La tour de Babel et le guarani : de langue mythique à langue poétique
Introduction
Dans un article sur le rôle du guarani comme socle de l’identité nationale paraguayenne, Ana Inés Couchonnal Cancio, chercheuse paraguayenne au Conicet travaillant sur les questions d’identité transnationale et sur la langue guarani, évoque sa propre expérience d’expatriée paraguayenne à Buenos Aires en Argentine. Face au manque de repères, elle rappelle le rôle du guarani dans le sentiment d’appartenance à une communauté nationale :
Lo cotidiano en una gran ciudad, el transporte público, el tráfico, la siempre creciente cantidad de personas y la anónima interacción generan una inmersión que implica un aguzamiento de los sentidos de alrededor. Así en lo que a esta historia respecta, en medio de este paisaje de babel de repente y por acumulación hizo entrada un elemento crucial que vino a unir los movimientos antes descritos, o a darles sentidos de manera retroactiva. Resulta que en el colectivo, en Buenos Aires, todos los días, en distintas horas, incluyendo a veces hasta al chofer, se habla guaraní. En la calle se habla, despacito, guaraní, en las obras en un tono más alto y jocoso, en los taxis, en la carnicería de la vuelta, en las casas… (Couchonnal Cancio, 2018, p. 140)
Le guarani serait alors ce qui résiste face à la profusion des langues. Le guarani serait ce lien qui, loin de la dispersion et de l’incompréhension supposées par le mythe de Babel, viendrait créer une cohésion et une conscience nationale, même au-delà des frontières du Paraguay. Ce mythe implique en effet que l’orgueil des hommes à l’origine d’une tour s’élevant jusqu’au ciel, se trouve puni par la multiplication des langues et l’impossible communication entre les hommes. Or, ici, les Paraguayens se retrouveraient et s’identifieraient à un faire-nation grâce à cette même et seule langue malgré le plurilinguisme et le déracinement. C’est ce présupposé liminaire que nous interrogerons. Il s’agira de présenter les tensions politiques et poétiques inhérentes au contexte sociolinguistique paraguayen en dévoilant plus précisément ce qui se cache derrière ce que l’on nomme « la » langue guarani. En effet, le pays est bilingue, voire en réalité plurilingue, comment l’identité nationale peut-elle alors se fonder sur une seule langue ? L’écart entre la représentation du guarani et l’existence concrète d’une diversité de dialectes du guarani est en réalité le signe de la construction d’un mythe autour de la langue guarani (Boidin, 2014, Penner, 2010b, 2014). De la même manière, la définition de la langue guarani ne fait pas l’unanimité et est source de vifs débats sur la scène nationale entre les locuteurs et les non-locuteurs de la langue, mais également entre les locuteurs et les instances qui travaillent à la normalisation du guarani et même les auteurs qui modèlent le matériau et en retravaillent les contours. Enfin, comment le bilinguisme espagnol-guarani, officiel depuis la Constitution de 1992, est-il réapproprié et réinterprété par les auteurs bilingues ? En somme, nous sommes invités à penser comment cette Babel paraguayenne alimente la création poétique contemporaine. La problématique de cet article sera donc de chercher à savoir comment le mythe construit autour de la langue guarani et du bilinguisme espagnol-guarani nourrit la littérature bilingue paraguayenne. Nous nous servirons ici du mythe de la tour de Babel, non pas comme une transposition d’un mythe biblique à la culture guarani, mais comme un outil et une métaphore nous permettant de mettre en lumière la construction d’un discours politique participant à l’édification d’une langue idéale et unificatrice tout en pensant sa possible mise en échec. En se réappropriant cette métaphore, chère aux études sur la traduction, nous souhaitons montrer comment la complexité linguistique du Paraguay conditionne l’essor d’une poésie bilingue contemporaine. Pour répondre à notre problématique, nous commencerons par explorer les liens entre la métaphore de Babel et le contexte sociolinguistique paraguayen pour voir émerger l’enchâssement de deux mythes structurant l’analyse de la poésie bilingue : celui de « LA » langue guarani et celui du bilinguisme. Dans un second temps, nous nous demanderons si cette Babel paraguayenne n’est pas au fondement d’une nouvelle production poétique contemporaine. Nous questionnerons dès lors les implications littéraires de cet enchâssement de mythes dans la construction d’une poésie engagée. Enfin, nous étudierons comment la diversité et la complexité linguistiques ont déterminé à la fois les modalités de cette poésie et son objet. Nous nous appuierons sur un corpus issu de huit poètes bilingues1 représentatif de la scène poétique contemporaine.
