Les littératures africaines de langue officielle portugaise : quelques pistes de lecture
Les littératures d’Angola, du Cap-Vert, de la Guinée-Bissau, du Mozambique et de São Tomé e Príncipe sont porteuses d’une profonde diversité culturelle et représentatives de la complexité des débats post-coloniaux. Il est d’ailleurs difficile d’établir un état des lieux d’œuvres littéraires dont la profusion des registres et des thématiques dévoile des réalités si complexes et diversifiées. Certaines de ces œuvres ont la particularité de nous apprendre à les lire et à les comprendre en convoquant le lecteur, en le prenant à témoin, ou encore en le guidant dans le cheminement particulier de leur scénographie. De même, le travail de la langue, une constante dans ce type d’écriture, appelle souvent un paratexte d’accompagnement, sous la forme de notes ou d’un lexique en fin de volume. Moins connues que les littératures francophones et anglophones, ces œuvres littéraires méritent sans conteste que l’on y porte une plus grande attention.
Il est vrai que ces auteurs, au même titre que les autres écrivains africains, sont des « passeurs de langue » (Moura, 1999, p. 78), et visent, à travers la transcription de la tradition orale, une forme d’authenticité culturelle. Ces œuvres semblent donc participer au paradigme postcolonial qu’elles construisent et examinent à partir de scénographies qui définissent leur propre contexte d’énonciation. Aussi, la présente étude propose un relevé de quelques pistes de lecture, plus particulièrement dans le cas des littératures angolaise et mozambicaine depuis les indépendances, ainsi que l’analyse de débats critiques (particulièrement liés au paradigme postcolonial) qui accompagnent ces corpus.
Spécificités du (post)colonialisme lusophone ?
Une des premières questions qui se pose légitimement à propos de ces œuvres est liée à l’existence même d’un postcolonialisme lusophone. Malheureusement, la présente étude restera sans réponse à ce sujet, aussi parce qu’il ne s’agit pas de son objectif premier. Généralement, il est aisé de trouver dans la critique européenne qui porte sur le postcolonialisme lusophone1 une référence quasi systématique au grand sociologue portugais, Boaventura de Sousa Santos, qui est cité comme base théorique de référence à ce que l’on pourrait appeler un postcolonialisme lusophone. En effet, son article de 2001 « Entre Prospero e Caliban : colonialismo, pós-colonialismo e inter-identidade », est très fréquemment référencé, tant au Portugal qu’à l’international, pour ses analyses sur les spécificités du colonialisme portugais. Pour l’auteur, le Portugal ayant toujours été un pays semi-périphérique dans le système économique capitaliste, voire presque une colonie (dépendante notamment de l’Angleterre), son colonialisme apparaît donc comme une sorte de colonialisme secondaire ou subalterne. Cette situation expliquerait pourquoi le Portugal a développé une politique colonialiste sans chercher à l’adapter au système capitaliste, en plein essor ailleurs. Boaventura de Sousa Santos complète son analyse en rappelant que le discours colonial portugais lui-même serait subalterne dans la mesure où l’histoire du colonialisme depuis le XVIIe siècle s’écrit surtout en anglais et non en portugais : d’où les problèmes de représentation que le colonisateur portugais aurait rencontrés (au même titre que le sujet colonisé par les Britanniques), ce qui en ferait un colonisateur peu efficace et secondaire. Le sociologue observe que la relation entre le colonisateur portugais et le colonisé apparaît de manière plus ambivalente, disons plus hybride, que celle établie par le colonialisme anglais par exemple. Le critique démontre ainsi que le colonialisme portugais n’a pas adopté la même politique colonisatrice que les autres pays européens et qu’il se situe dans un espace-temps spécifique, caractérisé par la porosité et l’hybridation. D’où l’importance du processus inter-identitaire à l’œuvre dans le postcolonialisme lusophone.
