Samuel A. CLAUSSEN, Chivalry and violence in Late Medieval Castile, Warfare in History, Warfare in History, Boydell & Brewer, The Boydell Press, 2020, 244 p.
On ne peut que se féliciter du saisissant choix iconographique de la couverture de cet ouvrage qui met en scène le héros incarnant l’idéal chevaleresque hispanique par antonomase, le Cid. Ce tableau esthétisant la violence chevaleresque rappelle l’importance du mythe idéalisé du Moyen Âge dans l’idéologie nationaliste, en particulier au XIXe mais aussi au XXe siècle (Primera hazaña del Cid, Juan Vicens de Cots, 1864). La fierté du Cid lorsqu’il brandit la tête tranchée de son ennemi au-dessus de la table familiale, le recul effrayé des convives, disent déjà énormément des liens entre noblesse, honneur et violence et du poids durable de cette idéologie forgée à la fin du Moyen Âge et qui continue d’imprégner la définition du héros et de la prouesse. La glorification de la violence juste, la violence noble est en effet une construction idéologique profondément liée au mythe de la Reconquête et on comprend alors à quel point cette réflexion est nécessaire pour comprendre l’identité espagnole. L’auteur ne s’y trompe pas en faisant allusion à la campagne du parti conservateur Vox et à son appropriation du thème de la Reconquête en 2018. Depuis lors le terme est même devenu le nom choisi par un candidat français aux élections présidentielles en 2022.
Dans une interview, l’auteur confesse que l’idée du livre lui est venue en 2008 lors de sa lecture de Le Morte D’Arthur de Thomas Malory, œuvre rédigée en 1469 et dans laquelle la violence est omniprésente. Il lui a donc fallu dix ans pour réunir tout le matériel et composer cet ouvrage qui aborde cette question de la violence à travers un vaste corpus réunissant textes de fiction et de non-fiction (dont la bibliographie s’étale sur trois pages). On y trouve ainsi citées de nombreuses chroniques, des documents d’archives et décisions de Cortes, des romans de chevalerie comme le Libro del caballeroZifar, Tirante el Blanco ou Amadís de Gaula, des poèmes… on peut apprécier que dans son désir de démythifier le rapport de la chevalerie à la violence, l’auteur n’est pas négligé ou écarté pour autant les sources idéalisantes de la littérature. Elles offrent un précieux contrepoint, montrer le besoin de réguler l’usage de la violence et permettent justement d’éclairer les autres sources.
La question posée vient s’opposer à l’image d’Épinal, idéale et fictionnelle, de la chevalerie comme groupe armé gouverné par une éthique puissante et n’agissant que pour le bien des plus humbles, défendant la pucelle, la veuve et l’orphelin. L’ouvrage met au jour les liens profonds entre l’identité chevaleresque et la violence sous des formes diverses : contre les laboratores, les chrétiens, l’ennemi religieux, les femmes. Le fil rouge de la violence permet ainsi de travers cette période marquée de nombreux évènements en maintenant son regard centré sur une notion qui offre une clef de lecture particulièrement féconde. On se réjouit alors de voir traités des évènements et acteurs majeurs de la fin du Moyen Âge hispanique qui gagne à être assemblés ici dans une réflexion sur la violence. On trouve aussi, pour le plus grand plaisir du lecteur médiéviste, des cas beaucoup moins connus tirés d’archives ou de correspondances.
Le thème militaire a été un objet d’étude abondamment traité mais de nouvelles perspectives et méthodes offrent un regard nouveau sur le sujet. L’ouvrage du Dr Claussen se situe dans la continuation de celui de Richard Kaeuper, Chivalry and violence in medieval Europe (1999), dont il reprend les apports, considérant le culte de la prouesse violente comme un facteur essentiel de désordre, mais en ce centrant sur le cas de la péninsule Ibérique. En ce sens, Dr Clausse, s’oppose aux conclusions de Jesús Rodríguez-Velasco (Order and Chivalry. Knighhodd and Citizen ship in Late Medieval Castile, 2010) pour qui la chevalerie est avant tout un agent de régulation et d’institutionnalisation de la violence.
Dans cette collection (« Warfare in History »), c’est le premier ouvrage consacré au monde hispanique, ce qui nous rappelle que les ouvrages d’histoire tournés vers l’étude de l’art militaire et de l’identité chevaleresque ont majoritairement négligé cette culture pourtant clef. Il s’agit en effet du territoire européen où la chrétienté se confrontait directement à l’Islam ce qui donnait lieu au renforcement de la légitimité du corps nobiliaire à la violence. Il s’agit en réalité du premier livre en anglais à traiter ce sujet, mais le souci d’interroger nouvellement l’histoire médiévale sous le prisme de la violence est d’actualité. Ainsi peut-on citer les récents travaux (tous regrettablement non cités dans le présent ouvrage ) de Malte Griesse, Monika Barget et David de Boer (Revolts and political violence in early modern imagery, Brill / 2021), l’ouvrage coordoné par Esther López Ojeda (La violencia en la sociedad medieval, Instituto de Estudios Riojanos, 2019), celui de Philippe Haugeard et Muriel Ott (Droit et violence dans la littérature du Moyen Âge, Classiques Garnier 2013), ou encore l’ouvrage de Sean McGlynn (By sword and fire : cruelty and atrocity in medieval warfaer, Phoenix, 2009).
