Autoportrait féminin et quête d’identité : le regard des femmes dans l’art péruvien du XXIe siècle
Introduction
Quelle est la place de l’autoportrait dans la pratique artistique des femmes péruviennes du XXIe siècle et quel est son rôle dans la construction et la transmission des identités de genre ?
Tous les artistes ont pratiqué l’autoportrait à un moment de leur vie, que ce soit à travers l’étude de la structure, des proportions, de la couleur ou à travers une nouvelle proposition artistique. Cet exercice de reconnaissance a permis à l’artiste d’explorer qui il est, d’apprendre à connaître son corps et son identité. Pour certains d’entre eux, l’autoportrait est devenu l’axe central de leur production.
L’autoportrait est né comme un sous-genre du portrait à l’époque de la Renaissance, une période de mutations, de recherches, de renouvellements et de ruptures. La figure humaine devient sujet d’étude et profite des avancées dans le domaine de la perspective, du dessin anatomique et du perfectionnement de la peinture à l’huile, comme l’explique Gombrich dans son livre Histoire de l’Art (2004). L’artiste s’affirme ainsi en tant que créateur et valorise son individualité à travers son image. De plus, avec l’apparition de la signature de l’artiste, les œuvres auront l’authenticité d’une propriété intellectuelle.
Tzvetan Todorov affirme, quant à lui, que « l’individualité du représenté implique de montrer, non seulement l’image de la personne, mais aussi l’espace et le temps dans lequel il vit de son propre point de vue » (2004). Ainsi, l’artiste affirme sa présence et transforme ses autoportraits en témoins des changements sociaux de son époque, revendiquant l’originalité de son image et de son travail.
Si l’objectif premier de l’autoportrait était de réaliser une copie fidèle montrant la qualité intrinsèque du travail de l’artiste et le côté éphémère de la vie humaine, son développement met en évidence de nouvelles préoccupations : la fragilité, l’identité, la construction de soi, le genre. Il laisse de côté la fidélité au modèle pour se concentrer sur des éléments liés à l’environnement social, faisant du visage et du corps des fragments autonomes de l’individu et des questionneurs politiques et sociaux.
Erika Billeter, dans son livre L’autoportrait à l’âge de la photographie : peintres et photographes en dialogue avec leur propre image (1985), explique que ce genre renvoie à l’autoreprésentation et l’analyse que l’artiste élabore de lui-même dans son rapport à la société. Ainsi, le terme autoreprésentation devient synonyme d’autoportrait dans les nouvelles propositions artistiques, surtout lorsque l’identité devient un élément de questionnement de l’œuvre. Pour Billeter, la difficulté d’essayer de définir l’identité de l’individu est due à la diversité de langages artistiques et à la multiplicité des concepts que ce terme apporte avec lui. C’est pourtant cette thématique que les artistes chercheront à construire dans leurs propositions et expériences artistiques.
La question se pose de l’existence d’une tradition d’autoportrait féminin au Pérou et du discours autour de ce genre artistique. Les mouvements socioculturels et politiques de la deuxième moitié du XXe siècle ont contribué au développement des mouvements féministes. Pour mieux comprendre les enjeux de l’autoportrait féminin, il convient donc de présenter le contexte social de l’époque et le rôle qu’ont pu y jouer les femmes. Des organisations sont nées pour tenter d’éradiquer tous les types de violence sexiste et familiale, en cherchant l’égalité et la justice, en mettant en place des activités d’enseignement pour les mères et les enfants. Le mouvement féministe Manuela Ramos, créé dans les années 70 dans les quartiers pauvres, avait pour but de « conseiller les femmes victimes de violence conjugale, de contrôler la santé de la mère et de l’enfant et de permettre la formation dans une école d’apprentissage » (Quiroz Pérez, 2017)1. L’association ALIMUPER (Action pour la Libération des Femmes Péruviennes) se forme aussi dans les années 70 pour défendre les droits des femmes et les sensibiliser à la question des droits humains. D’autres groupes voient le jour (Groupe pour la promotion des femmes, les Femmes en lutte, le Front socialiste des femmes et le Groupe de Travail Flora Tristan) « généralement composés de femmes de zones urbaines, intellectuelles et de classe moyenne » (Quiroz Pérez, 2017). La Commission de la femme est créée au Congrès de la République en 1995 et, un an plus tard, naît le Ministère de la promotion de la femme et du développement humain (PRUMUDEH) (Quiroz Pérez, 2017).