Si cette étude a été citée à maintes reprises comme référence à un postcolonialisme lusophone, il est également intéressant d’observer comment cette théorie a également donné lieu à de vifs débats au sein de sa communauté scientifique. En effet, certains chercheurs y ont vu (et continuent à y voir) une sorte de nouveau « luso-tropicalisme » à la Gilberto Freyre, qui atténuerait ou dissimulerait la part de racisme et de violence qu’implique toute politique coloniale. De plus, elle serait soupçonnée de chercher à créer des connivences et à valoriser l’image d’un colonialisme portugais qui participerait à un positionnement contre la globalisation néolibérale de ce monde comme le souligne Ana Paula Ferreira. C’est dans ce sens que la critique réfute d’ailleurs toute thèse d’un postcolonialisme à la portugaise comme à la française ou à l’anglaise :
Nesse espelho de racismos coloniais «em português» talvez vejamos mais claramente como e talvez por que razão o racismo sobrevive nos lugares-comuns do pós-colonial, sendo um deles –para mim o mais preocupante– assumir que as linguagens locais dos vários povos do Sul não contam como veículos de tradução intercultural: que o português como «língua oficial» a todas traduz e reduz em nome de um e não múltiplos pós-colonialismos. (Ferreira, 2016, p. 161)
En France, les études littéraires considérées comme postcoloniales se sont surtout développées dans les départements de littérature comparée. Ces études s’appuient sur une démarche comparatiste où l’étude de l’énonciation est restée au centre des analyses, tant pour son rapport au milieu spatio-temporel que pour les différents procédés qui en découlent. Les usages linguistiques, les pratiques culturelles et la scène énonciative de l’œuvre sont autant de points d’ancrage où les critiques littéraires s’évertuent à dégager le sens et les significations de l’œuvre. Les rapports de pouvoir et de domination y sont également analysés dans une confrontation constante avec l’histoire européenne coloniale, créant ainsi une esthétique de la résistance pour reprendre les termes de Jean-Marc Moura (1999, p. 56). Traversée par l’hybridité, l’œuvre postcoloniale privilégie un travail intertextuel et interculturel qui met en avant les nouveaux paradigmes vers lesquels évolue sa culture.
Ana Mafalda Leite fait partie des critiques qui montrent comment les œuvres littéraires africaines de langue portugaise sont porteuses de caractéristiques qui les incluent dans ce paradigme. Dans son étude Literaturas africanas e formulações pós-coloniais, elle souligne le caractère hybride du langage de ces œuvres et montre l’importance de l’intertextualité et de la pratique des mélanges. Selon elle, les auteurs de grande renommée comme José Luandino Vieira en Angola ou encore José Craveirinha au Mozambique sont représentatifs de la singularité avec laquelle les littératures postcoloniales dialoguent avec la tradition et constituent des exemples de « paroles » possibles pour les littératures africaines de langue portugaise (Leite, 2003, p. 21). Ces dernières manifestent leur caractère hybride à différents niveaux : le travail d’appropriation de la langue portugaise, l’exploitation de formes narratives traditionnelles orales (pratique qui concerne tout le continent) ou dans l’incorporation d’autres traditions culturelles. On y observe des procédés de déconstruction discursive qui participent à la critique des systèmes de représentations eurocentrés.
En effet, les littératures des PALOPs se construisent également dans une tension plus ou moins forte entre la volonté de raviver les traditions culturelles, l’adaptation d’un héritage littéraire européen et l’invention de choix stylistiques et poétiques de nature à représenter l’expérience et la réalité des nouvelles nations post-coloniales. Le paratexte y joue généralement un rôle important, qui oriente le lecteur dans un réseau intertextuel significatif. Le choix des titres, la présence de dédicaces ou d’épigraphes, qui font référence à des proverbes africains, à d’autres auteurs africains ou encore à des personnages fictifs ou réels, l’adjonction de glossaires à la fin des textes, – sont des procédés qui révèlent une paratopie créatrice dans laquelle l’écrivain assume sa position et dialogue avec le lecteur (Maingueneau, 2004, p. 72). Ainsi, ces scénographies qui peuvent effectivement être considérées comme postcoloniales insèrent l’œuvre dans un véritable dialogisme culturel. Les littératures africaines de langue portugaise s’écrivent dans un espace de liminalité, un « entre-deux » où se négocient les interactions entre l’héritage européen et les cultures africaines. Les écrivains puisent leur créativité dans la complexité même de la représentation de leur culture.
