestin rêvé par Breton dans les années 1960 était descendu dans les cloaques, l’infra-réalisme dont en 1976 le même Bolaño écrivait l’un des manifestes à Mexico en aurait-il été l’un des avatars ? Sur ou sous la réalité, dans l’un et l’autre cas la révolution poétique est conçue selon un registre métaphorique de la spatialité et de la verticalité, l’accès de la pensée humaine à l’inconnu s’y projetant de manière opposée. Rappelons l’une des formulations sous forme d’entrée de dictionnaire dont use Breton dans son premier manifeste afin de définir le surréalisme : « ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée » (Breton [1924] 1985 : 36).
Dans l’un des passages de son propre manifeste « Déjenlo todo, nuevamente », Bolaño illustre le contrepied que prend l’infra-réalisme à l’égard du surréalisme en opposant à la formule d’un Chirico la sienne propre :
Chirico dice: es necesario que el pensamiento se aleje de todo lo que se llama lógica y buen sentido, que se aleje de todas las trabas humanas de modo tal que las cosas le aparezcan bajo un nuevo aspecto, como iluminadas por una constelación aparecida por primera vez. Los infrarrealistas dicen: Vamos a meternos de cabeza en todas las trabas humanas de modo tal que las cosas empiecen a moverse dentro de uno mismo, una visión alucinante del hombre. (Bolaño 2006 : 143)
Loin donc d’invoquer pour la libération de la pensée humaine l’éclairage que donnerait la hauteur et la vertigineuse distance-temps d’une nouvelle constellation, l’infra-réalisme prétend partir du donné, de la pensée humaine dans ses limitations – logique et sens commun – pour aboutir à une révolution intérieure susceptible de donner naissance à « une vision hallucinante de l’homme ». La métaphore de l’immersion ou de la descente suggère que c’est de l’intérieur de soi et par le bas que l’on parvient non pas à penser ou à voir les choses autrement mais à les faire bouger. Est-ce à dire qu’est là valorisé le commun, l’ordinaire, le quotidien ? Sans doute, comme matériau brut de la beauté, au regard de l’épuisement d’un art – peinture, théâtre, architecture, danse, poésie – décrié dans le manifeste pour son conformisme, sa triste valeur marchande, et son impuissance à exprimer l’intensité de la vie urbaine ou de la réalité collective ou encore de la lutte des classes. Cet art souffre, selon l’ardent auteur du manifeste, de ne plus dialoguer avec la vie :
–La muerte del cisne, el último canto del cisne, el último canto del cisne negro, NO ESTÁN en el Bolshoï sino en el dolor y la belleza insoportable de las calles.
–Un arcoíris que principia en un cine de mala muerte y que termina en una fábrica en huelga.
–Que la amnesia nunca nos bese en la boca. Que nunca nos bese.
–Soñábamos con utopía y nos despertamos gritando.
–Un pobre vaquero solitario que regresa a su casa, que es la maravilla. (Bolaño 2006 : 144)
Mais le quotidien demande à être subverti de même que doit être « [subvertie] la réalité quotidienne de la poésie actuelle » (Bolaño 2006 : 143)3, proclame aussi le jeune infra-réaliste Bolaño. Et si l’art peut et doit tirer sa force de la réalité dont les courants et les remous sont si multiples qu’elle donne le tournis, autres métaphores de l’auteur du manifeste, l’art peut et doit en réciprocité la lui restituer métamorphosée, soit interprétée esthétiquement et éthiquement. Ainsi le manifeste s’achève-t-il sur ces consignes empruntées au Lâchez-tout ! de Breton :
Hacer aparecer las nuevas sensaciones –Subvertir la cotidianeidad
OK
DÉJENLO TODO, NUEVAMENTE
LÁNCENSE A LOS CAMINOS (Bolaño 2006 : 143)
Plus haut dans le texte, l’une des formulations décisives du manifeste semble résumer, en invoquant d’un seul adverbe la fameuse phrase finale de Nadja : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas », le principe dynamique souhaité de la poésie infra-réaliste : « El poema inter-relacionando realidad e irrealidad / Convulsivamente » (Bolaño 2006 : 143).
