Gaspar Juan Escolano (1560-1619) et la question des conversions forcées au Moyen Âge
La conversion au christianisme est étroitement liée au rituel du baptême, sacrement par antonomase de la loi nouvelle, même si elle ne se réduit pas à celui-ci. Elle implique que l’individu se repente de ses péchés, accepte l’idée que Jésus soit le sauveur et s’engage à suivre ses enseignements contenus dans le Nouveau Testament. Au sens biblique, le mot grec épistrophê, dérivé du verbe épistré-phein, signifie « se tourner en sens contraire, revenir sur ses pas, rentrer en soi-même » (Westphal). Loin d’être un simple changement religieux, la conversion englobe un processus complexe de « retournement » qui fait que l’on se dirige de nouveau vers le point dont on s’était éloigné. Dans la parabole de l’enfant prodige, par exemple, la conversion apparaît comme une décision intérieure qui marque la fin d’une trajectoire d’égarement, de déchéance et de souffrance1. Dans l’épisode du reniement de Pierre, Jésus attend que l’apôtre soit inébranlable dans son service pour qu’il puisse enfin « affermir ses frères »2. À d’autres moments, il demande à ses disciples de renoncer à leur orgueil et à leurs ambitions personnelles s’ils veulent espérer un jour entrer dans le royaume des cieux3.
Trois temps ponctuent les itinéraires individuels de conversion : 1) la rupture avec le passé ; 2) la découverte, au travers de divers acteurs sociaux, d’une nouvelle réalité religieuse ; 3) l’interaction du converti avec son nouveau milieu d’adoption, opération par laquelle il apprend à conceptualiser les changements qui accompagnent sa conversion, à rompre avec ses anciennes croyances et coutumes, et à incorporer à son outillage mental un nouveau système interprétatif du monde (Pasquier, 2011).
Tout au long du Moyen Âge, le christianisme chercha à s’étendre de par le monde. Dans un premier temps, l’Église primitive eut pour mission de convertir progressivement l’Empire romain. Entre le VIe siècle et le Xe siècle, le Christianisme nicéen et la Pentarchie entreprirent la conversion de « l’Europe barbare », composée par les peuples qui n’étaient ni grecs ni romains, à savoir, les peuples germaniques, iraniens, berbères, etc. À la suite de la dislocation de la Pentarchie au XIe siècle, l’Église catholique entreprit la conversion de la Scandinavie et les pays baltes, et l’Église orthodoxe celle des Caréliens et des peuples voisins de la Russie (Mayeur, Pietri, Vauchez, Venard, 1990-2000).
Les différents états chrétiens tentèrent ainsi de favoriser l’intégration de tous leurs sujets dans un modèle idéologique unitaire, par le biais de la conversion au christianisme et de la lutte contre les hérésies. En prenant des mesures contre telle ou telle minorité religieuse, il s’agissait non seulement d’instaurer une unité spirituelle, politique et sociale, mais aussi d’assurer le salut collectif de la communauté à l’annonce eschatologique de la fin des temps. Il fallait, en quelque sorte, créer les conditions indispensables à la formation d’une communauté homogène, sur laquelle pouvait désormais s’exercer une souveraineté uniforme, tout en préparant l’ensemble des fidèles au Jugement dernier. C’est ce qui se passa en Espagne et en Europe au Moyen Âge et à l’époque moderne.
Dans la première décennie du XVIIe siècle, Gaspar Juan Escolano, chroniqueur du royaume de Valence, tentait d’élaborer à partir d’exemples historiques précis, une loi générale selon laquelle les politiques de conversion forcée mettaient gravement en péril la foi catholique, car elles conduisaient inéluctablement à l’apostasie, à savoir le retour des baptisés à leur ancienne religion. L’argument n’était pas nouveau ; saint Thomas d’Aquin l’avait déjà développé dans sa Somme théologique à propos des enfants juifs ayant reçu le baptême dès leur plus jeune âge : « Car, si ces enfants recevaient le baptême avant d’avoir l’usage de la raison, dans la suite, en parvenant à l’âge parfait, ils pourraient facilement être entraînés par leurs parents à abandonner ce qu’ils ont reçu sans connaître » (Aquin, 1950 : IIa IIae, Question 10, article 12). Dans la lignée des penseurs thomistes, Escolano pensait que le maintien de l’infidélité était préférable au développement de l’apostasie, car si on n’avait pas le droit d’obliger les infidèles à recevoir le baptême, en revanche, il fallait contraindre les apostats « même physiquement à accomplir ce qu’ils ont promis et à garder la foi qu’ils ont embrassée une fois pour toutes » (Aquin, 1950 : IIa IIae, Question 10, article 8).
