La déconstruction de la langue chez Jorgenrique Adoum et sa reconstruction en traduction
Si l’Équateur devait être réduit à un seul auteur ayant marqué son histoire littéraire, il ne fait aucun doute qu’il s’agirait de Jorge Enrique Adoum. Fils d’immigrés libanais, Adoum naît le 29 juin 1926 à Ambato, capitale de la province de Tungurahua, au cœur des Andes. Cette double identité de fait se voit annulée par la volonté d’un Adoum qui, dès sa plus tendre enfance, se définit en tant qu’indigène non pas de sang mais de cœur. Élevé « à la dure » par un père libanais qui utilisait ses services de secrétaire (rédaction, correction et traduction de ses ouvrages de médecine ésotérique), Jorge Enrique est scolarisé au lycée Mejía de la capitale équatorienne, Quito, où il fera ses armes sur le plan de la formation littéraire. Mais la présence pesante du père, qui ne s’est jamais véritablement adapté à la culture équatorienne, devient rapidement oppressante au point que Jorge Enrique Adoum décide de poursuivre ses études de droit à l’université de Santiago du Chili.
Ses années chiliennes seront profondément marquées par sa rencontre avec Pablo Neruda au détour d’une conférence à l’université. Ce dernier, qui se trouvait à la recherche d’un secrétaire particulier, avait été impressionné par le jeune Adoum au point de lui proposer le poste. Ce fut alors le début d’une relation à la fois professionnelle et amicale qui ouvrit de nombreuses portes à l’auteur Équatorien.
Au gré de son travail de secrétaire particulier, Adoum transcrivait les poèmes que Neruda lui dictait, rédigeait les lettres de réponse aux poètes en herbe qui demandaient l’avis du grand maître chilien, et faisait la connaissance des grands noms qui ont fait de la littérature latino-américaine et hispanique ce que l’on en connaît encore aujourd’hui : Alejo Carpentier, Juan Rulfo, Octavio Paz, Vicente Aleixandre, Rafael Alberti, etc.
Ses études achevées, poursuivi par les autorités chiliennes sur ordre du gouvernement équatorien, Adoum dut rester caché plusieurs semaines avant de pouvoir quitter le pays (Adoum, 2002). Exilé tantôt en Chine, tantôt en France, tantôt au Japon, tantôt en Inde, Adoum travaille pour le compte de l’Unesco en qualité de traducteur et s’adonne en parallèle à la poésie. Rapidement reconnus, ses poèmes sont publiés dans des recueils sous forme de pamphlets en Équateur et parviennent dans les mains de Neruda, qui lui envoie une lettre lui enjoignant de « [se] libérer d’un nerudisme dont [il n’a] pas besoin » [notre traduction] (Adoum, 2002: 82).
Par voie de conséquence, dans une quête de style littéraire passant par la mort du père, Adoum s’affranchit de ses deux figures paternelles, biologique la première, littéraire la seconde, et donne naissance à une identité littéraire que l’on pourrait très bien résumer ainsi : le passage de Jorge Enrique Adoum à Jorgenrique Adoum.
Ce travail est patent dans le recueil de poèmes Prepoemas en post-español, et encore avant dans son « texte avec personnages », Entre Marx y una mujer desnuda : Adoum y établit un manifeste d’écriture narrativo-poétique. Désormais, sa langue d’écriture ne sera plus l’espagnol, mais le post-espagnol, l’expression idiolectal de l’Équateur par laquelle il s’affranchit de tous les pères : celui qui lui a donné la vie, celui qui lui a donné la littérature, et surtout celui qui lui a donné la langue.
Par ce procédé d’écriture total (à la fois syntaxique, terminologique, idéologique, idiolectal et technolectal), Adoum érige la langue parlée de l’Équateur au rang de littérature, ce qui n’avait pas été fait auparavant. La langue telle qu’elle est parlée en Équateur devient véhicule littéraire et objet de littérature, une façon de s’identifier à sa terre, un motif constant dans son œuvre, qu’elle soit poétique, narrative ou d’essai (El desenterrado (Adoum, 2005: 65), El amor desenterrado (Adoum, 2004), El destierro (Adoum, 2005: 348)).
Configuration du discours littéraire de Jorgenrique Adoum
Le style littéraire, au sens hyperonymique, et lyrique en particulier de Jorgenrique Adoum abonde en mécanismes de construction et de créativité langagière. Le foisonnement constructif repose notamment sur les reconstructions par analogie : on trouve avec une fréquence assez élevée des constructions par analogie dans la poésie et la narration d’Adoum. Par exemple, nous citerons le vers « por qué para siempremente sintigo » extrait de « Velorio de una excepción » du recueil de poèmes Prepoemas en post-español (Adoum, 2005: 367), ou encore « Y si la felicidad no es esto de vivir contigo, dentro detigo, yo te prefiero a la felicidad » (Adoum, 2015: 69), un aparté prononcé par le personnage extradiégétique Bichito dans Entre Marx y una mujer desnuda. Dans les deux cas, sintigo et detigo sont construits par analogie avec contigo. Plutôt que la valeur prétendument « fautive » qui pourrait lui être associée, c’est la déconstruction de la langue qui est ici opérée. Elle rappelle au lecteur que le locuteur hispanophone a depuis longtemps oublié que contigo est lui-même pléonastique (répétition du cum latin à deux reprises : cum mecum, d’abord dérivé en mecum devenu migo en espagnol, puis réactualisé en conmigo par désémantisation du suffixe en -go).
Autre fait marquant de l’identité littéraire construite au fil des poèmes et des romans d’Adoum, la contraction issue de l’analogie syntaxique avec le quichua introduit dans la langue espagnole d’Équateur la structure phrastique du quichua. C’est notamment le cas de culidesnudos (Entre Marx y una mujer desnuda). La langue quichua est éminemment contractive et il n’est pas rare d’observer la contraction du substantif avec son adjectif. L’exemple donné ici est une variante du langage parlé équatorien culillucho1, qui signifie la même chose que culidesnudo et offre l’avantage d’être à la fois concis, donc efficace graphiquement et syntaxiquement en poésie notamment, et d’une limpidité lexicographique absolue.
Autre exemple de contraction, en miroir cette fois, est la construction trasubiendo dans le vers trabajando y trasubiendo du poème Epitafio del extranjero vivo du recueil de poèmes Prepoemas en post-español. Elle se fait en écho à trabajando avec la réinterprétation des morphèmes qui composent trabajar, à la fois trabajar et bajar, travailler et descendre avec une double interprétation du radical de base, trabajo et bajar (tra + bajar, descendre à travers). Il y a là une mise en rapport avec la réalité équatorienne des montagnes des Andes et des champs se trouvant dans les páramos (quand on descend de la montagne, c’est pour rentrer du travail dans les champs à la maison) et la logique inverse, trasubiendo, subir a trabajar, monter travailler, ce qui offre de multiples niveaux de compréhension terminologique et d’évocation culturelle et idiolectale propre à l’Équateur.
