Quelle place pour la polygamie dans une Afrique postcoloniale ? Reconfigurations ethniques dans Niketche, de l’écrivaine mozambicaine Paulina Chiziane
Réfléchir sur les implications du postcolonial dans l’espace africain présuppose une double, voire une triple lecture du concept postcolonial à la lumière des trois graphies existantes du terme. Yves Clavaron dans son essai théorique Petite introduction aux postcolonial studies identifie dans le trait d’union de (post-colonial), la graphie chronologique, qui désignerait, selon lui, ce qui vient « après la colonisation » et par extension la période des postindépendances des anciennes colonies africaines ; la deuxième graphie, répandue dans les milieux académiques aujourd’hui, celle du postcolonial attaché, donc sans trait d’union, serait considérée comme la graphie épistémologique, ayant l’avantage d’intégrer la chronologie tout en s’ouvrant à la critique de l’état colonial et de ses conséquences. Enfin, une troisième graphie avec une barre oblique — Post/Colonial — moins employée, marquerait la continuité et le lien de complicité épistémique entre le colonial et le post-colonial avec des effets de retour de l’ère coloniale ou encore d’une « postcolonie » qui survit au colonialisme et le perpétue sous des formes diverses (Clavaron, 2015, p. 7-8).
À ces trois différentes graphies du postcolonial renvoyant à des approches différentes du terme, s’ajoute une spatialité elle aussi douteuse, parfois trop vaste, qui mériterait d’être mieux cernée. Ainsi, faudrait-il s’interroger sur la période postcoloniale dont il est question. S’agit-il de celle de la conquête ? De la colonisation du Nouveau Monde à partir du XVIe siècle ? De l’impérialisme européen amorcé au XIXe siècle ?
Cette circonscription de la spécificité du fait colonial aux aires géographiques étudiées, nous semble fondamentale pour ne pas encourir le risque de cloisonner les pays dans des catégories dichotomiques des pays ex-colonisateurs, d’un côté, et des pays ex-colonisés, de l’autre. Elle écarte également la tentation de prétendre à une homogénéisation du fait colonial en un ensemble globalisant où l’étiquette “postcolonial” pourrait être accolée à n’importe quel pays. Observons bien que, même dans le cas spécifique des anciennes colonies africaines, au centre de notre recherche, le seul repère établi par rapport aux pays ex-colonisés et les anciens Empires coloniaux ne suffit pas à rendre compte actuellement de l’ampleur et de la complexité du fait postcolonial à l’échelle planétaire puisque comme l’affirme Bouda Etemad : « Aujourd’hui plus de 80% des populations des pays développés […] ont un passé colonial, soit comme ex-colonisateurs, soit en tant qu’ex-colonisés » (2000, p. 13).
Ce constat d’Etemad force la visibilité de l’intensification des brassages culturels issus des flux migratoires incessants dans le sens sud-nord, des périphéries vers les centres, des anciennes colonies vers les ex-métropoles et également les flux des ex-colonies vers les ex-colonies si l’on considère la place éminente des États-Unis dans cette cartographie du monde postcolonial. De plus, implicitement, l’auteur laisse supposer l’entrecroisement des trois périodes coloniales ici évoquées et donne libre cours aux reconfigurations de nouveaux rapports de pouvoir. Un constat qui place finalement les pays développés devant l’épineux défi du « vivre-ensemble » dans un monde de plus en plus globalisant où l’appel du local et de la tradition des « ex-colonisés » revient très souvent au centre des débats.
En tant que boîte à outils intellectuels permettant de se libérer de l’emprise coloniale, les théories postcoloniales offrent aux chercheurs de nombreuses stratégies discursives visant à déconstruire les hiérarchies, à s’opposer aux formes de pensées totalisantes, à repenser le dispositif de savoir qui a permis la domination européenne. Ces théories fonctionnent d’ailleurs comme un « tenir-ensemble d’éléments hétérogènes, formé de discontinuités, de diasporas, d’identités multiples et hybrides » (Clavaron, 2015, p. 9).