Les conversions des Juifs sous le règne de Sisebut (612)
Le premier exemple choisi par Escolano est celui du roi Sisebut dans l’Espagne wisigothique. Pour le traiter, le chroniqueur valencien puise principalement aux sources suivantes : l’Histoire des rois des Goths, Vandales et Suèves (Historia de regibus Gothorum, Vandalorum et Suevorum) d’Isidore de Séville (vers 560-636) (Migne, 1844-1845, vol. 83, col. 1957)4, l’Histoire des Francs (Historia Francorum) d’Aimoin de Fleury (vers 965-vers1010) (Lucas, 2016 : 290)5, la Chronique d’Adon de Vienne (Lucas, 2016 : 247)6, et l’Histoire générale d’Espagne (Historia general de España) de Juan de Mariana (1536-1624) (Mariana, 1601)7 :
Par un décret public, Sisebut leur ordonna de quitter l’Espagne ou de recevoir le saint baptême. Par peur des représailles, Aimoin raconte qu’environ 90 000 Juifs le reçurent de façon feinte, et qu’ils causèrent par la suite bien du tort à l’Espagne, en retournant à leur ancien vomi. Tous les autres passèrent en France, selon la Chronique d’Adon de Vienne (Escolano, 1610 : 316)8.
Sisebut, roi goth et catholique d’Espagne, qui mourut en l’an 621, fit baptiser les Juifs qui vivaient dans ses territoires, et 90 000 d’entre eux obéirent à son ordre pour ne pas quitter leur patrie (comme nous l’avons déjà écrit dans le deuxième livre, au chapitre douze). Ce choix n’ayant pas été pleinement motivé par la noblesse de leur volonté, à peine étaient-ils lavés par les eaux baptismales qu’ils étaient à nouveau noircis par les charbons du judaïsme. Aussi, en l’an 633, sous le règne de Sisenand, le quatrième concile de Tolède dut-il se réunir pour essayer de remédier à la situation, comme il ressort du canon 59 dudit concile. Mais en dépit de tous leurs efforts, les autorités ne parvinrent pas à faire fléchir la nuque des Juifs. Lors du seizième concile qui eut lieu en l’an 693 sous le règne du roi Egica, on dut avoir recours à des remèdes plus efficaces. Harcelés par les autorités, les Juifs essayèrent d’ourdir un complot pour détruire l’Espagne et la livrer aux ennemis de la Foi.
Le dix-septième concile tolédan, qui s’est tenu l’année suivante, du vivant du roi lui-même, en parle de la façon suivante : le peuple juif s’est manifestement rendu coupable par ses abominables sacrilèges et par sa violation du serment de la foi jurée. Par leur vilenie, les Juifs ont non seulement tenté de troubler l’équilibre de l’Église de Dieu, mais aussi de détruire au niveau temporel le peuple chrétien par des procédés tyranniques. En ce qui nous concerne, nous avons appris par ce saint concile qu’ils avaient ourdi une conjuration contre l’Espagne, qu’oubliant le baptême qu’ils avaient reçu, ils avaient continué de judaïser, souillant le manteau de la foi dont la sainte mère l’Église les avait revêtus, et qu’ils s’étaient même concertés pour vendre le royaume. C’est la raison pour laquelle nous ordonnons, en accord avec la volonté du roi notre seigneur et pour nous venger de l’offense faite à la religion et du mal qu’ils avaient l’intention de faire à toute l’Espagne, que tous les Juifs espagnols soient réduits en esclavage, que leurs biens soient confisqués, que leurs enfants âgés de plus de sept ans leur soient enlevés pour être confiés à des familles chrétiennes, et que ni les parents ni les enfants ne puissent vivre à la manière juive, mais comme de bons et vrais chrétiens (Escolano, 1611 : 1733)9.
Sisebut, roi wisigoth d’Hispanie et de Septimanie de 612 à 621, mit en place une répression anti-judaïque qui s’inscrivait dans une politique plus générale de lutte contre les dissidences politiques et religieuses de la part de la monarchie wisigothique. Cette répression allait bien au-delà de la législation antérieure qui reprenait les dispositions en vigueur dans les codes impériaux, à savoir la prohibition des unions mixtes entre Juifs et chrétiens, l’interdiction pour les Juifs de posséder des esclaves chrétiens, et d’occuper des charges et des offices publics. Au tout de début de son règne, en 612 ou en 614, Sisebut adopta une mesure radicale à l’encontre des Juifs d’Hispanie en les contraignant de « quitter leur Religion, ou de sortir de toutes les Terres des Goths » (Basnage, 1716 : 389). De la sorte, il entendait passer à la postérité comme le « nouveau Récarède » qui était parvenu à convertir les Ariens et à unifier les Goths, les Suèves et les Hispano-Romains autour d’une même religion : le catholicisme. À en croire Aimoin de Fleury, 90 000 individus furent concernés par cette mesure (Rosseeuw St-Hilaire, 1857 : 283). On peut certes évoquer le précédent du roi Chilpéric qui, en 582, avait entrepris de convertir de « nombreux juifs » dans le royaume de Soissons, mais c’était la première fois que la conversion des Juifs s’appliquait à l’échelle de tout un État et s’effectuait sous une contrainte avouée. En dépit de ce que racontent plusieurs auteurs, dont Juan de Mariana, la décision de Sisebut ne fut pas inspirée par Héraclius qui avait ordonné le baptême des Juifs de l’Empire byzantin, car celle-ci intervint vingt ans après les événements hispaniques (Martin, 2020 : III, 6, 48)10.