Il y a de surcroît profusion d’implication du lecteur dans la construction de sens chez Jorgenrique Adoum, et tout particulièrement dans Entre Marx y una mujer desnuda, un « texte avec personnages » comme l’auteur aime à l’identifier (Adoum, 2015: 5). La lecture à choix multiples offre au lecteur la possibilité d’interpréter à son gré le texte qui lui est offert et d’y prendre part. Dans les exemples issus du roman, pasan(cayen)do, necesitaron largarse o quisiera-eron, cette lecture potentiellement performative pour le destinataire donne à lire à la fois pasando et cayendo ou encore necesitaron largarse o quisiera et necesitaron largarse o quisieron, ce qui ouvre, par une opération orthotypographique minime, le champ des possibles et est, une fois encore, marqué par la concision et la multiplicité des interprétations, niveaux sémantiques et réseaux de sens possibles.
L’un des signes particuliers les plus visibles de l’œuvre poétique de Jorgenrique Adoum est sans nul doute le recours à la néologie morphologique et sémantique. Nous citerons à titre d’exemple domingamente dans le vers domingamente bocabajo bajo qué boca te le du poème Sunday Bloody Sunday du recueil de poèmes Prepoemas en post-español. Les procédés néologiques vont de l’analogie à valeur scientifisante à l’incessante adverbialisation, à l’image de domingamente, construit à partir du radical domingo auquel est adjoint le suffixe en -mente caractéristique de l’adverbe de manière.
Enfin, l’irruption du langage parlé équatorien dans l’œuvre littéraire d’Adoum est patente tout au long de son œuvre poétique et narrative et s’accroît au fur et à mesure que le poète affine son bagage littéraire. Nous donnerons deux exemples issus de Entre Marx y una mujer desnuda : ha sabido ser juguetón et mi taita y yo. La construction verbale à partir de saber ser, plus encore la présence du passé composé à la fois résultatif et exprimant la surprise sont autant de signes syntaxiques de la pénétration du quichua dans la langue parlée équatorienne. Le passé composé ici employé fait écho à la dichotomie temporelle du quichua, composé d’un passé où le locuteur est témoin et d’un passé rapporté, le premier exprimé de façon agglutinée, le second de façon composée2. Ce passé rapporté3 dérive ici de l’aspect résultatif propre au passé composé dans sa racine latinisante et amplifie cet aspect en lui attribuant une valeur de surprise, d’élément qui était inconnu du locuteur auparavant. D’autre part, le verbe saber est polysémique en équatorien et difficile à expliquer. La première acception équatorienne de saber est celle de soler, avoir l’habitude de faire quelque chose. Cet emploi est très courant en Équateur, tout particulièrement dans la Sierra. La seconde acception est celle de la surprise et recoupe notre explication de la cosmovision temporelle du quichua. Dans son Diccionario del español ecuatoriano, Fernando Miño-Garcés définit ha/han/has sabido comme « Se usa para expresar sorpresa o admiración por una cualidad desconocida hasta entonces » (Miño-Garcés, 2016).
Par ces différents moyens, Adoum opère une déconstruction de la langue espagnole et construit ce que lui-même appelle le post-espagnol, sa langue à lui, son bagage littéraire amplement partagé avec les Équatoriens. Cette déconstruction est centrale dans son œuvre et est même visible dans la morphologie du roman qualifié de « texte avec personnages », Entre Marx y una mujer desnuda, qui commence in medias res dans tous les sens de la locution : dans le feu de l’action narrative, donc, mais également dans le feu de l’écriture par une métaréflexion sur l’acte d’écrire la littérature, et enfin au beau milieu, car le livre s’ouvre sur une action qui a lieu au beau milieu du livre et non pas à son commencement. D’ailleurs, le prologue se trouve aux deux-tiers du roman. Par cette déconstruction le lecteur est questionné sur son rôle actif dans la lecture, dans le décodage des signes linguistiques qui composent les mots qui font des phrases et portent le sens.
Du post-espagnol au post-français
L’identification des mécanismes ayant présidé à la construction littéraire de l’œuvre d’Adoum est un facteur clef que le traducteur doit coupler à une analyse à plusieurs plans du texte qu’il traduit. Les éléments constitutifs de la créativité d’Adoum sont multiples et ce foisonnement peut constituer autant d’obstacles à la traduction, d’autant plus que le mode de construction des langues en contact diffère à un degré plus ou moins grand.
Une analyse d’ « En el principio era el verbo »
Cette déconstruction de la langue est souvent frappée du sceau de la performativité comme en témoigne le poème En el principio era el verbo. Ainsi la voix poétique avertit le lecteur dès le titre du poème : En el principio era el verbo.
Il y a lieu d’interpréter le titre sur tous les plans possibles, et cette interprétation sera réactualisée à la suite de la lecture du poème. La référence biblique est détectable au premier abord, avec la genèse et la création du monde (prologue de l’Évangile selon Jean) : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu […]4.
L’interprétation se veut ensuite performative : le titre annonce le poème, à savoir une abondance de verbes :
EN EL PRINCIPIO ERA EL VERBO
te número te teléfono aburrido
te direcciono (callo caso y escalero)
y habitacionada ya te lámparo te suelo
te vaso te enfósforo te libro
te disco te destoco te desvisto desoído
te camo te almohado enciendo descobijo
te pelo te cadero me cinturas
nos trasvasamos labio a labio
me embotello en tu adentro
nos rehacemos te desformo me conformo
miltuplicada tú yo mildividido (Adoum, 2005)
Nous proposons la traduction suivante pour ce poème, que nous commentons en suivant :
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE
je te numère te téléphone lassé
je t’adresse (je te rue te maisonne et t’escalie)
toi tu es déjà enchambrée je te lampe je te parquette
je te verre je t’allumette te livre
te disque te déjoue te déshabille me déshabite
t’alite te coussine t’allume te découverture
te chevelure te déhanche tu me ceintures
nous nous transvasons de lèvre à lèvre
je m’embouteille en ton sein
nous nous refaisons je te déforme me conforme
miltupliée toi moi mildivisé
Puisque la référence biblique est immédiate, nous avons fait usage de la traduction de la Bible qui fait autorité. La première qui apparaît est celle de Louis Segond, que nous écartons du fait du terme « Verbo » qui apparaît en « Parole » et constituera un frein à l’interprétation du poème et à son caractère performatif. La seconde est celle citée plus haut, celle d’Augustin Crampon, concurrente de la première, et qui emploie le terme « Verbe », mieux adapté à la traduction du poème qui sera nôtre.