Aux propos de ce manifeste font écho ceux que tient Mario Santiago dans le sien, daté de 1975, qui exalte la transformation de l’art parallèlement à celle de la vie quotidienne :
¿QUÉ PROPONEMOS?
NO HACER UN OFICIO DEL ARTE
MOSTRAR QUE TODO ES ARTE Y QUE TODO MUNDO PUEDE HACERLO
OCUPARSE DE COSAS “INSIGNIFICANTES” / SIN VALOR INSTITUCIONAL / JUGAR / EL ARTE DEBE SER ILIMITADO EN CANTIDAD, ACCESIBLE A TODOS, Y SI ES POSIBLE FABRICADO POR TODOS
¡!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
IMPUGNAR AL ARTE/ IMPUGNAR LA VIDA COTIDIANA (DUCHAMP) EN UN TIEMPO QUE APARECE CASI ABSOLUTAMENTE BLOQUEADO PARA LOS OPTIMISTAS PROFESIONALES
TRANSFORMAR EL ARTE / TRANSFORMAR LA VIDA COTIDIANA (NOSOTROS). (Santiago 2006 : 141-142)
Si donc l’art est à tous et idéalement fabricable par tous ; si tout est art, ce dont le principe du readymade de Duchamp est l’éclatante illustration ; si l’ordinaire voire l’insignifiant est valorisable en tant que tel, la consigne demeure de changer la vie quotidienne tout en restant au plus près d’elle. La tension entre l’ordinaire et l’extraordinaire, le réel et l’irréel, le quotidien et l’aventure, le prosaïsme et le lyrisme caractérise, comprend-on, le geste poétique infra-réaliste, dont on perçoit à la lecture des manifestes de Bolaño et de Mario Santiago qu’il n’oublie pas l’antécédent voire le modèle surréaliste quand bien même il cherche à s’en distinguer. Parmi les peintres, les auteurs et les artistes avec lesquels Mario Santiago revendique des affinités pour conclure son manifeste figurent en effet Magritte, Chirico, Artaud, Vaché, Breton, Vian, aux côtés de Jarry, des écrivains de la Beat Generation, du Living Theater, de Nicanor Parra, de Vallejo et de José Revueltas, sans oublier l’Internationale Situationniste, le Che Guevara ou Engels. Mais c’est sans doute la manière d’envisager l’éthique sous un jour politique et de l’associer à l’esthétique en une paire dynamique aux termes inséparables qui rapproche le plus l’infra-réalisme du surréalisme. Là où Breton écrit : « Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un » (Breton 1935) ; Bolaño écrit dans son manifeste : «–Nuestra ética es la Revolución, nuestra estética la Vida : una-sola-cosa » (Bolaño 2006 : 143).
Écrire la fornication du quotidien avec le tragique : les poèmes de l’expérience chilienne
Or, cette proclamation infra-réaliste suit d’à peine un an et demi dans le temps de la jeune vie de l’auteur son retour du Chili au début de 1974 après qu’il y a vécu le coup d’État du 11 septembre 1973. Il venait, à cette date, de rejoindre son pays natal au terme d’un long voyage du Mexique au Chili pour y participer sans doute à la promesse de la Révolution par-delà le régime de l’Unité Populaire. Il y fut emprisonné huit jours dans sa région d’origine, à Los Ángeles près de Concepción. À la lumière de ces circonstances, on comprend d’autant mieux la nécessité de certaines phrases finales du manifeste, citées plus haut : « –Que la amnesia nunca nos bese en la boca. Que nunca nos bese. / –Soñábamos con utopía y nos despertamos gritando. / –Un pobre vaquero solitario que regresa a su casa, que es la maravilla » (Bolaño 2006 : 144). Le rêve de l’utopie révolutionnaire virant au cauchemar deviendra un leitmotiv dans l’œuvre ultérieure de l’écrivain, qu’il s’agisse de la poésie ou des romans et des nouvelles ; la fidélité mémorielle quoique démythificatrice en sera l’un des principes. Mais l’extrême violence de la déception politique infligée au rêveur et à ses pairs ou ses camarades est ici, sans être niée, dissociée de l’imaginaire grandiloquent de l’histoire, la dimension épique se voyant ramenée, non pas à des images de héros révolutionnaires mais à celles de la culture populaire : ici le cow-boy solitaire ou, ailleurs, le détective tout aussi solitaire, stoïque et désabusé.