Isidore de Séville, évêque d’Hispalis (Séville), ne manqua pas de censurer les méthodes employées par Sibebut, même s’il approuvait par ailleurs le fond de son action, et admirait son zèle ardent pour la religion catholique :
Son zele peu éclairé le porta même à faire beaucoup plus que l’empereur ne demandoit ; car non seulement il publia un édit, par lequel il bannit les Juifs de ses états, mais à force de menaces, de supplices, de promesses, il contraignit la plûpart à se faire baptiser. On ne peut disconvenir que le roi en cela ne fît une chose imprudente, & très opposée à l’esprit du Christianisme ; car il ne doit jamais être permis à un Chrétien de forcer quelqu’un à embrasser contre sa conscience une religion, lorsqu’il n’est pas convaincu qu’elle est veritable. Un souverain peut bien obliger ses sujets à se faire instruire ; mais il ne doit pas aller au-delà. Il n’y eut personne qui ne condamnât cette conduite du prince, & les personnes les plus judicieuses, & même les plus zelées l’en blâmerent hautement, au rapport de saint Isidore (Mariana, 1725 : 497).
Cette politique de conversion forcée eut, au moins, deux conséquences : d’une part, elle entraîna un exode sans précédent des Juifs hispaniques vers les terres de Dagobert Ier, roi des Francs de la dynastie mérovingienne ; d’autre part, elle fut à l’origine de nombreux cas d’apostasie de Juifs « qui n’avoient fait que dissimuler, reprenoient leur ancienne Religion, lors que la Persecution eut cessé » (Basnage, 1716 : 393) :
L’édit ne fut pas plûtôt porté, que l’on vit un grand nombre de Juifs embrasser la religion Chrétienne, & accourir à l’église, pour s’y faire batiser. Quelques-uns le firent sincerement, & de bonne foi ; mais la plûpart ne le firent que pour s’accomoder au tems, & n’être pas contraints d’abandonner leurs établissemens & leurs biens. On ne sçauroit croire combien fut grand le nombre de ceux qui sortirent de l’Espagne & qui se retirerent en France ; mais il n’y demeurerent pas long-temps (Mariana, 1610 : 597-598).
Pour évoquer cette pratique secrète du judaïsme, Escolano emploie l’image du chien qui retourne à son vomi, métaphore biblique que l’on trouve dans l’Ancien Testament : « Comme le chien retourne à son vomissement ainsi l’insensé récidive en sa sottise »11, et qui est reprise par Paul dans le Nouveau Testament : « Le chien retourne à ce qu’il a vomi et la truie lavée se revautre au bourbier »12. Il a recours par ailleurs à une antithèse entre la clarté de l’eau baptismale, symbole de l’orthodoxie, et la noirceur du charbon, symbole de l’apostasie judaïque.
Après la mort de Sisebut en 621 et jusqu’à la fin du VIIe siècle, les différents conciles généraux durent légiférer sur les Iudaeis, en prenant bien soin de faire la distinction entre les Juifs non convertis (preuve que la mesure de 612 avait été inefficace), les Juifs convertis sincères et les Juifs convertis apostats.
Le quatrième concile de Tolède se tint dans l’église de Sainte-Léocadie à Tolède le 5 décembre 633. Convoqué par le roi Sisenand, il se composait de soixante-deux évêques venus de l’Espagne et de la Gaule Narbonnaise, sous la présidence d’Isidore de Séville. Il condamnait la violence qu’on avait faite aux Juifs sous le règne de Sisebut, en déclarant qu’on ne devait forcer personne à croire, et ordonnait en même temps que ceux qui s’étaient convertis par violence ou par nécessité, fussent obligés de persévérer dans la foi qu’ils avaient embrassée (Mariana, 1610 : 608) :
Beaucoup d’entre les juifs récemment amenés à la foi chrétienne, blasphémant maintenant le Christ, non seulement sont connus pour avoir accompli des rites judaïques, mais en plus ont eu l’audace de pratiquer d’abominables circoncisions. A leur sujet, sur l’avis du très pieux, et très religieux princeps, notre seigneur le roi Sisenand, le saint concile a décidé que les transgresseurs de cette sorte, corrigés par l’autorité pontificale, soient ramenés au culte du dogme chrétien, de sorte que la vigilance des prêtres contraigne ceux que leur volonté personnelle ne corrige pas. Quant à ceux qui ont été circoncis, s’il s’agit de leurs fils, qu’ils soient écartés de la compagnie parentale ; s’il s’agit de leurs esclaves, qu’ils soient libérés, en raison de la blessure faite à leur corps. Nous ordonnons que les fils et les filles des juifs, afin qu’ils ne soient pas mêlés plus longtemps à l’erreur de leurs parents, soient séparés de leur compagnie et confiés soit à des monastères, soit à des hommes et des femmes craignant Dieu, de sorte qu’à leur contact ils apprennent le culte de la foi et que, mieux instruits, ils progressent tant dans les mœurs que dans la foi (Leclercq, 1909 : Tome III, Première partie, 274).