La préoccupation essentielle de ces mouvements mettant en place des programmes de solidarité était d’une part d’atténuer les inégalités dans l’éducation, l’alimentation, la santé et la planification des naissances et, d’autre part, de lutter contre les mauvais traitements et les agressions contre les femmes et les enfants. Dans ces années-là, les femmes sont parties de leur expérience de terrain, si bien que la dimension collaborative de leur travail les a davantage liées au secteur populaire et pauvre de la société péruvienne qu’au monde universitaire ou aux études sur les femmes.
En se constituant en mouvement, le féminisme commence à consolider ses propres espaces collectifs et à construire son propre discours. Des ateliers de réflexion et d’alphabétisation se créent, suivis de « Comedores nacionales »2 et d’ateliers d’art pour les enfants et les femmes. Les mouvements féministes et des groupes de femmes au Pérou étaient liés aux besoins primaires des femmes et des enfants, ainsi qu’à la revendication du respect des droits humains. Ces groupes et mouvements avaient initialement un travail social qui les a ensuite amenés à entrer dans le monde politique, avec le soutien de la population.
Dans les années 60 et 70 et jusqu’au début des années 80 à Lima, aucun mouvement ne semble, dans le domaine artistique, exclusivement composé de militantes féministes et seuls quelques groupes artistiques tentent de d’impulser un changement dans les arts plastiques à Lima. L’un des plus connus pour ses propositions expérimentales était le Groupe Arte Nuevo qui fonctionnait comme un laboratoire, certaines de ses installations et performances posant la question de la place des artistes femmes dans le monde de l’art. L’une de ses représentantes était Gloria Gómez-Sánchez qui questionnait, à travers ses œuvres conceptuelles, l’éthique de l’art et la place des femmes artistes. Teresa Burga travaillait, pour sa part, sur le thème de l’autoportrait féminin et de l’identité. Leur production artistique n’était pas régulière et leurs œuvres ne seront considérées comme novatrices qu’après leur participation à l’exposition Radical Women : Latin American Art, 1960-1985, (Hammer Museum, Los Angeles, 2017).
L’une des premières artistes à s’engager dans le militantisme féministe a été Marisa Godínez. En 1978, elle travaille pour la première fois dans le magazine Monos y Monadas et réalise des bandes dessinées pleines d’un humour sarcastique sur la condition féminine et le genre. S’exprimant sans tabou, montrant des moments cruels et ridicules, présentant ses histoires comme une protestation féministe visuelle au langage narratif, elle dénonce le mariage, la maternité, le divorce, la subordination sexuelle, les rôles féminins au sein de la société conservatrice péruvienne, des thèmes qui la concernaient directement en tant que femme.
En 1980, elle rejoint le Centre Flora Tristan et continue à « réaliser des bandes dessinées et du matériel visuel, mais cette fois pour l’éducation populaire, en particulier sur le thème du genre » (Villar, 2017) et elle prend en charge toute la ligne graphique du mouvement féministe péruvien. Actuellement, son travail sur la mémoire individuelle soulève des questions sur la condition des femmes qui se posaient déjà dans la société péruvienne des années 70.
Autoportraits et identités corporelles chez les artistes péruviennes de l’exposition Radical Women: Latin American Art, 1960-1985
Dans le domaine artistique, de nouvelles voies et possibilités d’expression s’ouvrent avec des propositions artistiques non-conventionnelles dans les thèmes et les matériaux. De plus, la conquête de l’espace public contribue à développer des formes de création, de conceptualisation, d’appropriation et de présentation de nouveaux langages artistiques tels que les actions ou performances et les arts graphiques à travers des affiches. L’art péruvien connaîtra ainsi un renouveau dans ses conceptions de la création et plus précisément dans l’autoportrait, qui s’ouvre à des nouvelles représentations moins figuratives, comme l’abstraction ou l’hybridation entre l’animal, la flore et l’humain, par exemple. L’autoportrait emprunte plusieurs voies et, parfois, ne cherche qu’à mettre en lumière l’inquiétude et les problèmes sociaux que vit l’artiste.
