Entre pulp fiction et néo-naturalisme, quelle(s) représentation(s) des classes subalternes ? Une lecture de Charbon animal d'Ana Paula Maia
Réfléchir sur les tendances de la littérature lusophone contemporaine et plus particulièrement sur celles d’une production très récente, que nous appelons ici hypercontemporaine, est une démarche qui s’inscrit dans un contexte plus large : celui de repérer et répertorier les différentes tendances de la littérature brésilienne actuelle, soit une production délimitée temporellement par des œuvres publiées à partir des années 2000. Vaste et hétérogène, cette littérature compte sur une réception critique qui est loin d’avoir épuisé les ressources de sa portée. Certainement, l’un des obstacles auxquels la critique se heurte provient du manque d’éloignement temporel propice au murissement de l’analyse, ce qui est aggravé par l’urgence de devoir prendre en charge, dans le feu de l’action, un nombre significatif de productions littéraires. Cependant, malgré ces obstacles propres à une étape tâtonnante de la cartographie de la nouvelle génération d’écrivains, c’est bien au critique que revient la tâche pionnière de lancer des pistes de lecture sur une production à vif, se frayant un chemin sur des terrains parfois inconnus.
Littérature hypercontemporaine et tendances actuelles
En survolant les tendances thématiques les plus représentatives de la mosaïque des voix qui composent la littérature brésilienne actuelle, une place considérable est accordée au binôme identité x altérité ainsi qu’aux expériences de traversées culturelles et spatiales. Apprendre à connaître soi-même à l’aide de l’autre ou en dépit de l’autre est ce que l’on découvre à la lecture des romans à diction féminine et intimiste parmi lesquels A chave de casa (2007)1 et Dois rios (2011a)2, de Tatiana Salem-Lévy ; Rushika (2007) et Azul-corvo (2010)3, d’Adriana Lisboa ou encore Mar azul (2012)4, de Paloma Vidal, pour en citer quelques-uns. Chez ces écrivaines, la fiction semble combler le hiatus provoqué par une fracture identitaire fondée sur leur double appartenance culturelle. À cela, s’ajoute une écriture poreuse, fragmentée, reprise sous la forme de la lettre, du journal intime ou de la double version des faits, où la mémoire fictionnalisée finit par suivre le mouvement vagabond des expériences de déterritorialisation/reterritorialisation dans les espaces d’exil ou dans les lieux de la mémoire familiale immigrante.
Cette tendance à problématiser l’identité individuelle et collective, loin d’être propre à une diction féminine, touche également en plein cœur l’écriture à voix masculine. Le personnage masculin de Marcelino Freire dans le roman Nossos Ossos (2013)5, affecté par les expériences de migrations interrégionales le long du flux Nord-est x Sud-est, subvertit le sens traditionnel de l’exode rural et l’auteur invite son personnage à réaliser le chemin inverse afin d’accomplir une double mission : enterrer son amoureux dans son Nord-est natal et regagner lui aussi son espace d’origine.
Dans cette même perspective de découverte de soi à travers l’altérité, le narrateur de Michel Laub dans le roman O Diário da queda (2011)6, a besoin de la présence d’un autre pour se reconstruire. Le souvenir douloureux de son ami goy de l’adolescence déclenche chez lui l’urgence de se ressourcer et de récupérer la mémoire individuelle et collective de sa lignée paternelle, réactualisant la tragédie d’Auschwitz vécue par son grand-père.
Dans une approche également transgénérationnelle, mais moins autobiographique, Daniel Galera transite lui aussi par le genre des mémoires fictionnalisées lorsqu’il autorise le protagoniste de Barba ensopada de sangue (2012) à parcourir le même itinéraire qu’un séjour estival de l’auteur pendant sa jeunesse, dans la station balnéaire de Garopaba, et probablement en compagnie de son chien dans la vie réelle.
