Julien LE MAUFF, L’empire de l’urgence ou la fin de la politique, Paris, P.U.F., 2024, 250 pages. ISBN 978-2-13-085666-5
Depuis plusieurs années, les démocraties libérales contemporaines ont fréquemment recours à ce que nous connaissons sous le nom « d’état d’urgence », aussi appelé « état d’exception ».
C’est de ce constat que part Julien Le Mauff pour rédiger L’empire de l’urgence, ou la fin de la politique (2024), qui fait l’objet du présent compte rendu. Le Mauff retrace la généalogie et les mutations de ce phénomène qui s’est immiscé dans la vie quotidienne. L’ouvrage est divisé en 8 chapitres, qui, tour à tour, analysent les enjeux actuels et les fondements historiques de la notion d’urgence. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur le cadre théorique que fournissent les travaux de Carl Schmitt, Walter Benjamin, ou encore Giorgio Agamben. S’il l’état d’urgence est traditionnellement défini comme étant une suspension partielle ou totale des garanties démocratiques, dans le but de protéger les citoyens d’un danger immédiat, Le Mauff tient à rappeler les origines coloniales de ce dispositif, ainsi que la plasticité qu’il acquiert au fil du temps. En effet, si une loi sur l’état d’urgence apparaît en France dans le contexte de la guerre d’indépendance algérienne, cette mesure sert successivement à réprimer les soulèvements populaires, à se prémunir contre la menace terroriste, puis, plus récemment, à faire face à la pandémie de Covid-19. Toutefois, en raison du climat d’impunité qu’elle instaure, l’urgence pose, et ce depuis les premières théories sur l’État, la question des rapports entre État de droit et état d’exception.
Cette distinction pose la question de l’exercice de la souveraineté : dans quelle mesure peut-elle s’extraire des lois qu’elle impose ? A-t-elle le pouvoir de s’extraire du droit en le suspendant, sans pour autant être dans l’illégalité ?
Pour certains théoriciens du droit du XXe, comme le sulfureux Carl Schmitt, c’est justement dans sa capacité à suspendre l’ordre juridique établi que la souveraineté trouve sa légitimité, et peut s’affirmer en tant que seule juge de sa propre limite. L’exception devient donc la condition d’existence de l’État de droit, et les considérations schmittiennes inspirent de nouveaux développements sur la proximité entre droit et exception. Pour le philosophe italien Giorgio Agamben, l’exception est une zone d’indistinction entre le droit et sa transgression. L’enjeu qui se pose est celui des limites du juridique, puisque l’état d’exception, en suspendant l’État de droit, est une mesure « illégale », tout en étant « juridique et constitutionnelle ».
Ainsi, Le Mauff constate que droit et exception se confondent. Cette indistinction se manifeste par l’intégration de mesures exceptionnelles au droit commun, observable depuis le mouvement des gilets jaunes, en 2017. Les régimes d’exception tendent à devenir quasi-permanents : l’état d’urgence décrété le 13 novembre 2015 est prorogé jusqu’au 1er novembre 2017 ; et l’état d’urgence sanitaire déclaré le 23 mars 2020 est maintenu jusqu’au 31 juillet 2022.
L’auteur observe que le pouvoir de décision sur l’exception étant au fondement du pouvoir souverain, il apparaît une confusion fondamentale entre le droit et la suspension de celui-ci. Cette observation met en défaut les théories selon lesquelles l’usage politique de l’urgence est une dérive qui anéantirait l’État de droit de l’intérieur en limitant les libertés fondamentales.
Force est de constater la légitimité de ces inquiétudes, puisque dans les démocraties libérales, décréter l’état d’urgence revient immanquablement à remettre en question la séparation des pouvoirs, et à adopter des mesures qui favorisent le contrôle et la surveillance des individus ; faisant craindre un « basculement vers l’arbitraire » (p. 79).
Face au risque de l’extension et de la permanence de l’urgence, l’auteur nous rappelle les conclusions de Giorgio Agamben sur la question. Le philosophe italien met en garde contre le sacrifice de la vie politique au nom de la vie biologique du corps citoyen. Vivre sous l’état d’exception revient à prioriser des impératifs sécuritaires qui supplantent la politique, et condamnent la société à « vivre sans cesse dans un état de peur et d’insécurité ».