Réflexions sur le nécessaire rapport entre histoire et littérature
À la suite du succès des études postcoloniales qui semble s’être quelque peu essoufflé, il est intéressant d’observer les différentes critiques qui ont également été formulées par des chercheurs de renoms des littératures africaines de langue portugaise. En effet, si Pires Laranjeira (2015), une des plus grandes références scientifiques de la littérature angolaise voit dans ces théories qui s’orientent vers une littérature-monde une sorte d’utopie culturelle qui écarte, mais n’efface pas, les réalités locales (notamment celles des milieux ruraux), Inocência Mata (2014), une autre grande personnalité scientifique du domaine, continue à dénoncer le caractère pervers de l’hégémonie des cultures, en rappelant l’urgence de se méfier de toute forme de normalisation du monde, tournée vers un pseudo « universalisme » qui ne respecterait justement pas les diversités culturelles. De ces débats rejaillissent bien évidemment des craintes que ces littératures ne finissent par être enfermées dans un canevas théorique et culturel qui, dans le fond, les desservirait plus qu’autre chose.
Ce qui a retenu mon attention lors de mes lectures sur le sujet, est le fait que tous les chercheurs spécialistes dans le domaine s’accordent cependant sur un point primordial : la nécessité d’une lecture plus fine de l’histoire de ces nations lors de l’analyse de ces œuvres littéraires. Le dialogue fécond entre histoire et littérature permettant ainsi le jaillissement de nouvelles conceptions du monde et de nouvelles formes de représentation. En effet, rappelons que si Paul Veyne soulignait déjà dans son Comment on écrit l’histoire (1978) que l’histoire est un « roman vrai », il est également aujourd’hui reconnu que l’œuvre littéraire ne peut être considérée comme totalement comprise si celle-ci est isolée de son contexte spatio-temporelle. Cette constatation ne règle pas le problème de l’hégémonie des lieux de production des savoirs, mais elle permet, au minimum, de réfléchir sur la représentation de l’autre, qui est primordiale à la connaissance de soi.
Peut-on alors parler d’une spécificité, d’une originalité dans le contexte des littératures africaines en langue portugaise ? Toujours dans le prolongement des analyses d’Inocência Mata (2000), il nous semble que l’une des premières constatations réside dans l’existence d’une élite intellectuelle multiraciale importante, constituée de personnalités antagoniques au départ. En effet, la rencontre des écrivains africains lusophones dans la métropole a indéniablement créé une dynamique culturelle. L’influence mutuelle qu’ils ont eue pendant leur séjour au Portugal, les échanges entre les étudiants de la « Casa dos Estudantes do Império » et les intellectuels restés en Afrique, ont contribué à l’émergence d’un sentiment d’appartenance à une même communauté et au développement d’un esprit critique vis-à-vis de la situation politique et culturelle qu’ils rencontraient. À partir des années 40, une élite d’intellectuels noirs, métis et blancs s’unissent en Angola et au Mozambique autour d’un objectif commun : la lutte anti-coloniale.
Il est également important de souligner que ces littératures n’ont pas suivi les grands mouvements idéologiques européens avec la même intensité que les Africains des pays voisins, à l’image du mouvement de la Négritude, dont l’impact a été plus tardif (Laranjeira, 1995, p. 93-94). Comme le montre Pires Laranjeira, la situation des Africains des pays lusophones était directement conditionnée par la politique éducative du colonialisme portugais, mais également par l’isolement culturel que connaît la métropole sous dictature. Les influences littéraires viennent dans un premier temps du Brésil ainsi que des États-Unis (Laban, 1997, p. 96). En effet, ses écrivains portent un grand intérêt à tout ce qui arrive à Lisbonne en provenance des Amériques, dont la production culturelle nourrit leur expérience d’étudiants noirs de la diaspora en les renvoyant à leur condition d’homme noir. Le Brésil fournit, quant à lui, l’exemple d’une ancienne colonie portugaise qui a réussi à créer sa propre littérature, représentant les réalités d’un autre monde et illustrant, grâce aux genres régionalistes, l’importance et la richesse des cultures locales.
