Un crime ordinaire ? Le glissement des identités dans Emma Zunz (1948) de Jorge Luis Borges
I.
Plus encore que ses études de cas proprement dites, l’essai de Sigmund Freud datant de 1919 intitulé « Das Unheimliche » révèle la place centrale du symptôme linguistique dans la topologie de l’inconscient : le but premier de la talking cure (cure par la parole) est en effet de faire remonter dans le domaine du préconscient les contenus refoulés de la conscience et par là-même, de leur « rendre la parole ». Il semble donc parfaitement logique que dans cette étude, Freud mette en évidence le processus du refoulement et ses conséquences affectives en privilégiant l’étymologie du terme unheimlich. En allemand, sa racine, Heim ‘foyer’, se retrouve dans heimlich ‘(anc.) privé ; (mod.) secret’ ou heimisch ‘domestique, local’ – c’est-à-dire familier ou quotidien (Freud 1982c)1. Le passage à unheimlich ‘lugubre, inquiétant’ se fait au prix d’un processus déplaçant vers l’inconscient la perception initiale en forçant le pare-excitations (Reizschutz). Le familier prend dès lors la forme d’une menace et d’un danger diffus, non localisable et à peine contrôlable. Les mécanismes d’un tel déplacement et de ses effets inquiétants sont retracés par Freud par l’analyse d’un texte littéraire : sa lecture du Marchand de sable d’E.T.A. Hoffmann, fondateur du conte fantastique, est elle-même dérangeante, puisqu’elle montre que les sources de la peur se trouvent en fait dans le familier. L’interprétation à la fois psychanalytique et philologique donnée par Freud d’un texte central du romantisme allemand est donc déconstructive avant la lettre, soulignant que les oppositions supposées entre le familier et l’étrange-menaçant ont une origine commune. Ce qui change sous l’effet du déplacement dans l’inconscient, ce ne sont pas les expériences elles-mêmes, mais simplement leur investissement affectif2.
Dans les pages suivantes, je voudrais interroger cette opposition floue entre heimisch et unheimlich, ce qui fait qu’on se sent chez soi ou au contraire mal à l’aise, le familier et l’inquiétant, dans Emma Zunz de Jorge Luis Borges. Comme les meilleurs textes de cet auteur, cette nouvelle regorge d’ambivalences et d’abîmes masqués par un récit apparemment simple et linéaire. Publié pour la première fois dans la revue Sur en septembre 1948, le texte fut réimprimé un an plus tard dans le recueil de Borges intitulé El Aleph. Le sujet d’Emma Zunz est un crime supposé ordinaire, dont le motif, classique, est à première vue la vengeance. Fidèle à la conception freudienne de l’inquiétant (unheimlich), ma lecture de la nouvelle montrera toutefois comment l’intention première de tuer par vengeance fait progressivement place dans l’imaginaire de la protagoniste à une série de souvenirs secondaires, non assumés et refoulés. Ils prennent le dessus lors de l’exécution du crime, finissant par transformer la motivation initiale en son contraire absolu.
L’organisation narrative de ces substitutions, d’une précision admirable, permet de distinguer deux phases. La première, la plus évidente, se caractérise par l’« inquiétant » retour de contenus sexuels refoulés, constituant en termes freudiens un trouble névrotique de la relation entre le moi et son économie pulsionnelle. Mais au-delà, ce conflit révèle aussi un trouble plus profond de la relation entre le moi et le monde environnant, et donc une perte psychotique de la réalité (Freud 1982b)3. Par la narration, Borges établit une corrélation entre les deux niveaux – c’est-à-dire le retour traumatique de contenus de conscience « inquiétants » dissimulés sous l’acte concret de la vengeance – par le biais d’ambivalences stylistiques inspirées d’attributs spécifiques du genre policier, en particulier du sous-genre cinématographique du film noir. Après un bref exposé du contenu, j’aborderai les aspects stylistiques et intermédiaux propres à la nouvelle. Il sera ensuite possible de clarifier leur fonction pour l’intégration narrative du retour inquiétant de contenus de conscience refoulés, culminant finalement dans la perte psychotique de la réalité et une déstabilisation fondamentale des identités de tous les personnages impliqués.