Le corps du poème en post-espagnol induit une réflexion profonde sur le langage et la façon dont il est construit, notamment en termes de néologie morphologique et sémantique. Alors que la construction néologique est rendue plutôt aisée en espagnol, la langue française est moins encline à ce type de création, souvent taxée de fautive. Nous avons pris le parti de construire des verbes, car il s’agit de cela avant tout dans le poème, à partir d’analogies rendues possibles en français par type de terminaison verbale, et de ne pas nous contenter de la création verbale autour de verbes du premier groupe.
Le poème compte 31 formes verbales pour un total de 69 mots, soit près de 45 % du poème composé de verbes sous différentes formes. La surabondance de verbes se côtoyant les uns les autres produit un effet d’urgence, un rythme effréné qui s’accroît à mesure que le poème avance, et qui tire parti de la non-linéarité propre à la poésie (les enchâssements multiples, les césures, les vers, les rimes internes, la métrique, la ponctuation absente, la submorphémie5, la réinterprétation étymologique, la néologie, etc.). En verbalisant nombre de substantifs, la voix poétique offre un mécanisme stylistique d’objet devenant acteur, ce qui reconfigure la construction linguistique : le substantif décrit le résultat d’une action, tandis que le verbe met l’action en situation, ce qui induit une visualisation mentale dynamique chez le lecteur, par opposition à la staticité propre aux substantifs. L’effet produit chez le lecteur pourrait être comparé à celui d’une caméra de cinéma qui se focalise sur les objets et narre les actions par un effet de suggestion associé aux substantifs verbalisés.
Ainsi, si l’on considère qu’il est de la responsabilité du traducteur de traduire en premier lieu le sens, puis l’essence, et enfin les sans du texte source6, nous proposons la traduction des verbes post-espagnols en un français déconstruit sur le modèle d’Adoum pour créer un post-français :
te número > je te numère
Nous constatons que le verbe espagnol repose sur le substantif número dont il conserve l’accent proparoxytonique, précédé du pronom réflexif te qui ôte tout équivoque possible quant à la nature grammaticale du terme en exergue. La conservation de l’accent tonique nous donne pour indice que le verbe n’est pas dérivé de numerar, mais bien directement du substantif número, à savoir le numéro de téléphone. Aussi, nous choisissons de créer un verbe en français à partir de numéro conjugué par analogie avec énumérer, soit numère, précédé du sujet je et du pronom réflexif te, et n’optons pas pour je t’énumère qui peut prêter à confusion.
te teléfono > te téléphone
Te teléfono est directement construit, une fois de plus, à partir du substantif et non du verbe existant, telefonear. Cette construction crée un effet, celui de l’action centrée sur l’objet plutôt que sur l’acte : plutôt que d’imaginer l’action de téléphoner, le lecteur visualise le combiné téléphonique qui sert à communiquer. Attendu que la langue française construit nombres de verbes à partir du premier groupe (terminaison en -er) et que de nombreux mots finissent par un -e non audible, il est difficile de traduire autrement te teléfono que par te téléphone en profitant de la factorisation du sujet en début de vers.
aburrido > lassé
En dehors de la difficulté liée à l’euphonie d’ennuyé et sa polysémie peu adaptée au contexte, traduire ce participe passé ne suscite pas de difficulté particulière, et nous avons opté pour lassé.
te direcciono > je t’adresse
Pour te direcciono, construit à partir du substantif dirección, adresse, nous proposons une traduction qui opère une néologie sémantique avec un léger glissement de sens, passant d’adresser en tant qu’émission de paroles à l’attention de quelqu’un ou le fait de faire parvenir quelque chose à l’adresse de quelqu’un à adresser en tant que se rendre à une adresse précise.
callo > je te rue
Ce verbe doit être traduit dans le même esprit que le précédent, son caractère novateur résidant dans le glissement sémantique opéré du verbe callar ayant pour sens initial se taire, taire, et qui devient callar à partir du substantif calle, la rue. En français, nous avons opté pour introduire la construction verbale je te rue à partir de rue transformé en verbe sous la forme de ruer conjugué au présent en je te rue, qui diffère sémantiquement de la forme pronominale se ruer.
caso > te maisonne / escalero > t’escalie
Le procédé ici opéré est le même qu’au verbe précédent. Caso est construit non pas à partir du verbe casar, signifiant marier, mais à partir du substantif casa (maison) qui devient casar puis caso par néologie sémantique. Nous avons construit le verbe maisonner par analogie avec le substantif maisonnée et par dérivation du substantif maison, dans un esprit de déconstruction du français en post-français sur le modèle du post-espagnol. C’est également le cas pour Escalero, construit à partir du substantif escalera (escalier) verbalisé en escalerar. La particularité du français est la terminaison en -lie. Nous avons créé le verbe escalier à partir d’escalier et l’avons conjugué en nous référant analogiquement à lier, pallier : je lie, je pallie, donnant ainsi je t’escalie.
habitacionada > enchambrée
Le participe passé est ici composé à partir d’habitación (chambre) devenant habitacionar puis habitacionada. En français, nous pourrions créer un néologisme sémantique à partir de chambre devenant chambrée, mais il nous semble que chambrer est fortement connoté par son sens de moquerie, aussi nous avons choisi de retravailler le verbe à la façon des néologismes morphologiques qui abondent dans l’œuvre poétique de Jorgenrique Adoum (Aguilar, 2020), par préfixation en en- marquant l’intérieur, la situation dans un espace, qui convient bien au contexte particulier du vers.
te lámparo > je te lampe / teenfósforo > je t’allumette
La construction terminologique ici opérée est similaire à celle de te teléfono et te número, à savoir à partir du substantif directement, lámpara (lampe). On l’a vu, l’effet produit par la verbalisation d’un substantif est celui d’une très grande focalisation sur l’objet couplée à l’acte (en l’occurrence visualisation mentale de la lampe associée à l’action d’allumage de la lampe). En français, il est tout à fait possible de reproduire cet effet par le même mécanisme, tel que nous l’avons fait au premier vers et le faisons ici. Ainsi, lampe donne lieu à lamper qui dérive en je te lampe.