Ces différents exemples montrent que l’éternelle question « qui suis-je ? » occupe une place prépondérante dans la nouvelle littérature brésilienne. Qu’elles soient recherchées au niveau individuel, familial, régional, collectif ou communautaire, la variété des formes sous lesquelles se présentent ces « identités fragmentaires » et « plurielles » contribuent à redessiner de nouvelles représentations de la société brésilienne et à abolir toute forme hégémonique ou monolithique de discours sur l’identité nationale. La priorité accordée aux expériences individuelles au détriment des métarécits favorise la déconstruction du discours officiel, multiplie les formes de revisiter l’Histoire et contribue à déconstruire stéréotypes et idées figées que la tradition littéraire s’est chargée très souvent de cristalliser.
En outre, dans ce réseau polyphonique qu’est la nouvelle littérature brésilienne, nous trouvons des auteurs militants se positionnant clairement en tant que porte-paroles de leur communauté ethnique, culturelle ou de genre, faisant résonner leur voix au-delà du cycle endogène de la production, de la circulation et de la distribution dans lequel leurs œuvres étaient confinées au départ. Tel est le cas de la littérature qui s’autoproclame « afro-brésilienne », de Conceição Evaristo ou encore de celle qui s’auto-intitule « marginale », dont Ferrez est la figure exponentielle.
Sans la prétention de vouloir épuiser la multitude des facettes de cette production hypercontemporaine, cet état de lieux d’un certain nombre de tendances de la production actuelle brésilienne nous semble important pour comprendre comment la production d’Ana Paula Maia, écrivaine carioca qui est au cœur de cette étude, intègre la mosaïque des identités plurielles brésiliennes, apportant une touche supplémentaire et, en quelque sorte, bien différente du tableau que nous avons esquissé jusqu’ici. Avec cinq fictions publiées : O Habitante da falhas subterrâneas (2003), A Guerra dos bastardos (2007), Entre rinhas de cachorros e porcos abatidos (2009), Carvão animal (2011) et De gados e de homens (2013), Ana Paula Maia enrichit la littérature brésilienne d’une voix dissonante, ramenant au devant de la scène contemporaine un genre littéraire qui semblait avoir disparu : celui de la pulp fiction américaine de la première moitié du XXe siècle. Tout en se réappropriant quelques éléments du courant naturaliste de la fin du XIXe siècle.
Une pulpe hybride
Chez Maia, la conjugaison de ces deux tendances semble d’ailleurs tellement harmonieuse que l’on pourrait se demander ce qui relève de la pulp fiction et ce qui relève du naturalisme dans ses récits. Dans son blog intitulé « Killing Travis », l’écrivaine définit son univers fictionnel dans ces termes :
O universo que tenho criado é recheado de uma espécie de polpa que mistura o valor humano, a condição do homem, a imposição do trabalho, a brutalidade, as limitações, a resignação e as possibilidades várias de investigação da alma. (Paula Maia 2020)7
En effet, cette métaphore de la pulpe pour désigner la naissance d’un genre hybride, néo-pulp fiction et néo-naturaliste, n’est pas si étrange lorsqu’on remarque que dans l’univers nord-américain des magazines pulp, qui comprenait les récits de fiction bon marché et à faible valeur esthétique – généralement imprimés sur un papier extrait de la pulpe de la cellulose – se trouvaient les thématiques les plus diverses. Ces magazines ont envahi le marché américain dans la période de l’entre-deux guerres et ont disparu suite à la saturation de titres analogues dans le marché éditorial, et à la hausse du prix du papier pendant la Seconde Guerre Mondiale ainsi qu’à l’avènement de la télévision.
Parmi les tendances thématiques les plus répandues à l’époque on trouve les Hot Pulps, à l’origine des revues masculines actuelles ; les Crime Pulps, spécialisées dans les histoires d’enquêtes policières, les Spicy Pulps qui mélangeaient les histoires d’aventure avec une certaine dose de violence et d’érotisme ; les Fantasy Pulps, qui proposaient un moment de fantaisie, d’horreur et de mystère, les Shudder Pulps, héritières du théâtre gotique; les « Grand Guignol », riches en personnages sadiques, où la torture, la violence et la brutalités étaient explicites ; et enfin les Sci-Fi Pulps, destinées au public amateur de science-fiction8.