I. Construction du mythe de « LA » langue guarani et du bilinguisme, effondrement de la tour de Babel
Le bilinguisme officiel, tel qu’il est pensé dans la Constitution, semble aller contre la réalité linguistique plurielle du Paraguay. D’une part, il resserre le plurilinguisme du pays autour de deux langues, l’espagnol et le guarani, laissant de côté d’autres langues parlées dans le pays (Penner, 2010a, Zuccolillo French, 2010). D’autre part, dans cette conception binaire, l’on affirme l’existence d’un guarani comme si sa définition et son usage allaient de soi et comme si tous les locuteurs se reconnaissaient dans cette entité « guarani ». Or, face à ce constat, il nous paraît important de revenir sur la diversité linguistique qui caractérise le pays et sur les défis auxquels se confrontent les locuteurs et les politiques linguistiques.
Pour donner quelques éléments de contexte, nous rappellerons que le guarani paraguayen est une langue agglutinante de type polysynthétique. En ce qui concerne le Paraguay2 , selon les chiffres donnés par l’Institut National de Statistiques, dans le cadre de l’Enquête Permanente sur les ménages de 2019, 38,5% des locuteurs de plus de 5 ans parlent davantage le guarani au sein de leur foyer, 30,6% utilise le guarani et l’espagnol, 28,5% seulement l’espagnol, et 2,1% parlent d’autres langues. Le guarani est donc la langue majoritaire. Quant au statut du guarani au Paraguay, cette langue a été reconnue langue nationale lors de la Constitution de 1967, pendant la dictature de Stroessner puis langue officielle, au côté de l’espagnol, lors de la Constitution de 1992 au moment du passage à la démocratie. Le Paraguay compte une population d’approximativement sept millions d’habitants, dont 117 150 sont d’origine indigène (Censo Nacional de Población y Viviendas para Pueblos Indígenas 2012, 2014). Cette population se répartit en dix-neuf ethnies et en cinq familles linguistiques (Guaraní, Maskoy, Mataco, Zamuco et Guaicurú). Ainsi, bien qu’officiellement seuls l’espagnol et le guarani soient reconnus, il existe un plurilinguisme de fait. La famille linguistique la plus nombreuse est celle du guarani. Mais elle se subdivise en six groupes linguistiques : Mbyá-guaraní, Paĩ-Tavyterã, Guaranis occidentaux, Guaranis Ñandeva et Aché-Guayakí. Cette pluralité dans les différents dialectes Tupi-Guarani questionne là encore le concept même de guarani. Nous devons également revenir sur la division que propose Bartomeu Melià, professeur d’ethnologie et de culture guarani, entre trois groupes dialectaux. Il y aurait d’abord le guarani jésuite, c’est-à-dire la variété du guarani qui était parlée par les missionnaires jésuites pendant la colonisation. Cette variété-là n’est plus employée. Il faudrait ensuite évoquer le guarani tribal ou indigène parlé par les communautés indigènes guarani que nous avons citées. Enfin, il y aurait le guarani paraguayen, c’est-à-dire la variété du guarani qui est parlée aujourd’hui par la majorité de la population (Melià, 2013). Les différences entre variétés du guarani peuvent être assez importantes pour mener, dans certains cas, à de l’incompréhension. Le linguiste allemand Wolf Lustig (2010) souligne ainsi l’écart tangible entre les dialectes tupi-guarani et le guarani parlé par le reste de la population dans l’article « ¿Mba’éichapa oiko la guarani? Guaraní y jopara en el Paraguay » :
Entre los dialectos indígenas y el guaraní paraguayo se ha abierto un abismo tan grande, que aun a un paraguayo guaranófono un discurso Mbya puede resultarle ininteligible, precisamente por la conservación de vocablos guaraníes en casos donde el guaraní paraguayo los ha suplantado por hispanismos y, en segundo término, por una morfología y sintaxis arcaicas cuya riqueza contrasta con las simplificaciones de la lengua mestiza. (Lustig, 2010 : 21)
L‘on voit dans cette Babel paraguayenne se creuser l’écart entre la variété du guarani paraguayen qui jouit du statut de langue et donc d’une protection de l’État et d’un effort de normalisation, et les autres variétés du guarani, considérées comme des dialectes puisqu’elles ne possèdent pas de statut officiel. Or, si cette langue guarani se dissocie de ces dialectes, sa définition et ses contours n’en restent pas moins problématiques.
En effet, le concept de « guarani paraguayen » est lui-même polémique pour deux raisons : d’une part, parce qu’il reste difficilement définissable et donc concret, et d’autre part, parce qu’il n’est pas aisé de l’envisager sans aborder le conflit entre une posture puriste qui défend le guaraniete qui littéralement signifie « le vrai guarani » et une posture qui défend le guarani jopara, que l’on pourrait assimiler à un mélange du guarani et de l’espagnol (Hauck, 2014, Stewart, 2017). Les défenseurs du guaraniete, parmi lesquels nous pouvons inclure les membres de l’Académie de la Langue guarani, de la Secretaría de políticas lingüísticas tout comme de l’Ateneo de la Lengua y Cultura guarani optent pour un guarani sans emprunts linguistiques issus de l’espagnol. Selon cette modalité, le guarani doit être capable d’exprimer n’importe quel sujet même si pour cela l’on doit créer des néologismes. Au contraire, les défenseurs du jopara critiquent l’usage du guaraniete car il incarnerait la création d’une langue artificielle. Ils défendent pour leur part l’usage du jopara car il serait le reflet de la langue authentique des locuteurs (De Granda, 1980/81, Hauck, 2014). Cependant, le jopara représente à son tour un objet linguistique difficile à définir. Les linguistes Harald Thun (2005), Andrew Stewart (2017) le présentent, par exemple, comme du code-switching, Wolf Lustig (2010) comme une variante diaphasique et diastratique du guarani, Bartomeu Melià (2013) comme une troisième langue, Henri Boyer et Caroline Natali (2006) comme un interlecte. La linguiste paraguayenne Hedy Penner (2010b, 2014) voit alors dans la volonté de définir le jopara un effort pour le distinguer du guarani et ainsi réaffirmer l’existence même du guarani par contraste.