II.
L’intrigue de la nouvelle peut se résumer en quelques mots. Emma Zunz, jeune femme de 19 ans, est employée comme ouvrière dans l’usine textile d’Aaron Loewenthal. Un soir, elle reçoit une lettre du Brésil lui annonçant laconiquement la mort de son père, Manuel Maier (de son vrai nom Emanuel Zunz). Cette nouvelle tragique est commentée par l’auteur anonyme, qui précise que Maier a pris par erreur une dose excessive de somnifère, du véronal, qui aurait entraîné sa mort (Borges 1985 : 277). Emma est pour sa part fermement convaincue que son père s’est suicidé à cause de certains évènements liés à son activité professionnelle au sein de la société Loewenthal. Sous son vrai nom, il y occupait un emploi de comptable. Après une dénonciation anonyme pour malversation aux dépens de la compagnie, il avait perdu son emploi et toute sa fortune, et avait été condamné à une peine de prison. Avant de s’enfuir au Brésil sous un faux nom – comme le suggère le texte, sans entrer dans les détails –, Emanuel Zunz a confié à sa fille que le véritable escroc est Aaron Loewenthal, le gérant de l’époque, devenu propriétaire de l’entreprise. Encore sous le choc de la nouvelle, Emma reconstitue l’historique du prétendu suicide, tout en projetant aussitôt de venger son père. Dès le lendemain, elle met son plan en œuvre. Sous prétexte d’informer Loewenthal d’un projet de grève à l’usine, elle prend rendez-vous avec lui par téléphone dans son bureau. La veille de la rencontre, elle se donne à un marin inconnu dans un bar du port, où elle perd sa vertu. Juste après, elle retrouve Loewenthal dans son bureau, comme convenu, et l’abat d’un coup de revolver. Sur place, elle téléphone à la police pour signaler le meurtre. Comme motif, elle indique la légitime défense, affirmant que Loewenthal l’a violée.
Si l’on se contente de regarder l’histoire au niveau des évènements racontés, elle apparaît comme un exemple typique du genre de la vengeance parfaite. Aujourd’hui encore, il est étonnant de voir Emma Zunz si souvent comprise et lue dans ce sens4. Mais derrière le « crime parfait » se cachent des abîmes d’ambivalences, de contradictions et d’ambiguïtés. Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, celles-ci doivent beaucoup à un style ambigu inspiré pour l’essentiel du film noir (Wehr, 2010)5. Cinéphile, Borges connaissait fort bien ce genre, comme en témoignent ses nombreuses critiques de films. Le terme générique de « film noir » a été forgé par le critique de cinéma français Nino Frank. Il se réfère à un style visuel souvent comparé à la technique picturale du clair-obscur, utilisée dans les arts visuels depuis le xve siècle6. Dans le film noir, cette technique, affinée, repose sur l’alternance diffuse et équivoque de contrastes entre la clarté et l’obscurité, avec une tendance à estomper les limites entre ombre et lumière en jouant sur divers tons de gris. Ce nivellement des teintes est mis en scène par une série de lieux typiques : l’action s’y déroule dans des bars lugubres, les places et les rues mal éclairées des grandes villes, et d’une manière générale, des lieux claustrophobes baignant dans une lumière diffuse. Sémantiquement, cette esthétique de la mise en scène se reflète surtout dans les caractérisations ambivalentes et contradictoires des protagonistes. Parmi ceux-ci, on trouve des anti-héros à la fois bons et méchants défiant les classifications conventionnelles, comme l’illustrent les types de l’honorable délinquant ou du policier corrompu. Il s’agit souvent de personnages à la dérive en proie à leurs passions et à leurs obsessions. Tous les attributs du genre se retrouvent dans Emma Zunz, dans les lieux du récit, mais aussi dans l’intrigue diabolique ourdie par l’héroïne éponyme : la simple ouvrière d’usine se fait femme fatale, l’une des figures classiques du film noir déjà préfigurée dans la littérature du xixe siècle. Malgré son inexpérience sexuelle, Emma Zunz est prête à sacrifier sa virginité en faisant de son corps l’instrument d’une vengeance cruelle, mise en œuvre comme un règlement de compte, en marge de toute légalité.
