Entretien avec Bruce Bégout
Bruce Bégout est philosophe, essayiste et romancier. Parmi les nombreux ouvrages qu’il a publié dans le domaine philosophique, on mentionnera, en affinité explicite avec la thématique de ce dossier, La Découverte du quotidien. Éléments pour une phénoménologie du monde de la vie (2005), Pensées privées : Journal philosophique (1998-2006) (2007), et tout récemment Le concept d’ambiance (2020). Son activité d’essayiste est elle aussi très en prise avec la thématique de l’ordinaire, ainsi qu’en témoignent, entre autres ses appréhensions de l’espace urbain dans Zéropolis. L’expérience de Las Vegas (2002) ou encore Lieu commun. Le motel américain (2003). Et il a également publié en 2008 De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell 2008. Il est enfin romancier, ses deux dernières publications en la matière étant On ne dormira jamais, (2017) et Le Sauvetage (2018).
Conceφtos : La première question sera d’ordre terminologique : le dossier de la revue est consacré à « l’ordinaire », tandis que vous traitez plus spécifiquement, dans le sillage d’une tradition lexicale française bien repérée (F. Braudel, H. Lefebvre, M. De Certeau, G. Debord, R. Barthes, etc.) du « quotidien », qui apparaît dans le titre de votre ouvrage de 2005, La découverte du quotidien (Bégout 2005). Un des premiers arguments produits dans votre texte pour justifier cette préférence est axiologique ou connotatif : l’ordinaire serait marqué d’une péjoration, alors que le quotidien serait plus neutre.
Bruce Bégout : Je crois que le terme de « quotidien » est plus descriptif, et inversement que le terme d’ « ordinaire » est plus prescriptif, même si les deux jouent toujours au fond avec des oppositions. Le quotidien s’opposerait à ce qui serait extra-quotidien (ce qui ne se produirait pas tous les jours) ; et l’ordinaire s’opposerait bien évidemment à l’extraordinaire. Mais la raison pour laquelle je préfère le champ lexical du quotidien est sans doute parce qu’il est plus phénoménologique : parce qu’il est plus facile de repérer un acte, un lieu, un événement quotidiens, à partir de leur répétition journalière. Tandis que l’ordinaire implique toujours des normes, et, effectivement, un registre axiologique, l’ordinaire relevant de ce qui doit être, alors que le quotidien relève tout simplement de ce qui est, de ce qui se reproduit tous les jours.
Ensuite, cette distinction étant posée, il va de soi que le quotidien produit lui-même de l’ordinaire, à savoir qu’il produit des normes, ce que je développais en 2005 dans la toute dernière partie de La découverte du quotidien, avec l’idée de kathékon, de « ce qui convient ». Et c’est ce que j’avais développé aussi dans le travail sur Orwell (Bégout 2008), avec l’idée que la vie quotidienne et populaire, par son écoulement même, engendre une forme de « décence ordinaire ». La décence ordinaire étant précisément l’effet des normes éthico-sociales produites par la quotidienneté. Il ne faut donc pas opposer bord à bord « quotidien » et « ordinaire », parce que les deux sont entretissés, et il me semble que le « quotidien » est un terme sans doute moins polémique que le terme d’ « ordinaire ».
Il permet aussi une approche plus historique des choses. Parce que dans les langues européennes, romanes ou non-romanes, tout le registre du quotidien, de la quotidienneté, apparaît très tardivement : en France, aux XVIIe-XVIIIe siècles. Et donc, l’idée que je développerais c’est que les hommes prennent conscience de leur quotidienneté quand elle est profondément bouleversée, par des transformations techniques, scientifiques, juridiques qui accompagnent la modernité. La quotidienneté en tant qu’objet, en tant que phénomène, devient visible avec la modernisation. Évidemment, la quotidienneté existait auparavant, même dans les cultures prémodernes, mais elle devient un nom, un enjeu, une plainte, une réclamation, une production, etc., à partir de la modernité. Alors que le terme d’ « ordinaire » me semble plus anhistorique : l’opposition ordinaire/extraordinaire peut être retrouvée dans les études ethnologiques, anthropologiques, quelle que soit la société, l’époque. Alors que parler de quotidienneté, de quotidien, est pour moi d’emblée lié à une résonance historique et à la problématique du processus de transformation de la modernité.
Je ferai donc à la fois une distinction axiologique, en la relativisant bien évidemment, puisque la quotidienneté produit aussi de la norme ; mais aussi une distinction historique en disant que le registre de l’ordinaire est un registre un peu anhistorique. On le voit d’ailleurs dans les approches philosophiques de l’ordinaire, notamment anglo-saxonnes, où l’ordinaire c’est simplement, au fond, des registres lexicaux, qui semblent tout à fait détachés de l’historicité et de la socialité incarnée dans un temps donné, registres se produisant dans le langage ordinaire : très peu de philosophes du langage ordinaire (Austin, Cavell, etc.) insistent sur cette historicité, ce qui est à mon sens un défaut de leurs analyses. J’ai donc tendance à privilégier le registre du quotidien pour ces deux raisons, à la fois descriptives et historiques.
Conceφtos : On entend également dans votre présentation une forme d’antériorité notionnelle (ou logique) de l’un sur l’autre : l’ordinaire, et davantage encore les normes, pourraient ainsi être appréhendés comme le résultat ou le produit d’un processus, et permettre de tracer une délimitation supplémentaire entre les deux termes de « quotidien » et d’ « ordinaire ». Il y aurait d’un côté cet état résultatif propre à l’ordinaire et aux normes, qui renverraient de ce fait à des catégories plus ou moins substantialisées. Et il y aurait de l’autre côté, en amont ou avant elles, un régime plus procédural, en acte, ou si l’on préfère, une dynamique qui serait la modalité même, et en l’occurrence, le « faire » du quotidien.