Quant à te enfósforo, le mécanisme est le même : fósforo (allumette) verbalisé en fosforar avec préfixation en en- pour désigner l’action. Nous proposons je t’allumette à partir d’allumette devenant allumetter puis je t’allumette.
te suelo > je te parquette
Si te suelo est construit à partir du substantif verbalisé suelo, variante hypothétique de solar, il nous a semblé qu’il était peu euphonique et plutôt obscur sémantiquement en français de recourir à sole par dérivation de sol devenant soler. Nous avons préféré proposer une traduction plus explicitative en recourant à l’une des matières possibles composant le sol, à savoir le parquet, devenant parquetter puis je te parquette.
te vaso > je te verre / te libro > te livre / te disco > te disque
Dans te vaso, l’objet devenu verbe est acteur. Te vaso est construit à partir de vaso verbalisé en vasar conjugué en te vaso. Nous proposons je te verre construit à partir de verre verbalisé en verrer.
Pour te libro, nous construisons à partir de livre, livrer, te livre. En ce qui concerne te disco, nous utilisons disque, puis disquer, et te disque.
te destoco > te déjoue
Te destoco mérite une attention particulière du fait de la polysémie qu’il est possible d’y déceler7. En effet, si l’on considère que te destoco peut faire référence à la version privative de tocar (donc l’effet annulé de toucher, caresser), on peut également y voir l’action inverse de tocar un disco, qui se trouve juste avant dans le poème. Se pose alors un dilemme insoluble pour le traducteur : doit-il opter pour le premier ou le second sens ? Est-il possible de les factoriser dans un terme les recoupant en français ? Nous voyons dans le processus de traduction une opération mathématique factorielle qui propose une équation à inconnue :
te desvisto > te déshabille / desoído > me déshabite
Te desvisto pourrait sembler ne pas susciter de problème particulier dans le sens où il ne semble pas néologique. Néanmoins, la lecture du reste du vers offre une interprétation différée de te desvisto au moyen de sa mise en rapport avec desoído, où l’on voit en premier lieu je te déshabille, mais où l’on est forcé d’entendre également par effet d’écho je te dévois (par préfixation en des- de visto), ce qui entraîne un double niveau de compréhension du vers :
Les mots dont nous disposons en langue française ne permettent pas la factorisation des sens convoqués en espagnol, à savoir le déshabillement et l’absence de vue. Il serait possible de travailler autour de l’expression déshabiller du regard en la couplant à l’ouïe : je te déshabille du regard et de l’ouïe. Toutefois, il y a perte de l’efficacité et de la concision propres au poème. Desoído est plutôt problématique à l’échelle du sens qu’il comporte. Si le verbe est construit à partir du préfixe des- suivi de oír, littéralement désentendre, il a le sens (ainsi construit) de desatender, à savoir ne pas prêter attention. Nous l’avons vu auparavant, les sens ont toute leur importance dans le poème (toucher avec destocar, odorat avec enfósforo, goût avec vaso, ouïe avec disco, vue avec libro, lámparo, etc.).
Une réflexion autour du sens dénuder et des possibles combinaisons avec la vue (puis l’ouïe) nous conduit à un stade intermédiaire de te dénude et m’assourdis ou encore toi dénudée moi désuet. S’il importe que la construction en miroir soit reflétée autant que possible en français avec un double niveau de compréhension (vue, nudité / ouïe), la perte d’une partie du vers semble inévitable. Nous portons notre réflexion à son terme et proposons pour traduction te déshabille me déshabite, car déshabiter évoque l’abandon de soi, comme un effet de transe, portée dans desoído et permet un effet de miroir avec déshabille.
te camo > t’alite
Te camo est construit à partir du substantif cama (lit) et l’évocation ainsi suggérée est nullement équivoque. Nous aurions pu procéder de la même façon en français et opter pour une traduction en je te lite, mais il nous semble que le sens qui s’en dégage est obscur et ne va pas inéquivoque, contrairement à l’espagnol. Pour faciliter la compréhension, nous proposons une néologie dérivant sémantiquement d’aliter, mettre au lit un malade, qui permettra de comprendre la situation suggérée sans la moindre équivoque.
te almohado > te coussine
Nous proposons pour te almohado, construit à partir d’almohada (coussin, oreiller) de travailler autour de coussin > coussiner > je te coussine.
enciendo > t’allume
Par enciendo, la voix poétique allie deux de sens dans le poème : encender un objet et encender la passion. Le terme français allumer recoupe ces deux acceptions, il est donc tout naturel d’y recourir.
descobijo > te découverture / te pelo > te chevelure
Descobijo est construit à partir de cobija (couverture) devenant cobijar préfixé en des-. Nous optons pour la traduction autour de couverture > couverturer (et non couvrir, gardant l’objet en tête) > découverturer.
Le raisonnement est le même pour te pelo issu de pelo (cheveu, cheveux). L’emploi de cheveux en tant que verbe étant hasardeux, nous déclinons le substantif dans le singulier à valeur englobante chevelure, qui reflète bien la valeur de pelo et proposons chevelure > chevelurer > te chevelure.
te cadero > te déhanche
Te cadero est construit par verbalisation de cadera (hanche) et désigne une partie du corps que l’on peut associer à l’acte charnel. Si traduire te cadero par je te hanche est techniquement possible, la suggestion ici opérée est rendue moindre. Nous proposons de passer par l’emploi d’un préfixe en dé- qui indique le mouvement une fois associé à hancher : déhancher, lequel a pour avantage d’offrir une suggestivité accrue.
me cinturas > tu me ceintures
En écho à te cadero et je te déhanche, l’être aimé répond par un acte, me cinturas, que nous traduisons par tu me ceintures.
nos trasvasamos > nous nous transvasons / me embotello > je m’embouteille
Si l’on peut voir une métaphore issue du monde du vin (comme Katherine M. Hedeen l’a vu elle-même dans sa traduction dans J. Adoum & Hedeen, 2021), il est important de conserver la double évocation de la bouteille dans trasvasamos et embotello, pour lesquels nous proposons nous nous transvasons et je m’embouteille.
nos rehacemos > nous nous refaisons
Nos rehacemos est un verbe à plusieurs niveaux de sens : rehacerse en tant que gagner une nouvelle vigueur, rehacerse en tant que se reconstituer en un seul être (motif constamment présent chez Adoum8) et rehacerse en tant que se reproduire. Nous considérons que le verbe refaire français est suffisamment ample pour recouvrir tous ces sens possibles sans devoir opter nécessairement pour une explicitation9.
te desformo > je te déforme / me conformo > me conforme
Nous avons proposé pour te desformo je te déforme, dont le sens est très similaire entre les langues : la voix lyrique nous suggère que l’union des deux êtres construit une nouvelle forme, se déforme. À cette déformation, la voix poétique s’y conforme, elle l’accepte et y obéit.
miltuplicada > miltupliée / mildividido > mildivisé
Pour traduire miltuplicada, il convient d’analyser en profondeur la métathèse opérée en miroir dans ce vers, avec l’écho dans mildividido, qui invite à une grille de lecture multiple : miltuplicada peut être entendu comme une multiplication du tú, ce qui est confirmé par mildividido, mais également comme le parachèvement de l’acte de procréation suggéré par tout le poème, l’acte de genèse dans le couple : la fécondation entre ovule et spermatozoïde.