Dès avant ce manifeste, quelques-uns des premiers poèmes publiés au Mexique entre 1974 et 1976 par le jeune Bolaño de retour du Chili reviennent sur l’expérience chilienne de 1973 et sur le long voyage picaresque qui l’a conduit dans son pays ou qui l’en a ramené. On y lit déjà des partis pris esthétiques qui se verront réaffirmés par la suite dans l’œuvre poétique : dans des poèmes en vers libres, tantôt relativement brefs, tantôt longs et composés selon des sections numérotées, le choix de la chronique autobiographique sous forme de carnet de voyage voire de récit d’aventures où le dérisoire de l’incident côtoie la dimension tragique de l’histoire ; le sens du tragicomique pour appréhender, non pas la répétition comme farce de la tragédie de l’histoire, mais la manière farcesque dont les innocents ou les distraits se laissent prendre au piège de la tragédie historique.
Trois vers exclamatifs du poème « Sentados en los muelles debajo de las grúas », paru en 1976, résument cette conscience aigüe du caractère pulsionnel, pornographique voire obscène, de l’intimité entre le quotidien et le tragique de l’histoire : « Ah mi época increíble / en donde lo cotidiano fornica a todas horas / con lo trágico » (Bolaño 2018 : 495). Cette désacralisation apparente de la tragédie n’en édulcore certes pas l’intensité mais lui refuse l’imposture qui consisterait à la concevoir et à la représenter de manière clairement discernable, isolée de la répétition temporelle du quotidien. De façon allusive, le poème superpose à un environnement urbain présent les ports chiliens d’un passé dont le souvenir passé sous silence cause de la panique à un personnage pourtant souriant qui ourdit de mauvais coups. Celui-ci, bientôt relayé par un je, voit une prison dans le lieu – sans doute un café4 – où il se trouve en compagnie d’insouciants journalistes. Le passé s’infiltre dans le présent, l’atmosphère anodine ou triviale du café se voit traversée par de sinistres et caricaturales images de la prison. Ainsi, la fornication entre le quotidien et le tragique semble être affaire de perception, être davantage ressentie par le je / il hanté par le passé que perceptible pour ses compagnons du moment. Le régime de perception de l’horreur naît précisément de l’intime et solitaire sentiment de cette fornication qui s’impose au sujet avec l’intensité et la prégnance d’un cauchemar : en un transvasement entre le tragique et la trivialité du quotidien, ces journalistes qui engloutissent bières et hot-dogs à cinq heures de l’après-midi se voient qualifiés de « gothiques ». Le poème s’achève, illustrant ainsi les vers exclamatifs qui en condensent le sens, sur une sorte de micro-nouvelle en trois vers dont la chute ménage un suspense propre aux récits d’horreur ou plus précisément aux films d’horreur. Le motif de la terreur d’un personnage demeure en effet hors champ ou simplement tu : « Tocan tres veces y el esposo ordena / ponte una bata y sal a abrir la puerta / La esposa grita horrorizada » (Bolaño 2018 : 495). C’est donc par le biais d’un récit de genre exemplairement minimaliste, proche de la blague ou de la devinette, que pourrait être insinuée là, à travers l’horreur indéterminée qui brise la rassurante routine d’une vie conjugale, l’horreur quotidienne de la répression par temps de dictature.
On sait avec quel succès cette expérience ou cette conscience de l’horreur engendrée par la fornication du quotidien avec le tragique sera, dans l’œuvre narrative ultérieure de l’écrivain, attribuée à différents personnages visionnaires, poètes ou philosophes ou voyante, et à quel point y seront associés des effets tragicomiques. C’est par le choix de formes prosaïques et de genres populaires qui désamorcent d’emblée l’interprétation du tragique de l’histoire selon un vain lyrisme ou un discours ouvertement idéologique que le tout jeune poète Bolaño l’exorcise ou la moque déjà.