Elle conclut ainsi que « Dans ce sens, on pourrait même se demander s’il ne s’agit pas d’une opération à double profit : en avançant l’idée de l’existence du jopara, on fait croire à l’existence du guarani. » (Penner, 2010b : 194). Contre le caractère babélien, lié à la complexité et diversité linguistiques, il semble se construire un mythe autour de « LA » langue guarani, c’est-à-dire un discours politique travaillant à la construction d’une croyance en une langue une et idéale, aux côtés de l’espagnol, occultant le plurilinguisme et la diversité des dialectes du guarani.
Ce mythe autour de la langue guarani est indissociable d’un autre mythe, celui du bilinguisme né avec la Constitution de 1992. L’article 140 établit le statut réservé au guarani :
El Paraguay es un país pluricultural y bilingüe. Son idiomas oficiales el castellano y el guaraní. La ley establecerá las modalidades de utilización de uno y otro. Las lenguas indígenas, así como las de otras minorías, forman parte del patrimonio cultural de la Nación. (República del Paraguay, 1992)
Soulignons, à la suite de Gabriela Zuccolillo French (2002), d’Hedy Penner (2010a) ou encore de Capucine Boidin (2014), le décalage entre le « pluriculturalisme » et « le bilinguisme », supposant plusieurs cultures mais seulement deux langues. Comme l’explique la linguiste Élodie Blestel, la Constitution n’a pas reconnu une langue guarani standard qui se baserait sur le consensus et la réalité linguistique plurielle des locuteurs tout comme elle n’a pas non plus reconnu le plurilinguisme du pays :
En 1992, la Constitución dio un paso más con la afirmación de una nación bilingüe: por supuesto, bilingüe español/guaraní paraguayo, excluyendo de paso las lenguas indígenas (pertenecientes a la familia guaraní o no) y obviando también, lo cual fue muy problemático, establecer una variedad estándar que se apoyara en el habla de la mayoría. (Blestel, 2021 : 75)
Le discours opère comme si le guarani était une langue dont la définition allait de soi et rassemblait tous les locuteurs du guarani au sein d’une même pratique. Cependant, les tensions fortes entre différentes postures autour de la langue guarani ainsi que la diversité des dialectes du groupe tupi-guarani que nous avons pu percevoir, nous invite à penser l’effondrement de la tour de Babel et du mythe de la langue guarani pour constater la pluralité et la complexité linguistique du Paraguay.
L’étude de ces tensions entre discours politique et réalité linguistique nous amène à observer un enchâssement de mythes : celui de la langue guarani serait pris dans celui du bilinguisme. Le Paraguay connaît la dictature la plus longue de l’Amérique Latine, Alfredo Stroessner se maintenant au pouvoir de 1954 à 1989, soit 35 ans. La Constitution qui scelle le bilinguisme officiel espagnol-guarani en 1992 est donc aussi celle qui doit fonder une nouvelle conception de la nation paraguayenne. L’enjeu est double : il convient à la fois de redéfinir l’identité nationale et de garantir la démocratie. Christine Pic-Gillard revient sur la construction de ce mythe politique en mettant en exergue le décalage entre le discours officiel, les politiques linguistiques et la réalité du pays :
Si on s’en tient aux faits historiques et à la situation linguistique réelle, le Paraguay est plurilingue et pluriethnique. Pourtant le recensement de 1992, censé mesurer la réalité linguistique du pays, ne rendait pas compte de ce multilinguisme. Selon ce document officiel le Paraguay était bilingue à 50%, guaranophone à 87%, les monolingues guaranophones représentaient 38% de la population et les monolingues hispanophones 7%. L’objectif était de trouver une base pour donner une légitimité au nouveau statut que la Constitution Nationale de 1992 donnait à la langue guaranie qui, de nationale, devint officielle à parité avec l’espagnol ; et donner un sens au plan d’enseignement bilingue interculturel qui allait se mettre en place en 1994. (Pic-Gillard, 2008 : 5)
C’est à ce moment que va se construire le mythe de la langue guarani par le biais du mythe du bilinguisme. Pour que le pays puisse avoir deux langues officielles, il faut nécessairement que le guarani apparaisse comme une seule langue dont on ne peut pas remettre en cause l’existence, ni la pratique. Par conséquent, le jopara et les failles que nous avons pu percevoir sont passées sous silence. Le bilinguisme devient alors la pierre angulaire de la nouvelle nation paraguayenne (Boidin, 2014). Il se convertit même en « marque » de fabrique du Paraguay pour reprendre les termes de Gaja Joanna Makaran Kubis (2014) et il accomplit une double fonction de redéfinition sur le plan national et international. Sur la scène nationale, il permet de répondre aux revendications des locuteurs du guarani qui ont souffert de la diglossie et de la marginalisation du guarani. Sur la scène internationale, il intègre le Paraguay dans un monde globalisé où la notion de bilinguisme connaît une revalorisation progressive depuis les années 1960. Nous pouvons citer à titre d’exemple l’œuvre de Claude Hagège publiée en 1996, L’enfant aux deux langues, qui voit dans le bilinguisme l’avenir et le salut de l’Europe.