Selon Le Mauff, cette omniprésence de l’état d’urgence témoigne de l’avènement d’un « État d’exception constitutionnel » (p. 88), qui revendique une domination illimitée. Un moyen de s’arroger ce pouvoir exclusif consiste en la répression systématique des soulèvements populaires et syndicaux, qui deviennent régulièrement des scènes de violence extraordinaires. Aussi bien les manifestants que les passants risquent d’être blessés par les forces de l’ordre. Pour l’auteur, l’exercice de cette violence souveraine s’inscrit dans un processus de justification et de mise en scène de la violence, propre au XXIe siècle.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, Le Mauff met en évidence l’effondrement du paradigme de la « transitologie », qui, depuis Weber, défend l’idée selon laquelle un pays qui se modernise tend également à se démocratiser. Les montées en puissance de la Chine populaire de Xi Jinping ou de la Russie fédérale de Vladimir Poutine mettent en lumière les limites de cette théorie. Le XXIe siècle se caractérise non seulement par la montée des autoritarismes, mais aussi par la recrudescence des « démocraties illibérales » (expression que l’on doit au journaliste états-unien Fareed Zakaria, et qui désigne dans un premier temps les démocraties émergeant de la chute de l’URSS). Sont dites « illibérales » les démocraties qui sont dépourvues d’État de droit, c’est-à-dire sans séparation des pouvoirs ni garantie des droits et libertés fondamentales. Cette récession démocratique coïncide avec un « retour du prince », un regain de figures fortes qui profitent d’un culte de la personnalité. La politique n’est plus perçue dans sa dimension collective. C’est ainsi qu’en 2017, Emmanuel Macron disait vouloir incarner un président « jupitérien ».
La fin de l’ouvrage est consacrée à « l’urgence climatique », expression diffusée par les médias depuis quelques années mais qui semble constituer une aporie. En effet, l’auteur souligne que l’urgence doit permettre de réagir à une situation inattendue et dont les conséquences sont imprévisibles. Or, depuis les années 70, un consensus scientifique existe sur le réchauffement global et ses conséquences. De plus, la gestion de cette crise révèle un constat alarmant quant aux comportements individuels quotidiens et à la pollution émise par les individus les plus riches. En dépit de la nécessité de ralentir le réchauffement climatique, nous assistons en effet à l’avènement des voyages spatiaux touristiques, qui émettent –par passager– jusqu’à 100 fois plus de CO2 qu’un vol long-courrier. Si le discours sur « l’urgence climatique » ne semble pas convaincre les gouvernements d’agir efficacement dans la lutte environnementale, il existe bel et bien un régime d’exception propre à l’enjeu climatique ; puisque celui-ci suspend le droit des futurs citoyens à vivre dans des conditions humainement décentes.
L’urgence a cette capacité de suspendre la vie, et pas seulement des individus à naître. Un exemple flagrant en a été donné lors du confinement de 2020. Cette réclusion volontaire généralisée à mis en lumière un paradoxe déjà existant, entre l’accélération des changements sociaux et le ralentissement de l’expérience du temps individuel. Alors que le corps social se heurte aux caprices des évènements, les individus sont contraints de s’adapter en permanence, donnant lieu à une « pétrification » de la temporalité individuelle » [p. 186], et dont témoigne la généralisation des cas de burn-out, de dépression, ou d’ennui.
Cette hétérochronie, entre fragilisation des situations individuelles et urgence incessante est un produit du néolibéralisme. L’auteur lui-même, en tant qu’enseignant-chercheur, connaît ce rythme de la précarité (contrats cours, salaires bas et parfois versés avec du retard, absence de statut permanent). L’individu doit accepter l’attente et l’incertitude, alors que la société dans laquelle il vit est en urgence permanente.
Enfin, l’omniprésence de l’urgence va jusqu’à suspendre la politique elle-même, en tant qu’art de gouverner et d’exercer le pouvoir. La politique se résume désormais à une gestion de l’urgence, qui ne fait que réagir à la contingence. Si urgence et exception semblent mettre à mal les régimes démocratiques, elles mettent en lumière une recomposition du pouvoir souverain, qui souhaite s’émanciper de toute limite. En rappelant le lien originel entre ordre colonial et état d’urgence, Le Mauff avance que la métamorphose de l’urgence en technique de gouvernement relève d’une forme de colonisation intérieure.
L’auteur se refuse toutefois de conclure sur une note pessimiste, et nous rappelle que des alternatives sont possibles. Il cite en exemple le cas de la révolution néo-zapatiste de la région mexicaine du Chiapas. Depuis 1994, et ce malgré la répression fréquente de la part de l’État, les populations autochtones sont parvenues à conquérir leur autonomie. Ce nouveau mode de gouvernement, véritable « utopie en acte » (p. 208) selon l’auteur, est un exemple de démocratie directe. Pour l’atteindre, il est nécessaire de réhabiliter l’idée de révolution, en tant que renversement de la construction souveraine présente. L’expertise médiéviste de l’auteur nous éclaire sur les défis auxquels font face nos démocraties actuelles. En retraçant l’histoire de la souveraineté et la théorie du pouvoir, Julien Le Mauff fait de L’empire de l’urgence, ou la fin de la politique, un ouvrage nécessaire pour appréhender les bouleversements sociaux-politiques actuels.