Ainsi de « Coigüe », poème narratif en vers qui, rapportant les menus incidents d’une étape du voyage du jeune homme dans le sud du Chili peu après le coup d’État, parvient, avec une exemplaire économie expressive, à témoigner de la violence du moment historique. Introduit et parachevé, comme s’il s’agissait d’un récit oral ou d’un témoignage spontané, par la simple mention que l’anecdote a eu lieu à Coigüe5, le récit met en scène la rencontre de hasard du voyageur, qui a fait une halte nocturne dans une gare, avec une jeune fille. Les détails très concrets des circonstances de la rencontre sont consignés avec précision dans un langage courant voire familier où entrent quelques termes d’argot et un gros mot. Le lieu, anodin, qu’est la gare déserte de Coigüe où le jeune homme arrivé de Santiago doit prendre une correspondance pour Mulchén, acquiert un caractère inquiétant dès lors que le voyageur, qui croit y dormir en la seule compagnie de quelques livres, entend confusément des moteurs et des voix dans lesquelles il croit discerner un accent argentin. Le temps de l’action, borné par l’heure d’arrivée du voyageur et celle à laquelle s’est présenté le train attendu, enserre le moment du réveil du je suivi d’un petit-déjeuner avec sa voisine de fortune, mais cette mesure temporelle d’une demie-nuit et d’une matinée s’inscrit dans une date qui, pour être approximative, n’en est pas moins lourde d’implications quant à son poids dans l’histoire politique du Chili : octobre 1973. Extrêmement condensée, l’anecdote de la rencontre dresse un portrait de la jeune fille à la façon d’un croquis et rapporte son histoire d’amour en trois phrases et quatre vers, stylisant son langage :
Breve relato de su historia de amor
SE ENAMORÓ DE UN OBRERO SOCIALISTA
E HICIERON EL AMOR MUY BELLO MUY LINDO
Y NAVEGARON POR EL MAPOCHO EN UN BARCO
QUE ERA PALITO DE SAVORY (Bolaño, 2018 : 469-470)
Cette brièveté et le caractère naïf voire enfantin de l’expression de celle qui devient là personnage accentuent d’autant plus le caractère exemplaire du sort de la jeune fille, dont le pathétisme est insinué par les exclamations indignées du « je » : « ¡Los perros culean y ni eso ! ¡Los momios culean! / ¡Animales! / ¡Los momios matan a los socialistas de diecisiete años! » (Bolaño 2018 : 470). L’emploi précisément calculé d’un seul terme grossier qui marque d’infamie sexuelle et morale les coupables de la mort probable de l’amant rendent ainsi justice à la pureté de l’amour ressenti par la jeune prolétaire mais aussi à celle de son langage.
Le poème s’achève sur la dérision d’une scène scatologique qui renvoie la poésie chilienne à sa misère ordinaire ou quotidienne, encore accrue par le contexte politique. La vision fugace d’un vieillard qui se soulage sur de vieux journaux, entraperçu depuis le train dans lequel repart le voyageur, inspire au jeune homme l’idée qu’il pourrait bien s’agir là de pages culturelles renfermant des poèmes. Ainsi le thème de la souillure se voit-il réitéré, se propageant du champ de l’amour à celui de la culture et de la poésie. En usant parcimonieusement mais résolument de l’insulte ou du registre scatologique, maniés tel un antidote, le poème retourne les armes contre la violence d’État et dégage sa propre lettre de l’impuissance d’une poésie qui se croyant noble ou pure, demeurerait non contaminée par les circonstances. C’est à celle-là, semblerait-il, que le passager du train adresse un adieu si familier qu’il en est ironiquement élégiaque : « adiós, adiós poesía chilena » (Bolaño 2018 : 470).