Bruce Bégout : Oui, en un sens, on pourrait dire que l’ordinaire est un des effets de la quotidianisation. C’est-à-dire du processus incessant de transformation de tout ce qui nous échappe. L’indétermination de l’espace, l’indétermination du temps, et l’indétermination de l’autre. Et je pense que la quotidienneté, ou plus exactement la quotidianisation, si on essaie de la replacer dans une perspective anthropologique, ce sont, au fond, des processus que les hommes ont inventés sans forcément avoir conscience de ce geste d’invention, plus sous la pression de la nécessité naturelle, pour domestiquer leur être-au-monde : pour transformer cet espace, cette temporalité et cette altérité (des autres, des animaux, des plantes, etc.) en quelque chose qu’ils peuvent connaître, maîtriser, sur lequel ils peuvent s’appuyer. La quotidienneté est en fin de compte une immense fabrique de la familiarité. Et en ce sens-là, effectivement, la quotidienneté n’est jamais figée, puisque ce processus de quotidianisation est sans cesse relancé à chaque seconde, par l’advenue de l’altérité. Notre ouverture à la contingence et à la temporalité ouverte est telle qu’à n’importe quelle seconde pourrait se produire un événement susceptible de remettre en cause cette quotidianisation et qui l’obligerait à se reformuler. La contingence, l’ouverture, l’indétermination, ce que, dans La découverte du quotidien j’appelle l’apeiron, l’ « illimité », font que la quotidienneté est processuelle. Alors que l’ordinaire relèverait d’un jugement un peu arrêté, ou, répétons-le, anhistorique, la quotidienneté est toujours une sorte de travail d’équilibration sans cesse remis en cause par ce que je nommerais l’adversité : c’est-à-dire l’advenue de quelque chose qui peut être potentiellement autre, inconnu, déroutant. Et cette contingence fondamentale de l’existence humaine fait qu’il y a une exigence anthropologique continuelle de produire de la quotidienneté : ne serait-ce que, d’ailleurs, pour produire de l’aventure. Parce que bien évidemment, s’il n’y a pas cette assise quotidienne, il n’y a même pas de possibilités de s’ouvrir à cette adversité, sur le mode de l’aventure. Ce que les pédopsychiatres ont très bien montré : un enfant qui vit dans un environnement totalement instable, par exemple à cause de traumas psychiques liés à la maltraitance, à la violence, ne peut même pas quotidianiser son monde, et donc, ne peut même pas s’ouvrir à l’aventure, c’est-à-dire à l’exploration, au jeu. La quotidienneté est donc comme une sorte de boule de neige bergsonienne qui avance, la neige étant l’adversité : cette boule avance, elle se structure, se solidifie et se substantialise, mais toujours à partir d’une fluidité fondamentale qui renvoie à l’altérité du temps, de l’espace, et puis d’autrui : le fait qu’autrui est au fond toujours indéterminé, en dépit des processus quotidiens de la langue, de la culture, qui visent à le domestiquer dans des types connus. Je nomme donc quotidien le résultat sans cesse changeant et identique de cette adaptation des hommes relativement indéterminés dans leur rapport à leur milieu à ce qui, sans cesse, advient pour eux et qu’ils doivent incorporer, assimiler, maîtriser.
Conceφtos : On relève aussi dans votre approche une volonté de placer le processus de quotidianisation que vous venez de décrire à un niveau d’indétermination qu’on pourrait qualifier – en rappelant votre prédilection pour la phénoménologie – de transcendantal, ou encore de générique. Et on pourrait de la sorte instruire un réseau d’opposition supplémentaire avec l’ordinaire, puisque si l’ordinaire vous apparaît comme anhistorique, il n’en constitue pas moins, c’est, en tout cas le postulat fondamental de la philosophie du langage ordinaire (hostile à toute approche apriorique du sens), un appel impérieux à la contextualisation, comme si seules les conditions particulières d’énonciation permettaient l’établissement de la signification. Alors que la quotidianisation que vous décrivez se situe à un niveau résolument proto-contextuel.
Bruce Bégout : Je suis d’accord avec vous, la quotidianisation est au fond une sorte d’a priori anthropologique Elle peut prendre bien évidemment ensuite des formes très diverses à travers le temps et les sociétés, et même à travers le type de groupe social en vue : les femmes, les immigrés, les enfants, les ouvriers et ouvrières, etc. Mais c’est vrai qu’à chaque fois que je présentais La découverte du quotidien, j’étais toujours renvoyé à une sorte de relativisme (« mon quotidien n’est pas ton quotidien, qui n’est pas le quotidien ») : et donc, au fond, on ne pourrait pas parler du quotidien, parce que le quotidien serait mon quotidien, qui serait absolument irréductible à « ton quotidien ». Et il y aurait par conséquent une forme de subjectivation et de relativisation extrêmes. Je pense au contraire, sans nier cette part constitutive de singularité (laquelle sans doute entre dans la résistance salutaire de ma vie quotidienne à toutes les colonisations possibles par une instance supérieure), qu’il y a des structures a priori de cette quotidianisation, dans le rapport au langage, dans le rapport au temps, dans le rapport à l’espace, dans l’organisation d’une journée, dans l’organisation d’une année, etc., et que tout cela peut évidemment varier, mais toujours à travers un invariant. Et donc, effectivement, la découverte du quotidien, c’est aussi la découverte des structures fondamentales de la quotidienneté. Si la thématique ou la prise en compte du quotidien est historique par rapport à ce processus de modernisation dont j’ai parlé, il va de soi en revanche que la quotidianisation, elle, me semble être un processus paléo-historique, qui provient de très loin et qui relève d’une exigence de la survie impliquant le fait qu’il faut déterminer l’espace, le temps, l’altérité. Il faut produire du bien connu, de la familiarité : il faut produire de la confiance dans ce qui nous entoure pour progresser, pour avancer, pour s’aventurer. Il y a là, me semble-t-il, quelque chose de très puissant, de très fort, qui n’empêche pas la contextualisation : mais ce que je recherchais, c’était autre chose que cette contextualisation dans ce cadre-là. Sans doute La découverte du quotidien est-elle en ce sens une réécriture de l’analytique existentiale d’Heidegger, ou plutôt un prolongement de cette analytique existentiale en creusant les existentiaux de la quotidienneté, et surtout en leur enlevant ce caractère d’inauthenticité et de médiocrité dont Heidegger les affublait. C’est la poursuite d’une analytique de l’existence sans préjugé éthique ni religieux, une analytique laïque de l’existence : il y a donc effectivement un caractère a priori, structurel, transcendantal si l’on veut, mais en défaisant le couple authentique/inauthentique.
Conceφtos : C’est vrai qu’une des réussites de votre ouvrage de 2005 est de bien faire saisir, par les positions que vous tenez, ce qu’est l’approche phénoménologique, et on a à partir de là l’impression que cette modalité apriorique ou structurelle, pour reprendre vos mots, vous permet de vous faire d’une certaine façon « l’avocat » de la quotidienneté, au sens où des penseurs aussi idéologiquement discordants qu’Hannah Arendt, que vous évoquez à ce titre dans La découverte du quotidien, ou, (par exemple) Alain Badiou, qui stigmatise comme « animal humain » celui qui se cantonne à une activité de subsistance, font de la sphère quotidienne un en-deçà d’une existence pleine et véritable.