Toutefois, bien que ces théories, apparues dans les années 1980, soient largement intégrées dans les milieux universitaires, le postcolonialisme fait l’objet de nos jours de critiques de la part d’un nombre grandissant de chercheurs qui plaident pour un dépassement du paradigme postcolonial. À quel moment considérons-nous être en mesure de passer du postcolonialisme au post-postcolonialisme ? Où placer le curseur ? À force de faire l’éloge abusif du postcolonialisme, le terme se vide de sons sens premier, de son contexte d’apparition et finit par se diluer dans une multitude de disciplines de sciences humaines au risque de s’effacer. À ce sujet, le pronostic d’Yves Clavaron sur l’avenir du paradigme postcolonial est éclairant :
En définitive, les études postcoloniales ont sans doute perdu de leur pouvoir heuristique et de leur capacité de subversion en raison de leur institutionnalisation et de leur « normalisation ». Le concept d’hégémonie et la résistance impliquée, la critique de l’eurocentrisme et de la rationalité issue des Lumières font désormais partie d’un fonds commun des études de Lettres et de Sciences humaines et sociales. La méthodologie postcoloniale tend à s’universaliser en englobant toutes les sociétés ayant subi une forme de conquête ou de domination étrangère depuis l’Antiquité et en incluant les « colonisés de l’intérieur », les dominés de toutes sortes dans les sociétés colonisatrices. Cette forme de « (post)colonialitude » partagée par une bonne partie de la planète entraîne un risque d’effacement du paradigme postcolonial par dilution […] (2015, p. 9)
En vue de contrer cet emploi abusif, voire anachronique du paradigme postcolonial, force est de constater qu’un renouvellement épistémologique est déjà à l’œuvre. Il suffit d’observer le nombre considérable d’études qui se proposent de s’appuyer sur la perspective postcoloniale afin de constituer des réseaux transnationaux1. Place ici aux approches transnationales, transcoloniales, translinguistiques et transdisciplinaires qui privilégient un système critique polymorphe, polycentré dans un rapport d’horizontalité caractéristique des réseaux globaux.
Ce volume est un bel exemple de la façon dont cette nouvelle approche épistémologique en marche pouvant être appliquée aux études lusophones. En se proposant de réfléchir sur les nouvelles tendances des théories et des récits postcoloniaux tout en élargissant leur portée à d’autres aires géographiques, les organisatrices s’inscrivent dans une démarche visant à décloisonner l’espace lusophone lui-même et à stimuler les connexions existantes entre les divers espaces postcoloniaux. Nous comptons apporter notre contribution à ces échanges en nous concentrant sur l’espace africain et plus précisément celui du Mozambique à travers une lecture du roman Niketche (2002), de Paulina Chiziane.
Cet œuvre relie les cultures de la décolonisation par la présence d’une diction féminine qui sous-tend un projet de libération de la voix féminine et de réflexion sur la condition féminine à l’ère postcoloniale. Le roman questionne et remet en question une tradition ancestrale : la pratique de la polygamie dans la culture mozambicaine. Par une analyse de la survie de cette institution millénaire dans cet espace postcolonial manifestement peu sensible au projet monogame apporté par les occidentaux — nous nous proposons d’analyser les stratégies discursives employées par Paulina Chiziane afin de rendre compte de l’état actuel d’ « ambivalence culturelle » née d’une incessante dialectique entre le local et le global.
Au sein de la production littéraire de Paulina Chiziane composée de dix romans, son quatrième, intitulé Niketche : une histoire de polygamie, occupe incontestablement une place privilégiée. Si la publication de Balada de amor ao vento, en 1990, inaugure l’entrée de Chiziane dans les lettres en tant que première femme à accéder au statut de romancière au Mozambique, la parution de Niketche, en 2003, la consacrera en tant qu’écrivaine à projection internationale2. Il sera d’ailleurs récompensé par le prix « José Craveirinha ». Épuisé en moins de quinze jours lors de sa première publication au Portugal, il est aujourd’hui lu au Brésil et traduit dans plusieurs langues.