Notons que ces magazines étaient surtout une source de divertissement pour un public en quête de fortes sensations, qui cherchait à mettre à l’épreuve plutôt son plaisir sensoriel que sa connaissance au sens strictement intellectuel du terme. Ana Paula Maia revisite ce style tout en s’adaptant aux nouveaux outils du réseau web et crée le premier feuilleton pulp en ligne avec la nouvelle Entre rinhas de cachorros e porcos abatidos. De cette appropriation pulp, elle conservera quelques caractéristiques comme le goût du gothique, du grotesque, de l’insolite, de la brutalité humaine ainsi que la présence de personnages à résonnance américaine qui circulent d’une fiction à l’autre, comme Edgar Wilson, Ernesto Wesley ou Erasmo Wagner. Ces initiales E. W. confèrent une sorte de continuité linéaire propre au format feuilleton et attirent l’attention d’un lecteur pressé de retrouver ces personnages dans le prochain numéro.
Si la littérature pulp occupe une place significative dans le style d’Ana Paula Maia, il est important de mentionner qu’une adhésion totale à ce genre littéraire pourrait entraîner un aplatissement des formes et de la portée du projet littéraire de l’écrivaine, au risque de le transformer en une « pulpe » facilement digérée lors de la première lecture. Toutefois, ces ingrédients pulps qui abondent dans ses cinq romans revêtent des contours plus nobles quand ils sont mis en relation avec une éthique naturaliste qui préconise un art dérangeant, allié à une critique féroce de la société.
La conjugaison de ces deux tendances – la pulp fiction et le néo-naturalisme – contribue également à mieux saisir la spécificité de la voix narrative d’Ana Paula Maia, aux antipodes d’une diction féminine. Si l’auteur est bel et bien une femme, la voix narrative fait naître le doute, subvertissant la dichotomie du genre, selon laquelle l’écriture féminine devrait relever d’un style poreux, intimiste et errant. Sur ce sujet, l’écrivaine affirme que la littérature n’est pas pour elle un espace d’auto-thérapie où elle se permettrait de poser des questions individuelles sur sa condition féminine ou sur ses fractures identitaires (Paula Maia, 2020). L’écriture est avant tout l’espace des « possibles » où Ana Paula Maia prend un réel plaisir à se métamorphoser en un collectif masculin, composé de personnages bruts et à s’immiscer dans leur quotidien pénible. Ainsi, protégée par le pacte fictionnel du narrateur omniscient et à la troisième personne, elle révèle au lecteur les situations les plus insolites et grotesques, difficilement survenues dans sa vie réelle.
Grâce au pacte fictionnel, Ana Paula Maia revendique une altérité masculine à l’état brut, systématiquement reliée à l’altérité animale par un jeu d’humanisation et d’animalisation qui sous-tend ses récits. Ce parallélisme avec animal renvoie aux citoyens pauvres, défavorisés à qui sont confiés les occupations socioprofessionnelles les plus dévalorisantes, dégradantes et insalubres. Décrivant avec précision, cruauté et détails des activités comme l’abattage des porcs et des bœufs, le débouchage des égouts immondes des grandes villes, la perforation du béton, le ramassage des ordures, la crémation des corps, la lutte inlassable contre le feu des incendies ou encore l’excavation des profondeurs de mines de charbon, Ana Paula Maia dresse un univers fictionnel sombre, souterrain et dépourvu de la moindre perspective de salut.
Nous nous proposons à présent de nous pencher sur Carvão animal, le dernier roman de la trilogie « A Saga dos brutos », publié en 2011. Il s’agira de vérifier comment les principes naturalistes sont revisités et réactualisées au présent pour rendre compte d’une représentation des identités opprimées et marginalisées de la société brésilienne. Le genre hybride d’Ana Paula Maia serait-il légitime pour représenter les voix marginalisées de la société brésilienne ?