Bruce Bégout : J’avais en effet remarqué que les avant-gardes politiques et artistiques menaient depuis le début de la modernité une sorte de combat, me semble-t-il, donquichottesque, contre la quotidienneté. Et sous leur critique de la quotidienneté, je ne voyais pas bien ce qui allait remplacer, se substituer à la quotidienneté, si ce n’est l’appel permanent au merveilleux, à l’enchantement, à la vie sans entrave, à la jouissance perpétuelle, etc. C’est un peu ce que j’appellerais le « syndrome du lendemain de fête ». La fête étant passée, le lendemain, la quotidienneté reprend ses droits : il faut nettoyer la salle, vider les fonds de bouteille, descendre les poubelles, etc. J’ai par conséquent l’impression qu’un des topoï de la modernité politique et artistique a été ce vain combat contre la quotidienneté, confondant banalité et quotidienneté, en ignorant ces structures a priori et anthropologiques, et croyant qu’il suffisait au fond de subvertir tel ou tel aspect de la vie quotidienne pour introduire à une vie nouvelle, qui serait, elle, exempte de tous les maux de la quotidienneté : que ce soit dans la relation amoureuse, par exemple, dans la relation à la ville, ou encore à la communauté. Et au fond, sous cette critique, il y avait un modèle, qui était celui de la fête – qu’on trouve déjà chez Rousseau –, du carnaval, rabelaisien si l’on veut. D’ailleurs quelqu’un comme Bakhtine est à ce titre très intéressant, car son travail sur Rabelais montre bien comment quotidienneté et carnavalesque se nouent. Le carnaval peut être le moment de révélation de la quotidienneté, du bas, de l’ordinaire, etc. ; et en même temps, le carnaval se veut comme une subversion de cette quotidienneté, une inversion des hiérarchies qu’elle impose. Et, effectivement, ma deuxième résistance a été contre cet aveuglement anti-quotidien des avant-gardes politiques et philosophiques, en gros de la bohème qui exalter l’intensité de la vie créatrice contre le train-train petit-bourgeois. Il ne s’agit évidemment pas – ce n’est absolument pas mon but – de contester l’idée de contestation de l’ordre quotidien donné, bien au contraire : il faut bien évidemment « changer la vie », comme dit Rimbaud. Mais changer la vie, cela veut dire quoi, concrètement ? Que faut-il changer ? Les structures sociales ? La répétition de l’alternance du jour et de la nuit ? C’est d’ailleurs ce que j’essaie de montrer dans le travail sur Orwell, et c’est la raison pour laquelle il m’a vivement intéressé : l’horizon de la révolution sociale n’implique pas de transformer radicalement la vie quotidienne des gens. Cette vie quotidienne est quelque chose le plus souvent de décent, de bon, d’utile, et qu’il faut préserver. Il y a effectivement eu, dans l’approche critique de la quotidienneté, cette tendance à l’exaltation extra-quotidienne de la vita nova, d’une vita nova de l’aventure, de l’art, de la conversion spirituelle, qui me semble être une impasse totale : aussi bien dans la perspective ludique que dans la perspective politique.
Conceφtos : Une autre démarcation possible entre le quotidien et l’ordinaire, serait, si le programme de ce dernier est, comme souvent, indexé sur la célèbre litanie emersonienne de The american scholar (« Je ne demande pas le grand, le lointain, le romantique, etc. »), que l’ordinaire renvoie également à une dimension culturelle : le « bas », ce serait aussi la culture populaire ou de masse, faisant notamment, parfois, interférer esthétique et consommation. Or, si, en cohérence avec votre analyse de ce qu’est le quotidien, vous n’abordez pas cette dimension dans votre livre de 2005, les ouvrages moins explicitement philosophiques que vous publiez dans les années qui le précèdent immédiatement (notamment Zéropolis et Lieu commun), sont, eux, directement en prise avec elle, et ce, dans un contexte précisément nord-américain.
Bruce Bégout : Il y a eu à la fois dans cette modernité le geste critique de la quotidienneté, et le geste inverse de revalorisation du quotidien, de l’ordinaire, du bas, du commun, que l’ont voit d’ailleurs dès L’Esthétique de Hegel : dans la peinture flamande, il y a déjà une appréhension laudative du bas, que l’on retrouvera chez les romantiques, chez Hugo, puis chez certains philosophes comme Nietzsche, Emerson, Thoreau, etc. Et cela est très intéressant, parce qu’au fond, ce qui est contesté ici, c’est l’idéalisation et l’héroïsation idéaliste de la vie humaine, au profit de la valorisation des actes les plus communs. C’est une tendance qui a aussi imprégné la culture littéraire et artistique. On voit d’ailleurs dans le surréalisme la tension des deux : à la fois l’exaltation du merveilleux et l’exaltation de la quotidienneté. Chez Leiris, chez Soupault, chez Breton lui-même, on pourrait à la fois voir une sorte de glose anti-quotidienne, où le quotidien, c’est le bourgeois, le conformiste, etc., et en même temps, la recherche d’un vrai quotidien : d’un quotidien authentique, des vieux objets, des objets désuets, des lieux ordinaires mais un peu oubliés. Il est vrai que je ne voulais pas non plus me contenter de produire une anthropologie philosophique du quotidien : je voulais aussi me « coltiner » avec une quotidienneté. Et dès les années quatre-vingt-dix, je n’ai pas voulu parler de ma quotidienneté directement, mais d’une quotidienneté que je connaissais aussi, pour avoir vécu aux Etats-Unis et fréquenté ce pays de longues années. J’ai ainsi souhaité analyser une quotidienneté urbaine, qui était celle des villes américaines, des lieux américains (le motel, par exemple), et décrire, effectivement, en recontextualisant ces formes de vie ordinaires. Mais en tenant compte de ce que j’ai développé dans La découverte du quotidien : si on regarde les textes sur Los Angeles, les textes sur le motel, c’est la même problématique qui est présente. À savoir, celle du choc de la contingence. Du choc de l’indétermination. Et comment nous inventons des processus, ou nous nous inscrivons dans des processus qui visent à canaliser cette inquiétude de l’être-au-monde. Et bien évidemment, il y a des lieux, il y a des villes qui nous exposent plus à cette inquiétude. Ce qui m’intéressait dans le motel est qu’il est précisément à la fois une forme ordinaire de l’habitation temporaire américaine, et en même temps un lieu qui est au bord, sis en équilibre entre quiétude et inquiétude. Et qui laisse advenir cette inquiétude (le danger, l’indétermination), plus que d’autres lieux. Comme s’il s’agissait d’une culture qui était vraiment sur la ligne de crète entre le familier et l’étranger, entre le connu et l’inconnu, entre le rassurant et l’inquiétant : là, on pouvait expérimenter in concreto cette exposition à l’indétermination. Comme à Los Angeles : il y a de nombreux chapitres dans Los Angeles, capitale du XXe siècle (2019) qui traitent de cette question. L’immensité de la ville fait que toute rencontre devient une rencontre potentiellement dangereuse. Déjà, parce que les gens se déplacent en voiture et qu’il y a donc une sorte de filtre rassurant dans le rapport au dehors, mais aussi parce que dès que l’on rencontre quelqu’un dans l’espace public, se produit une sorte de choc qui est à la fois excitant et angoissant, et qui participe de la dynamique urbaine et quotidienne de ces villes ou de ces espaces-là. Donc ce choix de l’essai, voire de la fiction (notamment dans L’éblouissement des bords de routes, 2004), permettait de travailler la même question de la domestication ou de l’impossibilité de domestiquer, à travers des espaces vécus ou imaginés, dans des espaces concrets. Et la ville américaine, comme le mode de vie américain, mettaient à nu ce que j’exposais dans La découverte du quotidien, à savoir cette tension entre le familier et l’apeiron, c’est-à-dire l’illimité. Alors que la culture européenne, sans doute par l’ancestralité, par d’autres qualités, est une culture qui tend à masquer cette « exposition à… ». Tandis que dans la culture américaine de la frontière, il y avait quelque chose qui était de l’ordre de la nudité, de la brutalité, du courage aussi, celui de s’exposer à cette indétermination que l’on avait un peu oublié dans la culture européenne ou qui était réservée aux avant-gardes politiques ou artistiques. Ces dernières seraient d’ailleurs pensables selon la figure d’Empédocle. L’avant-garde européenne, c’est la fille d’Empédocle, au sens où, par goût du défi, elle va s’exposer à l’apeiron, à l’illimité, quitte à y laisser des plumes : le Tasse, Caravage, Hölderlin, Kleist, Rimbaud, Artaud, etc. Autant de voyants qui ne veulent pas se contenter de la sécurité offerte par la quotidianisation anthropologique, mais qui souhaitent revenir à la scène primitive de l’exposition au dehors. Or la culture mainstream américaine, c’est un peu déjà cela sous sa forme sauvage et vulgaire : on vit cet apeiron, on l’éprouve déjà par la présence de l’espace illimité, par l’indétermination du temps, par la fragilité de cette culture, qui n’est pas encore tout à fait établie, ni stabilisée : par le mode de vie urbain lui-même, où il y a à chaque fois présents ce goût pour la quotidienneté, mais aussi ce goût pour l’exposition à quelque chose qui déborde, qui excède, etc. Et donc le choix de la ville américaine – si j’essaie rétrospectivement de le comprendre dans mon parcours philosophique –, s’explique sans doute pour ces raisons-là. Je crois d’ailleurs que j’ai très peu écrit sur l’espace urbain européen, car ce que je voyais dans la ville américaine, c’est cette zone de tension, qui apparaît à n’importe quel carrefour de ville, et qui met à nu l’antagonisme du quotidien et de l’apeiron.