Le bilinguisme officiel tel qu’il est pensé dans la constitution induit aussi un rapport problématique aux deux langues. Le guarani serait le support de l’identité nationale mais l’espagnol resterait la langue accomplissant une fonction économique et culturelle. Les Paraguayens se retrouvent alors dans une situation inextricable : ils ont besoin du guarani pour ressentir le sentiment d’appartenance nationale mais ils ne peuvent faire sans l’espagnol sur la scène professionnelle et internationale. Or, ce bilinguisme est une construction rhétorique qui ne se matérialise pas dans la réalité et qui ne met pas un terme à la diglossie.
Pour reprendre la métaphore du mythe de la tour de Babel, il nous semble que l’on peut percevoir dans le bilinguisme officiel la volonté d’ériger une tour qui élèverait « la » langue guarani, une et idéale, au même niveau que l’espagnol. Mais dans cet effort même d’aller contre la réalité babélienne du Paraguay, cette tour s’effondre pour laisser entrevoir les tensions propres à la complexité du contexte sociolinguistique paraguayen.
II. De Babel aux origines de la poésie bilingue engagée
Nous émettons ici l’hypothèse que ce sont ces failles que nous percevons dans le bilinguisme officiel et dans la conception de la langue guarani qui alimentent une production poétique contemporaine. Pour le dire en d’autres termes, c’est aussi parce que la langue guarani est un mythe qu’elle se retrouve au cœur d’enjeux littéraires qui en explorent les implications, se le réapproprient et le subvertissent parfois. Nous comprendrons alors le mythe de la tour de Babel à la suite de Paul Ricoeur et de George Steiner comme une invitation à s’enrichir de la diversité des langues et du pont que l’on peut établir entre elles. Et si ce mythe n’était pas une fatalité mais bien la « pluie d’étoiles sur l’homme » dont parle George Steiner (1998 : 23) dans Après Babel, une poétique du dire et de la traduction ?
Comment le mythe de la tour de Babel peut-il éclairer notre étude de la poésie bilingue contemporaine ? Nous tenterons d’abord de percevoir comment les tensions linguistiques se déplacent du champ politique au champ littéraire mettant en lumière le rôle déterminant du mythe de la langue guarani et du bilinguisme dans la construction d’une poésie bilingue engagée.
La poésie bilingue contemporaine est indissociable d’une politique de revalorisation du guarani et surtout de la promotion d’un bilinguisme officiel. Elle dialogue avec ce contexte politique qui met fin à des années d’oppression. Pour vérifier cette thèse, nous nous appuierons sur une analyse biobibliographique de notre corpus et sur une étude du paratexte. L’analyse de la scène poétique visera à montrer que cette création s’insère dans une trajectoire politique de promotion du bilinguisme. Quant au travail sur le paratexte, il tentera d’illustrer comment se construit, en réponse aux failles du bilinguisme étatique et dans la prolongation d’une tentative de revalorisation du guarani, la figure d’un poète-gardien de la langue. La plupart des poètes bilingues commencent à publier leurs premiers recueils monolingues en guarani ou bien bilingues dans les années 1980-1990 et souvent sous l’impulsion de l’atelier poétique « Manuel Guerrero Ortiz » dont sont issus de nombreux poètes. C’est le cas notamment de Mario Rubén Álvarez et Susy Delgado pour notre corpus, de Miguelángel Meza ou encore Ramón Silva (hors corpus). Sur la période qui va de 1981 à 2020, l’on constate deux éléments : d’abord, les recueils monolingues en guarani et bilingues augmentent. À l’échelle de notre corpus, on passe de deux recueils bilingues publiés entre 1981 et 1990, à trois entre 1991 et 2000, puis quatre entre 2001 et 2010 et enfin neuf entre 2011 et 2020. On observe ensuite que la modalité bilingue prend le pas sur des versions seulement en guarani. Si de 2001 à 2010, par exemple, le nombre de recueils en guarani est légèrement supérieur à celui des recueils bilingues, cinq en guarani contre quatre en version bilingue, la tendance s’inverse : de 2011 à 2020, ce sont neuf recueils en modalité bilingue qui sont publiés contre deux en guarani. Cette évolution reflète les différentes étapes de revalorisation du guarani. D’abord, les années 1980 et 1990 correspondent à la période des revalorisations du guarani par la création d’institutions telle que l’Ateneo de la Lengua y Cultura guaraní (1985) mais aussi à la mise en place du bilinguisme officiel et du plan d’éducation bilingue. Et ce n’est que le début d’une politique de promotion du bilinguisme qui s’est poursuivi sur le plan linguistique avec la loi des langues de 2010, la fondation de l’Académie de la Langue guarani (2012) et, sur le plan littéraire, de la création de l’association Escritor roga (la maison de l’écrivain, 2012) qui ont pour objectif de diffuser la littérature en espagnol, guarani et jopara. D’autre part, si comme nous l’avons vu dans la première partie, le gouvernement se sert du bilinguisme comme emblème de la nation plutôt qu’il ne valorise réellement le guarani, il est logique d’observer que la littérature bilingue a une place plus importante sur le marché éditorial. Les poètes s’inscrivent ainsi dans cette trajectoire politique et nationale.