C’est à la fin des années 60 et début des années 70 que l’autoportrait féminin s’affirme plus fortement, dans un contexte de multiplication de manifestations performatives3 qui s’insurgent contre des injustices politiques, économiques et sociales complexes. L’autoportrait devient plus fréquent au sein des performances ; les artistes n’hésitent pas à s’exposer devant le public en assumant un engagement accru.
Dans le cadre de la pratique de l’autoportrait, le corps devient un nouveau standard de représentation de l’identité féminine et de l’autoreprésentation. Il met en lumière l’objet et le corps symbolique qui interrogent ses fonctions et le rôle de la femme dans la société. Les autoportraits d’artistes impliqués dans le mouvement féministe dénoncent les inégalités, expriment des protestations sociales et politiques. La production d’œuvres sera liée à des installations urbaines, à l’apparition de graffitis, et de travaux graphiques en série collés sur des murs, ce qui entraîne une nouvelle ouverture de l’art au grand public.
Le but de certains mouvements artistiques féministes était le développement d’une pratique artistique faite par et pour les femmes, explorant les différentes constructions individuelles, physiques, sociales et collectives de la féminité. Elle a également tenté de faire connaître les activités et les implications des femmes dans les mouvements féministes, ce qui amène les artistes à explorer le processus créatif et l’esthétique de l’œuvre, mais aussi la question de l’identité qui était la leur en tant qu’artistes et femmes. Cela a permis de constater la récurrence de certaines thématiques dans la création féminine : l’intimité, le corps et ses différentes parties, les violences familiales et sociales, les discriminations raciales, sexuelles et d’opinion, majoritairement représentées sous la forme de relations personnelles et sociales dans les autoportraits.
L’exposition Radical Women : Latin American Art, 1960-1985, est présentée au Hammer Museum de Los Angeles en octobre 2017, sous la direction et le commissariat de Cecilia Fajardo Hill et Andrea Giunta. C’est le corps dans toutes ses dimensions, internes et externes, constituant une iconographie qui exprime le réel, le poétique et le métaphorique que les artistes insèrent dans leurs œuvres. Parmi les différentes propositions des artistes, l’autoportrait continue d’être le sujet le plus fréquent, après la double recherche d’identité personnelle et sociale. Quatre artistes péruviennes représentatives de cette vision participent à l’exposition : Teresa Burga, Gloria Gómez Sánchez, Johanna Hamman, Victoria Santa Cruz qui parmi les différents sujets qu’elles ont pu aborder dans leurs œuvres, ont exploré l’autoportrait sous de multiples facettes identitaires.
Johanna Hamman aborde la question de la transformation du corps par le processus de la maternité. Dans son travail, l’artiste met en évidence l’influence des paramètres culturels et sociaux qui obligent et conditionnent les femmes à la maternité. Être mère, c’est aussi assumer que le corps entame un processus de transformation interne et externe visible aux autres, devenant ainsi objet de commentaires. L’artiste montre comment bien des fois, les décisions individuelles sont prises sous l’influence des autres et de la société. « Le corps ne prend sens qu’avec le regard culturel de l’homme » (Le Breton, 2011, p. 34).
Gloria Gómez Sánchez, quant à elle, dématérialise l’espace et utilise le mobilier du quotidien comme proposition pour montrer comment les espaces privés fonctionnent comme espaces de contrôle et d’exploitation. Elle est une des premières à utiliser des matériaux éphémères et jetables comme le plastique, les treillis métalliques et autres déchets. Ces œuvres s’inscrivent dans une nouvelle conception de l’art contemporain créé à partir de matériaux que la société de consommation jette sans penser à l’environnement.