Le roman en question s’inscrit dans une tendance amorcée dans les années 1990, de l’écriture féminine des PALOPS3 à vouloir dépasser les images du genre féminin inexorablement reliées à la construction du symbole de la Mère-Afrique et aux rôles réservés aux femmes dans la littérature nationaliste en tant que mère, fille, sœur et camarade d’armes. Son succès s’explique, en grande partie, par la polémique suscitée à l’époque quant à la vision ou plutôt « les visions féminines » convoquées pour rendre compte de la polygamie, ce qui a dérangé aussi bien l’intelligentsia mozambicaine que les gardiens et les « fidèles gardiennes » d’une tradition qui perpétue le statut subalterne de la femme. Il est vrai que les femmes dans ce récit n’ont aucune pudeur à dévoiler leurs secrets de séduction et leurs instincts charnels, à pointer du doigt les abus de la société patriarcale ni même à supplier la miséricorde du Dieu chrétien pour qu’il affranchisse son épouse Déesse cachée dans la cuisine céleste.
N’oublions pas que ce désir de libération de la parole se faisait déjà sentir à l’époque où Chiziane était membre activiste du Front de libération du Mozambique (Frelimo), lequel remporte les premières élections multipartites en 1994. Toutefois, ce sont justement les désaccords quant à la politique à mener vis-à-vis de l’Occident, l’hypocrisie relative à la liberté économique des femmes ainsi que les ambivalences d’ordre idéologique autour des questions notamment sur la place de la monogamie et de la polygamie dans une société mozambicaine en construction qui amènent l’écrivaine à s’écarter de la vie politique et à se consacrer uniquement à l’écriture et à la publication de ses œuvres (Vaz Shimbo, 2018, p. 208). Cette frustration née du fait de ne pas pouvoir placer au centre du débat politique un sujet si sensible pour le présent et l’avenir de femmes mozambicaines est transposée dans Niketche grâce au courage et à la détermination d’une écrivaine soucieuse de faire de l’écriture un espace de soulèvement des tabous, un lieu propice à faire entendre ses préoccupations politiques et existentielles.
Par le biais d’un style d’écriture hybride, relevant de l’héritage de l’oraliture des griots africains et d’une prose poétique parsemée d’une dose non négligeable de l’ironie des temps postcoloniaux, Chiziane construit un récit polyphonique où la pluralité des témoignages des personnages féminins issus de l’espace pluriethnique du Mozambique, contribue à apporter une pierre supplémentaire à l’édifice de la transparence de la condition féminine. À l’aide de l’autoréflexivité de la narratrice-protagoniste et du collectif féminin qui l’entoure, les dialogues établis tantôt nomment, exposent et expliquent la continuité des quelques tabous et mythes, tantôt déconstruisent et subvertissent une bonne partie des pratiques culturelles dans lesquelles ces femmes ne se reconnaissent plus. C’est en se lançant dans une démarche de « renouvellement de la tradition » et non tellement de « rupture radicale » ou de reniement des mœurs que les co-épouses de Tony chercheront progressivement à se frayer un chemin sur les fissures de la fondation de la tradition.
La cheffe de cet orchestre du « renouvellement de la tradition » s’appelle Rami, la première des cinq femmes de Tony et la mère de cinq des seize enfants de son mari polygame. Étant la seule à être officiellement mariée, cette protagoniste et narratrice en première personne, nous raconte dans les quarante-trois chapitres qui structurent le roman son parcours de femme trompée et la successive prise de conscience de cette humiliation qui la pousse à franchir le pas et à rencontrer les quatre maîtresses de Tony. La rencontre avec Ju, la met sur la piste d’une troisième femme d’ethnie sena, originaire du centre, Luísa, puis on boucle le cercle élargi des relations extra-conjugales avec la découverte de deux autres femmes plus jeunes issues du nord du pays : Saly, de l’ethnie makonde, et la macua Mauá. En parcourant la diversité ethnique du nord au sud à travers les spécificités culturelles de ces femmes, Chiziane montre au lecteur une part de la richesse de la mosaïque culturelle d’un pays qui compte 23 groupes ethnolinguistiques4.
