Une politisation du renseignement : les services de surveillance français face aux attentats franquistes (1936-1937)
P.S. : Vous avez donné le “placet” comme attaché militaire à l’Ambassade soviétique de Madrid à Paris (sic) au Capitaine [Gonzalo] Navacerrada, un assasin (sic). Il a été Gouverneur Civile (sic) de Valencia (sic) et a ordonné la condamnation à mort sans procès de plus de 1 500 personnes. Il est dans la liste pour le fusiller…… (sic) et je vous assure qu’il n’échappera pas à notre sentence où il se trouvera1.
C’est en ces termes, en octobre 1936, que l’ancien attaché militaire à l’ambassade d’Espagne à Paris, Antonio Barroso Sánchez y Guerra, menace son successeur auprès d’un chef du renseignement militaire français. La formule, inscrite en post-scriptum d’une lettre réclamant un rapprochement entre l’Espagne de Franco et la France, utilise un chiffre totalement infondé pour arriver à ses fins. Quoi qu’il en coûte, il s’agit bien de poursuivre le conflit par-delà de la frontière pyrénéenne.
La guerre secrète menée par les deux camps espagnols, républicains comme franquistes, est un objet qui a véritablement gagné en vitalité depuis le milieu des années 2000 (Navarro Bonilla 2009 : 225-226). Ses ressorts sur le territoire français ont été traités par Pedro Barruso Barés (2008), Félix Luengo Teixidor (1996) ou encore Jordi Guixé i Coromines (2012). Le premier s’intéresse à « l’exportation – principalement en France – de la lutte qu’on livre en Espagne2 » alors que Félix Luengo Teixidor consacre son ouvrage aux espions républicains sur le territoire français. Pour Jordi Guixé, « d’une certaine façon, les deux camps en guerre exportèrent à travers leurs agents et agences la lutte pour l’imposer au-delà des frontières3 ». Le concept de « répression extraterritoriale » est développé par l’historien espagnol pour étudier comment le régime de Franco a mené une lutte sans merci contre les partisans du camp républicain en France (Guixé i Coromines 2012 : 17-18). Ce combat extralégal comporte un volet matériel. Les services franquistes disposent en effet d’un réseau international qui permet de surveiller les fournitures de matériel de guerre destinées à leurs adversaires, mais aussi de les détourner voire de les saboter (Navarro Bonilla 2009 : 231). C’est ce qui retiendra ici notre attention.
Si la destruction matérielle du trafic d’armes destiné aux républicains a déjà fait l’objet d’études, il en va autrement pour la perception et la gestion de ce phénomène par les services de surveillance policiers et militaires français. En France, les travaux de Pierre Laborie permettent de savoir comment la guerre civile a été reçue par l’opinion. D’après lui, le conflit a fait l’objet d’une lecture « franco-française » : incapable de replacer la guerre d’Espagne dans son contexte, la société française l’a interprété au prisme des préoccupations politiques intérieures, ce qui a participé à un « rétrécissement hexagonal » des enjeux espagnols (Laborie 1990 : 91-92). Nous chercherons à comprendre ce qu’il en est pour les services de surveillance. À cette fin, nous pouvons recourir au concept de « politisation du renseignement » qui d’après Peter Jackson permet d’analyser « l’ingérence des tendances idéologiques, de la politique bureaucratique, et des considérations de politique intérieure dans le processus de collecte et d’interprétation du renseignement dans l’utilisation du renseignement par les décideurs » (Jackson 2001 : 63). Dans le processus de collecte et de transmission, des « filtres d’information » sont mis en place par les agents de surveillance. Ainsi, pour Peter Jackson, « quand le renseignement passe à travers ces filtres, il est imprégné et conditionné par l’idéologie, aussi bien collective qu’individuelle, qui domine » (Jackson 2001 : 64). Cet article étudie la manière dont la « politisation du renseignement » altère la perception des ressorts les plus violents du conflit espagnol. Dans cette perspective, nous étudierons la posture de services de surveillance français face à une vague d’attentats imputables aux insurgés franquistes de 1936 à 1937.