Victoria Santa Cruz dénonce le racisme et la violence verbale contre les femmes au Pérou et en Amérique Latine. Dans la vidéo de trois minutes et quinze secondes intitulée « Me gritaron Negra » (They shouted black at me, 1978) (« Ils me traitent de noire ») (1978)4 elle explique comment dès son plus jeune âge elle découvre le racisme à travers le regard des autres. Pour elle, personne ne devrait subir cette expérience qui l’a poussée à essayer de changer et à devenir une autre personne pour être acceptée. Cependant, elle finit par se rendre compte qu’elle est une personne comme les autres, ce qui l’amène à rejeter la soumission et à reconsidérer sa vision d’elle-même. C’est alors qu’elle trouve la force d’affronter le regard d’autrui et d’imposer l’égalité des genres et des couleurs, une démarche encore jamais vue au Pérou.
Teresa Burga questionne les nouvelles stratégies de l’art conceptuel à travers l’autoportrait, lieu majeur de transformations et de rénovations de l’art péruvien, consolidant les nouvelles tendances de cette époque. Ses œuvres sont basées sur des rapports, des descriptions, des schémas qui documentent des actions et des proportions à respecter, qui utilisent des graphiques pour relire leur image et leur environnement. Dans d’autres cas, ces documents servent de codes qui traduisent une réalité et des langues différentes de celles auxquelles nous sommes soumis quotidiennement. Burga présente comme une enquête policière une étude détaillée de ses propres traits, de sa propre identité. En étudiant chaque millimètre de son visage, elle identifie les lignes principales et les vides qui le structurent, et les transcrit plus tard en graphiques qui, additionnés, donnent une valeur linéaire totale qu’elle représentera plus tard dans l’espace réel d’une installation. La segmentation du visage met également en évidence les ressemblances familiales. Par cette étude médicale et policière particulière, elle soumet son identité à la dépersonnalisation après lui avoir donné des mesures et un langage codé.
Elle dématérialise ainsi sa propre image en la divisant en séquences, parallèles, rythmes, comme une étude architecturale de l’espace, dessinant des itinéraires semblables aux cartes mères ou aux codes technologiques qui se développaient alors. Mais que signifie et représente l’autoportrait dans l’œuvre de Teresa Burga ?
Son autoportrait devient une œuvre d’art et d’étude, mais aussi un outil de lutte contre la discrimination de genre régnant dans le pays et contre le racisme qui s’exprime même envers les Péruviens ne vivant pas à Lima. Le fait d’avoir élaboré son concept et ses œuvres en un temps précis et limité fait penser que pour Burga, l’autoportrait est un acte performatif éphémère et que le thème de l’identité dépasse le narcissisme pour devenir un besoin et un apprentissage de la reconnaissance de soi, ainsi qu’un marqueur temporaire de la différence avec autrui, sujet prégnant dans tous les domaines de la vie liménienne.
Les expositions de Teresa Burga au Pérou ont été très peu nombreuses, et après quelques années de silence elle réapparaît au début des années 80 avec le projet « Profil de la femme péruvienne » (1980-1981) exposé initialement au cours du premier Colloque d’Art non objet et Art urbain à Medellin puis à l’auditorium Banco Continental de Lima. Ce travail présente des recherches et des études sociologiques sur la situation des femmes de 25 à 29 ans dans la classe moyenne péruvienne. Déjà en 1967, l’artiste avait initié une réflexion sur le cette association systématique entre domestique et féminin. Elle garde le même souffle, l’écart temporel entre les deux propositions étant aussi une période de consolidation d’un agenda féministe local. C’est en 2015 que Teresa Burga est sélectionnée pour participer à la 26e Biennale de Venise, « All the World’s Futures ». S’il est vrai que Teresa Burga a une œuvre conceptuelle et féministe dès les années 70 et 80, ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle prend de l’importance dans son propre pays en raison de la reconnaissance de son travail à l’étranger.