D’emblée, les motivations criminelles d’Emma semblent complexes, voire contradictoires. Dès le premier paragraphe de la nouvelle, Borges convoque avec un laconisme accompli toute une série d’ambivalences fondamentales. Les motifs de l’acte de vengeance sont indiqués de manière essentiellement indirecte et purement allusive (Borges 1985 : 277) :
El catorce de enero de 1922, Emma Zunz, al volver de la fábrica de tejidos Tarbuch y Loewenthal, halló en el fondo del zaguán una carta, fechada en el Brasil, por la que supo que su padre había muerto. La engañaron, a primera vista, el sello y el sobre; luego, la inquietó la letra desconocida. Nueve o diez líneas borroneadas querían colmar la hoja; Emma leyó que el señor Maier había ingerido por error una fuerte dosis de veronal y había fallecido el tres del corriente en el hospital de Bagé. Un compañero de pensión de su padre firmaba la noticia, un tal Feino Fain, de Río Grande, que no podía saber que se dirigía a la hija del muerto.
Emma dejó caer el papel. Su primera impresión fue de malestar en el vientre y en las rodillas; luego de ciega culpa, de irrealidad, de frío, de temor; luego, quiso ya estar en el día siguiente. Acto continuo comprendió que esa voluntad era inútil porque la muerte de su padre era lo único que había sucedido en el mundo, y seguiría sucediendo sin fin. Recogió el papel y se fue a su cuarto. Furtivamente lo guardó en un cajón, como si de algún modo ya conociera los hechos ulteriores. Ya había empezado a vislumbrarlos, tal vez; ya era la que sería.
En la creciente oscuridad, Emma lloró hasta el fin de aquel día del suicidio de Manuel Maier, que en los antiguos días felices fue Emanuel Zunz.
En quelques mots choisis avec parcimonie, Borges crée une atmosphère mêlant peur et excitation, confusion et oppression, qui résulte surtout de l’accumulation de termes relevant du champ lexical de l’erreur, de l’apparence et de la tromperie7. Dès le début, cette récurrence lexicale suggère que le prétendu suicide du père pourrait être une simple projection d’Emma, un fantasme, ne concordant pas nécessairement avec les évènements réels. Conformément à la stylistique du film noir, ce clair-obscur sémantique est en correspondance directe avec la situation extérieure du crépuscule et l’agitation de la protagoniste, ainsi qu’avec une structure sémiotique ouverte.
Les ambivalences initiales s’approfondissent lors de la rencontre avec le marin. Comme dans certaines scènes comparables de l’histoire du film noir, l’acte sexuel traumatique n’est pas explicitement montré, mais seulement évoqué – à l’instar de Cape Fear (Les Nerfs à vif), film de J. Lee Thompson datant de 1962. De manière programmatique, Borges donne à la scène la forme d’un « blanc », en s’en remettant à l’imagination du lecteur (Borges 1985 : 279)8 :
¿En aquel tiempo fuera del tiempo, en aquel desorden perplejo de sensaciones inconexas y atroces, pensó Emma Zunz una sola vez en el muerto que motivaba el sacrificio? Yo tengo para mí que pensó una vez y que en ese momento peligró su desesperado propósito. Pensó (no pudo no pensar) que su padre le había hecho a su madre la cosa horrible que a ella ahora le hacían. Lo pensó con débil asombro y se refugió, en seguida, en el vértigo.