Cet exercice nécessite un retour préalable sur la crainte du « péril rouge » qui existe durant la guerre civile. Pour une partie de l’opinion française, les fournitures d’armes aux républicains espagnols font redouter des poussées de violences anarchistes ou communistes (I). Pourtant, certains de ses ressorts violents en France sont plutôt la marque d’une répression extraterritoriale menée par les franquistes (II). Hantés par l’éventualité d’une subversion révolutionnaire, de nombreux services de surveillance n’ont pas su deviner les contours d’une menace qui a considérablement contrarié les activités favorables au régime légal et reconnu d’Espagne, celui du Frente popular. En somme, la répression à l’égard de ce phénomène reste mesurée (III).
La crainte du « péril rouge »
Le 18 juillet 1936, la nouvelle d’un coup d’État pour renverser le gouvernement républicain espagnol de Front populaire est accueillie en France avec surprise. Cette tentative se solde par un échec. En raison de la perspective d’une longue guerre civile, la crainte de son extension au territoire français grandit.
Durant les années 1930, le spectre d’une insurrection communiste culmine en France. En 1936, l’élection du Front populaire puis les grèves de juin permettent même à la thèse du complot communiste de gagner en crédibilité auprès de l’opinion (Becker et Berstein 1987 : 164-166). Pour cette raison, de nombreux journalistes voient dans la révolution espagnole et dans ses excès une menace éventuelle pour l’ordre intérieur. À droite, le sujet fait l’objet de nombreuses publications (Breen 1973 : 47-48 ; Cœuré 2017 : 285-287). Jacques Bardoux est l’un des thuriféraires les plus illustres de l’assimilation de la révolution espagnole à un complot communiste. En 1937, c’est dans une de ses brochures au titre évocateur – Le chaos espagnol : éviterons-nous la contagion ? – qu’il avance que la révolution espagnole avait été préparée dès le printemps 1936, et qu’un pareil mouvement devait avoir lieu en France. Dans ce contexte, l’aide matérielle que la Russie soviétique fournit aux républicains espagnols est interprétée comme l’indice d’un complot bolchévique en voie d’achèvement (Coeuré 2017 : 274-285).
Les divisions politiques internes, la défense d’une ligne pacifiste face aux dangers de conflagration générale et la crainte du « complot rouge » semblent avoir fortement orienté la conduite diplomatique française (Avilés Farré 1994 : 6-7)4. Il en va de même pour la perception du conflit par les services policiers et militaires. Dès le mois de septembre 1936, des exécutions dans la ville de Puigcerdà, à la frontière catalane, font par exemple craindre à l’État-major des armées un débordement de la révolution espagnole sur le territoire français. En raison des exactions commises dans cette ville républicaine, une réunion d’urgence est organisée par l’État-major afin de surveiller de manière plus soutenue les passages suspects d’Espagnols en France. Il en ressort que le contrôle de la frontière est renforcé afin d’éviter l’entrée de « groupes terroristes » sur le territoire, ce que le Quai d’Orsay avalise5. En mars 1937, le commissaire de police mobile Cennevier fait référence à la venue de nombreux anarchistes espagnols à Marseille et explique qu’une cinquantaine d’entre eux seraient venus « dans le but de perpétrer des attentats en France6 ». En mai 1937, c’est au tour du préfet des Bouches-du-Rhône de réclamer des mesures à l’encontre des réfugiés espagnols présents à Marseille. D’après lui, la ville doit être « épurée » des anarchistes qui s’y prêtent à la propagande7. En juillet 1937, une note de la Sûreté signale que des dépôts d’armes seraient constitués en marge d’un trafic illégal entrepris par les anarchistes dans les Pyrénées-Orientales ; il est ajouté que celles-ci pourraient servir à une insurrection dans le sud-ouest – ce qui ne sera jamais vérifié8.
