Appropriations ou (re)traductions de l’Ayvu Rapyta
Introduction.
En 1959, alors que paraissait la version définitive du riche recueil bilingue de textes mythiques, dont certains appartenant à une tradition inédite, sous le titre d’Ayvu Rapyta (1959), se produisait un contact relativement pacifique et qui semblait bien parti pour devenir stable avec les Aché. Cadogan, ethnologue autodidacte, lançait alors un appel à la communauté anthropologique internationale pour que la société des Aché soit étudiée par des ethnographes professionnels. Alors âgé et malade, non seulement il lui manquait les forces physiques nécessaires pour s’atteler à cette tâche, mais surtout, il se croyait incapable de la mener à bien par manque de formation académique. C’est en 1963 que le jeune doctorant Pierre Clastres arriva au Paraguay pour étudier les Aché, alors connus sous le nom de Guayaki, avant de revenir au Paraguay en 1965 pour approfondir sa connaissance des différents groupes guarani puis, plus tard, de porter son attention sur le Chaco et le Brésil (Clastres 1967). Cadogan attendait néanmoins quelqu’un qui fasse une « étude complète », une « œuvre intégrale » sur les Guarani (Cadogan 1998 : 199, 200) afin de que les « énigmes » qui hantaient son esprit soient élucidées (Cadogan 1961). Les rêves scientifiques de Cadogan au sujet d’une « œuvre intégrale » qui puisse élucider les « énigmes » étaient peut-être à l’origine de sa fascination pour les universitaires. Or, la fascination fait souvent vite place à la déception.
Cadogan avoue dans ses mémoires sa déception. Pour Cadogan, Clastres avait fait « un excellent travail » chez les Aché, mais au lieu d’étudier ensuite un autre groupe guarani comme il espérait, Clastres « est — écrit Cadogan — tombé amoureux de la mythologie du Chaco, bien qu’il ait présenté à mes amis mbya et chiripa [ava-guarani] chez qui [il] avait recueilli des légendes d’une grande valeur ethnographique »1 (Cadogan 1998 : 200). Alors que l’échec était en train de lui rendre la vie impossible, arrivait le remplaçant de Clastres que Cadogan décrit comme : un jésuite instruit en linguistique et en anthropologie avec plus de dispositions pour faire « une œuvre intégrale » et ainsi devenir « le plus grand connaisseur contemporain de la culture guarani »2 (Cadogan 1998 : 200). Dans les dernières années de sa vie, Cadogan transféra le poids de ses espoirs et frustrations sur les épaules de Bartoméu Melià.
Peu après la mort de Cadogan, Clastres publia sa compilation des mythes guarani traduits en français intitulée Le Grand Parler (Clastres 1974a), livre dans lequel les éloges, la reconnaissance et les remerciements envers Cadogan ne manquent pas. Clastres parle de l’« aide irremplaçable de Cadogan » (Clastres 1974a : 13) qui avait été l’« incomparable connaisseur de la langue et de la pensée guarani » (Clastres 1974a : 14). Dans la note biographique annonçant la mort de Cadogan, Clastres dit : « J’ai déjà dit ailleurs tout ce que je dois à L. Cadogan » (Clastres 1974b : 136). Clastres mourut tragiquement peu de temps après dans un accident de voiture.
Or, à la mort de Cadogan, c’est Melià qui devint l’exécuteur testamentaire, le gardien de son œuvre et de ses archives. Il ne réalisera pas l’« œuvre intégrale » dont Cadogan rêvait. Même si une « œuvre intégrale » comme la rêvait Cadogan n’était pas non plus dans les plans de Melià, c’est l’exil qui l’arracha dramatiquement du Paraguay. Bien des années plus tard, Melià lança des accusations de plagiat contre Clastres et Kaka Werá Jecupé. Il écrivait que l’œuvre de Cadogan, spécialement l’Ayvu Rapyta, a été « malheureusement copiée et plagiée par des auteurs sans scrupules ». Le Grand Parler de Clastres est pour Melià en substance, la traduction en français des textes de Cadogan. Selon Melià, le livre de Clastres fut retraduit du français au portugais et du français au castillan, sans qu’on ne reconnaisse qu’à l’origine se trouve l’œuvre de Cadogan3 (Melià 2004 : 177). L’accusation de plagiat est encore plus forte en référence au livre Tupã Tenonde publié en 2001 par Kaka Werá Jecupé que Melià qualifiait de « fraude ». Pour Melià, Cadogan n’aurait pas imaginé que sa contribution pour une connaissance respectueuse des Mbyá allait devenir un objet de commerce4 (Ibidem).