Conceφtos : Pour ramener cette dimension culturelle à un contexte qui est celui de la revue (les mondes hispaniques et lusophones), on sait que, dans La rebelión de las masas, José Ortega y Gasset, pourtant lui aussi convaincu de la primauté du contexte (« la circunstancia »), va stigmatiser un certain nombre de traits des « masses » assez concordants avec ce « bas » promu par la profession de foi d’Emerson. On en retiendra un, pour faire le lien avec votre description de la quotidianisation : pour Ortega, l’homme des masses est un naturmensch, c’est-à-dire, effectivement un être pré-historique, qui croit, comme l’enfant gâté, à la naturalité de tout ce que la civilisation (du point vue technologique comme culturel) lui offre, en méconnaissant donc tout à la fois l’artifice, la sophistication, le génie mais aussi la contingence (en l’espèce, « le miracle ») de ce produit, et des prédécesseurs remarquables à qui il est dû. Or, toute axiologie mise à part, la naturalisation est une des dimensions sur laquelle vous insistez, au sens d’une dissimulation du processus de transmutation de ce qui est non-familier en familier : la viabilité de cette transmutation passe selon vous par son invisibilité. Seul le produit (la familiarité ou la quotidienneté) doit être visible, et apparaître comme « naturel » (premier, sans alternative, etc.) : et surtout pas comme le fruit d’un travail d’élaboration.
Bruce Bégout : Vous avez raison de faire ce parallèle avec la question de la naturalisation, parce que ce que j’ai essayé de montrer dans ma phénoménologie du monde de la vie, c’est que si la quotidianisation est un travail continuel et clandestin de domestication de l’indéterminé, de l’adversité inquiétante, de l’angoisse d’être-au-monde ou plutôt d’être-au-chaos, ce travail lui-même est angoissant (puisqu’il peut échouer…). Donc ce travail doit s’effectuer comme n’étant pas un travail : il doit être dissimulé pour être effectif. Car il est bien évident que si vous vous levez chaque matin en vous disant que vous allez devoir domestiquer, familiariser, contrôler l’indétermination, cela va devenir une charge psychique très grande, qui va engendrer une angoisse de la réussite ou de l’échec possible. C’est qu’il y a pour l’homme deux angoisses qui l’accompagnent sans cesse, celle de la situation originelle d’ouverture à l’indéterminé et celle dérivée de ne pas réussir à la domestiquer dans le processus de quotidianisation lui-même. Donc l’un des grands effets de la quotidianisation, c’est que la quotidianisation doit s’effacer, qu’elle doit se parer d’un voile d’ignorance ; et c’est ce qui se produit habituellement : le processus n’apparaît pas comme processus mais comme un résultat banal, évident, sans intérêt, à savoir comme le familier, l’ordinaire, le commun, le connu, etc. Or, bien évidemment, cette naturalisation peut avoir un deuxième effet tout aussi néfaste : sa propre invisibilisation. Car ce deuxième effet c’est ce qui relève de la banalisation. En effet, la banalisation, c’est lorsqu’on ne voit pas le processus comme tel, mais que l’on voit ce qu’on croit être son résultat, à savoir l’uniformisation, la monotonisation : de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous faisons, de notre environnement. Et donc, on en revient ici au constat effectivement un peu ortéguien, de la banalité triomphante de la société de masse, de la modernité produisant de l’uniforme, du standard, et rendant au fond impossible l’émergence de ce que Nietzsche appelait « l’exceptionnel », les personnalités exceptionnelles, les moments de vie exceptionnels. Il y a donc bien une naturalisation, une attitude naturelle qui est au fond une sorte de croyance et d’oubli : d’où la nécessité de la démarche transcendantale, pour montrer que tout cela est un processus, que rien n’est donné, que tout est construit. Et que tout est construit par des modes d’appréhension humains, et que la quotidienneté est elle-même un processus infini et inachevé. La naturalisation est au fond inévitable : la naturalisation, c’est le fait que le processus lui-même doit se naturaliser pour se poursuivre, car il impliquerait sinon une tension trop grande, qui serait contreproductive. Cette naturalisation, tout ethnologue la perçoit dès qu’il interroge une société donnée, il voit d’emblée que les gens utilisent des catégories, des normes qui leur semblent absolument évidentes : ils ne voient pas du tout le caractère construit et contextuel de ces normes, qui pour eux valent comme si elles étaient naturelles. C’est-à-dire, données de tout temps, de tout lieu, et comme d’une évidence qu’on ne doit pas remettre en question. La quotidienneté est bien évidemment une production d’évidence, mais c’est une évidence toujours fragile. D’autant plus fragile que, comme je l’ai dit, la modernité a transformé ces quotidiennetés censées valoir comme évidences allant de soi de manière radicale en moins de deux siècles. Et encore de nos jours, avec la troisième révolution industrielle, celle de la numérisation, de la virtualisation de tous les actes par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, de la mainmise sur nos vies de NTIC. Ce processus d’accélération et de transformation du réel est tel que, selon toute vraisemblance, notre réflexe de la naturalisation est encore plus grand : face à la tension beaucoup plus grande induite par ces divers processus de quotidianisation (comment incorporer le flux intarissable des informations, des images, des notifications sur nos appareils connectés ?), en raison de la transformation technologique très rapide qu’ils provoquent, sans doute le réflexe bien compréhensible d’un retour à l’évidence est-il encore plus fort. C’est une réaction quasi naturelle d’adaptation face à un environnement extrêmement changeant. Mais on ne peut ignorer que ce choc de la troisième révolution industrielle, choc cognitif, mémoriel, corporel et social, a de nos jours des effets politiques très grands, et très nuisibles.