Corps, portrait et autoportrait de Natalia Iguiñiz Boggio, critique sociale.
Les mouvements artistiques féministes ne font réellement leur apparition au Pérou qu’à la fin des années 90 avec des œuvres militantes ou activistes féministes comme celle de l’artiste péruvienne Natalia Iguiñiz Boggio5, qui s’interroge sur le rôle et la fonction des femmes dans la société péruvienne.
Sa recherche explore des thèmes féminins selon des axes thématiques tels que la maternité, le corps comme lieu de mémoire et de lutte sociale, le corps dans ses nouveaux rôles, le portrait comme regard vers l’autre et l’autoportrait comme journal intime. L’axe central de tous ces thèmes est la recherche de l’identité féminine péruvienne et son travail comporte une part d’intimité qui lui permet de s’étendre aux histoires de femmes avec lesquelles elle se trouve en empathie. Elle met également en rapport son espace personnel et domestique avec l’espace public, social et politique, dans lequel elle milite pour la cause féministe.
Elle n’est pas limitée à un langage plastique ou à un type de support unique, son travail multidisciplinaire utilise des supports contemporains tels que la photographie, la vidéo, les installations ainsi que des supports plus conventionnels comme la sérigraphie et la peinture. L’utilisation de chaque médium est propre à une série qu’elle développe comme un projet individuel qui entretient un dialogue avec ses autres séries. Elle mène un seul grand projet subdivisé en différentes catégories.
Ses séries cherchent à atteindre un public hétérogène moins élitiste afin de faire connaître les réalités des femmes péruviennes, qui sont encore à ce jour victimes de préjugés, de stéréotypes, de discriminations et de violences. Parmi ses projets personnels, nous avons « La Pérdida » (1998), « Qui envoie qui » (1999), « Perrahabla » (1999), « La otra » (2001), « Interjeções sur//Geografias das violencias » (2017), « Énergies sociales/forces vitales » (2018).
À travers les portraits de l’exposition « La otra » (2001), l’artiste oppose différents statuts sociaux. Ce travail a fait l’objet d’une controverse puisque Natalia Iguiñiz Boggio a photographié la condition sociale des « Travailleuses au foyer » anciennement appelées « Employées de maison » ou « Cholas », des termes péjoratifs qui ne sont plus utilisés depuis quelques années en raison de la marginalisation qu’ils opèrent. De plus, ces emplois sont désormais régis par un statut professionnel. Cette série met en lumière les différentes conditions économiques et les réalités sociales de chacune des travailleuses domestiques photographiées. Elle révèle également une constante : ces travailleuses sont des femmes venues de la province, ou d’un aspect provincial qui, contraintes par le manque de travail dans leur région d’origine, effectuent les travaux ménagers des femmes qui ont un emploi. La provinciale est conditionnée à l’infériorité, quel que soit son âge par rapport à celui de son employeuse. Cela fait apparaître une autre réalité liée à l’éducation des enfants qui est assumée par ces femmes, remettant en question le rôle et les devoirs parentaux, sans négliger la confrontation relationnelle et identitaire qui résulte de la cohabitation prolongée.