La contribution de Cadogan est sans doute respectueuse. De plus, Melià dit que Cadogan est un « ethnographe de la parole registrée fidèlement et authentiquement » (Melià 1997 : 28). Cadogan lui-même dit que les textes de l’Ayvu Rapyta sont une « transcription littérale » (Cadogan 1959 : 10) des versions dictées par les « vrais auteurs » de l’Ayvu Rapyta (Ibidem.). Néanmoins, il faut rappeler ici que la transcription d’un discours est toujours partielle (Ahearn 2017 : 59), et fait déjà partie de l’analyse du chercheur (Duranti 1997 ; 137). En conséquence, l’idée même selon laquelle les textes de l’Ayvu Rapyta soient la « transcription littérale » des discours oraux doit être questionnée. Nous pensons que Cadogan a composé avec les textes qui lui avaient été transmis oralement et qu’il les a réorganisés en sélectionnant les passages qu’il considère exempts d’emprunts étrangers (Ruiz Zubizarreta, à paraître). Pour cette raison, nous savons peu du contexte de production des textes de l’Ayvu Rapyta, même si Cadogan les enrichit avec des informations ethnographiques et notes linguistiques. En effet, Bruna Franchetto affirme que transformer les arts verbaux en textes écrits est une forme de traduction qui mutile déjà la multi-dimensionnalité de l’oralité (2012 : 36) tout en soulignant l’importance du contexte ethnographique de production des textes pour traduction (Franchetto 2012 : 49 ; Tedlock 1983 : 4). Mais, qu’est-ce qu’on traduit ? Le sens d’un discours produit dans son contexte ou simplement un texte déjà établi ? Antoine Berman affirme que si la traduction ethnocentrique est celle qui capte ou s’approprie du sens dans sa propre culture et système de normes et valeurs, la traduction hypertextuelle est celle qui « renvoie à tout texte s’engendrant par imitation, parodie, pastiche, adaptation, plagiat, ou toute autre espèce de transformation formelle, à partir d un autre texte déjà existant » (Berman 1999 : 29). Au lieu de nous demander si c’est à Cadogan ou à ses « informateurs » qu’on plagie, nous examinerons ici les traductions de l’Ayvu Rapyta. Nous y montrerons que la plupart des versions de l’Ayvu Rapyta sont des retraductions hypertextuelles de la version en espagnol de Cadogan, et parfois de la version en guarani. Étant donné que le contexte de production de ces textes est inconnu ou oublié, des erreurs d’interprétation sont fréquents. Ainsi nous allons analyser les textes et traductions publiés par Clastres dans Le Grand Parler. Puis, nous étudierons les retraductions de ce livre en espagnol et en portugais. Enfin l’examen des autres traductions de l’Ayvu Rapyta qui ont été faites montreront que l’ombre de Cadogan est toujours présente.
L’Ayvu Rapyta et Le Grand Parler
Malgré l’effort de Cadogan pour présenter des textes libres d’emprunts en les sélectionnant, sa traduction ne parvient pas à satisfaire tout le monde. Par exemple, Clastres va s’écarter de la traduction que Cadogan propose du terme guarani « mborayu » comme « amor al projimo ». Dans sa justification, Clastres dit que la traduction « n’est pas fausse, mais impropre, par l’écho chrétien qu’elle fait résonner » (Clastres 1974a : 29). En quelque sorte, Clastres va pousser la purification de Cadogan sans s’écarter de Cadogan lui-même. Clastres affirme qu’il a « tenté de traduire tous ces textes du guarani » mais qu’il s’est « constamment reporté à la traduction espagnole, bénéficiant de la lumière des nombreux commentaires et notes dont Cadogan a enrichi les textes proprement dits (Clastres 1974a : 14) ».
Comme nous l’avons dit, Clastres mentionne le travail de Cadogan et reconnaît sa dette envers lui. Ces mentions suffisent à José Manuel Silvero pour dédouaner Clastres de l’accusation de plagiat lancée par Melià (Silvero 2016). Or, il y a un détail intéressant à signaler : Clastres n’arrête pas de citer Cadogan et son œuvre même s’il n’explicite pas toujours quels textes viennent de l’Ayvu Rapyta. Clastres reconnaît néanmoins dans l’Introduction que c’est « dans cet ensemble de textes mythiques des Mbya-Guarani que nous avons choisi les extraits qui figurent dans notre travail (1974a : 13) ». Effectivement, tous les textes, sauf mention contraire, viennent de l’Ayvu Rapyta, mais le lecteur qui n’a pas retenu cette petite phrase presque lancée au passage peut parfois être perdu et amené à penser différemment. Nous pouvons identifier dans Le Grand Parler trois types d’attributions à l’Ayvu Rapyta comme source (tableau n° 1). Premièrement l’attribution est opaque quand il n’y en a pas d’autre référence au texte source que l’attribution faite en introduction que nous venons de mentionner. Deuxièmement, l’attribution nécessaire faite par exemple quand Clastres explique qu’il s’écarte de la traduction de Cadogan ou quand plusieurs textes de différentes sources sont présentés à des fins comparatives. Troisièmement, l’attribution claire et précise avec mention des numéros de pages du livre de l’Ayvu Rapyta.