Ces informations procèdent essentiellement d’informateurs acquis à la cause franquiste. Elles sont ensuite interprétées par des services de surveillance inquiets des entreprises étrangères de déstabilisation. Et pour cause, durant les années 1930, les services de renseignement et de police français font véritablement face à l’émergence d’un terrorisme politique international à l’échelle européenne, ce qui soulève des craintes à l’encontre des étrangers jugés « indésirables » (Schor 1985 : 653-372). En France, cela se mêle à une répression judiciaire politique à l’encontre des mouvements anarchistes et communistes, usage qui remonte à la fin du 19e siècle et qui a connu un renouveau à compter des années 1920 (Monier 1996 : 49-58). À droite, la République du Frente Popular est souvent assimilée à ses alliés anarchistes et communistes, à qui on prête les pires velléités. Les amalgames de la presse sur les « rouges espagnols » semblent être partagés par des services de police et de renseignement français. D’après Peter Jackson, l’État-major français des armées aurait laissé s’exprimer un « penchant systématique en faveur des nationalistes du général Franco » qui aurait joué en défaveur de la République espagnole (Jackson 2001 : 67-69). Si Georges Vidal estime que des considérations stratégiques l’emportent souvent sur des postures idéologiques (Vidal 2016 : 129), Simon Catros rappelle que les membres de l’État-major français sont surtout issus de familles conservatrices, ce qui explique que beaucoup d’entre eux craignent effectivement une insurrection communiste (Catros 2019). Il en va sûrement de même pour une forte proportion des agents de terrain.
La crainte du « Grand Soir » se développe particulièrement après la multiplication d’attentats non revendiqués, en 1937. Alors qu’aucun suspect n’est identifié pour les attaques qui touchent le Sud-ouest français, celles-ci sont classées par défaut comme étant des « attentats anarchistes » par la gendarmerie locale9. Les soupçons se portent rapidement sur un militant français proche des anarchistes espagnols10 et, dans les mois qui suivent, un inventaire concernant 19 affaires de sabotages et d’attentats en lien avec la guerre d’Espagne est remis à la direction des affaires criminelles du ministère de la Justice sous l’intitulé « Attentats anarchistes11 ». En septembre 1937, durant la vague d’attentats de la Cagoule, la presse du camp franquiste présente ces attaques comme l’œuvre des anarchistes et comme la preuve de la préparation d’un soulèvement communiste en vue de prendre le pouvoir en France (Barruso Barés 2008 : 138). C’est cette piste qui semble avoir été suivie au départ par la police12. Les craintes propres à un « péril rouge » masquent la réalité des manœuvres franquistes sur le territoire français. Pour ces derniers, il s’agit surtout de couper court aux envois de matériel dont la République espagnole profite.
La guerre française des partisans de Franco
Au-delà du combat mené dans la péninsule Ibérique, la guerre civile espagnole relève aussi d’une sourde lutte internationale que les deux camps et leurs alliés mènent à l’échelle européenne. En France, celle-ci est surtout une réponse aux soutiens – réels ou supposés – apportés à la République espagnole.