Toutefois, la situation de ces intellectuels est rendue plus difficile en raison de l’austérité du Régime de l’Estado Novo, qui bloque la communication et entrave la circulation des idées et des conceptions nouvelles. Nous partageons à ce sujet l’analyse d’Alain Ricard qui avait souligné que :
Conscience linguistique et conscience politique sont indissociables dans les PALOPs. C’est certes le cas ailleurs en Afrique, mais il me semble que, dans ces pays, les militants de libération ont eu de la situation une claire conscience dès le début de leur lutte, à la différence des poètes de la négritude par exemple. (Ricard, 1995, p. 247)
En effet, il nous semble pertinent d’insister sur la situation particulière que ces intellectuels ont dû affronter en cherchant à se libérer d’une politique coloniale dirigée par un régime dictatorial.
Variétés des littératures africaines de langue portugaise d’après l’indépendance
Après l’indépendance, les littératures africaines de langue portugaise ont suivi diverses orientations, avec une volonté de reconsidérer le passé colonial afin de fonder une nouvelle ère historique. Les bouleversements sociaux, économiques et culturels connus par ces nouvelles nations sont pris en charge par la littérature qui, en retour, connaît des changements radicaux. Effectivement, l’histoire joue un rôle central dans ces productions littéraires car les écrivains scrutent leur passé afin d’examiner la manière dont le sentiment national s’est développé. L’histoire est revisitée, à la fois pour comprendre les fondements de l’identité nationale et pour opérer une lecture critique de la situation dans laquelle se trouve le pays après l’indépendance.
Le roman A geração da utopia (1992) de l’écrivain angolais Pepetela montre, justement, le besoin éprouvé par certains écrivains de faire un bilan de leur expérience de la guerre. Ce roman, dont l’intrigue se déroule entre les années soixante et les années quatre-vingt-dix, raconte comment un groupe de jeunes étudiants africains venus à Lisbonne pour leurs études se sont engagés politiquement dans les luttes de libération et décrit leur participation pendant les combats. L’histoire s’achève dans l’Angola contemporaine et les personnages dressent un bilan des illusions et désillusions de leur peuple.
Comme autre exemple, nous pouvons citer le roman A paz enfurecida (2003) de l’écrivain mozambicain Ascêncio de Freitas qui s’inscrit dans la même veine. Dans une œuvre d’une apparente simplicité en raison de sa structure linéaire, la narration prise en charge par un narrateur omniscient, qui endosse un rôle de conteur, relate le parcours du héros, Nuno Sabino, un Africain blanc, qui décide de lutter pour la libération de son pays. Ses aventures s’insèrent dans un canevas réaliste, celui des mœurs et de la culture mozambicaine. L’originalité du traitement de l’histoire tient dans les nombreuses marques d’oralité et donc dans la prise en charge d’une certaine tradition africaine de raconter l’histoire.
Une autre manière d’écrire l’histoire est le recours à l’humour. L’écrivain angolais Manuel Rui est ainsi connu pour le regard caustique qu’il porte sur la société angolaise. Notamment dans ses célèbres œuvres Quem me dera ser onda (1982)2 ou Crónica de um mujimbo (1991). À travers la mise en scène de situations grotesques, mais non moins dramatiques, il fustige l’inexpérience des dirigeants politiques et de l’administration et dénonce les ravages que la guerre civile avait continué à provoquer à l’époque. L’humour prend ici une fonction cathartique tout en revêtant une fonction de critique sociale et politique. D’autres écrivains comme le mozambicain Mia Couto ou plus récemment Ondjaki, pour ne citer que les plus connus, créent des univers où l’humour permet de dédramatiser le tragique de certaines situations et où la satire sociale, idéologique et politique, se met au service du progrès de la nation.