Conceφtos : Toujours dans un esprit de conciliation entre la spécificité de votre travail et l’ancrage propre à la revue, quand vous évoquez cet apeiron, il y a une très grande convergence de caractérisation ontologique entre les termes de votre présentation et ceux de la philosophe espagnole María Zambrano, disciple un peu dissidente d’Ortega y Gasset. Elle part comme vous d’une forme d’homologie entre cet espace d’indétermination et de contingence pures qu’est l’apeiron (elle recourt elle aussi massivement au vocable emprunté à Anaximandre) et ce qu’elle croit être la spécificité ontologique de l’homme comme « ser que padece su propia transcendencia ». L’apeiron et l’homme (jamais identique à soi, toujours « en avant » de lui-même) sont tous deux, dira-t-on pour simplifier, marqués par une forme d’instabilité. Il semble en effet que dans votre travail on retrouve non seulement cette homologie ou cet isomorphisme entre l’environnement originel que constituerait l’apeiron, et la transcendance à soi du sujet qu’ont popularisé les existentialistes, mais qu’il y aurait même un rapport de dépendance mutuelle, ou de spécularité entre les deux, l’environnement et l’homme se (s’in)déterminant l’un l’autre. Or à partir de cette convergence ontologique, de ce diagnostic, vous semblez légèrement diverger quant à la nature du remède. Zambrano partage avec vous l’idée d’une nécessité vitale de la mise en ordre de cet indéterminé, la nécessité de s’immuniser contre lui, mais elle fait de la rationalité même (du logos) le cordon sanitaire qui va nous permettre d’apprivoiser et de viabiliser notre environnement en résorbant cette indétermination sauvage, cette contingence, ce chaos. Et la rationalité le fera sans reste, de façon hégémonique, le prix à payer de cet aménagement étant selon elle que l’intégralité du « vivant » sera mis sous l’étreignoir. Alors que chez vous, peut-être parce que vous distinguez plusieurs types de logos d’ailleurs, c’est la quotidianisation qui va être l’agent de cette viabilisation.
Bruce Bégout : Je crois effectivement que la rationalité, ou la science, a été une des réponses occidentales à cette nécessité paléo-historique de la domestication, mais qu’il y en a d’autres : de nombreuses sociétés ont domestiqué, ont produit une quotidienneté relativement stable, dans la régulation du temps, de l’espace, des rencontres avec les autres hommes ou les animaux, sans passer par la science occidentale ou par la rationalité mathématico-physique. L’apprivoisement de l’indétermination peut se faire par d’autres biais. Même par la religion, même par la mythologie : au fond, la théogonie nous explique l’organisation du chaos, de l’apeiron, à partir de lignées de dieux, sans qu’il soit question de logos, en tout cas au sens scientifique. Après, bien évidemment, pour moi, il y a déjà là un logos : il y a un rassemblement, une recollection, une organisation (à cet égard la logique du quotidien, de notre quotidien, est souvent plus proche de la logique mythologique que celle de la science copernicienne, comme Vico l’avait bien vu dans la Scienza Nova). Si logos, c’est legein et donc « lier », il y a une manière de lier, de relier, d’assembler, d’arranger, mais il y a différentes formes de logoï : le logos scientifique, rationnel, en est un : ce n’en est certes pas un parmi d’autres, car c’est quand même celui qui est devenu hégémonique. L’idée est toujours, au fond de produire un équilibre stable et viable pour la survie de la communauté. Tout en maîtrisant l’apeiron, mais aussi tout en le regrettant, en vivant encore dans l’illusion de pouvoir faire son épreuve sans les étais de la quotidienneté. Ce que j’ai en effet essayé de montrer aussi, c’est que la domestication de l’apeiron s’accompagne toujours d’une nostalgie paradoxale de l’apeiron. Car bien évidemment, cette exposition à l’indétermination est une exposition qui est inquiétante, mais qui est aussi, comme je le disais plus haut, exaltante. L’homme refuse le flux dionysiaque et en même temps rêve de le vivre comme tel, de se laisser traverser par lui lors de phases de transe. Et il me semble que, notamment en Occident, si la quotidienneté s’est d’une certaine manière autonomisée, les sphères religieuses et artistiques ont tout de même maintenu ce dialogue risqué avec l’apeiron, avec l’horreur sacrée, avec le geste hölderlinien de s’exposer à l’incommensurable, au sublime, etc. Et même dans ces sociétés profondément quotidianisées et disciplinées (songeons à l’organisation d’une simple journée d’un occidental de nos jours, à toutes les normes et les règles qu’il suit en quelques heures, etc.), l’apeiron n’a pas tout à fait été résorbé, puisque demeure une sorte de quotidianisation de l’apeiron dans des structures chargées de dire et de faire éprouver, de temps en temps, cet apeiron : dans des rites, dans des cérémonies, dans des pratiques quotidiennes de pause extatique, de transe passagère, etc. On pourrait même voir dans certaines pratiques contemporaines totalement laïques et profanes de notre monde occidental comme des expositions volontaires à l’apeiron : les conduites à risque sexuelles, celles liées aux drogues, la recherche de l’extase dans le concert de rock ou ailleurs, etc. Il y a une sorte de persistance de l’apeiron, la domestication n’est jamais totale, ni dans un sens ni dans l’autre. Donc cet apeiron, cette indétermination, relance perpétuellement le processus de quotidianisation. Mais ce qui a peut-être été la caractéristique de l’Occident, c’est la division du travail qu’elle a opérée à ce sujet. Alors que les sociétés traditionnelles mêlent quotidienneté, religiosité et, au fond, pratiques artistiques ou autres, tout y étant plus ou moins indissociable, nous, nous avons séparé les sphères de vie entre la sphère quotidienne, qui est certes colonisée par les autres sphères, mais qui peut avoir une relative autonomie notamment dans son caractère répétitif et peu spectaculaire, et les autres sphères politiques, artistiques, religieuses, scientifiques ou autres, qui s’autonomisent et qui veulent soit transformer la quotidienneté dans leur sens, soit exposer la quotidienneté à cette indétermination : c’est particulièrement vrai de la sphère religieuse et de la sphère artistique dans leur fantasme d’une exposition salutaire des hommes à l’indéterminé.