D’après les services de police français, les premières initiatives sont précoces et proviennent essentiellement des réfugiés monarchistes espagnols, alors exilés dans le sud-ouest de la France13. Le Servicio de Información de las Fronteras del Noreste de España (SIFNE) est créé durant l’été 1936 par le général Emilio Mola afin de les coordonner. Amené à agir vers « les frontières du nord-est de l’Espagne », ce service profite rapidement d’une aide allemande intéressée par les fournitures de guerre destinées aux républicains espagnols. En plus de certaines compétences, le soutien logistique allemand offre une couverture diplomatique aux agents de liaison franquistes (Guixé i Coromines 2012 : 48-50). Il faut y ajouter le rôle joué par la Comandancia Militar de Bidasoa d’Irún commandée par Julián Troncoso Sagredo. Ce dernier, qui dirige notamment la Jefatura de Fronteras à partir du 23 décembre 1936, organise des opérations armées sur le territoire français depuis l’Espagne (Barruso Barés 2008, 64-65). Cette activité devient centrale pour la commanderie militaire en 1936 et 1937 (Barruso Barés 2008, 71-72) et, d’après Pedro Barruso Barés, ce serait la nomination de Julián Troncoso en décembre 1936 qui aurait joué un rôle important pour l’accroissement du nombre d’opérations menées par les franquistes sur le territoire français (Barruso Barés 2016, 7). Très vite, la villa Nacho Enea, celle de La Grande Frégate de Saint-Jean-de-Luz, ainsi que le Grand Hôtel de Biarritz polarisent les activités des agents franquistes sur le territoire français (Barruso Barés 2008, 72-84). Ces réseaux d’espionnage s’ajoutent à de nombreux autres stationnés dans la région14. Localement, les insurgés franquistes peuvent compter sur l’appui de militants français d’extrême droite (Guixé i Coromines 2012 : 43). Dans les ports, à la frontière pyrénéenne et dans les grandes villes les soutiens du général Franco signalent les mouvements de matériel militaire, les départs de navires et d’avions15. D’après Pedro Barruso Barés, c’est bien l’existence du trafic matériel à travers la frontière pyrénéenne qui explique l’installation d’espions anti-républicains dans le sud-ouest de la France (Barruso Barés 2008, 298-299).
Le développement d’actions de sabotage et d’attentats sur le territoire français en lien avec la guerre civile espagnole se développe tardivement pour culminer dans la première moitié de l’année 1937. En octobre 1936, la tentative de destruction du voilier espagnol Gala Pi semble être le premier cas de sabotage visant un navire républicain espagnol soupçonné de contrebande d’armes. L’origine est mal connue, mais des soupçons ont été portés sur des militants d’extrême droite aux ordres de Simon Sabiani, du Parti Populaire français (PPF)16. Dans la nuit du 29 au 30 décembre 1936, une action de même nature a lieu dans le port de Marseille. Là aussi un partisan du PPF est suspecté, mais celui-ci est relâché faute de preuve17.
Par la suite, du début du mois de février à la fin de juin 1937, douze attentats ou tentatives ont lieu, dont la moitié dans les seules villes de Cerbère et Perpignan, et quatre dans le port de Marseille18. Des intérêts républicains espagnols et des réseaux de transports sont principalement visés. Après de nombreux mois d’enquête, la justice finit par établir que pour une grande partie d’entre eux Giardini, le vice-consul italien à Port-Vendres, a eu un rôle déterminant et qu’ils « étaient l’œuvre d’un petit nombre d’individus aux ordres de la Comandancia d’Irún, dont le chef était le commandant Troncoso19 ». En 1941, le procureur général de Montpellier signale que les bombes provenaient de l’Italie fasciste ou de l’Espagne franquiste20.
D’après Pedro Barruso Barés, il apparait clairement que la tournure violente des événements coïncide avec l’influence grandissante des services secrets italiens de l’OVRA auprès des partisans de Franco (Barruso Barés 2008, 290). Cette hypothèse est confirmée par un rapport du commissaire de police mobile Delrieu. Celui-ci démontre qu’il « existait en France une organisation terroriste formée de phalangistes et de requetés espagnols, de fascistes italiens ou d’autres nationalistes et appointés par le Général Franco et l’État-Major Italien (sic)21 ». En outre, ce rapport établit que trois services sont liés à l’organisation d’attentats, l’un dépendant de l’OVRA, l’autre des Affaires étrangères italiennes et un dernier, mal connu, est chargé de régler les détails organisationnels22. Finalement, la police estime que :
On se trouvait en présence de manœuvres criminelles ayant pour objet de détruire du matériel destiné à l’Espagne Gouvernementale (sic), d’entraver le ravitaillement des républicains espagnols et de créer en France, dans un but politique aisé à comprendre, un malaise, voire des troubles qui auraient été aussitôt exploités par les services de propagande anti-français à l’étranger23.