Le Grand Parler | Origine du texte | Modalité d’attribution |
PREMIÈRE PARTIE - Le temps de l’éternité | ||
I - Apparition de Ñamandu : les divins | Ayvu Rapyta Chap. I | Opaque ou générale |
II - Fondement de la Parole : les humains | Ayvu Rapyta Chap. II | Attribution nécessaire |
III - Création de la première terre | Ayvu Rapyta Chap. III | Opaque et générale |
IV - Fin de l’âge d’or : le déluge | Ayvu Rapyta Chap VI + versions de Clastres et Nimuendajú | Attribution nécessaire |
DEUXIÈME PARTIE - Le lieu du malheur | ||
V -Ywy Pyau : la terre nouvelle | Ayvu Rapyta Chap VI | Opaque et générale |
VI - Les aventures des Jumeaux - Versions | Ayvu Rapyta Chap VII + versions de Clastres, Nimuendajú et Thévet | Attribution nécessaire |
VII - L’origine du feu - Versions | Ayvu Rapyta Chap VI + version de Clastres + version de Nimuendajú | Attribution nécessaire |
TROISIÈME PARTIE - Les derniers de ceux qui furent les premiers adornés | ||
VIII - Les bellement adornés | Ayvu Rapyta Chap. V et IX, | Attribution claire et précise |
IX - Toutes choses sont une | Recueillie par Clastres | Recueillie par Clastres |
X - J’existe de manière imparfaite | Recueillie par Clastres | Recueillie par Clastres5 |
Le livre de Clastres se compose de trois parties. La première partie « Le temps de l’éternité » comprend quatre chapitres qui sont presque entièrement des traductions de l’Ayvu Rapyta. Seul le chapitre IV contient, en plus de celle de Cadogan, deux versions du mythe du déluge recueillies par Clastres lui-même et par Nimuendajú. Clastres est donc obligé de spécifier que « León Cadogan a recueilli la première, publiée au chapitre VI de son Ayvu Rapyta » (Clastres 1974a : 45). Le lecteur qui n’a pas retenu la courte phrase d’attribution des textes peut aussi découvrir l’origine du texte du deuxième chapitre parce que Clastres, comme nous l’avons vu, explique qu’il s’écarte de la traduction de Cadogan « par l’écho chrétien qu’elle fait résonner (Clastres 1974a : 29) ».
L’opacité de Clastres persiste dans la deuxième partie du livre au chapitre V, mais ensuite l’attribution des textes est bien claire car il y a plusieurs sources : Cadogan, Nimuendajú, Thévet et les textes recueillis par Clastres lui-même. Finalement l’opacité disparaît complétement quand, dans le chapitre VIII l’attribution du texte est précise et claire : avec des notes se référant à l’œuvre de Cadogan et spécifiant même les numéros de pages. En procédant ainsi, par une précision systématique de ses sources dès le début de son ouvrage, Clastres serait parvenu à éviter la confusion et aurait prévenu l’accusation de plagiat de Melià.
Pouvons-nous trancher au sujet de l’accusation de plagiat lancée par Melià ? Nous pouvons simplement dire que Clastres aurait pu être plus clair. Il reste cependant une autre question : Clastres s’est-il approprié les textes guarani ou la traduction de Cadogan ? En effet, Cadogan n’est pas le « vrai auteur » des textes comme lui-même le dit (Cadogan 1959 : 10). Cependant, Cadogan est l’auteur de leur traduction en espagnol. Rappelons-le, Clastres dit qu’il a « tenté de traduire tous ces textes du guarani » mais qu’il s’est « constamment reporté à la traduction espagnole [de Cadogan] » (Clastres 1974a : 14). Clastres s’écarte parfois d’elle comme dans le cas que nous avons pu observer, mais ce n’est pas toujours le cas. Dans le chapitre III de Le Grand Parler, Clastres reprend le même chapitre de l’Ayvu Rapyta. Il s’agit du mythe de la création de la première terre. Celle-ci est faite par Ñamandu à l’aide de son « popygua » terme que Cadogan traduit par « vara » (1959 : 28), et Clastres par « bâton-insigne » (Clastres 1974a : 32). Ce mot composé est la traduction littérale de « vara insignia », expression avec laquelle Cadogan traduit la plupart du temps un autre terme guarani « yvyra’i » (Cadogan 1959 : 17, 49, 50). La confusion de Clastres entre ces deux objets est peut-être due au fait que Cadogan lui-même confond et mélange également les termes dans une note (Cadogan 1959 : 35).
Le terme « popygua » veut dire littéralement « [ce qui est] dans la main » quand « yvyra’i » veut dire littéralement « petit bâton » – yvyra (bois) –’i (diminutif) –. La terminologie n’est pas toujours précise et uniforme. Le popygua est un instrument qui comprend deux bâtons de bois très dur -Holocalyx balansae- généralement courts qui sont claqués l’un contre l’autre en les tenant dans une seule main. Il est utilisé avec ou à la place des maracas lors de danses rituelles. L’yvyra’i est plus précisément un bâton unique long comme une canne, parfois même recouvert avec des motifs de vannerie. Néanmoins, Clastres traduit systématiquement les deux par « bâton-insigne » même quand Cadogan traduit « yvyra’i » simplement par « vara » (Cadogan 1959 : 28 ; Cf. Clastres 1974a : 32).