Aux yeux d’Emma, les instances du père et du marin se confondent alors. Parallèlement, elle occupe elle-même la position de sa mère sur le plan imaginaire. Ainsi les ambivalences du début sont-elles prolongées et approfondies, parce que d’autres personnes sont soumises aux projections d’Emma, mais aussi parce que sa propre identité est prise dans une dynamique de déstabilisation foncière. Les deux aspects, l’identification œdipienne du père à la violence sexuelle de même que la stylisation qui fait de sa propre personne la victime de cette violence, sont typiques du répertoire thématique du film noir, incluant obsessions érotiques parfois incestueuses, abîmes intérieurs et personnages pétris de paradoxes. Ainsi, les confusions et les identifications changeantes font qu’Emma perd peu à peu le contrôle de son plan de vengeance. Ce processus, manifeste dès les ambivalences initiales, culmine dans la scène finale (Borges 1985 : 281) :
Ante Aarón Loewenthal, más que la urgencia de vengar a su padre, Emma sintió la de castigar el ultraje padecido por ello. No podía no matarlo, después de esa minuciosa deshonra. Tampoco tenía tiempo que perder en teatralerías. Sentada, tímida, pidió excusas a Loewenthal, invocó (a fuer de delatora) las obligaciones de la lealtad, pronunció algunos nombres, dio a entender otros y se cortó como si la venciera el temor. Logró que Loewenthal saliera a buscar una copa de agua. Cuando éste, incrédulo de tales aspavientos, pero indulgente, volvió del comedor, Emma ya había sacado del cajón el pesado revólver. Apretó el gatillo dos veces. El considerable cuerpo se desplomó como si los estampidos y el humo lo hubieran roto, el vaso de agua se rompió, la cara la miró con asombro y cólera, la boca de la cara la injurió en español y en ídisch. Las malas palabras no cejaban; Emma tuvo que hacer fuego otra vez. En el patio, el perro encadenado rompió a ladrar, y una efusión de brusca sangre manó de los labios obscenos y manchó la barba y la ropa. Emma inició la acusación que había preparado (“He vengado a mi padre y no me podrán castigar…”), pero no la acabó, porque el señor Loewenthal ya había muerto. No supo nunca si alcanzó a comprender.
Los ladridos tirantes le recordaron que no podía, aún, descansar. Desordenó el diván, desabrochó el saco del cadáver, le quitó los quevedos salpicados y los dejó sobre el fichero. Luego tomó el teléfono y repitió lo que tantas veces repetiría, con esas y con otras palabras:
Ha ocurrido una cosa que es increíble… El señor Loewenthal me hizo venir con el pretexto de la huelga… Abusó de mí, lo maté…
Le véritable choc produit par cette fin abyssale résulte ici aussi de ses ambivalences particulières. Si l’on se contente de regarder la succession des évènements, les représailles se déroulent exactement comme Emma Zunz l’a projeté dès le début. Au niveau profond des affects, cependant, l’intention initiale s’inverse en son contraire : résolue à venger son père, elle en vient à se venger de son père, qu’elle confond non seulement avec le marin anonyme, simple instance de transition identificatoire, mais aussi avec Loewenthal lui-même. Les trois hommes finissent par devenir indissociables pour elle, incarnant chacun le facteur de la violence sexuelle. Dans la logique des projections fantasmatiques d’Emma, ils sont responsables aussi bien du (prétendu) traumatisme de sa mère que du sien. Chacune des instances en jeu réunissent ainsi des rôles opposés. Si d’une part, Emma agit comme une criminelle et une meurtrière, tout en occupant d’autre part la position d’une victime – imaginaire et réelle – qui s’associe au vécu de sa mère, on peut en dire autant de son père et de Loewenthal, et même du marin anonyme : tous trois sont coupables et innocents à différents niveaux, potentiellement criminels en même temps que victimes. Ces constructions contradictoires, voire paradoxales de tous les personnages du texte trahissent également l’influence du film noir. Les références intermédiales peuvent ainsi permettre de mieux appréhender la manière dont un crime supposé ordinaire, relevant a priori du stéréotype de la « vengeance parfaite », repose en fait sur la circulation d’identités et de motivations changeantes et contradictoires.