La spécificité du néo-naturalisme chez Ana Paula Maia
Si l’on s’attache à relever les éléments provenant du courant naturaliste dans ce dernier roman de la trilogie, le clin d’œil au roman Germinal, d’Émile Zola ne passe pas inaperçu. La reconstitution du travail dans les mines est l’un des thèmes centraux dans Carvão animal. Rappelons donc quelques principes naturalistes. En tant que courant engagé dans le processus des transformations sociales, le naturalisme cherche à expliquer le monde à travers les forces de la nature et à démontrer que l’homme est soumis et guidé par des caractéristiques provenant de son héritage biologique ou du milieu social dont il est issu. Dans des conditions défavorables, ce milieu finit par lui dicter son comportement et sa morale. Face à un monde brutal, en ruines, il revient à l’auteur naturaliste la mission d’observer avec précaution, précision et objectivité, la cruauté et la laideur des fléaux du réel engendrés par l’exploitation de l’homme par l’homme. C’est donc en jouant la partition d’un positivisme social que l’auteur pourra faire de son écriture une arme de protestation, tout en éveillant l’indignation du lecteur et l’incitant à agir à travers sa prise de conscience de la dégradation humaine.
Dans Carvão animal, structuré en dix chapitres, la voix omnisciente à la troisième personne du narrateur articule tous ces principes constituant le courant naturaliste. Comme l’observe Anélia Montechiari Pietrani :
A observação do mundo, a importância atribuída ao ambiente – ainda que não se possa defini-lo geograficamente na obra de Ana Paula –, a descrição minuciosa das cenas, a lentidão narrativa e o uso realista dos diálogos são, de fato, denotadores do tom naturalista. (Montechiari Pietrani 2011 : 18)9
Le narrateur nous fait découvrir l’histoire de deux frères, Ernesto Wesley, pompier, qui passe sa vie à lutter contre le feu, et Ronivon, employé d’un crématorium, qui, à l’inverse de son frère a besoin du feu pour incinérer les corps. Ernesto sauve des vies humaines. Ronivon tue la mort et efface les traces de l’existence humaine.
Le quotidien de ces deux personnages est présenté en parallèle jusqu’au sixième chapitre lorsque le lecteur découvre le lien familial et le drame qui les unit. On apprend que la fille d’Ernesto Wesley est décédée suite à un accident de la route provoqué par leur frère aîné Wladmilson, qui conduisait son véhicule en état d’ivresse. L’épouse d’Ernesto, ne supportant pas le choc, se suicide, et les frères décident de vivre tous les deux dans une maison modeste, en compagnie de leur chienne Jocaste. L’espace du récit est une ville fictive nommée Abalurdes, située dans une région montagneuse et hostile. Outre que la ville a connu l’hiver le plus froid des trente dernières années, elle est ravagée par la pollution provenant d’une production charbonnière intensive :
Abalurdes é uma cidade encravada na face alcantilada de um penhasco. O rio é morto e espelha a cor do sol. Não há peixes e as águas estão contaminadas. O céu, mesmo quando azul, torna-se carvoento nos fins de tarde. Uma região lamacenta e gelada nos dias de inverno. Nas áreas mais afastadas, ainda existem casas de alvenaria que são simples e desbotadas. A pavimentação é precária em algumas partes isoladas da cidade, com resquícios de um antigo asfalto. A estrada principal é mal iluminada, sem sinalização e com curvas acentuadas que margeiam longos despenhadeiros. (Maia 2011 : 70-71)10
Dans cette fiction, pour la première fois, Ana Paula Maia choisit de placer ses personnages loin des grands centres urbains et de la chaleur accablante du littoral, ce qui confère à cet œuvre, en particulier, un caractère universel. Aucun élément concernant la description de cette ville imaginaire ne permet de relier cet espace à un décor typiquement brésilien. Nous sommes devant une ville dont les seules couleurs que le lecteur peut visualiser sont, d’une part, le gris de la fumée produite par l’usine charbonnière et par l’incinération des corps dans le crématorium et, d’autre part, le jaune-rouge du feu, qui traverse tout le récit. Le feu peut tout aussi bien être activé dans les fours des crématoriums et dans l’usine charbonnière, qu’être combattu par les pompiers lors des situations les plus diverses comme les accidents de la route, les incidents domestiques à l’intérieur des immeubles, les explosions dans les mines de charbon.