Le problème que pose la traduction du terme « yvyra’i » est le suivant : ce bâton représente l’autorité de la personne qui le porte, et serait emprunté des missions jésuites où, comme dans tout village espagnol, le chef du conseil municipal était muni d’une « vara ». Bien que Cadogan ait tendance à ne pas souligner les éléments empruntés au monde colonial, il dit que ce « yvyra’i » serait « emblema del poder » des dieux et des dirigeants nommées « yvyra’ija » — littéralement « maître du petit bâton » — nom qui viendrait des Alguaciles des missions (Cadogan 1959 : 17). Clastres, quant à lui, s’il n’est guère plus enclin à insister sur les emprunts coloniaux, a peut-être eu tendance à passer sous silence un emblème du pouvoir dont jouissaient certaines personnes, pour de ne pas fragiliser son hypothèse du chef sans pouvoir. Traduire « popygua » tout comme « yvyra’i » par « bâton-insigne » sans les distinguer aurait été un bon moyen d’exclure tout emprunt colonial.
Cadogan fait un large usage du terme « insignia » : il l’utilise aussi dans le chapitre IV pour traduire d’autres expressions, même si le terme n’existe pas littéralement en guarani (Cadogan 1959 : 39). Comme Clastres reprend le terme « insigne » presque à chaque fois, même quand il n’y a aucune expression qui y corresponde dans la version en langue mbya-guarani, nous pouvons affirmer qu’à chaque fois qu’il le fait, il est en train de traduire à partir de la traduction espagnole de Cadogan. Le terme composé « vara-insignia » inventé par Cadogan, est complètement adopté par Clastres comme « bâton-insigne ». Clastres l’a tellement repris, qu’il l’utilise pour traduire la version des aventures de Lune et Soleil qu’il a lui-même recueillie (Clastres 1974a : 71) mais également pour traduire la version recueillie par Nimuendajú (Clastres 1974a : 93). Les termes « yvyra’i » et « popygua » sont devenus « bâton-insigne » dans les textes de Clastres qui en a exporté l’expression à tous les autres textes guarani La traduction de Cadogan se transforme en version canonique et sa terminologie inspire d’autres traductions. Ainsi, presque toutes les traductions sont faites à partir de la traduction espagnole de Cadogan et non à partir du texte en langue mbya-guarani qu’il a publié.
Alors que toutes les traductions ont pour textes sources les versions en espagnol de Cadogan ou en français de Clastres, nous pouvons mentionner ici une exception : il s’agit de la traduction de l’Ayvu Rapyta faite à partir de l’original en langue mbya-guarani par la linguiste Delicia Villagra Batoux. Ainsi, Villagra Batoux traduit le terme « yvyra’i » non pas comme « bâton-insigne » à l’instar de Cadogan et Clastres, mais par une expression qui rend le sens littéral et symbolique de l’objet : « petit bâton sacré » (Villagra-Batoux 2001 : 78). Hormis cette exception, la traduction de Cadogan en espagnol devient ainsi le texte d’origine des autres (re)traductions, y compris celle de Clastres.
Les retraductions de Le Grand Parler
Mais la trajectoire de l’Ayvu Rapyta ne s’achève pas là. Le livre de Clastres a été retraduit à son tour du français en espagnol et en portugais. Le terme « bâton-insigne » est retraduit comme « bastón-insignia » en espagnol, et « bastão-insígnia » en portugais. Ces retraductions ne sont qu’une autre version de la traduction de Cadogan qui avait inventé le terme « vara-insigna », qui, comme on l’a dit, n’existe pas littéralement en guarani. Le texte de départ est alors parfois transformé d’une manière vertigineuse à la suite de ridicules retraductions. Regardons les transformations que subissent les textes au cours de la traduction en portugais et en espagnol depuis le texte français de Clastres, par rapport au texte de départ en Mbya-guarani et espagnol publié par Cadogan :
Ayvu Rapyta |
Le Grand Parler |
A Fala Sagrada |
La Palabra Luminosa (Clastres 1993) |
|
Maino i reko ypy kue |
Las primitivas costumbres del Colibri |
Apparition de Ñamandu : les divins | APARECIMENTO DE NAMANDU: OS DIVINOS | Aparición de Ñamandu: los divinos |
Ñande Ru Pa-pa Tenonde | Nuestro Padre último-último primero | Notre père le dernier, notre père le premier, | Nosso pai, o último, nosso pai, o primeiro, | Nuestro el último, nuestro padre el primero |
guete rã ombojera | para su propio cuerpo creó | fait que son propre corps surgisse | fez com que seu próprio corpo surgisse | hace que su propio cuerpo surja |
pytû yma gui. | de las tinieblas primigenias. | de la nuit originaire. | da noite originária. | de la noche originaria. |
Yvára py-pyte, | Las divinas plantas de los piés, | La divine plante des pieds, | A divina planta dos pés, | La divina planta de los pies, |
apyka apu’a i, | el pequeño asiento redondo, | le petit siège rond : | o pequeno traseiro redondo: | la pequeña sede redonda: |
pytû yma mbyte re | en medio de las tinieblas primigenias | au cœur de la nuit originaire | no coração da noite originária | en el corazón de la noche originaria, |
o-guero jera. | los creó, en el curso de su evolución. | il les déploie se déployant lui-même. | ele os desdobra, desdobrando-se. | el las despliega desplegándose a sí mismo. |
Nous pouvons signaler premièrement la variation du titre et des sous-titres. Mais le constat devient évident dès les premières lignes. Les traductions en portugais et en espagnol sont faites clairement à partir du français (Clastres 1990 ; 1993). Comme nous pouvons le voir facilement dans le tableau n° 6, les retraductions gardent les tournures de la version française de Clastres.