III.
À présent, je voudrais approfondir cet aspect en identifiant derrière la vengeance ordinaire un acte plusieurs fois « inquiétant », au sens de l’unheimlich freudien. Il se situe dans le champ de forces d’une série de refoulements névrotiques, mais aussi de rejets psychotiques, qui rattrapent le personnage principal lors de l’exécution de son plan. Il n’est pas anodin que le narrateur anonyme du texte souligne qu’Emma Zunz a toujours eu une peur pathologique des hommes (Borges 1985 : 278). Cette caractérisation mène directement au cadre théorique psychanalytique que je voudrais ouvrir à deux niveaux distincts afin d’examiner de plus près la pathogénèse littéraire du meurtre par vengeance chez Borges. Freud lui-même distingue nettement les névroses, issues d’un trouble du moi dans sa vie pulsionnelle, et les psychoses, provenant d’une déstabilisation du rapport au monde environnant (Freud 1982a)9. À cet égard, le trouble névrotique se manifeste par le symptôme (pervers, fétichiste ou masochiste) ainsi que par les formations substitutives correspondantes, tandis que la perte psychotique de la réalité se traduit par l’hallucination, déformation paranoïde ou schizophrénique du monde extérieur et de la perception de celui-ci. Les observations précédentes ont montré que la vengeance planifiée par Emma Zunz déclenche une gamme de substitutions névrotiques et hallucinatoires de ce genre. Elles constituent la dimension inquiétante du crime, soumettant l’identité des personnages impliqués à une dynamique de déstabilisation multiple entre les rôles antagonistes du criminel et de la victime, comme le montre le tableau suivant :
Criminel | Victime | ||
1. | Loewenthal | → | Le père |
2. | Le marin | → | Emma |
3. | Le père | → | La mère |
4. | Emma | → | Loewenthal |
Le premier niveau se manifeste déjà au cours de l’exposé initial, dans les antécédents supposés qui déterminent simultanément le motif du plan de vengeance d’Emma. Le père y apparaît comme la victime présumée des intrigues de Loewenthal. Cependant, dès cet instant, les ambiguïsations mentionnées ci-dessus font soupçonner que cette interprétation peut être attribuée à la perspective potentiellement peu fiable d’Emma. Il s’agit donc peut-être là d’une projection après coup, d’un fantasme, fruit de l’imagination déformante d’Emma. En une deuxième étape, qui montre déjà cette dernière en train d’exécuter son plan de vengeance, elle perd délibérément sa virginité en se donnant au marin. Cet acte fondamentalement intentionnel, voire planifié de sang-froid, ne devient inquiétant que par sa combinaison inquiétante avec un souvenir d’enfance, lui-même convoqué par un détail : la forme d’une fenêtre dans l’hôtel de passe sur le port rappelle inopinément à Emma la maison de ses parents à Lanús, en banlieue de Buenos Aires. Elle frémit alors à l’idée que son père y a sans doute fait subir à sa mère les mêmes horreurs, à peine dicibles, que celles que le matelot inconnu lui a infligées à elle-même (cf. supra). L’inquiétant rapprochement ainsi établi entre le présent et sa propre enfance s’effectue donc par une intégration imaginaire de la sexualité parentale, qui va de pair avec une double identification : la violence de sa propre expérience fait désormais apparaître rétroactivement son père comme un criminel et sa mère comme la victime de violences sexuelles. Cette projection fantasmatique d’Emma sur sa famille originaire est réciproque : elle part de la configuration qui la lie au matelot, pour agir en retour sur celle-ci. Cela fournit ainsi la condition préalable imaginaire à la substitution définitive des motifs et des identités au moment même de l’assassinat : l’impulsion d’effacer la honte subie remplace maintenant le projet initial et s’accompagne d’une surdétermination de la position de Loewenthal, désormais représentant imaginaire du père et du matelot. Par là-même, la vengeance du père se transforme en assassinat par personne interposée, doublé d’un parricide imaginaire, et par conséquent en vengeance contre le père et le marin, criminels supposés qui ont ravalé sa mère et elle-même au rang d’objets d’une agression sexuelle :
Ante Aarón Loewenthal, más que la urgencia de vengar a su padre, Emma sintió la de castigar el ultraje padecido por ello. No podía no matarlo, después de esa minuciosa deshonra.