Cela ne signifie pas qu’ils sont les instruments de l’État obéissant aux politiques linguistiques. Cependant, cette évolution met en lumière l’ancrage politique dans lequel émerge la poésie bilingue. Les poètes portent, en leur nom et par leur voix poétique, des revendications sociolinguistiques. Cette poésie s’ancre dans un militantisme politique qui dépasse les marges du poème. Cela est manifeste à la lumière de la biographie des auteurs de notre corpus. Chacun d’eux entretient un rapport privilégié avec la langue, qu’ils la travaillent ou veillent à ses intérêts. Nous insisterons sur le fait que Susy Delgado, Feliciano Acosta, Mauro Lugo, Mario Rubén Álvarez, quatre des huit auteurs de notre corpus, font partie de l’Académie de la Langue guarani. Feliciano Acosta est même le vice-président de cette institution. Nous soulignerons aussi que Susy Delgado a travaillé en tant que consultante en langue auprès de la Secretaría de Políticas lingüísticas et qu’elle a aussi occupé un poste de journaliste culturelle. Elle écrivait notamment pour les journaux Hoy et La nación. Mario Rubén Álvarez a lui aussi été journaliste pour la radio et la presse écrite. Il est guaranophone de langue maternelle mais a choisi de suivre la formation proposée par l’Instituto de Lingüística Guaraní. Feliciano Acosta, quant à lui, a été enseignant en langue guarani à l’Instituto de Lingüística Guaraní mais également au sein du Colegio Monseñor Lasagña où il est chargé des matières « langue guarani » et « langue et littérature espagnoles ». Il a publié plusieurs ouvrages didactiques destinés à l’enseignement du guarani (Apopyrã 1 (2013), Apopyrã 2 (2015), Apopyrã 3 (2016)). Il a également fondé l’Initiative Clubdelibros chargée de créer des bibliothèques dans les zones les plus reculées du Paraguay. Il a fondé la revue bilingue Ñemity aux côtés de Natalia de Canese et Tadeo Zarratea. Mauro Lugo, pour sa part, anime une émission de radio Yvytu Pyahu (Vent nouveau) dédiée à la culture en guarani. Il dirige également la chaire de littérature à l’Instituto Superior de Lenguas de la Universidad Nacional. Quant à Augusto Roa Bastos, à côté de sa célèbre carrière d’écrivain, il a aussi été scénariste, journaliste et professeur. Lors de son exil en France, il devient enseignant de littérature hispano-américaine et fonde les premiers cours de Langue et Culture guarani à Toulouse.
Pour poursuivre notre réflexion sur les implications littéraires de l’effondrement de la Tour de Babel guarani, il nous faut à présent observer comment les poètes se réapproprient le débat. Nous émettons l’hypothèse que c’est parce que la langue guarani et le bilinguisme sont des mythes, c’est-à-dire des fictions qui ne correspondent pas à la réalité souhaitée, que les poètes bilingues deviennent des gardiens de la langue. Cette idée est particulièrement frappante à la lecture des préfaces des recueils qui investissent les poètes d’une mission de promotion et de sauvegarde de la langue guarani, comme s’ils étaient en quelque sorte les nouveaux ouvriers travaillant à l’édification de la langue guarani. Nous analyserons un exemple qui nous semble particulièrement manifeste. Il s’agit des deux préfaces allographes du recueil Angekói – Donde fluye mi voz de Mauro Lugo (2012). La première, écrite en guarani par Susy Delgado, remplit cette fonction de recommandation dont parle Gérard Genette (1987) dans Seuils et constitue le cas dans lequel un auteur plus consacré, ici Susy Delgado, prix national de littérature, assure par sa renommée une sorte de garantie de la valeur de l’œuvre qu’il présente. Dans le second cas, la préface allographe est écrite par Aníbal Lugo en espagnol. Nous attirons l’attention du lecteur sur l’importance donnée à la langue dans les deux préfaces, qui introduit non seulement le poète dans une histoire et une tradition littéraires, mais qui le resitue également dans un débat sociolinguistique. Dans la première préface, nous remarquons dans un paragraphe consacré à la présentation du projet poétique de Mauro Lugo que la défense d’une nouvelle conception de la société doit passer par la langue.