Les premiers plans opérationnels semblent avoir été élaborés après octobre 1936, quand la perspective d’une victoire rapide de Franco s’éloigne. D’après le rapport d’enquête du commissaire Delrieu, plusieurs protagonistes italiens et espagnols se seraient réunis les 2 et 3 novembre afin d’organiser une coupure des communications entre la France et l’Espagne gouvernementale. Pour ce faire, des attentats à la bombe auraient été envisagés contre les voies terrestres et ferrées. C’est en raison de son inefficacité supposée et de son coût que le projet est abandonné24.
Il est probable que ce soit l’arrivée de Julián Troncoso à la Jefatura de Fronteras le 23 décembre 1936 qui ait conduit à la reprise des opérations au début de l’année suivante. Bien que quelques affaires d’importance secondaire aient eu lieu par la suite, l’implication des services franquistes de Burgos s’estompe après l’échec d’une mission clandestine que le commandant franquiste mène à Brest en septembre 1937. C’est durant celle-ci qu’il a essayé – sans succès – de prendre possession du sous-marin républicain C-2 stationné pour avarie, ce qui a donné lieu à son arrestation et à la médiatisation de l’affaire (Barruso Barés, 2008, 72). L’opération commando, organisée grâce au soutien de militants français d’extrême droite, échoue en raison d’une résistance inattendue à bord. Elle a été précédée d’autres opérations menées avec succès contre des navires républicains espagnols stationnés en France. Pour celles-ci comme pour Brest, le soudoiement des officiers des navires était pratiqué (Barruso Barés 2016, 9-13).
Le coup de Brest a de nombreuses conséquences. Afin d’unifier les efforts, le Servicio de Información y Policía Militar (SIPM) créé en novembre 1937 absorbe le SIFNE au mois de février 1938 (Guixé i Coromines 2012 : 69 ; Barruso Barés 2008, 114-115)25. La police spéciale de Marseille est aussi avertie en octobre 1937 que les principaux agents secrets du général Franco en France ont reçu l’ordre « de façon impérative de ne se livrer à aucun coup de main ni action d’aucune sorte sur les navires gouvernementaux et dépôts de munitions destinés à l’Espagne gouvernementale se trouvant sur notre territoire26 ». Dès lors, les autorités militaires du camp insurgé concentrent leurs efforts sur des attaques ciblées en territoire espagnol. En janvier 1938, une note du SIPM ordonne par exemple le bombardement d’un convoi de 100 wagons de matériel de guerre lors de sa sortie de la station de Puigcerdá, près de la frontière française27. Les mesures des autorités françaises à leur encontre, quoique tardives et mesurées, encouragent cette nouvelle orientation stratégique.
Des mesures françaises d’ « intérêt national »
Certaines affaires de politique intérieure dans la France des années 1930 traduisent la crainte ressentie concernant la présence d’agents à la solde de l’étranger. En janvier 1934, une loi qui permet une plus ferme répression à l’encontre de l’espionnage en témoigne. Au mois de septembre 1937, le ministre Marx Dormoy déplore même dans une réunion interministérielle du renseignement
le caractère intolérable de cette implantation massive d’étrangers de toutes nationalités qui font de la France un laboratoire d’espionnage et de propagande politique. La Défense nationale est directement menacée par la présence, sur notre territoire, de 3,8 millions d’étrangers en France dont 500 000 Espagnols28.