À Abalurdes toutes les formes d’exploitation du charbon sont autorisées et stimulées : la minérale, la végétale et l’animale. L’œil clinique du narrateur parcourt tous les espaces visibles et invisibles de la ville, s’immisçant notamment dans ses souterrains où les hommes – perçus plutôt comme des sous-hommes ou des hommes bestiaux – sont exposés à une pollution quotidienne qui les tue subrepticement. Derrière l’œil du narrateur caméraman, le lecteur pénètre dans les entrailles de la terre et observe, à plus de 200 mètres du sol, l’extraction du charbon minéral par les mineurs ; plus loin, dans les usines charbonnières, il accompagne le travail à la chaine des ouvriers chargés de réduire en charbon la grande quantité de bois mort dont dispose la ville ; puis le lecteur suit également les étapes terrifiantes de la crémation des corps effectuée par les employés du crématorium Colline des Anges, qui jour après jour transforment l’homme en cendre animal.
La difficulté de ces occupations quotidiennes ainsi que les accidents de travail fréquents sont racontés de façon minutieuse et avec une grande richesse de détails techniques. Il est possible d’observer un travail préalable de documentation de la part de l’auteur pour rendre réaliste cet espace. Mais c’est surtout par la description de l’homme fondu dans ce paysage et corrompu par son milieu que le roman réactualise le naturalisme. L’homme est décrit comme étant chevillé à un travail brutal qui dégrade sa santé physique et morale. Cette espèce de brutalité humaine le rend identique aux ruines de l’espace environnant et l’empêche de rêver d’une issue rédemptrice :
O outro homem que entra no elevador junto com Edgar Wilson chama-se Rui. Este trabalha há vinte anos em minas de carvão. Tem o dobro da idade de Edgar Wilson e já não consegue executar outra tarefa a não ser essa. Rui pretende escavar carvão mineral enquanto viver. O fóssil negro, da cor de sua pele, já percorre o seu sangue. Sofre da doença do pulmão negro, porém a doença ainda não o impediu de trabalhar. Constantemente tosse e cospe uma secreção espessa de cor negra e gosmenta. Ele pretende terminar seus dias ali mesmo, naquela mina, pois tudo o que fez na vida foi trabalhar. Não sabe fazer mais nada, nem filhos ele soube fazzer. (Maia 2011 : 74)11
Ernesto Wesley senta afastado a alguns metros da mina na intenção de respirar um ar menos contaminado. Alisa os cabelos e acende um cigarro. Toma o café sem pressa. Ele tem vinte minutos para descansar e aprendeu que esse curto tempo de folga deve ser apreciado sem ansiedade. A fuligem faz pesar as pestanas de seus olhos. Olha comovido a pilha de carvão animal ao lado da pilha de carvão mineral. Não é possível identificar qual é mais negro. Se misturados, homens e fósseis se confundiriam. (Maia 2011 : 81)12
Une autre caractéristique naturaliste revisitée dans Carvão animal est, ainsi que le titre de l’ouvrage permet également de l’anticiper, l’animalisation des personnages. Dans la tradition naturaliste brésilienne du XIXe siècle, O cortiço, de l’écrivain Aluísio Azevedo, est l’œuvre la plus représentative de ce topos. Dans la perspective naturaliste lorsque les hommes reçoivent des attributs propres aux animaux, c’est comme s’ils retournaient à un stade originaire, à leur instinct le plus primaire. Cette régression de l’homme à l’état animal se manifeste généralement sous deux formes : la première, explicite, à travers le recours à la comparaison d’un homme avec un animal avec lequel il partage son espace ; la deuxième, implicite, à travers l’emploi de champs lexicaux et sémantiques associés à la représentation symbolique de l’animal dans l’imaginaire de la société.