Le seizième concile de Tolède, qui se tint en 693 sous la présidence du roi Egica, ratifiait les anciennes lois antijuives adoptées lors des précédents conciles et dispensait « tout juif sincèrement converti de toute redevance due au fisc par les juifs » (Leclercq, 1909 : 583). Finalement, en 694, lors du dix-septième concile, les évêques et les grands du royaume décrétèrent une mesure extrêmement rigoureuse qui s’appliquait à l’ensemble des Juifs – non convertis, convertis sincères et apostats – et prévoyait leur réduction en esclavage et la conversion de leurs biens au profit du fisc royal, sous le prétexte fallacieux qu’ils avaient conspiré contre la chrétienté :
Canon 8. Les juifs ayant ajouté à tous leurs autres crimes celui de vouloir renverser la patrie et le peuple, qu’ils soient sévèrement punis. Ils ont ourdi ces embûches après avoir reçu le baptême (pour la forme) ; ils se sont donc de nouveau montrés félons. Aussi tous leurs biens doivent-ils être saisis par le fisc, et eux-mêmes réduits pour toujours en esclavage. Ceux à qui le roi les donnera comme esclaves devront veiller à ce qu’ils ne continuent pas leurs pratiques judaïques : on leur enlèvera leurs enfants dès l’âge de sept ans, afin de les marier plus tard avec des chrétiens (Leclercq, 1909 : 587).
Comme le souligne à très juste titre Céline Martin, cette mesure de 694 marque l’évolution de tout le VIIe siècle :
En effet la privation des droits civiques réduisant à l’état d’esclave agrégé au fisc ne s’appliquait jusque-là que comme châtiment. Elle frappait les condamnés politiques et les juifs apostats, les deux délits partageant au fond la même nature sacrilège. Pour qu’elle pût s’appliquer, pour la première fois dans le monde méditerranéen, à tous les juifs, et non pas seulement aux apostats, il fallait établir un chef d’accusation. C’est la fonction de la thèse de la conspiration, qui est très probablement une fiction rendue nécessaire par les mécanismes d’application du droit dans le royaume de Tolède. La conspiration des juifs contre la chrétienté, bien que dénuée de fondements réels, était en tout cas annoncée par les textes, et n’avait rien pour surprendre un chrétien du VII siècle. Il est également fort possible que le discours d’Egica se fit l’écho quatre-vingts ans plus tard, du rôle joué par les juifs lors de la guerre d’Héraclius contre les Perses, auxquels ils livrèrent certaines byzantines. Les juifs se posèrent notamment comme les alliés en titre des Perses après la prise de Jérusalem en 614 (Martin, 2020 : III, 6, 60).
Les conversions des Juifs sous le règne de Léon III l’Isaurien (722)
Le deuxième exemple est celui de Léon III l’Isaurien qui fut empereur de l’Empire byzantin de 717 à 741. En 722, ce dernier prit une décision similaire à celle de Sisebut en ordonnant le baptême forcé des Juifs et des montanistes (Rouche, 2020 : III, 1, 18). Le montanisme était un mouvement chrétien hérérodoxe du IIe siècle, contemporain du marcionisme, fondé par le prophète Montanus en Phrygie qui se présentait comme l’organe du Paraclet, et se réclamait plus particulièrement de l’Évangile de Jean. Pour aborder cet événement, Escolano puise, entre autres, dans la Chronographie de Théophane le Confesseur (vers 758-818) (Lucas, 2016 : 242)13, la Compilation historique de Georges Cédrénus (Lucas, 2016 : 302)14, les Annales ecclésiastiques du cardinal Cesare Baronio (1538-1607)15, la Chronique universelle de Johannes Nauclerus (1425-1510)16, et les Maximes pour la conduite du prince Michel, roi de Bulgarie de Photius Ier de Constantinople (820-897)17
Peu de temps après, en l’an 622, alors que l’empereur Léon régnait à Constantinople, avec le surnom d’Iconomaque (mot grec qui, en langue romane, signifie ennemi et persécuteur des images sacrées, ce qui était son cas, car il était accusé de cette hérésie), Théophane, l’auteur le plus intelligent en matière d’histoire grecque, écrivit que ledit empereur obligea les Juifs de l’Empire à recevoir le baptême ; et qu’après avoir été baptisés et admis à la communion de la sainte Eucharistie, ils lavèrent le chrême de leur front, et qu’après avoir mangé et bu, ils vinrent à ladite communion, s’éloignant en tout point de la foi. Cela est attesté par Georges Cédrénus dans ses Annales de Grèce, par le cardinal Baronio dans le huitième volume de l’Histoire Ecclésiastique, ainsi que par Nauclerus dans le deuxième volume, à la vingt-cinquième génération. Mais celui qui a le plus longuement traité ce sujet, tel un témoin oculaire, c’est le patriarche Photius, dans la lettre des sept synodes généraux qu’il adressa à Michel, prince de Bulgarie. Cette lettre vit le jour dans la nouvelle impression de tous les conciles réalisée à Rome, dans la préface du second concile de Nicée. Photius y raconte que soixante-cinq ans après [leur conversion], lorsque les pères du second concile de Nicée découvrirent les grandes offenses que les Juifs baptisés de force par l’empereur Léon avaient commises contre la loi de Dieu, ils se retournèrent contre l’empereur et contre les Juifs. Après avoir déclaré que ces derniers étaient des chrétiens de façade, ils les exclurent de l’Église de Dieu, les laissant dans leur judaïsme (Escolano, 1611 : 1734)18.