Sous la surface inchangée des évènements se déroule ainsi un psychodrame de confusions imaginaires, qui renverse à quatre reprises les antagonismes victime-criminel du point de vue d’Emma. Au début figure le père, victime supposée de Loewenthal, puis Emma, victime stratégique du marin, cependant que la mère prend la place d’Emma pour devenir la victime imaginaire du père, et enfin, les positions du père et du matelot convergent vers Loewenthal, qui les représente par procuration et devient la vraie victime d’Emma.
L’inquiétant derrière cette apparente histoire de vengeance ordinaire réside donc, comme dans la lecture freudienne du Marchand de sable, dans le retour fantasmatique d’une expérience biographique esquissée, autrefois « domestique », qui entraîne un blocage ou un trouble du comportement sexuel. Cette interprétation est dans la droite ligne de la théorie de la névrose. Pourtant, le texte d’E.T.A Hoffmann qualifie lui-même son héros, Nathanaël, de fou, c’est-à-dire de psychotique (Kittler 1977). Chez Borges, la pathologisation explicite de la protagoniste d’Emma Zunz va elle aussi clairement dans ce sens. On peut donc supposer sans peine que l’effet inquiétant du texte va au-delà des troubles pulsionnels névrotiques pour atteindre les formes d’une perte psychotique de la réalité, qui entraîne en fin de compte la multiplication des identités imaginaires et des rapports criminel-victime. La figure borgésienne du père se trouve alors au centre d’un glissement permanent des signifiés des noms10, invitant à dépasser la topologie freudienne pour aborder le modèle structural de la psychose de Jacques Lacan : reprenant le concept freudien de Verwerfung, qu’il traduit par « forclusion », Lacan en fait le pivot de sa lecture structurale du complexe de castration11. Le déroulement normal de ce dernier est caractérisé par le fait que la mère admet son désir pour le père, brisant ainsi la dyade entre elle et l’enfant (Lacan 1998). L’infans, qui croyait jusque-là faire partie du corps de la mère, doit désormais accepter d’en être séparé. Ainsi, le « non du père » aux revendications enfantines devient à long terme la condition de la perception de soi en tant qu’individu autonome séparé de la mère. Selon Lacan, l’expérience de la séparation sera ensuite la matrice sur laquelle se construiront d’autres phases ultérieures d’individuation. Cette expérience se matérialise surtout dans le complexe de castration, qui répète l’expérience de la séparation (imaginaire) d’une partie du corps. Dans l’ensemble, la répétition de la séparation constitue une expérience somatique de base, qui finit par ancrer dans le psychisme la faculté de symbolisation, c’est-à-dire de dénomination substitutive des objets absents.