D’après Pedro Barruso Barés, l’obsession « psychotique » de l’administration française à l’égard des étrangers explique la surveillance des agents des deux camps dans le sud-ouest (Barruso Barés 2008, 45-46). Malgré une connaissance étendue de leurs activités, peu de mesures sont cependant prises à leur encontre. Si Jordi Guixé avance que c’est la dénonciation dans la presse de certains agents franquistes qui pousse la police et le gouvernement à agir (Guixé i Coromines 2012 : 63), il est possible que l’affaire soit plus complexe. Bien après les événements, en 1942, un rapport du Bureau des menées antinationales, l’office de contre-espionnage du régime de Vichy, explique en effet que les premiers articles du journal L’Humanité dénonçant les agents de Franco de La Grande Frégate en 1937 seraient des copies conformes de rapports produits par la Sûreté nationale française29. Dès lors, on peut estimer que leur dénonciation par voie de presse – celle ayant amené à leur répression – a été encouragée par certains agents de police français. En somme, à partir de l’automne 1937, des expulsions et des interdictions de résidence sont prononcées à l’égard de quatre-vingt-six personnes impliquées dans les organisations d’espionnage à la solde du régime franquiste (Guixé i Coromines 2012 : 64-66). Bien qu’elles semblent extraordinaires, ces mesures prises paraissent surtout destinées à rassurer l’opinion française et les dirigeants républicains espagnols. Et pour cause, les agents franquistes peuvent continuer leurs activités si elles sont jugées « conformes à la loi » (Barruso Barés 2008, 142-143).
Ces mesures des autorités françaises ont davantage été exécutées dans une perspective d’ « intérêt national » que pour défendre le régime légal espagnol. Un des motifs des expulsions prononcées en 1937 est ainsi la nature « dangereuse pour notre défense nationale30 » des activités exercées. En juin 1937, une enquête dévoile que le militant José Ripoll a dénoncé des navires républicains espagnols en vue de leur torpillage ; l’agent surveille aussi des commerçants travaillant pour le Front populaire espagnol. Malgré tout, il n’est pas expulsé car « il n’a pas été possible d’établir qu’[il] ait cherché à se procurer des renseignements concernant notre défense nationale » et puisqu’il « se déclare ami de la France et se défend d’avoir voulu en quelque façon que ce fût porter préjudice à notre pays31 ». Il en va de même pour Manuel Aznar Zubigaray, espion et propagandiste installé dans le sud-ouest français, mais à propos duquel le chef de la police spéciale d’Hendaye explique :
Chevalier de la Légion d’honneur, je ne pense pas qu’il y ait lieu pour le moment de prendre une mesure contre lui.
Des renseignements confidentiels que j’aie (sic) pu obtenir, cet Espagnol est francophile, et a beaucoup servi notre cause en Espagne pendant la guerre 1914-191832.
Lors de l’expulsion des agents de La Grande Frégate, la neutralité supposée des espions franquistes – voire leur francophilie – est défendue par certains représentants de l’État français33. Jean Herbette, réfugié dès le mois d’août 1936 à Saint-Jean-de-Luz (au Pays basque français) pour y exercer sa fonction d’ambassadeur de France en Espagne, reste en poste jusqu’en octobre 1937. Sa proximité avec les franquistes – et particulièrement avec le commandant Troncoso – est connue (Barruso Barés 2016 : 8-9 ; Denéchère 2003 : 303-308). Cela se vérifie à la lecture des nombreuses lettres qu’il adresse au Quai d’Orsay et au ministère de l’Intérieur lors de la notification d’expulsion de 86 agents franquistes. Dans une de ces lettres où il tente de démonter minutieusement l’accusation d’espionnage, l’ambassadeur français donne son ressenti :
Les gens qu’on dénonce et qu’on veut expulser, comme s’ils avaient essayé de surprendre les secrets de la défense nationale, n’ont tenté, d’après le rapport du même commissaire divisionnaire, que de connaitre les envois clandestins d’armements à l’adresse du gouvernement [républicain] de Valence ; envois effectués en violations d’engagements non seulement souscrits, mais proposés par le gouvernement français lui-même34.
Il ajoute également que tous les moyens utilisés étaient légaux et que les menées des espions franquistes allaient bien dans l’intérêt de la France car leurs actions visaient « des abus qui portent atteinte à un engagement français et, par contre-coup, au prestige, voire à la sécurité de la France35 ». Pour Jean Herbette comme pour différents services de surveillance français, tout porte à croire que ces affaires d’espionnage sont donc traitées en fonction de l’atteinte à la sécurité intérieure française et qu’elles ne constituent aucunement une action politique en faveur des républicains espagnols.