Le décalage entre traductions devient vertigineux quand les traductions portugaise et espagnole traduisent : « le petit siège rond ». La traduction espagnole traduit par « la pequeñasede redonda » (Clastres 1993 : 20, 25), une option de traduction qui serait pleinement justifiée s’il s’agissait du « siège social » dans un texte administratif, mais qui peut nous surprendre quand il s’agit d’un texte de « mythes et chants sacrés ». La traductrice n’ignore pas néanmoins qu’il s’agit d’un banc. Clastres explique dans ses commentaires que le siège, l’« apyka », est un banc :
« Le terme apyka désigne en effet un petit banc de bois, généralement zoomorphique : c’est, méconnaissable car interdite, la figuration du jaguar. Cet apyka, destiné au repos des chamanes et des sages, occupe, non plus comme objet, mais comme métaphore, une place décisive dans l’univers religieux des Guarani. On ne dit pas, un enfant naît, mais : quelqu’un se pourvoit d’un siège (Clastres 1974a : 21) ».
Dans la traduction en espagnol de ces commentaires de Clastres « siège » est traduit par « asiento », et « banc » par « banco » (Clastres 1993 : 27). L’emploi de « sede » pour traduire « siège », n’est pas non plus constant tout au long du livre. Dans la troisième partie, la traduction espagnole du texte de Clastres traduit « siège » non pas par « sede » mais par « asiento » (Clastres 1993 : 116). La traduction de 1993 s’approche ainsi du texte espagnol de Cadogan (1959 : 49). Ce rapprochement peut s’expliquer parce que les textes qui ouvrent la troisième partie du livre de Clastres sont, à la différence des autres, clairement attribués à Cadogan avec une citation précise de l’œuvre et des pages. La traductrice aurait donc pu facilement consulter la version espagnole d’origine pour faire une retrotraduction.
La proportion que prennent les transformations des textes guarani à partir du français s’approchent de la « déformation ». Ainsi, la traduction portugaise à partir du français est presque risible. Elle traduit la phrase « le petit siège rond » par « o pequeno traseiro redondo » (Clastres 1990 : 20). Dans la troisième partie du livre, la phrase « pourvu d’un siège » (Clastres 1974a : 110) est traduite par « guarnecido de nádegas » (Clastres 1990 : 112). Or, la confusion qui provoque cette déformation n’est pas exclusivement imputable à la traductrice. Le commentaire de Clastres sur le banc « apyka » en est probablement la cause. Il finit son exégèse en disant :
« On ne dit pas, un enfant naît, mais : quelqu’un se pourvoit d’un siège. Dans le cas présent, l’apyka comme banc nomme en forme métonymique la partie du corps qui y prend place : ce que l’obstétrique appelle en effet le siège (Clastres 1974a : 21) ».
Le malheur de ce commentaire de Clastres c’est qu’il a été pris à la lettre par la traduction en portugais qui traduit le siège apyka par « nadegas » ou « traseiro ». Or, c’est encore plus regrettable que cette traduction soit citée dans ses analyses par des chercheurs sans précaution critique (Cf.: Oliveira Silva 2013 : 47 ; Ribeiro 2021 : 158). La seule proximité entre un siège et les fesses peut être trouvé dans le dictionnaire de guarani colonial de Montoya où l’entrée tevi est traduite par « asiento; extremo por defuera; nalgas » (Ruiz de Montoya, 2011 [1639] : 250). Or, le terme espagnol « asiento » ici, renvois à la base où l’on posse un objet et non au siège comme mobilier. Toutefois, le terme « apyka » ne renvois jamais aux fesses. Nous savons en plus que dans le contexte du mythique et rituel le terme apyka est bien le banc sur lequel les dieux, les âmes des nouveaux nés et les oiseaux-esprits se déplacent dans l’espace (Cadogan 1959 : 42, 136 ; 1971 : 90 ; Nimuendajú 1978 [1914] : 170). Ceci réaffirme, une fois de plus, l’importance du contexte ethnographique dans l’’interprétation d’un texte en langue autochtone.
Lévi-Strauss reconnaissait que la poésie est « extrêmement difficile à traduire dans une langue étrangère, et [que] toute traduction entraîne de multiples déformations (Lévi-Strauss 1958 : 232) ». Néanmoins, pour l’analyse structurale des mythes, la valeur de ceux si persiste « en dépit de la pire traduction (Ibidem.) ». Avec les exemples cités nous avons de quoi nuancer cette idée suivant Dennis Tedlock (1983 : 40, 59). Comme l’affirme Bruna Franchetto, toute traduction « sérieuse » devrait se transformer dans une édition critique dans laquelle les données ethnographiques el commentaires natifs puissent pallier les carences de nos outils linguistiques et les limites de nos langues cibles (2012 : 49).