Entre Marx y una mujer desnuda : étude comparative
Il résulte de notre analyse comparée d’Entre Marx y una mujer desnuda (Adoum, 2015) et Entre Marx et une femme nue (J. E. Adoum & Campo Timal, 1985) que la traductrice, Françoise Campo-Timal, a un recours à plusieurs stratégies de traduction que nous détaillons dans les paragraphes suivants. Françoise Campo-Timal fait observer dans son article « Signer sa traduction » cité par Nicole Rouan que :
Le translateur, tenu non seulement de trouver des mots dont la résonance est assimilable au modèle, mais aussi de transmettre l’effet périphérique de ces mots, leur onde de choc, ne dispose, pour ce faire, que d’une sensibilité, d’un langage et de procédés stylistiques dépendant de son éducation, de son milieu socio-culturel et de son propre environnement sonore. […] Si calquée que soit sa traduction, le passeur est constamment placé devant un choix et son option n’est pas anodine. Il avance une hypothèse sur le fonctionnement du langage qu’il traduit et il se décide pour ce qui lui semble objectivement être un équivalent (Rouan, 2011: 59).
Dans son introduction à Entre Marx et une femme nue, Campo-Timal complète sa réflexion sur la traduction d’Adoum, qu’elle qualifie de « dévoreur » et d’« assembleur de mots » :
L’auteur sait soudain briser ses propres carcans et sa prose, épousant alors la forme du vers libre ou s’aventurant dans une ponctuation nouvelle, galope dans les prairies ouvertes du poème épique, lyrique ou satirique. Adoum ose tout, les mots ou les adverbes inventés, le langage imparfait de l’enfance, celui savoureusement inventif des personnages du menu peuple, les lieux communs de la bourgeoisie, et toujours la surprise est là qui nous guette, et nous sommes séduits. […] J’ai cherché à me couler dans ces différents moules, me refusant parfois à définir l’ordre des phrases selon les normes du bel écrire si cher à notre littérature, car Jorge Enrique évite le « bel écrire ». Il utilise constamment le langage de la communication ordinaire pour atteindre à la communication d’ordre poétique (J. E. Adoum & Campo Timal, 1985: 7).
On observe en premier lieu dans la traduction proposée par Françoise Campo-Timal de Entre Marx y una mujer desnuda une mimétique assumée de la construction langagière propre à l’auteur, le post-espagnol. Cette mimétique conduit la traductrice à refaçonner la langue dans cet esprit, dans un post-français. Tel est ainsi le cas de Los velorios con llantos in-ter-mi-tentemen-tre-cor-ta-dos que Campo-Timal traduit en Les veillées funèbres in-ter-mit-ten-tre-cou-pées ; Vaya hijito que tiene dijo uno de los policías riendojeando un libro pour lequel elle propose Sacré fiston que vous avez là a dit un des policiers en rigolisant un bouquin, ou encore Tíangelita transposé en Tantangèle en post-français.
Françoise Campo-Timal opère dans ces exemples une déconstruction de la langue française sur le modèle de la déconstruction de la langue équatorienne exécutée par Jorgenrique Adoum, notamment au moyen de la néologie morphologique par contraction, imbrication, suffixation ou encore préfixation chère à l’auteur, ce qui lui permet de transposer en français (en post-français donc, si l’on suit l’idée de l’auteur) l’effet à la fois de nouveauté (mots nouveaux quoiqu’entièrement compréhensibles), de transgression (soustraction aux règles de locution standard), de polyphonie et polysémie (l’imbrication et la contraction de termes les uns dans les autres multiplie les niveaux d’interprétation).
L’un des autres phénomènes qui président au mécanisme traductif propre à Françoise Campo-Timal réside dans l’effet de sous-traduction10 de l’idiolecte introduit par le narrateur. Tel est le cas dans l’exemple Lo sentó sobre el piano diciéndole Ahí, quédese quietito qui est traduit par [Il] l’a posé sur le piano en disant Rester ici tranquille, plus bouger.
L’emploi ici du usted à l’intention d’une personne communément traitée de tú (tutoiement courant) ou vos (tutoiement rapproché ou d’affinité accrue en Équateur) est un usage qui marque clairement une relation de supériorité (imaginée, supposée, réelle ou non) et dont le caractère est éminemment péjoratif. « Quédese quietito » est fréquemment employé pour s’adresser à un chien, d’où le fait que nous aurions préféré une traduction dans cette idée, comme Couché, pas bouger, qui a pour avantage d’être courte (comme le post-espagnol d’origine) et de garder l’idée de mépris imprégnée dans le choix du usted.
Alors que la créativité langagière de Jorgenrique Adoum est durablement marquée par le post-espagnol qui lui est cher, l’un des traits de caractérisation de la traduction de Campo-Timal, par sa récurrence, réside dans une tendance à la normalisation en français de ce post-espagnol. C’est ainsi que la traductrice oppose Et le cabri qui, avant, était très joueur… à Y el chivo que ha sabido ser juguetón… La singularité à la fois lexicale et morphologique de l’équatorianisme à couches multiples présent dans l’exemple Y el chivo que ha sabido serjuguetón… est entièrement perdue dans la traduction Et le cabri qui, avant, était très joueur… La locution verbale saber ser est d’autant plus riche et d’autant plus équatorienne qu’elle est issue pour partie de la langue quichua de la sierra Andine de l’Équateur, et notamment de représentation que l’on se donne du temps dans cette langue et qui a exercé une influence sur la langue espagnole telle qu’elle est parlée en Équateur (et que nous avons évoquée plus haut).
Ha sabido ser est sans nul doute l’une des expressions les plus imperceptiblement idiolectales du parler équatorien. Très répandu en Équateur et tout particulièrement dans la cordillère des Andes, l’expression rapporte deux plans sémantiques. Le premier est celui d’une habitude, à l’image de soler, et le second est celui d’un état de surprise manifesté par le locuteur à l’endroit de ce qui est déclaré. Fernando Miño Garcés définit ainsi « saber » dans son Diccionario del español ecuatoriano :
Ocurrir algo habitualmente ; Tener una persona la costumbre de hacer algo determinado [E, Ec ≈ soler] […] Se usa para expresar sorpresa o admiración por una cualidad desconocida hasta entonces (Miño-Garcés, 2016).