Pour revenir au thème du féminisme militant, nous allons nous pencher sur la série « Perrahabl@ » (1999), un projet provocateur et collaboratif avec Sandro Venturo qui remet en cause la culture machiste péruvienne. L’artiste est intervenue dans la ville de Lima qu’elle tapisse de 2800 affiches, citant les phrases agressives que la femme péruvienne entend au quotidien : « Si tu marches dans la rue et qu’ils te traitent de chienne… ils ont raison parce que tu mets une jupe très courte et provocante », « Si ton ex dit que tu es une chienne il a le droit, il est blessé parce que tu l’as quitté », « Si deux garçons disent que tu es une chienne, tu l’es parce que peut être tu as échauffé l’un d’entre eux ou peut être tous les deux ». L’affiche comportait également une adresse e-mail, perrahabla@hotmail.com. L’objectif était de provoquer une interaction avec les citoyens en leur permettant d’écrire et de partager leur opinion. Ces messages ont été diffusés partout dans la ville. L’artiste a ensuite récupéré quelques-unes des affiches, modifiées par des passants ou des artistes sur la voie publique et les a présentées avec des photos de la campagne d’affichage et des interactions avec le public ainsi que des courriels reçus. L’exposition était accompagnée d’un débat avec des groupes féministes, des ONG, des spécialistes du sujet et le public. Ce projet a provoqué une importante gêne chez le grand public, mais surtout chez certains mouvements féministes qui ont été affectés par l’utilisation de mots machistes. L’artiste a été appelée à répondre de son action devant la justice, malgré le succès de son exposition qui a attiré l’attention de la population et l’a forcée à se confronter au problème. La procédure judiciaire était une réaction aux préjugés de la société péruvienne, ancrés dans le comportement de certains. Iguiñiz a utilisé des stratégies de communication sociale pour ce projet, sensibilisant le monde de l’art au changement dont la société péruvienne a besoin et à la mentalité machiste à laquelle les femmes sont soumises. Le projet « perrahabl@ » a eu un fort impact médiatique qui a non seulement clairement démontré la nécessité de prendre conscience que les femmes ne sont pas un objet, mais aussi la nécessité de parler publiquement de la violence et de la discrimination de genre dont souffre le pays afin d’avoir la possibilité de le changer. Sans dialogue, les femmes restent invisibles.
Elle est aussi l’auteur de l’affiche « Mon corps n’est pas le champ de bataille - Des milliers de filles et de femmes ont été violées pendant la guerre contre le terrorisme, nous méritons tous la justice ». Ce message rapporte une réalité qui n’a toujours pas fait l’objet d’une réparation. Les viols qui se sont produits au Pérou pendant la période terroriste restent pour une bonne part sans suite, de nombreux soldats étant restés impunis pour ces crimes. Iguiñiz présente les faits de manière froide et directe, dénonçant les horreurs auxquelles les femmes ont été soumises et les invitant à réagir et à se lever pour revendiquer leur droit à un accompagnement psychologique et physique pour surmonter un traumatisme qui impacte toujours la vie de ces filles désormais adultes. Chez certaines, les plaies ont guéri mais d’autres doivent vivre avec les séquelles de ces violations de la vie et des droits de l’homme pour le restant de leurs jours.
La Commission de la Vérité et Réconciliation (CVR) est créée sous le gouvernement de transition de Valentín Paniagua Corazao (2000-2001) avec pour mandat d’enquêter sur les violations des droits humains survenues entre mai 1980 et novembre de l’année 2000. Les données et les témoignages de femmes recueillis par cette commission ont réussi à mettre en lumière que la violence sexuelle contre les femmes a été appliquée comme une prérogative et une punition machistes et misogynes, tandis que les paysannes survivantes des massacres ont confirmé qu’avant d’être assassinées, des femmes ont été violées et certaines d’entre elles, en particulier des jeunes filles, ont été emmenées comme trophées de guerre pour être violées de façon répétée au quartier général des forces armées » (Ballestas Buigues, 2010).
Le terrorisme a provoqué une fracture importante dans la société péruvienne car il a réussi à marginaliser les paysans indigènes considérés comme des déplacés potentiels après avoir souffert d’une extrême pauvreté, d’exclusion et de discrimination. Les violences ont accentué le déplacement de familles entières qui ont migré pour se protéger. Ces paysans ont quitté les zones rurales pour se retrouver dans les zones marginales de villes, souffrant d’une double marginalisation.
À travers ses affiches, Natalia Iguiñiz parvient à toucher la population de Lima et encourage la participation et la réaction par la provocation. Cet outil lui permet d’orienter son travail vers l’enjeu social et politique généralement présenté par les affiches. L’affiche « Mi cuerpo no es el campo de batalla » a été réalisée à l’initiative de plusieurs organisations qui œuvrent activement en faveur des droits des victimes du conflit interne qu’a connu le Pérou. L’idée principale de cette affiche était d’avoir une discussion directe et publique avec les gens et de parler ouvertement de la violence sexuelle.