Pour conclure sur le livre de Clastres, nous pouvons donc ajouter que le texte en langue mbya-guarani et les notes ethnologiques de Cadogan sont exceptionnellement mobilisés par Clastres pour s’écarter de la traduction de Cadogan. La traduction de Clastres est séparée des notes et commentaires de Cadogan si riches pour l’interprète. Alors, les retraductions de ce livre au portugais et en espagnol sont si éloignés du contexte ethnographique de production des discours que le résultat est parfois très décevant. Or, il n’y a pas que les anthropologues pour s’approprier les textes de l’Ayvu Rapyta. Les poètes l’on fait parfois avec beaucoup d’audace.
Ayvu Rapyta : le poème mythique, le mythe de poètes
Rubén Bareiro Saguier publiée une version en espagnol du chapitre premier de l’Ayvu Rapyta dans le volume intitulé Poésie Guarani. Cette version alternative est aussi faite à partir de l’espagnol de Cadogan mais avec des inspirations induites par les commentaires de Clastres6 (Bareiro Saguier & Villagra Marsal 2000 : 26, 27, 30). Cette fois-ci, le banc apyka prend la forme d’un jaguar. Ce petit banc de bois zoomorphique désigne généralement, selon le commentaire de Clastres, « la figuration du jaguar » (Clastres 1974a : 21). La simple évocation de cette figure hautement symbolique suffit pour faire apparaître un jaguar là où d’autres avaient vu le fessier du dieu créateur. Il est clair que la figure du jaguar est plus intéressante, du moins quand il s’agit de son évocation dans un poème mythique. Bareiro Saguier dit expressément traduire à partir de la version espagnole de Cadogan mais en tant que poète s’inspire clairement des commentaires de Clastres pour faire apparaître la forme du jaguar dans le banc apyka. Nous allons voir maintenant que les poètes s’autorisent toutes les licences poétiques. Néanmoins, la figure, le texte et l’interprétation de Cadogan sont toujours là, indélébiles.
Kaka Werá Jecupé est un écrivain autochtone parfois considéré Kayapo, Tapuia ou Guarani : « Não nasci Guarani, tornei-me (Werá Jecupé 2001 : 13) ». C’est néanmoins sur lui que pèse la plus forte accusation d’appropriation de textes de Cadogan lancée par Melià. Comment expliquer l’accusation si Cadogan lui-même disait que les « vrais auteurs » de l’Ayvu Rapyta étaient les Mbya-Guarani (Cadogan 1959 : 10). Quoi qu’il en soit, Werá Jecupé reconnaît l’origine des textes qu’il publie. Il dit qu’après avoir reçu son nom guarani, il a découvert le livre de León Cadogan dont les fragments « eram parecidos com os ensinamentos que havia aprendido em torno das fogueiras » (Werá Jecupé 2001 : 13). C’est ainsi qu’il commence à se donner la légitimité qu’il met en récit mobilisant la métaphore du lit des foyers – tataypy rupa – comme lieu et place d’échange avec le monde guarani. Cette métaphore est très chère à Cadogan qui disait être considéré par les Mbya-Guarani comme un « miembro genuino del asiento de nuestros fogones (Cadogan 1959 : 9). » Il est évident que Werá Jecupé est aussi ébloui par la figure de Cadogan. Dans la présentation de son livre, il met en scène un « chercheur de légendes » qui découvre par hasard des mythes d’une beauté insoupçonnée. Plus tard, Werá Jecupé dévoile que ce chercheur était León Cadogan, et qu’il préfère le nommer par son nom guarani : Tupã Kuchuvi Veve (Werá Jecupé 2001 : 19). Or, Cadogan lui-même n’a jamais révélé son nom guarani et même Melià l’ignorait – ou semblait l’ignorer –. Dans la présentation du dernier livre de Cadogan, Melià s’interroge : « cuál es el nombre nuevo de Cadogan que probablemente ha recibido » (Melià 1971 : 6). Si l’auteur se réfère à Cadogan par son nom guarani c’est pour consacrer son œuvre en même temps qu’il consacre la sienne, signée avec son nom guarani : Werá Jecupé.
Le livre de Kaka Werá Jecupé reproduit presque à l’identique des textes que Cadogan a publiés en mbya-guarani dans sa version de 1959. C’est la graphie des mots qui change parfois. Par exemple, le nom du premier chapitre de Cadogan « Maino i reko ypy kue » devient « Maino i reko ypi kue », ce qui peut être une erreur d’imprimerie. Il est cependant certain que Kaka Werá Jecupé reproduit une erreur d’imprimerie de la version de 1959 de Cadogan en transcrivant « Yvára jecaka mba’ekuaá » (Werá Jecupé 2001 : 26). Le troisième paragraphe du premier chapitre de la version 1959 commence par « Yvára jecaka mba’ekuaá » (Cadogan 1959 : 13). La lettre [k] que nous accentuons en gras, doit être une [h] comme peut le confirmer la première version (Cadogan 1946 : 20), la deuxième version (Cadogan 1953 : 37) ainsi que les rééditions postérieures à 1959 qui ont corrigé cette erreur.