Si l’empereur Léon III l’Isaurien est passé à la postérité pour son engagement en faveur de l’iconoclasme, il est connu également pour sa politique de répression à l’encontre de la minorité israélite. À la suite de ses prédécesseurs, il prit des mesures très énergiques pour protéger le christianisme – religion d’État de l’Empire romain depuis Constantin – contre les hérétiques, les Samaritains, les Juifs, les païens et les musulmans. À ses yeux, tous les non chrétiens étaient à la fois des ennemis de l’Empire et de la religion officielle. À ce titre, les Juifs furent soumis à un régime très sévère qui ne s’adoucit que ponctuellement pendant la persécution iconoclaste (Janin, 1912 : 126-133). Quand l’Empire était en proie à des querelles intestines ou menacé par des dangers extérieurs, la surveillance des autorités tendait à se relâcher ; en revanche, dès que le pouvoir central redevenait puissant, il cherchait par tous les moyens à fortifier l’unité religieuse qui faisait office de nationalité chez les Byzantins. C’est ce qui se passa au début du VIIIe siècle, lorsque Léon III l’Isaurien parvint à triompher des Arabes, notamment lors du siège de Constantinople de 717-718, et à affermir son pouvoir. Aux yeux de l’empereur, les Juifs représentait un danger politique et religieux. À plusieurs reprises, ils s’étaient alliés avec les Arabes du califat omeyyade ; par ailleurs, un mouvement messianique anti-étatique s’était développé autour d’un certain Sérène ou Sérénus, un Juif du nord de la Syrie qui avait des disciples jusqu’en Espagne, et qui prétendait être la réincarnation de Moïse et guider son peuple vers la Terre promise (Mortreuil, 1843 : 348; Graetz, 1888 : 315-316).
Cette politique de baptêmes forcés engendra de nombreux drames humains, entraîna un exode vers les « pays des Arabes qui sont les Tayayé » (Rouche, 2020 : III, 1,18)19 et donna naissance à des pratiques d’apostasie. En effet, par-delà le baptême, de nombreux Juifs continuaient à pratiquer en secret les préceptes de la loi mosaïque, tournant en dérision les sacrements du baptême et de la communion.
La plupart des auteurs insistent sur ces pratiques de dissimulation religieuse. Tel est le cas en France de Jacques Basnage, sieur de Beauvard :
Enfin, Léon étant monté sur le Trône, ordonna aux Juifs & aux Montagnards d’embrasser le Christianisme. Les Montagnards, ou les Manichéens, se firent bruler avec leurs Temples, plutôt que d’obéir : mais, les Juifs furent batisés & communièrent. Comme leur conversion étoit feinte, ils tâchoient de démentir les Démarches politiques qu’ils avaient faites vers le Christianisme, en se lavant d’Eau ordinaire, & en mangeant des Viandes communes immédiatement après avoir communié. Cette imagination est singuliere : cependant, elle suffit pour faire voir qu’on fit beaucoup de Violence aux Juifs qui étoient dans l’Empire Grec & que Léon l’isaurien fut de tous les Empereurs qui avoient régné jusques là, le plus cruel Ennemi de cette Nation (Basnage, 1716 : 64-65).
ou encore de Jean Le Sueur :
L’empereur Leon usa de rigueur envers les Juifs, & publia des Edits contr’eux pour les faire sortir des terres de l’Empire, s’ils ne vouloient se faire Chrétiens. Il y en eut plusieurs qui firent semblant de le devenir, en se faisant bâtizer : mais peu de tems après ils protestèrent qu’ils renonçaient à Jésus-Christ, & comme on était prêt de les forcer dans leurs maisons, ils y mirent le feu & s’y brûlèrent avec leurs familles. Ce qui fait bien voir qu’il faut persuader les hommes & non les contraindre par force à embrasser la Religion (Le Sauveur, 1730 : 172-173).
Si les lois de Théodose (347-395) punissaient de la confiscation des biens et du bannissement perpétuel les convertis qui étaient retournés au judaïsme, le deuxième concile de Nicée (787) aspirait purement et simplement à les exclure de l’Église. Tant que l’on n’avait pas la preuve qu’ils avaient entièrement renoncé à leurs pratiques religieuses ancestrales, il ne fallait pas leur administrer le baptême. Voici ce que disait le canon 8 à leur sujet :
Qu’il ne faut point recevoir dans l’Église les juifs, à moins qu’ils ne se convertissent d’un cœur sincère.
Vu que certains sectateurs de la religion juive dans leur erreur ont imaginé de se moquer du Christ notre Dieu, feignant d’être chrétiens et reniant le Christ en secret, en gardant en cachette le sabbat et accomplissant d’autres rites de la religion juive : nous ordonnons qu’on n’admette de telles gens ni à la communion, ni aux offices, ni à l’Église, mais qu’ils restent juifs selon leur propre religion, et qu’ils ne fassent point baptiser leur enfant, ni n’achètent ou possèdent un esclave. Si cependant quelqu’un d’entre eux se convertit d’une foi sincère et confesse le christianisme de tout cœur, dévoilant publiquement leurs coutumes et leurs rites, au point de reprendre et corriger d’autres personnes, celui-là qu’on le reçoive et qu’on baptise lui et ses enfants et qu’on s’assure qu’ils ont renoncé aux manières de vivre juives ; s’il n’en est pas ainsi, qu’on ne les reçoive point (Leclercq, 1902 : 520)20.