Parmi les cinq fictions d’Ana Paula Maia, Carvão animal est celle où le topos de l’animalisation nous semble le moins significatif. Probablement parce que le feu et le charbon ont une place prépondérante dans les parallélismes symboliques avec l’humain. Toutefois, certains extraits sont révélateurs de la valorisation du principe naturaliste. Le personnage Gervasio, un fermier qui vend de la bouse de ses vaches à Ernesto Wesley est décrit effectuant une action semblable à celle de son bétail :
O homem mastiga por alguns instantes. Apenas mastiga, pois não aparenta estar comendo nada. De tanto conviver com suas vacas, seu Gervásio se acostumou a ruminar como elas. Ele possui um semblante de consternação frequente e sua barba está sempre a ponto de fazer, em média dois centímetros de pelos. É como se o homem aparasse a barba para estar com aquele aspecto. Depois de ruminar por uns dois minutos, ele decide falar. (Maia 2011 : 37-38)13
Les deux occurrences du verbe ruminer dans cet extrait semblent suggérer une double lecture. La première renvoyant à l’acte mécanique de mastiquer commune aux hommes et aux animaux, ce qui finit par rabaisser l’humain ; la seconde, à l’acte de réfléchir, caractéristique dont seuls les hommes sont dotés. Cette analogie entre l’homme et le bétail sera travaillée en profondeur dans son roman suivant De gados e de homens, publié en 2014.
Une autre situation où l’animalisation tend à ridiculiser l’homme, instaurant des moments d’humour et de légèreté dans le roman, est celle de la voisine d’Ernesto, dona Zema, qui dépend de ses poules pour subvenir à ses besoins élémentaires. La proximité avec ses animaux évolue vers la promiscuité lorsqu’elle se voit obligée de couver elle-même l’œuf d’une poule tuée par la chienne Jocaste :
Acontece que essa sua cadela tem feito arruaça com as minhas galinhas. Só na semana passada duas ficaram muito machucadas e uma delas acabou morrendo. Tava terminando de chocar uns ovos lá no ninho e os ovos ficaram abandonados e eu mesma tive que terminar o serviço. (Maia 2011 : 45)14
Si le parallélisme entre l’humain et les vaches et les poules s’avère à la fois risible et tendre, et instaure une atmosphère bucolique fondé sur l’harmonie de l’homme dans son milieu rural, l’évocation des animaux du souterrain et des cavernes comme les rats, les chauves-souris et les lombrics contribuent à intensifier l’atmosphère macabre. En ce qui concerne les lombrics, insectes répugnants et les plus explicitement associés à la mort et à la décomposition de la chair humaine, on observe une tendance du narrateur à vouloir écarter tout état de symbiose, car si l’homme et les lombrics peuvent être amenés à partager le même espace – les entrailles de la terre – l’homme, contrairement aux lombrics, ne pourrait jamais s’adapter naturellement à ce milieu. L’extrait suivant suggère un parallélisme déformé où le narrateur cherche moins à rabaisser les ouvriers qu’à critiquer ouvertement les conditions inhumaines de travail :
Quanto mais profundo ele está, mais pensa nas minhocas, porém seus pensamentos tendem a ser tépidos quando está nas profundezas. As minhocas são próprias para a umidade e escuridão. Mas os homens não. Deve ser por isso que muitos adoecem. (Maia 2011 : 76)15
Dans ce contexte naturaliste, le principe du déterminisme biologique n’échappe pas non plus à l’observation minutieuse du narrateur. Le protagoniste Ernesto Wesley, par exemple, devient pompier grâce à un don issu d’une pathologie génétique. Il souffre d’une analgésie congéniale rare, une déficience structurelle du système nerveux périphérique qui le rend insensible aux brûlures et à toute sorte de douleur, ce qui a pour effet de redoubler son courage pour affronter le feu dans des conditions moins éprouvantes que les autres pompiers :