La normalisation de la traduction en français cède parfois la place à des omissions de certains passages et la non-restitution des effets langagiers produits chez le lecteur hispanophone. Tel est notamment le cas de la phrase Y si la felicidad no es esto de vivir contigo, dentro detigo, yo te prefiero a la felicidad, que Campo-Timal traduit par Et si le bonheur ce n’est pas de vivre avec toi, alors je te préfère au bonheur.
Le passage en question conduit nécessairement le traducteur à s’interroger sur la langue et sur l’effet que vivir contigo, dentro detigo produit chez le lecteur pour le transposer dans la langue cible. Le problème de traduction ici posé repose dans le doublement par construction analogique non attestée de dentro detigo à la suite de contigo qui introduit un effet de rime et donc de mise sur le même plan (vivir contigo = vivir dentro detigo) qui peut s’interpréter à la fois du côté charnel (l’acte d’amour) et du côté sentimental (vivre dans le cœur de l’être aimé). La traduction omet la seconde partie (dentro detigo) et prive le lecteur de l’effet indiqué, privation d’autant plus forte qu’il s’agit des apartés où la voix de narration est celle de Bichito, personnage essentiel d’une lecture à plans multiples et multiples pans.
Enfin, l’un des recours traductifs de Françoise Campo-Timal est celui de la traduction dans la marge11. Les notes de la traductrice essaiment le roman et sont au nombre de trente-quatre, dont plusieurs notes qui renvoient à d’autres notes. L’une de ces notes, par exemple, explique l’effet humoristique produit par l’équatorien Honoré de Balzar, de Charles de Daule, de Francisco de Quevedo, de Leonardo da Vinces : *Balzar, Daule, Quevedo, Vinces, sont des localités ou des petites villes de la côte équatorienne.
Original (Adoum, 1993) | Traduction en français de Jean-Samuel Curtet (J. Adoum & Curtet, 1997) | Traduction en français de François-Michel Durazzo (J. E. Adoum & Durazzo, 2008) | Traduction en anglais de Katherine Hedeen (J. Adoum & Hedeen, 2021) | |
1 | El amor desenterrado | L’amour exhumé | L’amour désenfoui | Love disinterred |
Il nous est donné d’observer, dès le titre tel qu’il est traduit par les différents traducteurs, le point de vue traductologique employé par chacun d’entre eux. On a déjà souligné le rapport certain que le poète équatorien entretient avec la terre, un motif constant dans son écriture lyrique. On rappellera également que la poésie, telle que la conçoit Adoum, ne consiste pas tant en une écriture passant par l’emploi de termes élégants, mais plutôt par l’emploi d’un vocabulaire quotidien, prosaïque, terre à terre, de la « communication ordinaire ».
Aussi, nous n’adhérons pas aux choix de titre des traducteurs. Curtet propose L’amour exhumé qui, certes, traduit avec une exactitude relative l’idée, mais laisse de côté l’aspect de la terre, autant du point de vue terminologique que du point de vue du référent. Par ailleurs, exhumé est un lexème dont l’usage n’est pas très courant ni très prosaïque. Dans El amor desenterrado, desenterrado porte une valeur quotidienne, immédiate, courante, comme le perro que desentierra un hueso. On pourrait presque y voir une certaine ironie par anticipation de la fin du poème (« es posible que pronto venga también un perro y confunda los escombros de esta batalla de esponsales con los restos de un festín ritual cuyos huesos los comensales hubieran escupido al suelo » (Adoum, 2004: 34)).
De son côté, Durazzo propose L’amour désenfoui (J. E. Adoum & Durazzo, 2008) qui pose un registre bien plus soutenu que l’original et suppose l’intentionnalité de l’enfouissement sous terre. Si cette idée n’est pas absente du poème, il nous semble que la part terre à terre du titre original est perdue dans la traduction. Nous formulons la même réserve que pour Curtet eu égard à l’aspect de la terre qui est également évacué de la traduction, quoique suggéré.
Katherine M. Hedeen et Víctor Rodríguez Núñez (J. Adoum & Hedeen, 2021) opposent à El amor desenterrado la traduction en anglais Love disinterred. La distance linguistique entre l’anglais et l’espagnol étant plus grande qu’entre l’espagnol et le français, la nécessité d’opérer un choix face à une polysémie impossible à retranscrire en langue cible est plus urgente. Le jeu d’échos espagnol entre enterrar dans le sens d’enterrer un objet (comme un os), enterrar dans le sens de donner sépulture et enterrar dans le sens de couvrir de terre n’est pas possible à factoriser en anglais sous un seul et même terme. Il convient alors de choisir un sens, le plus prégnant possible. Les traducteurs en anglais américain ont opté pour le sens de la sépulture, avec disinterred. Les différentes options à disposition des traducteurs (préfixation privative des verbes bury, earth, inter en unbury, unearth, disinter) supposent toutes une perte qualitative. Unburied est inexact sémantiquement car cela fait référence au non-enterrement d’une dépouille, volontaire ou non. Unearthed répond à la logique espagnole, mais exclusivement du point de vue archéologique et/ou funéraire. Disinterred lui, reprend en partie la logique espagnole dans le seul aspect funéraire. En termes de registre, toutes les options sur la table sont soutenues. Unburied est très peu usité, disinterred ne l’est pratiquement pas, et unearthed est plus usité mais tout aussi soutenu. Le recours aux phrasal verbs (verbes à particules) aurait peut-être permis de trouver une solution plus courante et plus en accord avec le registre d’origine, à l’image de Love digged up.
Nous avons posé comme parallèle le chien qui déterre un os après l’avoir précieusement caché sous terre. Il nous semble possible de travailler à partir de cette idée et d’obtenir une traduction mettant en œuvre un vocabulaire à la fois précis et évocateur de la terre, comme L’amour déterré.
Original | Traduction en français de Jean-Samuel Curtet | Traduction en français de François-Michel Durazzo | Traduction en anglais de Katherine Hedeen | |
2 | Y quedarse así embisagrados, | Et rester ainsi encastrés, | Et rester ainsi engondés | And to stay hinged in this way, |
L’économie de signes de l’espagnol obtenue par la contraction technicisante em-bi-sagrado double préfixe et flexion du participe passé, selon le point de vue adopté, matérialisant tour à tour l’insertion et la réciprocité dans le sacré, avec un jeu de mot-valise en bisagra / sagrado / bi-sagrado / em-bi-sagrado / em-bisagra-do / em-bisagra-dos invitant à repenser l’étymologie du terme est perdue dans toutes les traductions qui nous sont proposées. La mise sur le même plan du charnel (embisagrado, l’acte d’amour consommé) et du sacré (embisagrado, deux êtres unis par le sacré), loin d’être sacrilège, révèle une réappropriation de cet ancêtre précolombien qui participe du projet de décolonisation linguistique par l’instauration de l’idiolecte équatorien au rang de langue littéraire et poétique.