Les conversions des Juifs pendant la première croisade (1096)
Le troisième exemple nous plonge au cœur du Saint-Empire au moment de la première croisade. À partir, notamment, des œuvres de Johannes Nauclerus (Nauclerus, 1564 : Tome 2, Génération 37), que nous avons déjà cité, de Gilbert Génébrard (1535-1597) (Génébrard, 1580)21, de Francisco Joverio, théologien valencien de la deuxième moitié du XVIe siècle (Joverio, 1553) et de Fray Bartolomé Carranza (1503-1576), archevêque de Tolède (Carranza, 2000), Escolano aborde la question de la persécution des Juifs d’Europe occidentale qui durent opter entre le baptême ou la mort au cours de l’année 1096 :
Naucler et Genebrard, auteurs sérieux, racontent qu’en l’an 1096, parmi les nombreuses armées qui partirent à la conquête de la Terre Sainte, il y en avait une composée de 15 000 soldats croisés allemands, qu’avaient réunie dans ces provinces d’Allemagne un prêtre allemand du nom de Gottschalk, et une autre de 12 000 hommes commandée par un certain Emich de Leisingen. Alors qu’ils traversaient l’Allemagne pour aller faire la guerre aux Maures, ces croisés prirent les Juifs en aversion, commencèrent à les attaquer, à les égorger et à les voler, s’ils refusaient le baptême (Escolano, 1611 : 1738)22.
À l’appel du pape Urbain II en 1095, nobles, bourgeois et paysans de France, d’Angleterre, de Flandres et d’Allemagne, s’engagèrent dans la croisade et prirent la croix pour aller délivrer le Saint-Sépulcre et venir en aide aux populations chrétiennes menacées par les Turcs seldjoukides. Si leur ennemi principal était, de toute évidence, ceux que l’on appelait alors les Sarrasins, ils en profitèrent au passage pour régler leurs comptes avec les Juifs qu’ils considéraient comme le peuple déicide et des exploiteurs du peuple qui jouissaient de la protection des seigneurs et des autorités ecclésiastiques. Pour l’historien américain David Nirenberg, les pogroms qui eurent lieu principalement en Rhénanie « occupent une place importante dans l’historiographie juive moderne et sont souvent présentés comme le début d’un antisémitisme qui ne disparaîtra pas par la suite et dont le climax sera la Shoah » (Nirenberg, 2003 : 279-311). Pour éviter le pire, l’empereur Henri IV promulgua un édit qui interdisait de baptiser de force les Juifs ou leurs esclaves, ou de les soumettre à l’épreuve du feu ou de l’eau. De tout évidence, cette mesure impériale resta lettre morte, comme le démontre la suite des événements.
Même si Escolano ne le mentionne pas, il n’est pas inutile de signaler qu’un premier pogrom accompagné de conversions forcées eut pour théâtre la ville de Rouen à l’automne 1096. C’est ce que rapporte l’abbé Guibert de Nogent dans son autobiographie :
Guibert écrit que les habitants de Rouen qui avaient décidé de se croiser, se mirent un jour à tenir les propos suivants :
« Nous voulons, après avoir franchi de longues distances, attaquer les ennemis de Dieu vers l’Orient, alors que les juifs, qui, de tous les peuples, sont les pires ennemies de Dieu, se trouvent devant nos yeux. Ceci équivaut à accomplir notre tâche à l’envers ».
Après avoir déclaré cela, ils s’emparèrent de leurs armes et emmenèrent les juifs, soit par force soit par artifice, dans un « lieu de culte » et, sans tenir compte ni de l’âge ni du sexe, les passèrent par le fer à l’exception de ceux qui acceptèrent de se convertir » (Golb, 2018 : IV, 4, 11).
Cela dit, c’est en Allemagne, dans les villes de Trèves, de Spire, de Worms, de Mayence et de Cologne, que les croisés commirent les exactions les plus abominables, faisant périr entre 12 000 et 15 000 Juifs au cours du printemps et de l’été 1096 (Benveniste, 1998 : 128) :23
Mais l’obstination de la plupart des Juifs était telle, que dans les villes de Spire et de Worms, 800 personnes périrent par la main des soldats, car elles n’avaient pas voulu se faire baptiser. Beaucoup se suicidèrent après avoir décapité leurs femmes, leurs enfants et leurs amis, pour leur ôter l’occasion de devenir chrétiens. À Mayence, les soldats tuèrent plus de 1300 personnes. Un Juif, membre de l’élite, noya ses deux filles et mit le feu à sa maison ; il entra ensuite dans la synagogue, la brûla et se laissa périr avec beaucoup d’autres. À Cologne, les soldats pillèrent les maisons des Juifs le jour de la Pentecôte ; tandis qu’ils étaient dans leur synagogue, les livres de la Loi à main, le Seigneur pour punir leur aveuglement, permit aux soldats d’entrer, de leur arracher les livres, de les rouer de coups et de les piétiner. Ils les auraient même tous exterminés, si un cardinal ne les avait pas protégés (Escolano, 1611 : 1738)24.