Conceφtos : En prolongeant l’idée d’une présence ou d’une trace non résorbée de cette indétermination originelle dans notre quotidien ou de ce qui fait, comme vous venez de le dire, pression sur lui, j’avais également été frappé par le fait que vous faisiez vous aussi – comme María Zambrano, particulièrement concernée par cette problématique – de l’exil une forme de révélateur ou d’heuristique de notre condition originelle : une façon de prendre conscience, grâce à la distance, que, non seulement, de « chez-soi », à proprement parler, nous n’en avons pas, mais également que des processus (ceux que vous avez décrits) sont à l’œuvre en temps normal pour nous persuader du contraire.
Bruce Bégout : Le chez-soi est en effet toujours pour moi second et relatif. Le chez-soi n’est jamais originaire, il n’y a pas de pays natal : ce qui est natal, c’est l’exil ontologique de l’être humain sans rapport inné au monde et aux autres. Le pays est toujours une construction sociale, légitime, utile, socialisante sans doute, mais ne pouvant pas revendiquer la natalité : ce qui est natalité, c’est l’exposition à l’apeiron. C’est le trauma de l’exposition, et donc, d’une certaine manière, ne pas être chez soi (Un zu-Hause, dit Heidegger) est la dimension fondamentale de l’existence. Dans ces conditions l’existence, entendue comme sortie-hors-de-soi originelle, peut être vue aussi comme une volonté de retrouver ce chez-soi perdu. D’où le choix d’Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison : s’ils ont choisi Ulysse comme figure principale, c’est parce qu’Ulysse, c’est le retour chez soi, mais un chez-soi qui n’a jamais été vécu comme premier, un voyage de retour vers une Ithaque imaginaire. La figure de l’exil est assurément une figure importante, et c’est la raison pour laquelle j’avais traduit les deux essais d’Alfred Schütz, L’Étranger et L’Homme qui revient au pays (2003) en complément des travaux que nous avons évoqués. Non seulement la position de l’exil est sans doute une position d’observation privilégiée sur la quotidienneté : ne participant pas de manière naturelle au processus de quotidianisation de la société dans laquelle je suis, je vois ce processus comme tel, sa fragilité et son caractère construit ; donc, épistémologiquement, la figure de l’exilé est très intéressante. Mais ontologiquement aussi, puisqu’elle nous révèle ce qu’est l’être au monde fondamentalement, un être qui ne possède pas un ancrage naturel dans son milieu, un être non fixé qui, en raison de ses multiples défauts constitutifs, notamment biologiques (déficience pulsionnelle, néoténie, etc.) doit construire son environnement, le modeler par les gestes, les outils, le langage, l’organisation du temps et de l’espace, etc., bref ce que l’anthropologie philosophique allemande (Scheler, Plessner, Anders, Gehlen) nous a appris il y a déjà un siècle.
Conceφtos : Votre approche de l’unheimlich, cette inquiétante étrangeté, qui est souvent par-delà l’origine freudienne voire schellingienne du concept, le postulat initial de la philosophie de l’ordinaire telle que Stanley Cavell a pu l’énoncer (l’ordinaire ne va pas de soi, il est toujours traversé par du dysfonctionnel), semble très cohérente avec l’ensemble de votre proposition : le fait que tout un travail soit constamment à l’œuvre pour masquer ce qui pourrait nous inquiéter ou nous angoisser semble en effet de nature à expliquer le surgissement de l’inquiétant comme résurgence ou débord ponctuel de ce que ce travail s’emploie à dissimuler.
Bruce Bégout : L’unheimlich peut être la résurgence de ce qui n’a pas été totalement domestiqué, mais il peut être aussi l’angoisse liée à la domestication elle-même. La répétition quotidienne, censé produire du commun et du certain, apparaît au fond comme unheimlich lorsqu’on a perdu de vue sa finalité : il peut y avoir une inquiétude de la quotidienneté, non pas en tant qu’elle échoue à produire de la familiarité, mais en tant qu’elle produit une familiarité dont on a perdu le sens. Au fond, la répétition, en tant qu’elle est répétition et non pas en tant qu’elle masque l’apeiron, en tant qu’elle produit quelque chose de stable et certain, peut produire de l’unheimlich : c’est-à-dire produire un scepticisme paradoxal quant à la validité de cette familiarité. C’est une familiarité, assurément, mais on ne sait même plus pourquoi, une familiarité sans but ni raison. Au fond, ce qui est inquiétant dans le cadre de l’heimlich, du familier, du chez-soi, cela peut être sans doute l’irruption saugrenu du non-familier, ce que l’on voit typiquement dans la littérature fantastique, dans le cinéma fantastique par exemple lynchien. Mais chez David Lynch il y a aussi l’unheimlich de la répétition de la quotidienneté : là où il n’y a même pas irruption de l’étrange, où le familier en tant que familier, par sa répétition, devient lui-même étrange. Pourquoi devient-il étrange ? Parce qu’on ne comprend même plus qu’il est là pour empêcher l’irruption de l’inquiétant. On a perdu le sens de sa fonction, son rôle anthropologique. Donc il y aurait ici une sorte d’unheimlichkeit, d’inquiétante étrangeté, d’un quotidien qui aurait trop bien réussi, qui serait celui de la banalité. Cette banalité peut se manifester sous un double registre : soit celui d’un effet de déception, d’ennui, de rejet (le banal c’est le routinier vidé de tout intérêt) ; soit celui d’un effet d’inquiétude et d’une répétition qui n’a plus de raison (le banal bascule dans l’angoissant, et la vie trop banale suscite alors une sorte de pathologie de l’hypernormalité). Autrement dit, parce on ne comprend plus ce contre quoi la vie quotidienne nous prémunit, on ne la comprend plus elle-même.
Conceφtos : Oui, on sent une attirance chez vous pour ce type d’univers, à la David Lynch, justement. Ou, pour faire bonne mesure et revenir à l’aire culturelle de la revue, à la Roberto Bolaño, dont je sais que vous êtes un grand lecteur.
Bruce Bégout : Ce qui m’intéresse plus particulièrement chez quelqu’un comme Lynch n’est pas tant l’irruption de l’étrange, que je trouve souvent grotesque et sans intérêt : ce que je trouve de plus fabuleux dans son travail, c’est le moment de flottement avant l’irruption de l’étrange. Parfois, l’irruption de l’étrange est convaincante, dans Blue velvet, peut-être dans la série Twin Peaks, parfois je la trouve grand-guignolesque, excessive et ridicule, dans Lost Highway et d’autres films. Ce qui m’intéresse au contraire chez Lynch, c’est le Lynch comme observateur de la vie quotidienne banale. Et cette banalité en tant que banalité produit déjà de l’unheimlich : il n’y a pas besoin de l’irruption de la personnalité borderline, du monstre, etc. La petite ville en apparence tranquille de Twin Peaks, le vieux sur son tracteur qui traverse les États-Unis dans The straight story, voilà le simple, le commun, l’ordinaire en tant qu’ordinaire qui me semblent plus fascinants en eux-mêmes que ces irruptions violentes et soudaines d’une étrangeté un peu convenue, que ce soit dans Mulholland Drive, ou, encore une fois dans Lost Highway. Je suis donc à la fois lynchien et anti-lynchien, car souvent les gens aiment chez Lynch ce que, précisément, je déteste. Moi, j’aime le Lynch observateur subtil de la vie ordinaire, à l’image de ce qu’a fait Chantal Akerman, dans son film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. C’est cette dimension de sociologue du commun et de sa fragilité qui m’intéresse plus que le barnum délirant.