Ce qui nous intéresse à présent dans Emma Zunz, ce sont les potentialités d’évolution pathologique de ces expériences de la séparation. Dans le cas le plus courant de la névrose et de ses manifestations, elles sont refoulées, ce qui peut conduire à des formations substitutives fétichistes. La psychose va plus loin. Elle ne reconnaît pas la ou les séparation(s) au niveau des principes et équivaut à cet égard à une forclusion primaire de la loi ou de l’interdiction paternelle (Lacan 1966b : 556). Par conséquent, le psychisme ignore la différenciation d’avec le corps de l’autre comme matrice fondamentale de l’identification de soi. Cette absence typique de démarcation marque avant tout la relation difficile du psychotique avec son image spéculaire. Habituellement, le moi réflexif joue le rôle de lieu des formations d’idéal, distinctes du sujet non réflexif de la perception (le « Je ») (Lacan 1966c)12. Si la reconnaissance de cette séparation est impossible en raison de la forclusion du « non/m du père », l’image spéculaire oscille entre identification totale et étrangeté radicale. Aussi, comme le montrent les deux formes fondamentales de désintégration psychotique, l’absence de recul réflexif peut-elle a priori tout transformer en objet d’une identification (de soi) potentielle : soit, comme dans la paranoïa, l’image dans le miroir apparaît comme l’autre ou comme un persécuteur, et reste extérieure, soit des images spéculaires changeant arbitrairement servent à l’identification de soi, comme le montrent les identités « empruntées » des schizophrènes.
Si, chez Borges, le narrateur anonyme d’Emma Zunz atteste à l’héroïne éponyme une peur maladive des hommes, cela peut bien sûr être compris comme l’indice clair d’une lecture privilégiant la pathologie sexuelle et du caractère fondamentalement névrotique du personnage. On l’a vu, le texte en fournit effectivement des indices spécifiques. Pourtant, cela n’explique pas la confusion permanente des identités, à commencer par l’instance du père. Cette confusion appelle les schémas d’interprétation plus approfondis de la psychose.
Un premier déplacement, reposant sur l’absence de toute distance par rapport à l’objet de l’identification de soi, est déjà suggéré au début : Emma se place dans la position de son père mort pour le venger à sa place. Les stratégies déjà mentionnées de brouillage sémiotique dans l’ambiance crépusculaire, l’escroquerie ressentie, tout comme le début d’une perte de référence à la réalité renforcent la suggestion d’une dissolution naissante de sa propre identité. Dans la deuxième phase, alors que peu après, Emma se donne au marin inconnu pour se conformer à son plan, a lieu un second déplacement, plus massif, car dédoublé. Il est déjà lié à un abandon considérable de sa propre position, remplacée par l’identification à la mère, tandis que le père prend désormais la place du matelot et passe ainsi du rôle de victime à celui de criminel imaginaire. Ce glissement (Lacan 1966a : 502) des positions est soutenu et renforcé par la projection spatio-temporelle après coup de la scène traumatique dans la maison de son enfance. Dans le scénario de la vengeance finale, cette dynamique culmine : Emma tente d’effacer et sa propre honte et celle de sa mère en commettant un assassinat, ce qui correspond à une double occupation, par procuration, de la position masculine : tandis que Loewenthal représente à la fois le marin et le père, les propres motifs d’Emma se superposent, dans ses actes, à l’intention fantasmatique et intériorisée de la mère. Simultanément, dans la position du criminel, le rôle de Loewenthal s’inverse, passant de celui de coupable du suicide du père à celui de représentant du père en tant qu’agresseur sexuel. Ainsi s’achève la dynamique des déplacements psychotiques. Le laconisme des conclusions du texte en exprime l’essentiel avec perspicacité (Borges 1985 : 282) :
La historia era increíble, en efecto, pero se impuso a todos, porque sustancialmente era cierta. Verdadero era el tono de Emma Zunz, verdadero el pudor, verdadero el odio. Verdadero también era el ultraje que había padecido; sólo eran falsas las circunstancias, la hora y uno o dos nombres propios.
Ici, le narrateur met en regard de manière programmatique la vérité intérieure des affects et de leur expression avec les circonstances extérieures trompeuses. Ce faisant, la dynamique des refoulements névrotiques et des déplacements psychotiques est désignée avec précision comme source de l’inquiétant. Les affects persistent parce qu’ils restent inchangés, mais ils circulent aussi en se manifestant dans de nouveaux contextes. Cela s’accompagne d’un retour distancié de ce qui était naguère familier, dans lequel Freud identifie la source de l’inquiétant. Les abîmes sous-tendant le crime apparemment ordinaire d’Emma Zunz en sont également un témoignage saisissant.