Déclinaisons post/dé/coloniales en contextes de langue portugaise ― Traductions
La publication de « L’entre-lieu du discours latino-américain », premier texte de ce volet consacré à des textes fondateurs des études post/dé/coloniales en langue portugaise, date de 1978. L’essai a été publié dans le recueil Uma literatura nos trópicos [Une littérature dans les tropiques], qui connaît deux autres éditions au Brésil, en 2000 et 2019. Comme l’auteur l’explique en note, une première version du texte a été présentée sous la forme d’une conférence à l’Université de Montréal en 1971, en français. La première publication se fait en langue anglaise par la State University of New York at Buffalo en 1973. La genèse de l’essai justement dans l’entre-lieu de ces multiples traductions, dans une période où le Brésil se trouvait encore sous la dictature civile-militaire (1964-1985), renforce l’intérêt de la version proposée ici, qui est, plus qu’une simple traduction, un retour à la langue originelle. Il faut rappeler que Silviano Santiago avait pris la décision de s’éloigner du contexte autoritaire brésilien, il était parti à Paris pour préparer sa thèse de doctorat puis aux États-Unis pour enseigner la littérature latino-américaine dans plusieurs universités, où il était en contact avec les théories postcoloniales et plus largement les Cultural Studies.
Silviano Santiago était-il déjà « post » ou « dé » colonial en 1978, voire en 1971 ? Selon André Botelho, l’essai constitue un cas d’« actualité anachronique » (2019, p. 362), car, d’après Giorgio Agamben (2008), les contemporains sont ceux qui ne coïncident pas tout à fait avec leur temps. De même, pour Mariana Miggiolaro Chaguri et Maria Caroline Marmerolli Tresoldi, le texte révèle « un point de vue postcolonial » (2020, p. 138). En effet, Silviano Santiago s’approprie les théories poststructuralistes de Jacques Derrida et Michel Foucault et le concept d’anthropophagie d’Oswald de Andrade pour déconstruire le système des valeurs établi et pour critiquer l’universalisme et l’eurocentrisme. L’ancienne relation coloniale et la condition post-coloniale du Brésil et de l’Amérique latine au XXe siècle sont au centre des arguments de Silviano Santiago. N’oublions pas que le terme « entre-lieu » fait fortune avec un des ouvrages les plus importants des Études Postcoloniales : Le local de la culture, de Hommi Bhabha, qui paraît seulement en 1994.
Par ailleurs, on perçoit dans l’essai Silviano Santiago des principes du virage décolonial, car « l’entre-lieu est aussi un espace d’où on parle et pas seulement sur lequel on peut dire quelque chose » (Botelho, 2019, p. 360, nous soulignons). Or la question du lieu d’énonciation devient incontournable dans le courant décolonial notamment après la publication d’O que élugar de fala ? (2017), de la philosophe féministe noire Djamila Ribeiro. Le lieu d’énonciation périphérique qu’est l’entre-lieu doit, selon la proposition de Silviano Santiago, devenir le centre de la critique de l’eurocentrisme.
Si la question de la dépendance culturelle est indiquée dès le sous-titre de Uma literatura nos trópicos (« essais sur la dépendance culturelle »), Silviano Santiago se distinguait d’autres critiques brésiliens contemporains préoccupés aussi par cette question, mais qui s’appuient sur la critique dialectique. Antonio Candido ([1970] 2011) et Roberto Schwarz (1970 et 1988) partent du concept téléologique de « formation » et engagent une démarche sociologique dans l’analyse des œuvres littéraires. Cette approche suscite souvent une perception négative de « l’importation des idées » et, par conséquent, de la production post-coloniale brésilienne et latino-américaine. Silviano Santiago, avec son ton de manifeste et son goût des aphorismes, propose, au contraire, « d’inverser les valeurs qui définissent les groupes opposés et d’interroger le concept même de supériorité ». D’ailleurs, il nous semble que son interprétation de l’anthropophagie oswaldienne rejoint, dans le champ anthropologique, la théorie du perspectivisme multinaturaliste (2014), d’Eduardo Viveiros de Castro, qui propose une ouverture radicale à l’altérité et une appropriation de l’ontologie amérindienne. Si Silviano Santiago nous incitait en 1978 à accomplir le geste anthropophage par la valorisation d’un espace subalterne, la démarche décoloniale plus récente de Viveiros de Castro consiste à apprendre avec l’amérindien à être relationniste, à considérer humain et non-humains comme personnes ayant des points de vue différents sur le monde en fonction de leurs corps.