Et c’est la raison pour laquelle je me suis intéressé à quelqu’un comme Roberto Bolaño. Il n’y pas chez lui cet aspect démoniaque délirant : la rupture avec l’ordinaire est toujours une rupture qui n’est pas vraiment une rupture, qui est de l’ordre du vraisemblable, du crédible. Alors qu’il y a dans son œuvre du magique, du merveilleux, de l’inquiétant, et même partout, dans Étoile distante (Estrella distante) notamment. Mais ce que je trouve vraiment intéressant chez lui, c’est un dosage subtil faisant qu’on n’est jamais dans le grand-guignolesque. Alors que très souvent, chez certains comme par exemple Lovecraft – même si dans ce cas précis cela est totalement assumé et constitue bien entendu un plaisir en soi –, ou davantage encore chez les contemporains, il y a une tendance à surligner ce basculement. Chez Bolaño, ça bascule sans basculer. Un texte comme LeTroisième Reich (El Tercer Reich) est à ce titre fascinant : on se demande à chaque instant quand cela va basculer, et cela ne bascule pas. Tout suggère des abîmes qui ne seront jamais vraiment vécus. Bolaño a l’art de l’équilibre instable : instable mais crédible.
Conceφtos : Avant d’en venir, toujours par le biais de l’Unheimlich¸ à notre dernier point, portant sur le langage, est-ce qu’on peut dire, dans le sillage des paragraphes d’Être et temps consacrés par Heidegger à l’ustensilité, à tous ces réseaux de renvois dont la concaténation accapare, mobilise, pourrait-on dire, notre attention, que l’inquiétante étrangeté peut naître de la rupture de cette fonctionnalité et de tout le circuit qui l’intègre ? L’objet cassé, de ce fait dé-fonctionnalisé, apparaît ainsi dans toute sa matérialité pesante, dont la fonctionnalité nous conduisait à faire abstraction. Il est là : et on peut être saisi ou étonné de cette présence, de voir que le pourquoi de cette dernière n’est pas épuisé par le « pour quoi », par la fonction. C’est d’ailleurs souvent ce type supplémentation inattendue, voire indésirée, fatalement productrice d’unheimlich qui instruit la fascination pour le motif du double chez quelqu’un comme Borges.
Bruce Bégout : Cela me semble tout à fait juste : la panne, pour le fonctionnement de l’objet, peut être un outil phénoménologique formidable pour comprendre la quotidienneté. Il y a des pannes de la quotidianisation, de l’apprivoisement, et même dans le langage, dans les gestes, dans l’usage des lieux et des objets. Et là, effectivement, cela nous dit beaucoup de choses, à la fois dans notre capacité de voir ce qui ne fonctionne pas, de voir des choses qui sont au-delà de la fonctionnalité : il y a de l’a-fonctionnel, ou du non fonctionnel, de ce qui se délite et n’entre pas dans le principe de prestation efficace. J’écris en ce moment un livre sur les ruines contemporaines, et le rapport de l’homme à la ruine est fascinant précisément pour cela : la ruine, c’est typiquement le moment où l’objet est dépouillé de sa fonctionnalité, et apparaît peut-être pour la première fois de manière tragique dans sa dégradation. C’est donc à la fois où il apparaît et où il disparaît. La ruine de la quotidienneté renverrait à tous ces moments où cela ne fonctionne pas. Il peut y avoir, bien sûr, la recherche volontaire du non-fonctionnel, ce qu’on avait appelé plus haut les avant-gardes religieuses et artistiques, qui vont chercher autre chose, le déglingué, le désuet, l’inconsommable. Mais il peut effectivement y avoir aussi des moments, des accidents, des scrupules au sens littéral, des petits cailloux dans la chaussure faisant qu’on n’arrive plus à faire fonctionner cette quotidienneté, et ces moments-là sont à la fois inquiétants, mais aussi intéressants à analyser. Parce qu’effectivement la panne a une puissance de phénoménalisation formidable : elle dévoile ce qui semblait évident. Et quelqu’un comme Peter Sloterdijk montre bien, dans sa trilogie Sphères, qu’au fond seul l’accident est révélateur. Seul l’accident nous montre ce qui est comme il est. Sloterdijk parle en l’occurrence ici des accidents écologiques, climatiques, etc. Avant ces modifications problématiques, nous ne prenions pas conscience, par exemple, de l’atmosphère, de son rôle essentiel : nous ne prenons conscience de l’atmosphère que par la pollution, que par le changement perturbateur des rejets de CO2. Pour la quotidienneté et la quotidianisation, c’est un peu la même chose : nous ne prenons conscience de la quotidianisation que quand elle commence à tousser, à dérailler, que lorsque ce que nous avons mis en place tend à se déquotidianiser, par des accidents, des errements, des échecs. C’est ce que l’on perçoit très clairement dans la clinique psychiatrique, laquelle repère ces glissements parfois peu spectaculaires des patients hors de la quotidienneté normale et l’incapacité qui est alors la leur de poursuivre l’œuvre de familiarisation, attendu qu’ils regardent interdits cette dernière comme une tâche qui excède leurs forces. Et donc, effectivement, l’accident à une valeur heuristique pour la recherche, et pour l’observateur, pour l’analyste. Il rend explicite l’implicite. Il nous montre aussi ce qui me semble être une des caractéristiques fondamentales du quotidien et de la quotidianisation, et c’est un terme que nous n’avons pas encore évoqué, à savoir, la vulnérabilité. La fragilité de tout cela. C’est d’ailleurs une des choses que mes livres sur la vie et la ville américaines essaient de montrer : tout ce qui nous entoure et que nous regardons comme des structures immunitaires de défense (nos villes, nos rythmes, notre langage, notre tradition, etc.), tout cela est une construction extrêmement fragile et ambiguë. Tout cela est au fond un château de cartes, en dépit des habitus, en dépit des cultures, en dépit de la puissance immémoriale de la répétition : tout cela peut s’effondrer à chaque instant. Le processus de quotidianisation est donc perpétuellement à recommencer. Même le langage, au fond, peut déraper : le lapsus, l’aphasie, l’impossibilité de communiquer, etc., sont des accidents possibles de la communication ordinaire. Ce qui m’intéressait donc aussi de mettre au jour était cette extrême vulnérabilité de tous ces processus-là, qui peuvent être mis à mal par un accident, aussi mineur soit-il. Et là encore, ce qui me semblait intéressant dans la culture nord-américaine, c’est qu’elle expose, de manière courageuse ou naïve, peu importe, à cette vulnérabilité. Ce qui nous effraie parfois, nous qui, pour différentes raisons, sommes plus habitués à des processus d’assurance, culturels, langagiers, comportementaux. Il y a quelque chose dans cette culture-là qui nous fait peur : c’est cette exposition à l’extrême fragilité, qui peut d’ailleurs produire le meilleur comme le pire. Le meilleur, au sens du courage, de l’audace, de l’entrain ; le pire, au sens de l’absence d’empathie pour les fragiles, pour les plus vulnérables. Je crois que dans tout ce processus de construction, ce qui doit nous interroger à travers les accidents, c’est cette extrême vulnérabilité : de notre situation ontologico-historique, de tous les processus culturels que nous avons construits peu à peu, et surtout de nos attentes.