Ne’ẽpapára oipota jaipyhy ñande rekove, oipota ñañakãrapu’ã ha ñamoakãrapu’ã upekuévo ñane retã. Oñembyasýrõ jepe heta mba’e ivaipáva rehe, ojykýirõ jepeve iñangekói ñande kutu asýva, ñandetyvyro, ñanemombáy ha ñanemokyre’ỹ iñe’ẽ rupi, jajapo haǧua tape pyahu. Ne’ẽ inapysẽ ko’ã ñemomỹi apytépe, mba’eguasúicha, mba’e kuaa oñongatúva ñane remiandu ha ombohapéva añete ñande rekóicha. Ne’ẽ rupi pe yvypóra ikatu ohupyty jey teko porã. (Lugo, 2012 : 12)
Le poète désire que nous prenions en main notre existence, il désire que nous relevions la tête et que par la suite nous fassions relever la tête à notre pays. Bien qu’il regrette beaucoup de mauvaises choses, bien qu’il égrène son angoisse comme un coup de poignard qui nous blesse, il nous secoue, nous nous réveillons et nous nous stimulons par le biais de la langue, pour construire un nouveau chemin. La langue apparaît entre ces mouvements, comme quelque chose de grand, comme ce savoir dont parle notre sentiment et qui oriente réellement notre vie. À travers la langue ces êtres humains pourront atteindre de nouveau la belle existence/le bon vivre3 .
Dans la seconde préface, l’accent est tout de suite mis sur « la » langue guarani dans un contexte diglossique et décolonial. La poésie en guarani est alors inscrite dans une mission de promotion de la langue.
No cabe duda que la poesía en guaraní, así como se la denomina desde un principio, es igual a «La lengua de la resistencia». Resistió ante la invasión e imposición española durante la colonización, desde hace quinientos años hasta nuestros días. Tanto la poesía como la lengua siempre vivieron en la memoria de nuestra historia, todas las veces que el pueblo las necesitaba, ya sea en tiempos de guerra o de paz.
El guaraní está incrustado en el alma del pueblo y aún más reluciente a pesar de todas las agresiones de los traidores durante todas las épocas, pero que aun así no lograron opacarla. Y así como siempre hubo traidores, también hubo quijotes para contrarestar [sic] las injurias y las amenazas impartidas en contra de la lengua, apesar [sic] de las terribles viscisitudes [sic] que ha enfrentado nuestra lengua madre ha podido sobrevivir de manera admirable.
Recién hoy, nuestra lengua es reconocida que está a la altura y al nivel de las lenguas más ricas del mundo. (Lugo, 2012 : 13)
Nous observons ici que l’éloge et la revalorisation de la langue guarani passent par la réappropriation et la subversion : la marginalité n’est plus le stigmate qui doit faire honte mais bien la cicatrice qui prouve le courage d’une langue qui a su résister à toutes les formes d’oppression. On perçoit le ton épique qui présente la langue comme un héros digne d’un « quijote ». C’est ici l’histoire en tant que récit et l’histoire en tant que séries d’événements marquant l’existence d’un pays qui se mêlent pour construire une représentation glorieuse de la langue. Cette trajectoire romancée de la résistance de la langue guarani ainsi que le va-et-vient entre temps passé et temps présent met en exergue la victoire de cet idiome. Dans ces circonstances, écrire en guarani place le poète à la hauteur de ces héros qui ont lutté et fait triompher cet idiome.