Une autre tendance de ces littératures a consisté à revenir au mythe, aux origines de la culture ancestrale, ce qui continue à être une manière d’interroger l’histoire et l’identité collective, grâce au mouvement de confrontation entre tradition et modernité. Dans Lueji, o nascimento de um império (1990), Pepetela raconte l’histoire de la reine Lueji de l’Empire Lunda (XVIe siècle), devenue une figure mythique de l’histoire de l’Angola en raison de sa conception novatrice du pouvoir. Lueji, qui représente un pouvoir dominé par les femmes dans la société traditionnelle angolaise, accorde une place fondamentale au dialogue avec les traditions. À travers la figure emblématique de cette reine, le roman ne cesse d’interroger les rapports entre tradition et modernité en vue d’une meilleure compréhension de la société angolaise contemporaine.
L’œuvre Ualalapi (1987) de l’écrivain mozambicain Ungulani Ba Ka Khosa reste dans le genre une référence incontournable. Ce roman qui met en scène le personnage historique Ngungunhane, le dernier empereur de l’Empire de Gaza, offre une relecture des différentes versions de l’histoire de Ngungunhane, celle du colonisateur et des révolutionnaires, afin de les déconstruire et de les démythifier. L’auteur montre une réalité ambivalente, qui tend à échapper à toute forme de représentation préconçue. La déconstruction du mythe associé à la figure de Ngungunhane passe par l’ambiguïté du personnage, à la fois empereur paré du prestige d’une longue histoire et dictateur sanguinaire. La récupération de la mémoire historique se transforme ici en une critique du pouvoir et devient, de ce fait, une allégorie du présent.
La voix des femmes
La présence des femmes sur la scène littéraire des PALOPs apparaît également de nos jours comme un point central qu’on ne saurait ignorer. Ainsi, des voix féminines toujours plus nombreuses se font entendre comme celles d’Ana Paula Tavares et Maria Alexandre Dáskalos en Angola, Lina Magaia, Paulina Chiziane et Lília Momplé au Mozambique, Conceição Lima à São Tomé e Príncipe, Odete Semedo et Domingas Samy en Guinée-Bissau, Vera Duarte, Dina Salústio, Maria Margarida Mascarenhas et Fátima Bettencourt au Cap Vert. À l’époque coloniale, la parole féminine était rare et dispersée en raison sans doute des difficultés liées aux inégalités de sexes qui existaient dans les domaines politiques et culturels de cette période. Toutefois, l’engagement féminin a toujours été primordial pour l’évolution culturelle de la société, les femmes ayant assumé un rôle de « passeuses de culture » et s’étant également impliquées lors des luttes de libération. Cette revendication fut d’ailleurs la principale cause défendue par l’OMA (Organização da Mulher Angolana) lorsqu’elle fut fondée au sein du MPLA en 1961 (Ferreira, 2007, p. 51-58). Ainsi les femmes s’organisent afin d’imposer leurs voix et de dépasser leur condition de subalterne en racontant leur histoire. Notons, cependant, qu’elles se perçoivent, comme le rappelle Deepika Bahri (2006, p. 301-330), davantage dans les problèmes de société que dans un féminisme à l’occidental. Le combat des femmes africaines passe d’abord par un combat contre la misère et la violence. Elles revendiquent le droit à un accès à l’instruction et à la formation professionnelle. Elles savent et affirment que de leur évolution dépend également l’évolution socio-économique de leur nation et prennent position pour une égalité des sexes dans toutes les couches sociales de leur société.