Le travail de Natalia Iguiñiz est ancré dans le féminisme social et le corps politique. Le portrait et l’autoportrait sont présents dans des séries spécifiques comme « L’Autre » ou « Petites histoires de maternité ». Son corps et tous ses fluides participent de cet autoportrait corporel que l’artiste nous livre. Elle construit un autoportrait participatif et interrogateur sur le statut du corps de la femme, en tant que mère, femme, militante, presque toujours de manière performative. Le portrait et l’autoportrait deviennent pour elle des supports de communication sociale et d’impact visuel sur le public.
Conclusion
Pour conclure, les autoportraits féminins illustrent l’évolution de la société et l’histoire des femmes et des femmes artistes au Pérou. L’autoportrait propose aux artistes de se construire dans le discours artistique et dans leur identité féminine, grâce auxquels elles peuvent devenir médiatrices du changement. L’autoportrait féminin a subi des transformations dans les arts malgré les contextes variés et difficiles dans lesquels les femmes évoluent. C’est à travers leurs représentations d’elles-mêmes qu’elles exposent le changement social et l’évolution de la culture péruvienne. Il apparaît également qu’au cours du XXIe siècle, les artistes sont toujours confrontées à d’anciens héritages culturels qui perdurent dans la société péruvienne, comme par exemple les stéréotypes liés au métissage. L’émergence de l’affirmation identitaire crée de nouveaux positionnements dans l’art. La contradiction entre tradition et modernité dans un contexte de pauvreté et de crise sociale devient l’enjeu de nouvelles identités et de représentations dans l’autoportrait féminin contemporain qui se tourne vers le passé pour forger l’avenir.
Il ne faut pas non plus omettre l’actualité où les artistes, les groupes et collectifs appartenant au mouvement féministe assument leurs dimensions politiques et médiatiques en menant de nouveaux types d’actions qui rompent avec la tradition. Des manifestations se déroulent dans l’espace public, descendent dans la rue pour dénoncer et sensibiliser l’opinion publique à ce qui ne se dit pas et de ce que cachent les autorités, devenant ainsi de grandes actions performatives de masse qui informent, dénoncent, libèrent et incitent les femmes à se réveiller de leur léthargie en participant au changement, comme c’est le cas de « Ni una menos ».
Les artistes ont ainsi acquis un poids réel sur la scène politique, sociale et culturelle qui se réinvente et se régénère chaque jour grâce à la présence accrue de jeunes en quête de changement et d’amélioration pour les femmes et porteurs de nouvelles idées.
Dans les diverses pétitions portées par ces mouvements, collectif et groupes, quatre points importants sont toujours abordés : la non-violation des droits des femmes, la liberté de décider de son propre corps, l’égalité professionnelle, la lutte contre les inégalités sexuelles et sociales et les abus de pouvoir. Bien que ces revendications soient les mêmes depuis l’émergence du féminisme péruvien, nous voyons qu’à ce jour elles n’ont toujours pas abouti, ce qui pousse le militantisme féministe et artististique à rechercher différentes formes d’expression, de nouveaux processus et stratégies pour les présenter à la population afin de pousser les Péruviens à la réflexion et à la prise de conscience qu’un changement est nécessaire dans la mentalité paternaliste dominant aujourd’hui encore la société péruvienne.
L’art ne reste pas à l’écart de cette recherche de changement, bien au contraire : les artistes sont de plus en plus présents dans des actions et dans l’organisation de nouvelles dynamiques d’actions performatives, entre autres, investir les villes avec une production de masse, rejoindre des pétitions féministes poser la question de la visibilité et de l’égalité des femmes artistes dans les musées, les galeries et les lieux d’exposition pour provoquer une prise de conscience féministe artistique chez les nouvelles générations. Entre l’exploration de l’autoportrait comme vecteur de critique sociale et politique et l’implication toujours plus grande des artistes dans le débat public, on peut se demander jusqu’à quel point l’autoportrait peut devenir un genre militant féministe à part entière dans l’art.