La cadre chronologique choisi par le Dr Claussen est d’une grande cohérence puisqu’il s’agit de la période où règne la dynastie des Trastamares, que l’auteur traite de 1369 à 1492, depuis l’accession au pouvoir du roi Henri II de Castille jusqu’au règne d’Isabelle la Catholique. La prise de Grenade puis la lancée de l’expansion territoriale qui conduisit à la construction d’un empire apparaissent alors comme le couronnement, l’aboutissement, d’une certaine logique de la violence que dessine le fil rouge de l’ouvrage. Cette période est marquée par une forte instabilité, des conflits de succession, la contestation de l’autorité royale par la haute noblesse. Cela forme une succession de crises presque ininterrompues où la violence joue un rôle majeur dans la définition de la relation entre le pouvoir royal et la noblesse, entre la noblesse et le peuple, entre les chrétiens et les musulmans, et enfin, entre les hommes et les femmes. La période traitée par le Dr Claussen débute en effet par l’assassinat de Pierre le Cruel, roi de Castille, par son demi-frère, ce qui permet l’accession violente au pouvoir d’une dynastie en quête de légitimité. Cette marque initiale détermine une certaine fragilité de la dynastie royale et les contestations qui ne cesseront de mener son autorité comme lors des règnes agités de Jean I et de Henri IV.
L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. Le premier est centré sur chevaliers et rois (et permet d’aborder la question cruciale de des favoris et de la démesure de leur influence sur certains rois Trastamares) ; le second sur chevaliers et gens du peuple ; le troisième sur la guerre Sainte ; le quatrième sur la guerre entre chrétiens ; le cinquième, la violence chevaleresque au prisme du genre. Il faut souligner la vraie originalité de ce dernier chapitre. Pourtant à la lire on reste sur sa faim : peu de place est laissée à la violence envers les femmes, alors que l’auteur fait allusion en notes aux travaux récents qui offrent une perspective nouvelle sur les femmes. Il faut reconnaître que les choix ici fait par l’auteur correspondent à la logique globale de l’ouvrage où s’intéresse en premier lieu à ceux qui exercent la violence, et non aux victimes et à la violence subie ; toutefois la piste des violences exercées par les femmes aurait aussi pu donner lieu à quelques approfondissements (rappelons ici pour exemple l’ouvrage de Sophie Cassagnes-Brouquet, Chevaleresses. Une chevalerie au féminin, Perrin, 2013).
Peut-être eut-il fallu déterminer davantage les champs d’application de la violence car au final on voit que l’ouvrage se centre sur la guerre (il suffit de voir la table des matières), alors que bien d’autres types de violence, également exercés par la chevalerie ou liés à ses fonctions, pourraient être considérés et qu’on gagnerait à en clarifier la typologie (physique, économique, juridique, symbolique…). Quelques questions restent ainsi à creuser : celle de la spécificité hispanique par rapport au reste de la chrétienté, celle du traitement des juifs, totalement passés sous silence alors que justement la « pacification » opérée par les rois Catholiques et le renforcement de l’autorité royale passent par leur persécution et expulsion, ainsi que par la création de l’Inquisition (autre sujet absolument absent du livre alors qu’il donnerait tant à penser sur la légitimation d’une violence étatique et l’exutoire d’une violence envers des boucs-émissaires). On aurait aussi aimé voir éclairer la Castille par la diversité des cas en péninsule Ibérique. On pense en particulier à l’Aragon où la violence est également prégnante et dont l’étude servirait fortement à relativiser le cas castillan, d’autant que l’ouvrage débouche sur l’union des deux couronnes par le mariage des rois Catholiques. Enfin, la question de la violence nobiliaire et de sa « domestication » ne peut être comprise sans aborder la curialisation des mœurs (Norbert Elias) et l’usage de la Cour comme outil de mise en pas, une Cour hiérarchisée et codifiée, régie par les modes et le protocole, bref un univers rendant possible la spectacularisation de la figure d’autorité pour mieux éteindre les dissensions.
Ces pistes complémentaires, invitation à poursuivre la réflexion sur la violence, sont la preuve de la fécondité de la démonstration menée par Dr Claussen qui nous invite à analyser les usages de cette violence et comprendre comment elle fut domptée et canalisée au service de la grandeur hispanique moderne. Cet ouvrage constitue donc une excellente lecture, accessible et claire pour les non spécialistes, et une invitation à penser la violence, ses justifications et son monopole.