Ernesto Wesley segue por um sombrio corredor carvoento e derruba a chutes uma porta. O quarto está tomado pelo fogo, apenas pelo fogo. Ele escuta um gemido. Avança até o final do corredor sem enxergar, ultrapassando seus limites, sufocando-se, sentindo um pouco de vertigem, arrebenta a porta com o machado e o homem está deitado na cama com fogo ao seu redor. O velho grita de pavor e agarra-se à cama. Ele segura o homem magro e enrugado no colo envolvido pela colcha da cama quando um pedaço de reboco cai ao seu lado. O fogo se alastrou por todo o corredor. Ernesto está preso. Mas é por cima das chamas que ele caminha. O calor atravessa as botas e a roupa pesada. As labaredas avançam como serpentes. (Maia, 2011 : 51-52)16
L’aspect moral, psychologique et physique d’Ernesto est façonné par le feu qu’il doit combattre tous les jours :
Ernesto Wesley é um brutamontes de ombros largos, voz grave e queixo quadrado, porém tudo isso se torna pequeno caso se repare em seus olhos. São olhos profundos, de cor negra e de intenso brilho. Mas não é um brilho de alegria, senão de fogo admirado e confrontado diversas vezes. Quando se atravessa a barreira de fogo que ilumina o seu olhar, não há nada além de rescaldo. Sua alma abrasa e seu hálito cheira a fuligem. (Maia 2011 : 15-16)17
Dans le jeu entre animalisation et humanisation, Ernesto Wesley est sans doute le personnage le plus avantageusement doté de caractéristiques humaines, voire surhumaines, grâce à ce don qui le place au-dessus des êtres normaux. Il occupe une place interstitielle à mi-chemin entre la force animale brute et la puissance divine. En tant qu’homme-feu, il se rapproche des manifestations divines sur terre comme celle du Dieu hébraïque qui apparaît à Moïse sous la forme d’un buisson ardent ou encore celle du Saint-Esprit se manifestant aux apôtres, sous la forme de langues de feu. De plus, sa conscience professionnelle à vouloir toujours sauver des vies, sa dignité et son courage font de lui le héros d’une collectivité vouée à la mort.
Malgré les airs divins d’Ernesto, le narrateur ne cesse de rappeler qu’à l’image de tous ses semblables, ce héros est lui aussi soumis à l’humanité de sa condition qui rend son existence sur terre fugace, fragile et transitoire. Si à la fin l’homme n’a le choix d’être réduit qu’à la poussière ou à la cendre animale, la dignité de ce personnage s’appuie aussi sur l’entretien quotidien de ses dents, seule trace de son passage sur Terre dans le cas où il serait absorbé par le feu :
No fim tudo o que resta são os dentes. Eles permitem identificar quem você é. O melhor conselho é que o indivíduo preserve os dentes mais que a própria dignidade, pois a dignidade não dirá quem você é, ou melhor, era. Sua profissão, dinheiro, documentos, memória, amores não servirão para nada. Quando o corpo carboniza, os dentes preservam o indivíduo, sua verdadeira história. Aqueles que não possuem dentes se tornam menos que miseráveis. Tornam-se apenas cinzas e pedaços de carvão. Nada mais. (Maia 2011 : 9)18
Considérations finales
Après avoir repéré et analysé les traits naturalistes de Charbon animal, peut-on dire que ce roman est représentatif de la société brésilienne ? La médiation pulp et naturaliste « hyperbolise » effectivement la charge dramatique des conditions de travail de façon à déranger le lecteur et à lui faire prendre conscience des fléaux qui l’entourent. Mais, à l’intérieur de ce cadre, une question reste sans réponse : le citoyen que l’on décrit se reconnaît-il dans ce discours où il est objet d’analyse et non pas acteur de son présent ? La légitimation d’une facette de la réalité brésilienne ne serait-elle effective que dans la focalisation interne de ceux qui se sentent victimes du système ?
Par sa stratégie narrative, le dialogue avec les classiques de la littérature mondiale et le choix de thèmes abordés, Maia semble vouloir échapper à une délimitation spatiale strictement brésilienne, inscrivant son projet littéraire dans un contexte global. Certes, elle rend hommage aux classes marginalisées et subalternes présentes en nombre significatif dans la société brésilienne, mais n’oublions pas que ces travailleurs existent aux quatre coins de la planète où le développement social, technique et humain n’a pas encore suffisamment progressé. Le besoin d’interpeler l’âme humaine et les valeurs déterminées par les questions de vie ou de mort témoignent bien de l’accent universel du projet littéraire de l’auteure.