À Worms, les Juifs livrés à leur triste sort par l’évêque Allebrand, durent se défendre contre les attaques des croisés conduits par Pierre l’Hermite. Au cri de : « l’Éternel notre Dieu est Un », des hommes et des femmes se donnèrent la mort, après avoir égorgé leurs enfants de leurs propres mains. Non contents de piller et de saccager les demeures des Juifs, les croisés déchirèrent et brûlèrent les rouleaux de la Loi le 16 mai 1096. Simha Kohen, dont toute la famille avait été décimée par ces hordes barbares, feignit de vouloir accepter le baptême, mais au moment de recevoir le sacrement il décida de se venger, en poignardant le neveu de l’évêque à l’aide d’un couteau qu’il avait soigneusement dissimulé dans sa poche (Graetz, 1893 : 75).
À Mayence, la violence atteignit des sommets inégalés. Le comte Emich de Leisingen et ses croisés s’arrangèrent pour spolier les Juifs de leurs biens après les avoir tous massacrés, avec la complicité de l’archevêque Ruthard :
À Mayence, les croisés eurent à la tête un certain comte Emmerich ou Emicho, homme sanguinaire et proche parent de l’archevêque Ruthard. Pour s’emparer plus facilement des richesses des Juifs, dont il était plus avide encore que de leur sang, il semble avoir conçu, d’accord avec l’archevêque, un plan vraiment infernal. Sous prétexte de les protéger, Ruthard offrit aux Juifs un asile dans son palais et leur demanda de lui confier leurs richesses jusqu’après le départ des croisés ; c’est ce qu’ils firent. Plus de mille trois cents Juifs étaient campés dans la cour de la demeure archiépiscopale, en proie à la plus poignante angoisse et adressant au ciel de ferventes prières. Le mardi 3 siwan (27 mai), dès l’aube, Emmerich arriva avec ses bandes et envahit la résidence de l’archevêque. Les horribles scènes de Worms se renouvelèrent alors à Mayence. Des vieillards, des femmes, des enfants s’entr’égorgèrent ou furent massacrés par leurs persécuteurs. Tous les mille trois cents Juifs qui s’étaient enfermés dans le palais de l’archevêque périrent ; Ruthard partagea avec Emmerich les trésors qui lui avaient été confiés. Ici, comme à Worms, très peu de Juifs consentirent à recevoir le baptême. Dans un moment de trouble, un certain Isaac et ses deux filles, ainsi que son ami Uria, avaient embrassé le christianisme ; mais ils se repentirent bientôt de leur apostasie. L’avant-veille de la Pentecôte, Isaac égorgea lui-même ses deux filles, mit le feu à sa maison, puis se rendit avec Uria à la synagogue, qu’il incendia. Tous deux périrent dans l’incendie (Graetz, 1893 : 75-76).
Comme on pouvait s’en douter, les Juifs persécutés lors de la première croisade, s’empressèrent de rejeter leur masque chrétien et retournèrent au judaïsme aussitôt après le passage des croisés, à l’instar de ces branches qui reprennent leur position d’origine dès lors que la main les relâche, pour reprendre l’image utilisée par Escolano (Escolano, 1611 : 1739). Ils furent encouragés dans leur action par l’empereur Henri IV en personne, à son retour d’Italie :
Il [Henri IV] manifesta publiquement sa compassion pour les Juifs, et, à la demande du chef de la communauté de Spire, Moïse ben Gouthiel, il autorisa tous les Juifs qui avaient reçu le baptême par contrainte à revenir au judaïsme. Ce fut une joie générale parmi les Juifs d’Allemagne […] Cette large tolérance de Henri IV irrita les représentants de l’Église, et le pape Clément III lui-même, qui devait cependant sa tiare à l’empereur d’Allemagne, lui adressa des reproches amers […] Henri IV ne se préoccupa nullement de ces reproches et il continua à traiter les Juifs avec équité. Il ordonna même une enquête sur la conduite de l’archevêque Ruthard, qui s’était approprié les biens des Juifs de Mayence, et il dédommagea en partie ces derniers au détriment de l’archevêque (1098) (Graetz, 1893 : 79).
Afin de protéger les Juifs de nouvelles persécutions, en 1103, l’empereur fit jurer aux princes et aux bourgeois qu’ils ne maltraiteraient pas la communauté israélite et qu’ils la laisseraient dorénavant vivre en paix.