En tant que poète Kaka Werá Jecupé prend des licences : l’obscurité -pytũ- devient « Vazio » (Werá Jecupé 2001 : 26). Les inspirations néo-chamaniques sont évidentes avec l’apparition de termes comme « espírito da Mãe Terra » (Werá Jecupé 2001 : 64). Le nom du dieu créateur Ñamandu est parfois substitué dans la traduction au portugais par « Grande Mistério » ou « Grande Espírito » (Werá Jecupé 2001 : 29, 30). Le goût pour les mystères ésotériques peut aussi avoir sa source d’inspiration dans l’œuvre de Cadogan. L’œuvre de Cadogan utilise parfois un vocabulaire ésotérique, mais avec l’avantage qu’il peut être lu scientifiquement : Cadogan laisse toujours les références ou au moins des traces de sa démarche, et parfois se corrige.
Les chapitres du livre de Kaka Werá Jecupé sont signalés avec des symboles, des cercles avec différentes configurations. Le chapitre premier ouvre avec un cercle avec un point au milieu qui correspondrait au « Símbolo milenar que significa ‘Ñamandu’ (O Grande Mistério, o Imanifestado, o Um) » (Werá Jecupé 2001 : 22). Dans les licences de traducteur que Werá Jecupé prend, nous pouvons aussi lire « Círculo desdobrado da sabedoria inaudível » (Werá Jecupé 2001 : 26), sans qu’on puisse déterminer quel terme ou idée dans le texte de départ justifierait l’apparition du « cercle ».
L’association du cercle à la figure du dieu créateur Ñamandu est fréquente dans la littérature, même s’il elle n’est pas fondée dans l’ethnographie. Nous nous demandons si elle n’est pas une extrapolation de l’œuvre de Cadogan. Nous pouvons trouver la première référence de cette association sous la plume de Rubén Bareiro Saguier qui par voie d’analyse linguistique arrive à dire qu’un « círculo cuyo punto central es la luz en el futuro pecho de Ñamandú, desde el que partirá la perfección, la homogeneidad del universo guaraní » (Bareiro Saguier 1990 : 165). La deuxième occurrence de cette association est celle de Kaka Werá Jecupé (Werá Jecupé 2001 : 22, 26).
Une autre occurrence de l’association entre Ñamandu et le cercle, est celle de l’anthropologue Aldo Litaiff. Il dit que : « Conforme Cadogan (1949) a expresão ‘nhamam’ significa ‘circulo’ et ‘nhamandu’ ‘circular’ » (Litaiff 2018 : 165). Néanmoins, Cadogan ne donne pas cette étymologie ni aucune autre dans l’article publié dans le Boletín de Filología cité par Litaiff (Cadogan 1949). Comme nous l’avons déjà clarifié (Ruiz Zubizarreta 2019), Cadogan avait proposé plus tard une autre étymologie7 du nom Ñamandu (Cadogan 1959 : 27), mais elle ne fait aucune référence au cercle. De toute façon, cette étymologie a, par la suite, été considérée comme une erreur par son auteur (Cadogan 1992 : 123). Quelle est donc l’origine de ce cercle autour de l’étymologie du nom Ñamandu ? En 1962, Cadogan écrit que pour les Guarani d’Amambay, « mo-ñandua » signifie « dar forma redonda », et que « ñandua » renvoie aux « botones » qui ornent leurs coiffes (Cadogan 1962 : 75, 76). Nous pouvons donc se demander si ce n’est pas la forme ronde de ces ornements qui devient un cercle associé à Ñamandu, en raison d’une simple et vague proximité entre les termes ?
S’il y a une façon de sortir de ces spéculations étymologiques, c’est à la manière de la poète et traductrice Josely Vianna Baptista (2011). Dans sa traduction de l’Ayvu Rapyta elle reproduit les textes en langue mbya-guarani. Baptista fait un travail formidable de recherche pour enrichir son interprétation et sa traduction. Elle nous donne accès à l’information dont elle dispose pour faire ses choix, dans de très riches notes et commentaires. Cependant, c’est surtout dans ces notes érudites qu’on voit l’influence de Cadogan qui enrichit aussi sa version de 1959 avec des notes et commentaires.
Josely Vianna Baptista explique qu’après avoir consulté les autres traductions8 , elle fait une traduction « ultraliteral ». Ensuite, elle s’attèle à retraduire à la recherche de « ’compensações’ possíveis para sua eficácia poética em nossa língua (Baptista 2011 : 12) ». Elle fait aussi des voyages dans des communautés guarani où le professeur Teodoro Tupã Alves, « entonne les chants » qu’elle enregistre (Baptista 2011 : 12, 13). Elle ne le dit pas, mais nous comprenons que le professeur lui lit les textes de Cadogan, de telle façon qu’elle puisse « perceber suas modulações e tessituras sonoras (Baptista 2011 : 12). » Nous supposons qu’il s’agit d’une lecture, et non d’une autre version des mythes, parce qu’elle transcrit littéralement la version guarani de Cadogan.