Jean-Samuel Curtet propose « et rester ainsi encastrés ». Il choisit de passer outre la manifeste mention du sacré et de ne conserver que l’idée d’enchâssement des corps évoquée par le terme non lexicalisé embisagrados dont la construction est tout à fait performative, en introduisant un verbe lexicographiquement attesté.
François-Michel Durazzo soumet « et rester ainsi engondés » et adopte une position sensiblement similaire à celle de Jean-Samuel Curtet : passer par un verbe absolument lexicalisé pour exprimer un néologisme audacieux en équatorien.
Katherine Hedeen prône « stay hinged », à savoir un verbe attesté construit à partir de hinge (gond, charnière), conservant l’image du gond mais perdant le caractère sacré évoqué.
Dans les trois cas, la charge de sacralité qui empreint une partie de embisagrado disparaît. La longueur métrique est réduite dans les traductions en français (huit pieds contre dix en espagnol), et davantage en anglais (sept pieds), ce qui aurait pu autoriser un travail de recomposition du composant sacré de la construction, à l’image de la contraction de sacrément et encastrés (issu de la traduction de Jean-Samuel Curtet) en sacrémencastrés.
Original | Traduction en français de Jean-Samuel Curtet | Traduction en français de François-Michel Durazzo | Traduction en anglais de Katherine Hedeen | |
3 | Sin los tristes despueses del desacoplamiento? | Sans les tristes après du désaccouplement ? | Sans les tristes après du désaccouplement ? | Without the sad afterwardses of discoupling? |
La substantivation de l’adverbe est l’un des signes particuliers de l’écriture poétique de Jorgenrique Adoum, et l’occurrence présente au vers qui précède ne fait pas exception. En redoublant la syllabe finale de después en despueses, un effet d’écho se fait entendre avec la pluralisation idiolectale quoique très répandue dans les Andes équatoriennes, à l’image de café > cafeses, qui se conjugue à la substantivation qui désadverbialise después pour le transformer en une désignation d’un espace temporel délimité, à savoir la phase postérieure à l’accouplement. Les traductions en français opposent une version attestée à l’effet fautif de l’espagnol, ce qui entraîne un décalage de perception et d’effet dans la langue de destination. À l’inverse, la traduction en anglais répercute cette pluralisation en introduisant le -s qui la caractérise dans « afterwards » et transporte dans la langue de Shakespeare la charge transgressive patente en espagnol équatorien. Pour ce qui est du segment « desacoplamiento », toutes les traductions sont en phase avec l’esprit de l’original.
À la lueur de notre expérience de la conceptualisation de la langue chez Jorgenrique Adoum, nous aurions eu tendance à traduire ce vers par analogie avec certaines constructions chères au poète, comme, à titre d’exemple, « sans la tristesse du post-désaccouplement », lesquelles transcrivent le caractère transgressif que nous avons observé et s’inscrivent dans l’esprit structurel d’Adoum.
Original | Traduction en français de Jean-Samuel Curtet | Traduction en français de François-Michel Durazzo | Traduction en anglais de Katherine Hedeen | |
4 | Ni cómo iríamos a comprobar que álguienes se amaron | Et comment pourrions-nous prouver que vous vous êtes aimés | Comment irions-nous vérifier que des êtres s’aimèrent | And how would we prove these someones loved each other |
Dans sa version, Jean-Samuel Curtet opère un changement du sujet du vers par la transmutation de la troisième personne du pluriel (« álguienes se amaron ») à la deuxième personne du pluriel (« vous vous êtes aimés »), éminemment vocative. Il nous semble que cette adresse soudaine à l’objet poétique (les deux dépouilles enlacées) n’est pas compatible avec le poème car la voix poétique ne s’adresse jamais à elle : il s’agit bien de l’objet poétique et non du sujet poétique. D’autre part, Curtet opte pour la traduction du passé simple espagnol au moyen du passé composé en français, ce qui souligne le certain effet d’immédiateté géographique du poème au moyen de l’immédiateté temporelle.
François-Michel Durazzo a choisi de traduire le passé simple espagnol par un passé simple en français, ce qui crée un effet de décalage tout au long du poème entre le langage de la vie quotidienne érigé au rang de littérature de la poésie de Jorgenrique Adoum et le vocabulaire davantage châtié, le passé simple dont l’usage oral est très limité en français. Ce décalage est renforcé encore par la traduction du néologisme par substantivation d’adverbe « álguienes » en « êtres », substantif couramment diffusé et nullement néologique.
Le travail de Hedeen tient particulièrement compte de la construction néologique et ce vers ne fait pas exception. Si prove peut être qualifié de faux-sens (comprobar est à interpréter comme vérification, aussi verify, check, confirm ou autres dérivés seraient davantage orthonymiques dans le cas d’espèce), la pluralisation de l’adverbe anglais someone en someones opère une reconstruction analogique de la structure espagnole en anglais et produit un effet analogue chez le lecteur.
Original | Traduction en français de Jean-Samuel Curtet | Traduction en français de François-Michel Durazzo | Traduction en anglais de Katherine Hedeen | |
5 | El sepulturero alcahuete de que hablan los huesólogos […] | Le fossoyeur entremetteur dont parlent les ossologues | Le fossoyeur entremetteur dont parlent les ostéologues | The matchmaker gravedigger the boneolegists speak of |
Le tour de force de la voix poétique est de construire une nouvelle profession par la génération d’un aptonyme par analogie avec d’autres professions et disciplines savantes : hueso + logo, ce qui donne huesólogo et s’inscrit en opposition à la véritable discipline médicale étudiant les os, les osteólogos pour en créer une nouvelle. Par cette simple reconstruction, Adoum opère une remotivation péjorative de huesólogo ≠ osteólogo. La forme lexicalisée employée par Durazzo évacue la charge négative ainsi mentionnée. De son côté, Curtet transpose la construction en français et s’inscrit dans l’esprit de la voix poétique équatorienne. Nous observons que Hedeen conserve la structure de construction de l’espagnol en anglais et reste dans l’esprit de l’original.
Il nous semble qu’il serait même possible d’aller plus loin dans la proposition de Jean-Samuel Curtet, attendu que la charge péjorative est patente et la mention ossologue qu’il propose pourrait sembler légèrement sous-traduite. Par exemple, nous proposons la traduction en nonossologue, dont le caractère péjoratif découle de la familiarité du radical employé (nonos) par assimilation avec le langage dédié aux chiens.