C’est la vertu d’une autre poésie chilienne, celle, singulièrement prosaïque, de Nicanor Parra, qui tient lieu d’amulette au « jeune artiste chilien torturé en décembre 1973 au Régiment Andin de Los Angeles » auquel le poème « Madona aullando » donne la parole6 pour un témoignage qui est aussi une déploration. Retranché dans un pudique anonymat, le je confronte au présent traumatique de son lieu de détention et de torture le souvenir conjuratoire d’un récital de Parra à l’Université de Los Ángeles. À la manière de strophes, des versets en prose font ainsi alterner les sensations présentes du « je », livré seul à sa douleur et à sa terreur, plongé dans un état d’aphasie et de surdité, avec les évocations de la fervente communauté que formaient les jeunes auditeurs du poète, émus au plus intime d’eux-mêmes par la lettre entendue : « Y no sé por qué, repito, recuerdo orejas y labios, y todo tipo de artefactos humanos, atentos a unos signos, dibujados no en el aire, sino en los corazones de los corazones » (Bolaño 2018 : 474). Est ainsi célébrée la poésie vivante, rassemblant les cœurs en un effet de communion. Si l’isotopie religieuse, sensible dans l’usage du génitif superlatif pour désigner ces cœurs, affleure dans le poème dès son titre, elle se voit aussitôt laïcisée par le fait que la Madone, apparente allégorie de la poésie, y semble moins proche d’une orthodoxe Piéta que d’une païenne pleureuse hurlante. Et si la figure de Parra semblerait ici emprunter certains de ses traits à celles d’un saint – laïque – ou d’un mage, dont la présence et le verbe convoqueraient les oiseaux et les feuilles des arbres, le poète apparaît aussi, de manière plus prosaïque mais non moins laudative, vêtu d’un imperméable, que le vent soulève tout comme il fait descendre les oiseaux et courir les feuilles, criant ou riant et faisant rire son auditoire. Unissant à l’expérience passée de la poésie partagée l’expérience présente de la répression, l’anaphore dans la manière biblique de la coordination « Y » au début de chaque strophe imprime une régularité syntaxique et rythmique au poème qui souligne l’alternance de ces deux moments inconciliables de la réalité dans la conscience du jeune artiste. Anaphorique elle aussi, la réitérative figure de prétérition avec laquelle le jeune homme affirme ignorer pourquoi il se rappelle, après une séance de torture, un après-midi de bonheur poétique et d’innocence juvénile, s’entend comme un antiphrastique acte de foi dans la poésie. À ce non-savoir ou à cette irrationalité propre à la foi répondent les formulations négatives du jeune homme soulignant le refus ou l’impossibilité d’user de ses sens dans la situation immédiate de la détention : « Y ni miro por la ventana ni miro por la puerta, más bien me considero como un afásico […] Y ni me tapo las orejas, porque para qué tapármelas si ya hay un silencio de muerte, (…) y más bien, más bien me considero un sordo » (Bolaño 2018 : 473). Le pathétisme qui naît de l’opposition entre l’anesthésie présente due à la torture et la plénitude esthétique remémorée tire sa discrète intensité de la simplicité et de la précision de l’expression, hors de toute affectation et de toute complaisance dans l’exposé de la douleur du « je ». Les strophes consacrées à l’évocation du récital de Parra reviennent dans le poème telle une prière du personnage et c’est sur l’une d’elles que s’achève le texte, en un poignant hommage élégiaque à l’auditoire juvénile du poète, le « je » se fondant dans la communauté du « nous », témoignant ainsi pour sa génération naguère innocente : « Y cuando el poeta dejó en paz sus cuerdas vocales, nosotros aplaudimos, nosotros reímos, nosotros salimos a jugar con nieve en la calle, oh Dios, a amarnos. Y ya era de noche » (Bolaño 2018 : 474).
Prière profane et prosaïque tout autant que témoignage, « Madona aullando » se place, tout comme le jeune artiste torturé qui combat ainsi sa détresse, sous la protection de la poésie de Parra qui touche les cœurs et qui, jouant à la désacralisation des formes lyriques, fait aussi rire et le poète et ses auditeurs, comme le poème le mentionne à deux reprises. Autant dire qu’il s’agit d’un modèle.
Si c’est, néanmoins, le registre élégiaque qui prédomine dans « Madona aullando », car du rire poétique il n’y reste que le souvenir dans la conscience du je, « Overol blanco », long poème en huit sections irrégulières datant de la période du manifeste infra-réaliste, met pour sa part en pratique certaines leçons de la poésie de Parra. C’est en effet sur un mode tragicomique voire clownesque que ce poème chante et raconte, selon un modèle épique dégradé, le voyage au Chili du je, lequel revient sur l’épisode traumatique de sa détention politique et dresse un bilan de son expérience vitale et poétique. On peut donc le lire comme un récit de formation, où l’école – buissonnière – de la vie et celle de la poésie sont indéfectiblement liées.