Conceφtos : La dernière question portera donc sur le langage. Il y dans la tradition de l’hispanisme une approche qu’on pourrait qualifier de littéraliste, notamment perpétuée par des linguistes : elle consiste à appréhender le langage à rebours de l’ « efficacité communicative », revenant par exemple à toutes les implications du sens littéral quand l’expression, pour atteindre son degré maximum d’efficacité (sa pertinence, ou en anglais sa « relevance », terme clé de la linguistique énonciative et donc de l’approche pragmatique) devrait en premier lieu être entendue au sens figuré. Je prends un exemple tiré d’un de vos textes : dans le chapitre de Lieu commun consacré à « La mobilisation générale », vous évoquez un type de sujet caractéristique de notre contemporanéité et du tropisme de la mobilité qui pourrait la définir, et dites à propos de ce dernier que son intention se résume à « aller voir sans cesse ailleurs s’il y est » (Bégout 2003 : 83). La recherche de l’efficacité communicative nous inciterait à n’activer que le syntagme, lexicalisé (figé dans sa syntagmatique, et dans un réseau de renvois usuels) « voir ailleurs si j’y suis ». Mais on voit bien ici que vous instruisez une modalité, une façon d’être, précisément, qui peut demander qu’on régresse en deçà du sens figuré, et qu’on remotive toutes les implications littérales du syntagme. Et pour faire le lien avec l’unheimlich, il y a bien, me semble-t-il, dans le résultat de ce type de pratiques un effet de saisie (on est saisi), et il est, sinon indissociable, du moins parfaitement articulable avec ce que vous présentiez plus haut comme une dimension heuristique. Si le langage ordinaire, c’est l’empire du contexte d’énonciation, et le calcul de l’efficacité communicative, alors le retour à la littéralité, neutralisant cette primauté du fonctionnel, peut-il être entendu comme l’inquiétante étrangeté au sein du langage ?
Bruce Bégout : Je n’entrerai pas ici dans des débats exclusivement liés au champ linguistique. Si je reviens au projet théorique que j’avais conçu, notamment dans l’approche de la ville américaine, il est certain que, par rapport aux approches que je qualifierais de sémiologiques des années soixante-dix, qu’il s’agisse aussi bien d’une sémiologie académique (Greimas, Barthes, Eco, etc.) que du regard plus libre que quelqu’un comme Baudrillard a porté sur la vie et la ville américaines, qui me semble tout aussi lié à une appréhension des symboles, des signes et des simulacres, mon approche a été beaucoup plus littéraliste. Face à cette culture qui produit beaucoup de signes, plutôt que de rentrer dans le jeu du signe, et de dire comme Baudrillard que ce jeu est infini, voire in fine que ce jeu est vide, stérile et illusoire, j’ai choisi de m’intéresser à la matérialité des signes, à leur phénoménalité. Plutôt une approche phénoménologique que sémiologique, donc, y compris pour le langage : il s’est agi ainsi pour moi de prendre le langage comme un objet comme les autres avant de le prendre comme une machine à signifier. Par exemple, dans le cas des motels, les éléments signifiants qui suivent : les enseignes, les indications, les slogans des chaînes franchisées, etc. Il s’agit, avec tous ces signes de communication produits par la ville, de ne pas forcément entrer dans ce jeu sémiologique et herméneutique, mais de lui préférer une approche littéraliste, qui ne décontextualise pas totalement ce qui apparaît, mais qui essaie toujours de montrer qu’avant le signe, il y a quelque chose d’autre : l’image, la chose, le travail humain. Nous nous rapprochons ici de ce que Ricoeur appelait la « violence ontologique » : se tient avant le langage l’être alinguistique lui-même, le réel sans mots qui nous fait violence, qui veut d’une certaine façon que nous le disions, et notre langage avec sa grammaire et ses finalités s’avère être une réponse possible à cette violence qui nous somme de lui répondre. D’une certaine manière, ma méthode a toujours été de revenir à un stade situé en-deçà du langage, à cet appel de la vie prélogique et antéprédicative du monde de la vie, ce que Husserl nommait « l’expérience muette ». Y compris dans le langage lui-même, en prenant le langage comme un choc matériel avant de le saisir comme un système signifiant, et par conséquent en allant voir en-deçà du langage, pour observer, par exemple, la matérialité du motel dans sa construction, son emplacement géographique, etc. Et donc en ne le voyant pas systématiquement comme un signe dans un jeu de renvois symboliques. Même si j’y fais allusion bien entendu : il s’agit là aussi dans le cas du motel, de sa forme comme de son histoire, d’une matérialité pétrie de symboles, notamment littéraires et cinématographiques, et donc j’utilise également dans ce travail d’élucidation des phénomènes urbains ces références obligées à Nabokov, à Shepard, à Lynch, à Hitchcock, etc., à tout le maillage symbolique. Mais mon premier geste est un geste, je dirais effectivement, littéraliste : revenir à la matière, à la chose même, qui se donne à voir et à analyser. C’est-à-dire, avoir vis-à-vis du langage, avant d’entrer dans son labyrinthe herméneutique, une approche plus corporelle, plus frontale. Donc ce que vous évoquez résonne un peu avec ma propre approche. Notamment par rapport à la ville américaine, où l’idée a été, d’abord, cette confrontation physique, comme je l’indique dans mon livre consacré à Las Vegas, Zéropolis : j’y vais, je me rends dans le sud du Nevada, je me prends toutes ces expériences dans la figure (les divertissements non-stops, l’architecture délirante, la ville du péché et de l’excès, etc.), je m’y expose comme à un rayonnement radioactif et ensuite, seulement, j’essaie de comprendre ces sensations, de saisir ce qu’elles me font, ce qu’elles font à mon corps, à ma mémoire, à mon imagination. Mais je ne vois pas d’abord Las Vegas comme le symbole vivant d’un système de signes épuisant, capitaliste, spectaculaire ou autres. Je fais d’abord l’expérience en chair et en os des choses, des formes, des événements, que ce soit pour le motel, Los Angeles, le langage nord-américain, la suburbia, les ruines contemporaines. C’est là en quelque sorte une approche post-baudrillardienne : nous ne sommes plus dans « le réel et les simulacres ». Il y a des phénomènes, rien que des phénomènes, tout est phénomène, même les signes et les symboles, et il s’agit de comprendre ces phénomènes, d’élucider leur manifestation et leur devenir, dans un jeu phénoménal sans fin, en s’abstenant de les reconduire à la dualité réalité/signes.