Original | Traduction en français de Jean-Samuel Curtet | Traduction en français de François-Michel Durazzo | Traduction en anglais de Katherine Hedeen | |
6 | Esta consciencia de precadáver, que es lo mismo […] | Cette conscience de précadavre, ce qui revient au même | Cette conscience de précadavre, ce qui revient au même | This precadaver consciousness, which is the same thing |
Il y a unanimité chez les trois traducteurs, autant en français qu’en anglais, et la traduction est d’ailleurs rigoureusement égale entre les deux versions en français. L’ensemble des traducteurs a opté pour la transposition en français et en anglais de la construction precadáver par préfixation en pre- du radical cadáver, qui rappelle le caractère mortel de l’être humain, dont le champ lexical abonde dans cette partie du poème.
Original | Traduction en français de Jean-Samuel Curtet | Traduction en français de François-Michel Durazzo | Traduction en anglais de Katherine Hedeen | |
7 |
[…] desdoncellada por el mar que entonces Levantaba su voz de patriarca no aplacado |
Déflorée par l’océan qui, alors, Élevait sa voix de patriarche inassouvi |
Dépucelée par la mer qui alors Levait sa voix de patriarche inapaisé |
Unpetalled by the sea that then Raised its unappeased patriarch voice |
Dans sa traduction, Hedeen reprend par anticipation la traduction qu’elle proposera pour despetalamiento, soit unpetalling / unpetalled, dans une traduction introduisant une néologie de type sémantique par analogie avec la construction équatorienne décrite au point 8.
Les traductions en français optent toutes deux pour une traduction normalisatrice avec le recours à un terme amplement lexicalisé de part et d’autre : déflorée chez Curtet, dépucelée chez Durazzo. La transposition du sens à l’œuvre dans cette proposition de traduction est aboutie, mais il y a perte de l’image conduite par le radical doncella et perte également du caractère transgressif induit par la néologie morphologique choisie par la voix poétique.
En matière de travail phonétique, on observe que les traductions en français suppriment entièrement les allitérations en [p], [k], [a], [r] et [l] présentes au deuxième vers du point 7, lesquelles suggèrent le contraire de ce qui est sémantiquement proposé (patriarca no aplacado) par la mise sur le même plan structurel (même nombre de syllabes) et phonétique (au moyen de l’allitération) de patriarca et aplacado : , avec pour effet celui de la paronymie et d’interpénétration sémantique des deux termes entre eux.
Original | Traduction en français de Jean-Samuel Curtet | Traduction en français de François-Michel Durazzo | Traduction en anglais de Katherine Hedeen | |
8 | […] del dulce dolor irrepetible del despetalamiento. | De la douleur unique et douce de la défloraison. | De la douleur unique et douce du dépétalement. | For the sweet singular pain of unpetalling. |
Curtet opte ici pour reprendre sa traduction du point 7 (déflorée > défloraison). Comme indiqué ci-avant, la part de transgression disparaît dans ce choix de traduction, elle est cependant essentielle tant dans le mode de construction que dans l’idée ainsi évoquée et le choix de la néologie morphologique, plus qu’un euphémisme, constitue une mise en abîme du lexème employé.
Pour sa part, Durazzo choisit de reconstruire ici l’idée de despetalamiento en partant du radical pétale et en lui apposant préfixe et suffixe en dé- et -ment respectivement. Il y a là un travail de reconstruction qui engage une mimique structurelle de l’équatorien. Le traducteur parvient ainsi à conserver l’allitération en [d] ainsi que la néologie morphologique de l’espagnol. Nous soutenons pour notre part qu’il aurait été possible d’opter pour une traduction en épétalement par analogie à effeuillage.
Hedeen conserve son mode de construction issu du point 7.
Curtet tend à reconstruire l’altérité présente dans les vers originaux en équatorien au travers d’une mimique partielle (en français) des mécanismes de construction langagière employés par la voix poétique. Hedeen va plus loin encore dans cette loyauté à la reconstruction du style langagier en anglais et se montre loyale à l’esprit, c’est-à-dire à la façon de concevoir et d’appréhender la langue comme vecteur d’idées tant dans le contenu sémantique que dans le mode de construction langagier. Durazzo introduit dans sa traduction une série de facteurs qui en viennent à franciser plutôt que traduire la poésie d’Adoum, notamment par l’idée que l’on peut se faire traditionnellement de ce qu’est la poésie en France, au travers d’un vocabulaire plus soutenu que l’original, un emploi des temps moins courant que dans l’original ou encore une naturalisation sinon systématique, du moins tout à fait abondante, des néologismes symptomatiques de l’œuvre poétique de Jorgenrique Adoum.
Plus que de simples jeux de mots, jeux de style, effets ludiques, c’est un authentique postulat littéraire, une affirmation stylistique à la portée politique (politique territoriale, politique linguistique) qui est menée par la voix poétique et la voix narrative dans l’œuvre de Jorgenrique Adoum, un mécanisme de construction langagière qui, par sa synthéticité et son syncrétisme, est vecteur de l’émotion politico-poétique visée par l’auteur et qu’il appartient au traducteur de saisir au mieux, au plus précis, pour le retranscrire dans la langue de destination.
Le langage narratif et lyrique d’Adoum se nourrit de l’exil. Contraint toute sa vie durant à prendre ses distances (autant sur le plan politique que géographique) avec son pays, il entretient une relation privilégiée avec sa mère patrie par le biais de la littérature. Ce rapport a la terre qui l’a vu naitre est patent dans les obsessions qui peuplent son récit narratif et sa construction poétique (champs lexicaux de la terre, de l’arrachement, de la géographie et du territoire). Elles constituent autant de traits caractéristiques d’une créativité axée sur la construction d’une identité littéraire (langage parlé équatorien devenu littérature, réemploi de la construction syntaxique issue du syncrétisme linguistique espagnol-quichua, multiples équatorianismes) d’abord fantasmée (du fait de l’exil) ensuite réalisée (par l’érection au rang de modèle littéraire pour ensuite mieux tuer le père pour la littérature équatorienne actuelle).
Dans cette appréciation à différentes couches des réseaux de sens et de la construction langagière, le traducteur doit opérer une réingénierie linguistique à finalité traductionnelle plus qu’une simple traduction. La compréhension de tous les niveaux sémantiques ou presque (phonie, rime, préfixation, contraction, imbrication, suffixation, etc.) doit appréhender les mécanismes qui ont présidé à la construction de la langue d’Adoum par une phase de réingénierie visant à répliquer en langue cible les outils linguistiques de la langue source en les accommodant aux conditions grammaticales, syntaxiques et de construction langagière et poétique de la langue cible.