Dédié à Lisa Johnson, l’aimée du jeune Bolaño durant la période infra-réaliste, « Overol blanco » s’ouvre sur une double épigraphe, qui en situe la lettre entre deux modèles ou deux pôles sur la boussole du poète en quête d’une forme susceptible de rendre compte de son expérience. Le nord est indiqué par une citation d’un roman de Dashiell Hammett, mettant en scène un personnage décharné, sans doute un détective, vêtu du bleu de travail blanc donnant son titre au poème ; le sud correspond à deux vers à tonalité ludique d’un poème du Chilien Humberto Díaz Casanueva, parfois rapproché du surréalisme. « Overol blanco » installe donc sa propre tension formelle entre la prose du roman noir nord-américain et la poésie chilienne contemporaine. Le vêtement de travail qui fait le titre, sali par l’usage dans le portrait du personnage d’Hammett, acquiert au début de la longue section II du poème une valeur métaphorique, associé, semble-t-il, à la salissure et à la déchirure que l’histoire aura infligées au je et à ses compagnons de fortune, poètes ou vagabonds, sur la route vers le Sud : « Overol blanco, overol de la historia /así me fui de acacia en acacia, / metiéndome la lengua en las muelas cariadas. […] Overoles rotos, abstractos, carreteras bordeadas / de ramadas carnívoras […] » (Bolaño 2018 : 513). Le je voyageur et aventurier se caricature ainsi en héros dégradé de même qu’il caricature en les condensant les images mythiques du paysage et de l’histoire du cône sud de l’Amérique, d’où a disparu la virginité de la forêt, l’innocence de la nature naguère invoquée par Rousseau, au profit d’un hypothétique progrès.
La section I, plus brève et proleptique, condense tel un préambule ou un sommaire le drame que narre ensuite l’ensemble du poème, opposant les péripéties d’un voyage initiatique, vécues dans la joie, au climax traumatique qui les aura interrompues. Le je y adresse son discours à un auditoire de camarades pris à témoin de la manière dont l’insouciance de ses aventures voyageuses, en bus, en bateau, en avion, s’est vue brisée par la peur lors d’une arrestation par des militaires, ici déshumanisés car réduits par métonymie à leur seules armes :
Y ahora mírenme: / Despierto en el miedo y el miedo no es una pieza oscura / ni un paisaje de Lovecraft (o inocente oh naonato oh / teame) sino una pistola en la sien izquierda y un fusil / ametralladora en la espalda / y un fusil ametralladora en el pecho / y el resto de la panamericana que ya no se va a conocer / y una pieza oscura / y la sombra de Lovecraft dormitando en un rincón (Bolaño 2018 : 512-513).
Tout comme dans le manifeste infra-réaliste de l’écrivain, c’est la métaphore de l’éveil dans une réalité cauchemardesque qui souligne la brutalité de l’expérience vécue par les rêveurs : là, ceux qui rêvaient d’utopie ; ici, le je qui, lecteur de Lovecraft, ne connaissait la terreur que par le biais de l’imaginaire littéraire.
De même que la première section du poème est composée en deux parties hautement contrastées – l’évocation des voyages ; celle de l’arrestation – la deuxième interrompt le récit métaphorique et burlesque des aventures picaresques et sexuelles du je pour interroger la destination et le destin du voyageur, son expérience en devenir, poétique et vitale. Scandant la fin de la section, une question rhétorique réitérée à cinq reprises souligne la nature excessive et périlleuse de cette expérience – voyages et dangers gratuitement encourus, abîmes historiques à franchir tel un cheval de cirque – qui semble faire obstacle à son expression dans l’écriture. L’autodérision du je mais aussi l’ironie dont il témoigne à l’égard de ses collègues poètes qui, restés à l’abri de leurs logis, ne lui montrent pas de voie praticable, prévalent dans cette partie. La tradition poétique chilienne s’y voit satiriquement métaphorisée par un vieux dancing peuplé des initiales, ironiquement qualifiées de mystérieuses, des poètes aînés évoluant en couple : « Un dancing antiguo, lleno de misteriosas iniciales / CPV y PdR; VH y PN; GM y NP » (Bolaño 2018 : 515)7. La section s’achève sur une scène qui, pour figurer l’impasse dans laquelle se trouve le je, mêle le réalisme de détails concrets au symbolisme de la situation : repu après un prosaïque et modeste banquet solitaire, le voyageur médite au bout du chemin, face à la mer et au soleil couchant.