Le chapitre 11 représente un moment important de l’intrigue car Rami, voulant mettre un terme aux disputes et aux jalousies entre les femmes, rassemble ses rivales en une conspiration qui vise à éliminer de son foyer cette forme actuelle de polygamie à laquelle se livre son mari et qu’elle qualifie de « non traditionnelle ». Puisqu’il s’agit de mettre fin à une relation perçue dans la logique monogame de Rami comme de l’adultère et du concubinat, la protagoniste, au lieu de demander le divorce, décide de rendre officielle la polygamie en convaincant son mari de payer la dot des quatre femmes. Par ce geste, Rami rétablit la polygamie traditionnelle telle qu’elle était pratiquée dans la zone centre-sud du Mozambique avant la période de la colonisation. Ainsi, non seulement elle accueille le retour de cette pratique en son foyer, mais elle assume pleinement l’autorité inhérente à son état civil de nkosikhosi, titre qui désigne la première femme à intégrer une relation conjugale multiple. D’un commun accord, les co-épouses joueront ce jeu et obligeront Tony à respecter les devoirs et les droits de la famille polygame d’après ce qu’exige la tradition.
Notons que pour un récit qui se veut affranchisseur de la condition féminine, la décision de Rami de vouloir procéder à un « retour aux origines » peut être lue sous le signe de l’« ambivalence culturelle » dans laquelle se trouve ce personnage, pris dans un processus d’assimilation mal mené. Sur le sujet, José Maria Gaspar, dans son ouvrage A Problemática do trabalho em África, rappelle que l’« ambivalence culturelle » résulte de l’intégration partielle des Africains aux normes de la culture occidentale, par le biais de quelques réflexes traditionnels conditionnés persistants qui se trouvent à la base d’une complexité de rapports propice à la formation d’une troisième voie où identité culturelle et conscience nationale prennent forme (Gaspar, 1965, p. 40). Dans une perspective plus générale, Pedro Borges Graça, constate que le phénomène de l’« ambivalence culturelle », loin d’être une spécificité de la « moçambicanidade », peut être élargi pour penser la construction de l’identité culturelle d’autres États subsahariens qui affrontent cette même dynamique culturelle résultant de l’interaction entre l’héritage africain et le legs colonial, entre les valeurs africaines et les valeurs européennes ou occidentales, entre la tradition et la modernité (Borges Graça, 2005, p. 25).
Or, notre narratrice-protagoniste se voit elle aussi partagée, d’une part, entre les valeurs occidentales assimilées par la génération de ses parents, prônant le respect du mariage monogame au sud et, d’autre part, les valeurs traditionnelles ancestrales qui ont régi l’organisation clanique de cette zone du pays avant la colonisation et qui continue de régir les ethnies vivant au nord du pays.
Pour mieux comprendre cette dualité de mœurs qui divise le pays entre groupes monogames et polygames, Rami se lance dans une réflexion sur les origines de la polygamie sur le territoire mozambicain et découvre que l’histoire des pratiques matrimoniales dans le nord et dans le sud résulte de deux processus de colonisation successifs qui ont fini par introduire un modèle polygame au nord, là où avant la monogamie était la règle et, inversement, un modèle monogame au sud, implanté lors du travail missionnaire, là où avant la polygamie était privilégiée :
Conheço um povo sem poligamia: o povo macua. Esse povo deixou as suas raízes e apoligamou-se por influência da religião. Islamizou-se. Os homens deste povo aproveitaram a ocasião e converteram-se de imediato. Porque poligamia é poder, porque é bom ser patriarca e dominar. Conheço um povo com tradição poligâmica: o meu, do sul do meu país. Inspirado no papa, nos padres e nos santos, disse não à poligamia. Cristianizou-se. Jurou deixar os costumes bárbaros de casar com muitas mulheres para tornar-se monógamo ou celibatário. Tinha o poder e renunciou. A prática mostrou que com uma só esposa não se faz um grande patriarca. Por isso os homens deste povo hoje reclamam o estatuto perdido e querem regressar às raízes. Praticam uma poligamia tipo ilegal, informal sem cumprir os devidos mandamentos. Um dia dizem não aos costumes, sim ao cristianismo e à lei. No momento seguinte, dizem não onde disseram sim, ou sim onde disseram não. (Chiziane, 2002, p. 94)
Todo o problema parte da fraqueza dos nossos antepassados. Deixaram os invasores implantar os seus modelos de pureza e santidades. Onde não havia poligamia, introduziram-na. Onde havia, baniram-na. Baralharam tudo os desgraçados! (Chiziane, 2002, p. 47)
Ce constat de Rami montre à quel point les emprunts culturels issus du processus d’assimilation peuvent être sélectifs, servant aussi bien à consolider la structure patriarcale qu’à asseoir le pouvoir des élites au pouvoir au gré de leurs intérêts. En effet, des facteurs d’ordre géographique comme la proximité du sud avec l’Afrique du Sud et les fortes résistances du nord ont empêché la métropole portugaise d’assumer le contrôle effectif sur l’ensemble d’un espace mozambicain pluriethnique plus enclin à la tentation de faire valoir le droit à l’ethnicité qu’à se plier au drapeau impérialiste portugais5.