III. Auto-traduction, alternance, complémentarité : faire entrer Babel dans la poésie bilingue
Nous lisons, à la suite de Paul Ricoeur (2003), le mythe de Babel comme une invitation à la traduction, mais aussi comme le moyen d’un renouveau poétique. Nous pouvons, en effet, nous demander comment la pluralité des langues, des dialectes et des variétés du guarani peuvent impacter la production poétique. Cette réflexion interroge en réalité la nature de l’œuvre bilingue. Pour répondre à cette question, nous proposons une typologie de notre corpus. La modalité la plus employée est celle de l’auto-traduction : le recueil présente une version du poème en guarani et une en espagnol en regard. C’est le choix fait par Susy Delgado, Feliciano Acosta, Mauro Lugo et Lilian Sosa. Une deuxième modalité correspond à une alternance des deux langues qui peut intervenir à deux échelles différentes, celle du recueil ou celle du poème. Ainsi, Mario Rubén Álvarez et Angélica Delgado proposent au sein d’une même œuvre des poèmes en guarani et d’autres en espagnol. Dans le cas de Mario Rubén Álvarez, la partie en guarani et la partie en espagnol sont bien différentiées par le format du recueil et le sens de la lecture. Il faut ainsi retourner l’œuvre pour pouvoir lire la seconde partie. Tout est fait pour faire croire qu’il s’agit de deux œuvres en une seule. Chaque partie dispose de son sommaire et de sa propre pagination. Dans le cas d’Angélica Delgado, il n’y a pas de logique explicite qui organiserait l’alternance entre les deux langues. En ce qui concerne les poèmes d’Augusto Roa Bastos, la voix poétique fait intervenir au sein de poèmes en espagnol des passages en guarani. Enfin, nous distinguons une dernière modalité qui correspondrait à une complémentarité entre la langue du texte (en guarani) et la langue du péritexte (en espagnol). Dans le cadre du corpus étudié dans cet article, nous intégrons à cette modalité le cas de Gregorio Gómez Centurión. Dans ses recueils, il propose des poèmes en guarani qu’il encadre d’un péritexte (Genette, 1987) en espagnol qui correspond généralement à une préface interne (Genette, 1987), sorte d’introduction donnant des clefs d’interprétation des poèmes à suivre et des notes de bas de page fournissant des explications sur le vocabulaire utilisé. Il se produit alors une sorte de dédoublement de l’œuvre partagée entre appareil didactique et texte poétique, ainsi qu’une hybridation entre anthropologie, essai et poésie. Nous prendrons pour exemple la première partie du recueil Ñe’ẽ (Gómez Centurión, 2007) intitulée « Poesías en guaraní Paĩ ». Dans cette section, une préface interne s’organise en deux parties. Dans un premier temps, sous le titre « acentuación especial del guaraní », l’auteur explique, dans une volonté didactique, que les vocables en guarani seront accentués différemment dans la partie contextualisation et dans celle des poèmes pour faciliter la lecture d’un lecteur non guaranophone. Puis, dans un second temps nommé « Contextualización del poema Ñe’ẽ ñesyrũ », l’auteur donne des clefs d’interprétation du titre et du contenu du poème, mais aussi du langage employé par la voix poétique alternant entre le langage Paĩ-tavyterã cérémonial et quotidien, et quelques mots issus du guarani paraguayen. Vient ensuite le poème en guarani, puis une traduction et un glossaire. Mais, il est important de souligner que, dans les recueils postérieurs, l’auteur n’a pas recours systématiquement à ce système de traduction et de glossaire. Le lecteur doit alors s’appuyer essentiellement sur l’introduction et les notes de bas de page. Au terme de cette typologie, l’on peut voir comment les auteurs parviennent à faire dialoguer les langues. Mais pour comprendre comment ils font réellement entrer Babel au sein de leur recueil, il nous semble important de mettre en avant le questionnement sur l’hybridité de ces œuvres, non seulement entre langues, mais aussi entre dialectes et variétés du guarani, et entre l’écrit et l’oral. Les poèmes peuvent alors être envisagés comme des territoires où les représentations et les fonctions attribuées aux langues peuvent être renversées ou peuvent être redébattus dans ces espaces politiques alternatifs. Si la plupart des auteurs choisissent d’écrire dans un guarani qui se veut exempt d’emprunts à l’espagnol, Susy Delgado fait le choix d’introduire du jopara dans certains poèmes. Le jopara, objet linguistique dévalorisé, devient, dans les recueils de Susy Delgado, un objet poétique. Nous citons à titre d’exemple la première strophe du poème « Compuesto ko’ãgagua / Compuesto de hoy » (2018 : 48) dans laquelle la voix poétique interpelle un lecteur-auditeur :
‒ Atención pido señores
Peguapy pehendumi
Che memóriagui osẽva
Che purahéi asymi…
Tamombe’umi peẽme
La desgracia ojehúva
En el mundo apu’ami…‒ Atención pido señores
Siéntense y eschúchenme
La canción entristecida
Que mi memoria ofrece…
A ustedes quiero contarles
La desgracia oscurecida
La desgracia ocurrida
En el mundo y su rodar4 …
Le poème qui prend la forme d’un compuesto, liée à la tradition populaire, correspond au récit en vers d’une accumulation de faits tragiques qui se sont passés au Paraguay et dans le monde et dont la voix poétique se fait le porte-parole. Dans la version en guarani, le poème alterne entre des strophes qui sont des apostrophes au public, comme la première citée ici, et des strophes qui narrent les faits divers. Dans ce premier type de strophes, on observe la volonté d’ancrer le discours dans une oralité, non seulement par la théâtralisation liée à l’apostrophe et au tiret cadratin, mais également par le recours au jopara nettement plus manifeste que dans les strophes narratives. Le jopara a alors ici une fonction poétique permettant de créer une alternance rythmique entre des passages où le la voix poétique s’adresse à son public, qu’il ancre dans une oralité dialogique, et des passages narratifs où l’attention est reportée sur ce qui est raconté.