Considérations actuelles
Des considérations plus actuelles nous poussent à observer comment ces textes littéraires continuent à renfermer un travail aigu de la langue portugaise, notamment par la pratique de la juxtaposition du portugais aux langues locales, en désarticulant la syntaxe et en introduisant des néologismes qui symboliseraient, parfois de façon très poétique, un meilleur rapport entre la langue et les réalités locales. Les écrivains africains s’affranchissent effectivement d’une langue qui ne correspondait pas totalement aux réalités linguistiques de leur peuple et la travaillent tant d’un point de vue phonétique, que d’un point de vue syntaxique et sémantique comme il est possible de l’observer dans certains poèmes du grand poète mozambicain José Craveirinha. À l’instar des néo-réalistes portugais et des modernistes brésiliens, ces écrivains n’auront de cesse par la suite de développer un travail de la langue qui montre leur amour pour la recherche du mot juste et de la création verbale. L’exemple de l’œuvre de l’angolais José Luandino Vieira en est un des plus probants. L’écrivain mozambicain Mia Couto, inspiré par l’œuvre du Brésilien João Guimarães Rosa, s’est également lancé dans un travail ardu de la langue et de l’écriture afin d’échapper à la rationalité des codes de l’écriture hérités de la culture européenne. Il s’agit pour l’auteur d’élaborer une écriture qui irait à l’encontre des systèmes de pensée unique. L’usage inépuisable de néologismes ou la déconstruction de proverbes font partie des techniques utilisées par l’auteur afin de montrer la capacité de l’homme à produire de nouveaux systèmes de pensée. Enfin, l’usage du merveilleux participe assidûment au travail de création de ces écrivains, générant ainsi de nouveaux horizons, de nouveaux mondes possibles, plus riches que celui que leur offre leur réalité objective.
Ces littératures proposent des textes hybrides et polyphoniques. Cette constatation semble d’autant plus vraie lorsqu’il s’agit de narrations qui se déroulent en contexte urbain. La ville y est alors généralement décrite comme un espace de modernité, où toutes les contradictions s’attirent. Lieu suprême de circulation des hommes, la ville accueille tant les populations pauvres déplacées que les riches entrepreneurs étrangers, les politiciens véreux, les religieux, les jeunes sans-emplois qui se débrouillent au jour le jour… La ville représente l’espace où la corruption devient une pratique courante brisant ainsi les notions de citoyenneté. Elle devient dans ces romans la scène centrale qui lie toutes ces oppositions : l’urbain et le rural, le traditionnel/le moderne, le local/le global. Dans des registres différents, les œuvres Barroco Tropical (2009) de l’Angolais José Eduardo Agualusa et Os transparentes (2012) d’Ondjaki illustrent mon propos. Os transparentes d’Ondjaki renvoie à la dangerosité de la ville de Luanda où les habitants sont livrés à eux-mêmes et totalement abandonnés par leurs dirigeants. Le quotidien des habitants d’un immeuble, qui devient à son tour une métaphore de la ville, nous est narré de façon relativement fluide, mais non linéaire. La vie de cet immeuble est composée de plusieurs micro-histoires, qui s’articulent entre elles. Le style narratologique utilisé fait penser à des séquences cinématographiques qui débutent in media res et montrent les personnages dans leur quotidien. Il arrive très fréquemment que les histoires s’enchaînent sur un même mot ou objet, donnant ainsi un sentiment de simultanéité des événements. Ce procédé offre au récit un style résolument moderne, en créant un effet proche du style cinématographique. Cette vision fragmentaire de la société renvoie à une représentation qui va à l’encontre de toute vision prédéfinie du monde et refuse également les conceptions englobantes. La suppression des points en fin de phrases transmet également la sensation que le fait d’écrire sur Luanda ne peut se faire de façon conventionnelle. Plusieurs thématiques traversent l’œuvre étudiée. Outre le pétrole, la question du manque d’eau apparaît comme une autre source de corruption dans le pays. L’espace humain qui habite l’immeuble délabré est principalement composé de personnages issus des classes populaires qui rencontrent de graves difficultés économiques et sociales. Ces « petites gens », livrés à eux-mêmes, forment malgré tout une communauté humaine solidaire, conviviale et généreuse. Dans un style simple et dépouillé d’exotisme, et souvent comique, la narration cherche plutôt à fixer des réalités, de façon simple et directe, en captant des personnes et des scènes ordinaires. Ce procédé résulte chez Ondjaki en un « débordement » du réel, à l’image de la fuite d’eau continue et insensée de l’immeuble. L’auteur se détache des clichés exotiques africains et cherche davantage à présenter ses personnages de façon rationnelle, bien que le surnaturel participe à la narration. Ces personnages ne sont ni des héros ni des anti-héros d’ailleurs. Les histoires s’entremêlent de façon fragmentaire, comme des petites scènes du quotidien. Le désordre et la confusion qui règnent à Luanda sont à eux seuls des motifs suffisants de suspens, l’auteur s’évertue à montrer comment les réalités de la ville dépassent le fictif et le fantastique, ces derniers devenant ainsi les effets de la fiction superflus.