Les conversions des Juifs en France sous le règne de Philippe II (1182)
Le quatrième exemple choisi par Escolano est celui des persécutions des Juifs sous le règne de Philippe II de France (1180-1223), dit Philippe Auguste. Le chroniqueur valencien indique à son lecteur qu’il peut approfondir le sujet en puisant dans l’Histoire de San Juan de la Peña (Briz Martínez, 1620) et dans plusieurs « histoires de France ». Sans doute pensait-il aux différentes chroniques écrites en latin et en français au XIIIe siècle, comme celle de Rigord (vers 1145-1207) et de Guillaume le Breton (vers 1165-1225), incorporées plus tard dans les Grandes Chroniques de France (Carpentier, Pon et Chauvin, 2006; Delaborde, 1882-1885; Viard, 1930). Il s’agit d’une chronique en ancien français qui retrace l’histoire du royaume de France, rassemblée pour la première fois à la demande du roi Louis IX, et augmentée ensuite dans des éditions mises à jour jusqu’en 146125.
À la fin du XIIe siècle, les Juifs de France, qui avaient pris une place importante dans le commerce et dans la pratique du prêt à intérêt, éveillèrent la jalousie des Français qui virent en eux des ennemis de la foi et des concurrents déloyaux sur le plan économique. On les accusait d’être trop nombreux, d’amasser les richesses, d’avoir la ferme des principaux péages et impôts du royaume, d’avoir à leur service des domestiques et des servants chrétiens, de prendre en gages les vases d’argent et les calices des églises, les ornements du baron, l’escarboucle que le chevalier avait rapportée de Palestine, la charrue du paysan… On leur reprochait également de profaner les objets du culte catholique, et de crucifier chaque année un chrétien dans des cavernes (Viard, 1930 : 98-99).
Sur les conseils de frère Bernard, solitaire de Vincennes qui s’était illustré à l’époque par sa sainteté, son humilité et ses nombreux miracles, Philippe II prit la décision de confisquer les biens des Juifs, d’annuler leurs créances et de les expulser de son royaume en 1182 (Sibon, 2016 : 23-60). Il ne s’agissait pas cependant d’une expulsion générale, « de toute la terre de France » comme on peut le lire dans les chroniques officielles, mais d’une mesure qui concernait uniquement les Juifs du domaine royal, à savoir ceux de Paris, Orléans, Bourges, Corbeil, Étampes et Melun. À cette occasion, les synagogues furent détruites, comme celle de la Cité à Paris dont il ne reste aucune trace, ou transformées en églises, et les biens des Juifs furent redistribués à des nobles ou à des corporations. Par cette mesure, Philippe Auguste inaugurait un modèle d’expulsion-spoliation des Juifs qui allait se répéter à de nombreuses reprises dans l’histoire. La plupart des Juifs concernés émigrèrent hors du domaine royal, dans des seigneuries situées principalement en Champagne, en Bourgogne, en Provence et en Languedoc. Une minorité opta pour le baptême, non par conviction mais pour éviter la perte de ses biens, basculant ainsi dans l’apostasie.
Cette mesure d’expulsion-spoliation fut cependant de courte durée car, dès 1198, Philippe Auguste ordonna le retour des Juifs dans le domaine royal. Cette volte-face n’était pas le fait d’une compassion tardive à l’encontre des fils d’Israël, mais le fruit d’un calcul intéressé. Le roi savait pertinemment qu’il ne pouvait pas se priver de la présence de ces sujets, car ils contribuaient à l’essor économique du royaume, de par leurs activités financières et commerciales, et représentaient des contribuables que l’on pouvait facilement ponctionner. Pour parvenir à ses fins, le roi dut négocier, entre autres, un accord réciproque d’extradition des Juifs avec le comte Thibaut III de Champagne (Philippe, 1979, 26-27). Les Juifs devinrent alors des serfs de la couronne, ce qui les privait de la protection de l’Église, et les soumettait à l’arbitraire du roi et de ses seigneurs (Philippe, 1979 : 308).
Si les Juifs purent bénéficier d’une relative accalmie en France jusqu’au début du XIIIe siècle, ils furent très vite en butte à l’animosité d’Innocent III, pape qui créa l’Inquisition pour traquer les hérétiques, et qui fut également un ennemi implacable des Juifs et du judaïsme. Dans une lettre de 1205, il reprochait à Philippe Auguste sa trop grande bienveillance à l’égard de la communauté juive (Graetz, 1893 : 162).
En guise de conclusion, Gaspar Escolano revient sur le précédent des musulmans dans le royaume de Grenade sous le règne des Rois Catholiques. À ses yeux, l’apparition d’une comète dans le ciel en 1501 représentait un mauvais présage et l’annonce d’un châtiment divin contre les Rois Catholiques qui avaient contraint par la force les musulmans grenadins à recevoir le baptême (Escolano, 1611 : 1441-1442). Le deuxième édit d’expulsion de 1502, qui faisait suite à celui de 1501, offrait, en théorie, aux mudéjares de la couronne de Castille le choix entre l’exil ou le baptême, mais, dans la pratique, les clauses restrictives qu’il comportait en faisait un décret de conversion forcée. En effet, les mudéjares devaient laisser leurs enfants de moins de quatorze ans, avaient l’interdiction d’emporter de l’or, de l’argent et des bijoux, et l’obligation de se rendre uniquement dans le sultanat mamelouk qui s’étendait sur l’Égypte, le Hedjaz et le Levant : Syrie, Liban, Palestine, Israël, Jordanie et Anatolie.