L’enquête relative aux attentats perpétrés en 1937 est clôturée cinq ans plus tard. En 1941, le procureur général de Montpellier regrette que les différents services de police et la justice aient tant attendu pour « centraliser » leurs efforts36. Le magistrat ajoute que « même en leur synthèse actuelle, [les enquêtes] laissent subsister bien des lacunes et bien des obscurités, tant les intérêts en question, fussent-ils opposés, s’accordaient pour faire échec à l’action de la justice37 ». La « politisation du renseignement » est ici exprimée avec regrets, mais est sans équivoque. Lors de la clôture de l’affaire, seul un prévenu a été effectivement condamné alors que deux l’ont été par contumace38. La plupart des enquêtes se soldent par un non-lieu. L’issue est donc moins sévère que pour la tentative de détournement du sous-marin de Brest pour laquelle le commandant Troncoso et deux de ses complices ont été condamnés à 6 mois de prison et frappés d’expulsion. Mais pour cette dernière, la couverture médiatique et le contexte propre aux attentats organisés par la Cagoule semblent expliquer la sévérité de la mesure (Barruso Barés 2016 : 15).
Conclusion
Dans l’ensemble, ces attentats et sabotages réalisés en France sur fond de trafic d’armes portent la marque d’un terrorisme international qui ne dit pas toujours son nom. L’absence de revendication oblige les services de surveillance à l’interprétation et met ainsi en lumière leurs orientations idéologiques. Il apparait nettement que le traitement de renseignements relatifs aux ressorts violents de la guerre civile fait l’objet d’une forte politisation. Il semble en effet que la dangerosité de la majorité des signalements relatifs aux anarchistes – et plus largement, aux « rouges » – ait été exagérée, au contraire des actions menées par les franquistes. Cette mauvaise interprétation des événements est imputable à l’existence de « filtres idéologiques » au sein des différents ministères et pour les agents de terrain. Cela se vérifie encore à l’heure d’approfondir les enquêtes ou de réprimer les auteurs des attentats liés à la guerre civile. Enfermés dans une perception « nationale » des événements, les services de surveillance ont en définitive du mal à appréhender un terrorisme transnational qui se joue des frontières.
Le contexte politique intérieur, le faible nombre de victimes – une seule – et la victoire du camp franquiste en avril 1939 peuvent expliquer la conduite erratique des enquêtes. Certes, le camp républicain profite aussi de soutiens dans les services de surveillance. Mais dans la balance des filtres idéologiques, nettement défavorables au camp républicain, les soutiens politiques, économiques et les réseaux d’amitiés des partisans de Franco semblent peser de tout leur poids. Il faut cependant inviter le lecteur à la nuance. Et pour cause, certains agents ne semblent pas agir en fonction de considérations idéologiques ou étatiques. Il semble en aller ainsi pour le commissaire spécial Dedieu, à Hendaye, qui est à la fois considéré comme un agent à la solde des républicains espagnols et comme un partisan du colonel François de La Rocque, fondateur du Parti Social Français, une organisation située à l’extrême droite de l’échiquier politique (Barruso Barés 2008 : 92-93). Un rapport du lieutenant Lule Dejardin à son propos indique qu’il est suspecté d’entretenir des relations suspectes avec les insurgés franquistes39, alors qu’un agent le soupçonne d’avoir aidé le commandant Troncoso dans la tentative de détournement du sous-marin républicain C-4, frère de celui stationné à Brest40. Pour le lieutenant Lule Dejardin, « il est un fait que, dans ses rapports avec le poste, M. Dedieu a toujours paru se soucier de son intérêt personnel beaucoup plus que de l’intérêt général41 ». Force est de constater qu’en marge de la politisation du renseignement, des intérêts personnels font aussi bonne figure.