Dans Barroco Tropical de José Eduardo Agualusa (2009), la ville de Luanda est également la scène du quotidien violent de ses habitants. La diégèse débute en 2020, par la chute du corps d’une magnifique Angolaise noire, une ancienne mannequin, journaliste et qui avait été Miss Angola. Ce corps, tombé du ciel, atterrit aux pieds de Bartolomeu Falcato, un écrivain borgne, qui rentrait chez lui avec sa maîtresse Kianda, une célèbre chanteuse de la capitale. Bartolomeu reconnaît alors le corps de Núbia de Matos, qu’il avait rencontré dans un avion cinq jours auparavant et qui lui avait confié avoir côtoyé de nombreuses personnalités très influentes en Angola, parmi lesquelles certaines personnes semblaient vouloir sa disparition. Le suspens monte à son comble lorsque l’écrivain reçoit un appel téléphonique anonyme pour le prévenir qu’il serait la prochaine victime. Dans une œuvre de type policier, le lecteur comprend rapidement que le personnage central de ce roman n’est autre que la société angolaise, représentée métaphoriquement à travers la ville de Luanda. Les formes littéraires classiques y sont détournées notamment à partir d’une réflexion métatextuelle qui accompagne la narration et qui ne cesse de prendre le lecteur à partie, notamment à travers la figure de l’auteur fictif, dont la voix semble par moment se confondre avec celle de l’auteur réel, non sans une certaine ironie. La galerie des personnages qui nous sont dépeints ici sont généralement totalement insolites comme par exemple un trafiquant d’armes ambassadeur auprès du Vatican, un guérisseur corrompu et trafiquant de drogue, un Général socialo-capitaliste qui défend Fidel Castro et l’entreprise Coca-cola, un artiste aveugle ou une prêtresse de candomblé́ adepte du mariage qui officie dans un bar. Ces personnages, à l’image d’une société instable et excessive, renvoient l’idée que tout peut arriver dans ce pays où, d’après les mots du personnage central, « Le passé se transforme en fonction du présent. […] Il est impossible de construire un nouvel avenir sans d’abord changer le passé » (Agualusa, 2009, p. 56).
Le caractère baroque du roman se trouve dans l’irrationalité, les contradictions, dans une atmosphère où le réel côtoie sans cesse la fiction, et le mensonge la vérité. Une intertextualité abondante ne cesse de faire référence à d’autres textes littéraires ainsi qu’à la musique et au cinéma. Dans un pays excessif, convulsif et loufoque, le thème du rêve, un des thèmes de prédilection du style baroque européen, ne peut trouver sa place dans cette société traumatisée par les guerres violentes qui ont traversé son histoire. D’autre part, il est intéressant de noter comment la langue portugaise est perçue dans ce roman comme une langue angolaise, une construction collective de la nation.
Conclusion
En guise de conclusion, il me semble intéressant de revenir sur la notion de décalage dans ces textes. En effet, dans ces œuvres, le langage, comme tout autre système de pensée, est considéré comme un bien collectif, apte à prendre en charge les contextes et les diversités culturelles liées au parcours et donc à l’histoire de chaque nation. Ces œuvres littéraires présentent un caractère de plus en plus dépouillé, simple et impactant, de façon à montrer les incohérences et les contradictions du monde qui les entoure. La souffrance, les injustices, la peur des maladies et du retour de la guerre hantent les esprits de ces personnages en lutte constante pour un avenir meilleur.
Les littératures africaines en langue portugaise occupent aujourd’hui une place incontestable dans la scène littéraire africaine et dans le monde ; la dimension et la qualité de ces œuvres dépassant, sans conteste, les débats passés, actuels et à venir.