Renchérissant sur l’ironie tragi-comique qui caractérise cette histoire de formation, les sections III et IV tournent drolatiquement en dérision l’irréaliste projet du poète : résolu à « se faire australien » pour échapper à la macabre réalité présente du destin national, celui-ci se heurte à la fermeture des frontières des pays d’immigration, Australie ou Canada, pour des raisons économiques.
Réitérée dans la section V, l’interrogation sur la nature de l’expérience poétique du je, y trouve d’ironiques réponses. Les verbes à l’infinitif au début de chaque vers énumèrent ses erratiques activités, courantes et anodines ou marquées par la circonstance du coup d’État : marcher, lire Borges ou De Rokha en tous lieux et jusque dans ceux dits d’aisance, s’évanouir de peur à la vue d’une arme, mais aussi sortir fièrement de prison après la torture : « Salir con la cabeza en alto y los testículos hinchados » (Bolaño 2018 : 517). L’autoportrait du je en formation – que celle-ci soit vitale ou poétique, c’est du pareil au même –, le dote ainsi d’attributs contradictoires : pusillanimité et fierté, couardise et vaillance, qui justifient le caractère carnavalesque de l’épisode central de la section VI, où le jeune homme écrit un poème en prison. Sorte d’art poétique chiffré dans le récit en vers, cette section invite l’auditoire à se gausser du poète, ici mis en scène en risible clown, selon une stratégie ironique qui de fait ridiculise les modèles poétiques impraticables en la circonstance et néanmoins attendus. Car le personnage, ici nommé « Roberto Bolaño » et non plus anonyme, écrit un poème sur New York, ville qu’il dit ne connaître qu’à travers le cinéma, en lieu et place du « beau poème héroïque » que l’occasion lui offrait. Avec non moins de mordacité sont parodiés en une brève allusion les vers les plus connus du poème 20 de Veinte poemas de amor y una Cancióndesesperada de Neruda, dont le lyrisme est crûment mis en contraste avec un langage familier qui en signe l’échec, propre à exprimer la réalité immédiate du gymnase prison :
Esas noches –para cagarse de frío– pude haber escrito
los versos más tristes
si los quejidos, gritos, aullidos
del patio de los presos comunes
me hubieran dejado concentrarme. (Bolaño 2018 : 518-519)
Le choix, prétendument involontaire et incongru, que fait le prisonnier d’écrire non pas un poème héroïque mais un poème d’évasion, censément inspiré par la fiction cinématographique – nulle référence avouée au Poeta en Nueva York de Lorca –, lui permet de traverser sa tristesse sans l’ignorer ni y céder. Ainsi se voit revendiquée, mise en scène et pratiquée dans la lettre d’« Overol blanco » l’esthétique infra-réaliste qui refuse l’imposture d’une poésie jugée éloignée de la réalité pour louer cette poésie de la réalité commune et populaire, qui, selon les termes du manifeste de Bolaño, forme un arc-en-ciel qui va d’une salle de cinéma pouilleuse8 à une usine en grève.
L’esprit d’autodérision du je se voit réaffirmé dans la section VII où, en clown triste et en impuissant témoin, qui dit faire rimer « ocaso » avec « payaso », il énumère dans un présent qui les actualise quelques circonstances emblématiques de la répression après le coup d’État. En quelques touches qui mêlent le tragique au carnavalesque sont ainsi attestés l’assassinat d’une femme membre du MIR, le bombardement du quartier de La Legua à Santiago, l’indigent menu des prisonniers au stade de Santiago, la revanche scatologique de leurs intestins contre la Junte.