À l’issue des guerres d’indépendances, lorsqu’il a fallu rassembler les différentes ethnies autour des notions qui leur semblaient artificielles comme la « nation » et l’« unité nationale », le parti au pouvoir s’est trouvé lui-même pris dans les contradictions de la situation ambivalente de l’ex-colonisé. Quelle orientation donner à cette société pluriethnique qui voit le jour ? Faut-il conserver les valeurs polygames traditionnelles ou bien dépasser ce modèle archaïsant, barbare et rétrograde pour enfin monter la marche du progrès vers une société civilisée ? Les réflexions de Rami dans Niketche montrent que les deux choix sont bons à prendre à partir du moment où les élites, d’un commun accord, intègrent en public le discours de façade de « l’ex-colonisateur » tout en mettant en pratique dans l’espace privé la tradition de l’« ex-colonisé » :
No comício do partido aplaudimos o discurso político: abaixo a poligamia! Abaixo! Abaixo os ritos de iniciação! Abaixo! Abaixo a cultura retrógrada! Abaixo! Viva a revolução e a criação do mundo novo! Viva! Depois do comício, o líder que incitava o povo aos gritos de vivas e abaixos ia almoçar e descansar em casa de uma segunda esposa. (Chiziane, 2002, p. 94)
En effet, si le statut des femmes dans un mariage polygame est loin d’être commode, la protagoniste nous fait voir que la « polygamie non traditionnelle » déguisée en modèle monogame les expose davantage à une précarité statutaire, affective et matérielle. En situation d’adultère et de concubinage, ces femmes restent à jamais anonymes et leurs enfants sans aucun droit de filiation. L’interview que Chiziane accorde dans Vozes moçambicanas, en 1994, dans un volume organisé par Patrick Chabal, annonce déjà le positionnement que Rami, le personnage alter-ego de l’écrivaine, aura face à la polygamie déguisée :
Porque hoje, de facto, é o que se diz. A poligamia mudou de vestido. Porque esses homens todos têm quatro, cinco, dez mulheres em qualquer canto por aí. Têm filhos com duas, três, quatro mulheres todas juntas. São filhos que, porque crescem numa sociedade de monogamia, não se podem reconhecer. São crianças fruto de uma situação como a que vivemos hoje, uma situação de adultério. Mas numa sociedade de poligamia já não acontece isso, as coisas são mais abertas. A situação de adultério que vivemos hoje é muito pior que a poligamia. (Chabal, 1994, p. 299)
Si le positionnement de Chiziane pourrait faire grincer les dents des féministes qui auraient vu ici une apologie du retour de la polygamie traditionnelle, c’est bien contre l’hypocrisie de la société mozambicaine actuelle que Chiziane se place et incite les différentes voix féminines du roman à se lever, notamment celles du sud, comme la belle-mère de Rami qui proclame : « não à monogamia, esse sistema desumano que marginaliza uma parte das mulheres, privilegiando outras, que dá tecto, amor e pertença a umas crianças, rejeitando outras, que pululam pelas ruas. […] Os meus netos marginalizados clamam por reconhecimento » (Chiziane, 2002, p. 123).