Nous avons également choisi d’accompagner ce numéro d’une traduction d’un extrait de la thèse de doctorat A Negritude africana de língua portuguesa de José Luís Pires Laranjeira. Professeur émérite de la Faculté de Lettres de l’université de Coimbra, auteur d’une vertigineuse bibliographie portant sur les littératures africaines de langue portugaise, Pires Laranjeira est encore aujourd’hui considéré par certains de ses pairs comme le plus grand critique de littérature angolaise en Europe. Il est membre de l’Union des Écrivains Angolais et de l’Académie Angolaise des Lettres. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un texte récent (1995), il nous a semblé intéressant de mettre en lumière l’analyse que le critique portugais porte sur les discours de l’être noir en littérature ainsi que sur leurs spécificités dans les textes de la négritude de langue portugaise. À travers une réflexion sur les univers symboliques et référentiels qui composent ces poèmes, cet extrait met en avant la nécessité d’étudier ces œuvres à partir de leurs singularités, tout en refusant une approche eurocentrée de la science. Ce livre est considéré aujourd’hui comme un ouvrage de référence pour les études littéraires africaines de langue portugaise. Pires Laranjeira a fait partie des premiers critiques portugais à défendre l’idée d’une approche de l’Afrique par pays et non comme un ensemble homogène « africain », s’intéressant ainsi à des valeurs plus locales, et luttant contre des pratiques archaïques que la critique littéraire pouvait pratiquer à son époque.
Enfin, nous proposons, en complément des articles publiés dans ce numéro, un texte maintes fois évoqué par les différents auteurs ici convoqués pour penser les déclinaisons du postcolonial. Il s’agit de “Entre Próspero e Caliban: colonialismo, pós-colonialismo e inter-interidentidade” du sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos. Professeur émérite de la Faculté d’Économie de l’Université de Coimbra, Sousa Santos est également directeur émérite du Centre d’Études Sociales de la même université et coordinateur scientifique de l’Observatoire permanent de la justice. Il est rattaché, en tant que chercheur, à la faculté de droit de l’Université du Wisconsin-Madison et à l’Université de Warwick. Docteur Honoris causa d’une vingtaine d’universités à travers le monde, il vient d’obtenir cette distinction de la part de l’Université Paris 8 (mai 2022).
« Entre Prospero et Caliban » nous plonge au cœur des débats sur les déclinaisons possibles du postcolonialisme puisque Boaventura de Sousa Santos postule que « les différences du colonialisme portugais doivent se répercuter sur les différences du postcolonialisme dans l’espace de langue officielle portugaise, notamment par rapport au postcolonialisme anglo-saxon ». L’une des différences majeures du contexte colonial portugais réside dans le statut semi-périphérique dans le système mondial capitaliste du pays colonisateur, ce qui engendre un colonialisme subalterne. D’autres concepts fondamentaux apparaissent dans ce texte, comme l’interidentité, reposant sur l’ambivalence du colonisateur portugais, pris dans un jeu de miroirs entre Prospero et Caliban, une ambivalence qui affecte l’identité du colonisé et toute la relation coloniale. Il en résulte que, contrairement postcolonialisme anglo-saxon, le postcolonialisme portugais doit être davantage centré sur la critique de l’ambivalence que sur la revendication de celle-ci et doit révéler le racisme particulier qui se cache derrière le métissage tel qu’il a existé dans les colonies portugaises. Enfin, Sousa Santos étudie les conséquences de cette colonisation subalterne en montrant, par exemple, qu’elle a donné lieu à des formes de colonialisme interne (notamment au Brésil) et qu’elle ouvre la voie à une résistance subalterne à la globalisation hégémonique de la part des ex-colonies portugaises. Ce texte, porteur d’une pensée innovante et, par certains aspects, subversive, n’a pas manqué de susciter des polémiques et de vives critiques. Il n’en demeure pas moins particulièrement stimulant et incontournable dans le panorama des études postcoloniales. Écrit à l’origine en 1999, le texte a ensuite été maintes fois remanié et publié. Nous traduisons ici une version autorisée parue en 2003 dans la revue brésilienne Novos Estudos Cebrap. Adapté dans la norme brésilienne, traduit en anglais, ce texte fondamental et fondateur, n’avait pas encore été traduit en français, une lacune que nous entendons combler ici.