Enfin, dans la huitième et dernière section, le je assume et chante son retour dans le sud du Chili, après et malgré les épreuves qu’il a dû traverser, s’adressant avec une tendre familiarité aux terres de Chillán et de Cauquenes. Or ce qui est conquis, c’est l’assurance d’avoir acquis une expérience « autre », vitale et poétique, différente, comprend-on, de celle de certains poètes de la tradition nationale. Cela est affirmé par trois fois, en une anaphore qui, à la toute fin du poème, constitue un seul et dernier vers assertif :
Tierra de Chillán aquí estoy de nuevo pisándote quién ha dicho / que soy ángel Tierra de Cauquenes aquí estoy de nuevo / / Pero no porque sean ustedes sagradas ni hermosas / mi experiencia es otra No vengo a rezar ni a leer / a Günter Grass en tu plaza Ni a tomar vino tinto invocando a los espíritus en tu mesa de tres patas // Mi experiencia es otra En la carretera casi me matan casi / la desgracia el mentado telurismo el llanto la aventura // […] Tierras mías vuestra humildad me preserva / Vuestra grandeza triste ya no me inspira dolor ni desolación / Corriendo de esquina a esquina Corriendo de punta a punta / Mi experiencia es otra. (Bolaño 2018 : 521-522)
L’ironie portant sur le tellurisme, le refus de sacraliser les terres d’origine, la préférence pour leur humilité protectrice face à leur grandeur triste, saluée mais dissociée là du pathétisme romantique de sentiments qui semblent surmontés, tout indique la distance prise par le je à l’égard du modèle nérudien. Affichant son rejet de toute poésie solennelle, le poème emprunte dans cette section, comme dans d’autres auparavant, à des tournures de cette poésie populaire chilienne évoquée plus haut tel un talisman à emmener jusqu’en Australie : « ¡Está lloviendo en el sur ! Bésame por última vez el cogote / palomita mía. ¡Está lloviendo en el sur! » (Bolaño 2018 : 521). Et c’est le même ressort qui permet au je de dédramatiser jusqu’à l’interrogatoire subi et de défier la figure du militaire fasciste, familièrement interpellée et réduite à celle d’un croquemitaine :
« Oh momio Oh momiecito Oh señor/ No pondrás barreras de ninguna clase en mi camino // […] No vengo a dormir borracho con cancioncitas / No vengo a ver a mi abuelita Oh espectacular y sangriento / señor Mis contactos son gotas de agua en la nariz de mi cabra. (Bolaño 2018 : 521)
Conclusion
Ainsi, l’expérience chilienne trouve-t-elle dans cet « Overol blanco » de la période infra-réaliste une expression qui déjoue le pathétisme du témoignage et qui s’engage déjà sur la voie de cette forme épique ironisée qui sera affinée dans les romans à venir quelque vingt ans plus tard. Entre 1974 et 1976, une esthétique aura été recherchée, qui permette de chanter l’aventure du jeune poète lancé sur les chemins tout en conjurant la douleur et la peur éprouvée durant ce voyage et ce rendez-vous raté, par un effet d’ironie tragique, avec l’histoire chilienne. De l’écriture du poème-témoignage sous forme de note de voyage prise au bord du chemin ou sous celle de la déposition et de l’acte de foi dans une certaine poésie, le jeune poète passe à la mise en scène poétique de la fornication du quotidien avec le tragique. C’est après avoir formulé ou clamé avec d’autres un programme esthétique du groupe infra-réaliste qu’il esquisse une poésie de l’horreur ou qu’il parvient à narrer, sur un mode tragicomique et carnavalesque, ses propres aventures au sein de l’accouplement entre le quotidien et le tragique. L’ordinaire et l’extraordinaire de la réalité historique et subjective se voient ainsi transfusés l’un dans l’autre par le biais de cette poésie prosaïque. Hybride, celle-ci emprunte au langage courant et à la culture populaire tout autant qu’à la tradition poétique des avant-gardes pour faire un pied de nez à une poésie élitiste ou marxiste héroïque pourtant née de ces mêmes avant-gardes. Dans la version romanesque et démythifiée que Los detectives salvajes donnent de l’aventure infra-réaliste, l’une des figures fictionnelles de l’auteur résume drolatiquement le difficile pari du fictif mouvement viscéral-réaliste : « Nuestra situación (según me pareció entender) es insostenible, entre el imperio de Octavio Paz y el imperio de Pablo Neruda. Es decir: entre la espada y la pared » (Bolaño 1998a : 30). C’est là le pari du jeune Bolaño.