Même si Baptista ne dit pas plus sur sa relation avec le professeur Teodoro Tupã Alves, cette collaboration donne ses résultats. La traductrice s’écarte de la retraduction de la version de Clastres où l’on traduit apyka par « fesses ». Néanmoins elle affirme — à tort comme nous l’avons montré — qu’en guarani « ‘assento’ também é sinônimo de ‘nádegas’ (Baptista 2011 : 62). » Baptista finit par adopter la traduction de Cadogan légèrement modifiée par l’interprétation du professeur Teodoro Tupã Alves : « o breve arco do assento » (Baptista 2011 : 25).
Bien que Josely Vianna Baptista ait réalisé un formidable travail d’inspiration, elle ne s’écarte pas beaucoup des interprétations de Cadogan. Nous pouvons trouver un premier exemple de retraduction à partir de l’œuvre de Cadogan dans le terme « tatachina ». Celui-ci traduit le terme par « tenue neblina » (Cadogan 1959 : 19) ou comme « neblina vivificante » « neblina del poder creador » (Cadogan 1959 : 25, 26). Comme Cadogan l’explique, le terme est composé de « tatachi » pour « fumée », et la particule « na » pour « semblable à », et désigne à la brume du printemps (Cadogan 1959 : 26) aussi comme à la « fumée du tabac rituel » (Cadogan 1992 : 169 ; Dooley 2006 : 175). Or, « tatachina » n’est pas n’importe quelle « brume »9 sinon exclusivement celle du printemps parce qu’elle n’est autre chose que la fumée du tabac avec laquelle les dieux soignent la terre après le froid de l’hiver (Cadogan 1959 : 26 ; Clastres 1974a : 25). La fumée du tabac avec laquelle les chamanes soignent n’est autre chose que l’imitation de la fumée avec laquelle les dieux soignent la terre, c’est-à-dire la brume « tatachina ». Proche de la traduction de Cadogan, Baptista traduit le terme « tatachina » simplement par « neblina que da vida » (2011 : 31) et par « neblina vivificante » (2011 : 53), sans ignorer que le terme fait référence à la fumée du tabac (2011 : 70).
Un autre exemple de retraduction à partir de Cadogan, est la phrase « Yvára popyte rakã poty » que Cadogan traduit comme : « las divinas palmas de las manos con las ramas floridas (dedos y uñas) » (Cadogan 1959 : 13). À son tour, Baptista traduit la phrase par « as mãos celestes com os brotos floridos » (Baptista 2011 : 25). Son explication est néanmoins tirée de celle de Cadogan: « Ramos em flor das palmas das mãos celestes (dedos e unhas, no vocabulário religioso) (Baptista 2011 : 63) ».
Selon notre propre expérience ethnographique, yvára popyte rakã est une métaphore utilisée dans le langage rituel ou ce que Cadogan appelle « vocabulario religioso » (1959 : 17). La métaphore veut dire littéralement : « branche -rakã- qui existe dans la demeure des dieux –yvára- [portée dans] la paume de la main -popyte- ». Néanmoins, cette métaphore désigne les bouquets de branches d’herbe à maté offerts par les hommes dans une première nuit de rituel, soit les poignées d’herbe à maté en poudre que les femmes offrent la nuit suivante et qui sont élaborées avec les branches offertes au cours de la nuit précédente. Les offrandes d’herbe à maté sont comme l’extension des mains qui les portent jusqu’à la maison rituelle. Elles y sont soit accrochées aux murs, soit disposées en rangées pour favoriser les messages des dieux, notamment dans les cérémonies de nomination quand les chamanes découvrent les noms des personnes. Ces rituels sont l’imitation des rituels des dieux où les chamanes voyagent en dansant tout en répétant, sans traduire, ce qu’y est dit par les dieux. Idéalement, les Mbya ne devraient pas faire autre chose qu’imiter les dieux, et les bouquets de branches d’herbe à maté ne sont donc que l’imitation des branches de maté portées par les dieux eux-mêmes. On voit alors que, dès les premières lignes de l’Ayvu Rapyta, il s’agit d’imiter.
Ce dernier exemple montre une fois de plus que le contexte ethnographique est indispensable pour l’interprétation et la traduction en tant qu’acte de compréhension et d’interprétation non seulement d’un texte mais également d’une réalité sociale (Franchetto 2012 : 49 ; Tedlock 1983 : 4). Il nous permet de conclure en disant que traductions des textes de l’Ayvu Rapyta que nous avons analysés, se mettent parfois à distance du contexte ethnographique, ce qui a parfois entraîné des incompréhensions, des erreurs d’interprétation et provoque des traductions hypertextuelles à partir de la traduction en espagnol de Cadogan, et en moindre mesure du texte en guarani. Ceci n’évite pas la traduction ethnocentrique qui tout ramène à soi, car la traduction hypertextuelle est nécessairement ethnocentrique (Berman 1999 : 30). Or, si c’est parfois Cadogan lui-même qui dit peu du contexte de production de ces textes, nous suggérons ailleurs (Ruiz Zubizarreta, à paraître) certaines pistes pour réapprendre à lire l’Ayvu Rapyta.
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Remerciements : À Ana Doldan Montiel, Cécile Brochard, Manon Naro, Carla Fernandes, David Jabin, Paul Fabie et Morgane Avery qui ont écouté, discuté et relu ces idées.