Dans cet élan de solidarité générationnelle, Rami revendique elle aussi par moments un retour aux origines allant jusqu’à prôner la conservation des rites d’initiation au nord et du lobolo (la dot) au sud comme moyen de garder la tradition intacte des apports extérieurs :
Lobolo no sul, ritos de iniciação no norte. Instituições fortes, incorruptíveis. Resistiram ao colonialismo. Ao cristianismo e ao islamismo. Resistiram à tirania revolucionária. Resistirão sempre. Porque são a essência do povo, a alma do povo. Atrás delas há um povo que se afirma perante o mundo e mostra que quer viver do seu jeito. (Chiziane, 2002, p. 49)
Si des passages comme celui-ci creusent le clivage entre le local et le global et mettent en évidence les effets d’ « ambivalence culturelle » dans laquelle se trouve Rami, partagée, d’une part, entre le désir de s’affranchir de sa culture, et, d’autre part, de restituer ce modèle ancestral, remarquons que la réhabilitation de la tradition est ici convoquée pour affirmer le poids incontestable des rites et des systèmes de valeurs qui ont résisté aux idéologies et aux projets politiques au fil du temps, que ce soit en contexte de colonisation ou à l’ère postcoloniale. Cependant, cet appel du local, loin de servir à un projet de retour aux origines à l’identique, s’inscrit dans une démarche subversive dans laquelle Rami s’appuie sur sa « vision de l’intérieur » et s’immisce dans les méandres de la tradition pour dénoncer un système patriarcal qui contraint les femmes à subir une souffrance transgénérationnelle perpétuée par le cycle de la violence :
Poligamia é ser mulher e sofrer até reproduzir o ciclo da violência. Envelhecer e ser sogra, maltratar as noras, esconder na casa materna as amantes e os filhos bastardos dos filhos polígamos, para vingar-se de todos os maus tratos que sofreu com a sua própria sogra. Viver na poligamia é ser enfeitiçada por mulheres gananciosas, que querem ficar com o marido só pra elas. No lar polígamo há muitas rivalidades, feitiços, mexericos, envenenamentos até. Viver na poligamia é usar artimanhas, técnicas de sedução, bruxedos, intrigas, competir a vida inteira com outras mais belas, desgastar-se a vida inteira por um pedaço de amor. (Chiziane, 2002, p. 93-94)
Une fois les fléaux nommés et dénoncés, la « transgression de la tradition » survient comme une étape naturelle de « prise de conscience » de la part des co-épouses de leur statut subalterne. À la fin, la solidarité féminine est sans doute le mot-clé qui apporte le salut à ce groupe de femmes. Réunies, autour d’une performance subversive de la danse rituelle de l’amour, le niketche, pratiquée dans le nord, les co-épouses exhibent collectivement à Tony dans le climax du roman leur libération corporelle et existentielle :
Danço sobre a vida e a morte. Danço sobre a tristeza e a solidão. Piso para o fundo da terra todos os males que me torturam. A dança liberta a mente das preocupações do momento. A dança é uma prece. Na dança celebro a vida enquanto aguardo a morte. Por que é que não danças ? (Chiziane, 2002, p. 18)
La danse évoque en effet la présence du corps dans sa globalité, offrant aux cinq altérités présentes dans le roman la possibilité de vivre un moment épiphanique à la fois d’évasion et de résistance. Le poids de la matière qui enterre au sol toute leur souffrance se voit ainsi libéré de la contrainte grâce à la légèreté des mouvements corporels. Puis d’autres formes d’émancipations s’enclencheront par la suite dont l’indépendance financière et affective qui permettra à ces femmes de s’affranchir de la tutelle du mari polygame et de se sentir enfin prêtes à s’investir dans des relations monogames.
Finalement, comme nous avons pu l’observer, le récit de Chiziane plaide pour une réconciliation avec la tradition, une tradition qui surgit comme un « temps de renouvellement culturel » (Mata, 2006, p. 440), opérant une catharsis émotionnelle et idéologique du sujet féminin à travers le rachat d’une douleur épiphanique. Cette douleur épiphanique, transcendée par la réconciliation corps et âme au féminin, est le chemin par lequel l’écrivaine souhaite faire évoluer les mentalités dans la société mozambicaine. Pour ce faire, elle se situe dans le cadre de la tradition, essayant de se frayer un chemin sur les fissures de cette dernière sans pour autant ébranler ses fondations. En somme, son registre subversif ne vise pas une rupture radicale avec les pratiques culturelles traditionnelles, encore moins un rejet majeur de celles-ci comme on peut le trouver dans certaines œuvres littéraires produites en contexte d’exil6. C’est donc depuis un lieu d’énonciation bien défini, sa terre natale, le Mozambique, que Chiziane écrit au nom d’un collectif dont elle se fait porte-parole, en espérant que ses paroles tombent un jour en terrain fertile, propice à la récolte des fruits de la prise de conscience des générations des femmes à venir.