Quant aux différents dialectes du guarani, ils peuvent aussi trouver une place dans la poésie bilingue. Ainsi, Gregorio Gómez Centurión revendique une écriture en guarani paĩ-tavyterã. Dans une volonté de faire entendre le guarani, langue considérée comme orale, certains poètes comme Gregorio Gómez Centurión ont recours aux CD vendus avec le recueil, ce qui là encore interroge l’hybridité de l’œuvre en sortant de la dichotomie écriture et oralité.
Enfin, nous avançons aussi l’idée que le mythe de la langue guarani se retrouve au cœur de la production poétique contemporaine jusqu’à devenir un « lieu commun » de la poésie bilingue. La plupart des poètes contemporains bilingues s’intéressent aux mythes originels guarani. Ils s’en inspirent, les réécrivent parfois ou encore laissent la langue du mythe imprégner la langue du poème en adoptant les codes narratifs propres au mythe tels que la causalité, les répétitions, l’oralité ou encore la musicalité. Et parmi ces mythes, celui de la langue a une place toute particulière. Nous citerons à titre d’exemple le poème « Avañe’ẽ » de Mauro Lugo (2012 : 120-121) issu du recueil Angekói – Donde fluye mi voz :
Avañe’ẽ
Yma, ymave:
inandirõguare gueteri arapy,
ndaipóri ñe’ẽ,
mba’eve,
avave.
Yma, ymave:
ndojekairõguare gueteri kirirĩ,
ndaipóri ñe’ẽ,
avave,
mba’eve.
Upéi, upeive:
pytũmbýgui hoky,
hokyjera ñe’ẽrã,
ñe’ẽ,
ñe’ẽte.
Upéi, ñe’ẽrýgui heñóima
ava. Ava oñe’ẽ.
Avañe’ẽme oñe’ẽ.La lengua del hombre
Antes, mucho antes:
cuando aún todo era vacío,
no existía la palabra,
nada,
ni nadie.
Antes, mucho antes:
cuando aún todo era silencio,
no existía la palabra,
nadie,
ni nada.
Luego, más luego:
de la neblina brotó,
rebrotó la futura palabra,
la palabra,
la palabra verdadera.
Luego, del fluir de la palabra
nace el hombre. El hombre habla.
Habla en la lengua del hombre5 .
Mais nous souhaitons également mettre l’accent sur l’œuvre de Susy Delgado dont la réflexion sur la langue est au cœur de la quasi-totalité des recueils. Nous citerons en particulier Tataypype – Junto al fuego (Delgado, 2011) qui explore le lien entre la parole et le maintien d’une tradition familiale et culturelle et Ka’aru purahéi (Delgado, 2018) dont les poèmes construisent un long chant se réappropriant et resignifiant les chants guarani ancestraux.
Conclusion
En définitive, nous nous sommes servis du mythe de la Tour de Babel comme métaphore pour penser la construction d’un mythe politique et poétique autour de la langue guarani. Nous avons d’abord tenté de mettre en lumière ce mythe en révélant le décalage entre le présupposé d’une langue guarani homogène et la réalité du plurilinguisme et des tensions entre les différentes pratiques langagières, non seulement dans la variété du guarani paraguayen élevée au statut de langue officielle (jopara vs. guaraniete) mais aussi au sein du pays, qui compte d’autres dialectes de la famille tupi-guarani. Ces failles nous ont alors mis sur la piste d’un autre mythe, celui du bilinguisme officiel. Nous avons pu voir comment ce dernier était à l’origine du mythe de la langue guarani, proposant un idéal linguistique qui répondait en réalité au besoin de redéfinir la nouvelle nation paraguayenne au moment de la transition démocratique. Or, nous avons pu percevoir, derrière le discours officiel, les rouages soutenant le mécanisme de mythe qui masquent le rapport de force entre l’espagnol et le guarani, propre à une situation diglossique. Cependant, après avoir tenté de déconstruire ces mythes pour les voir tels qu’ils sont, c’est-à-dire comme des discours construits à des fins politiques, nous avons essayé de comprendre comment cette Babel paraguayenne conditionne une poésie bilingue engagée. Nous avons pu constater que l’essor de cette création suit l’impulsion de la revalorisation du guarani par le biais du bilinguisme officiel. Cet ancrage dans un contexte politique se reflète alors dans la figure d’un poète militant et gardien de la langue. Loin d’être une malédiction pour la poésie, cette Babel semble être l’impulsion d’un renouveau tant formel que thématique. Les poètes se réapproprient et réinterprètent le rapport entre les langues et pratiques langagières en explorant différentes modalités bilingues et en proposant une poésie métalinguistique inspirée des mythes guarani. Le mythe politique de la langue guarani devient alors mythe poétique. Enfin, il nous faut souligner la dimension paradoxale de cette analyse : si l’on peut percevoir les faiblesses du bilinguisme, l’on ne peut pas douter de l’essor exponentiel d’une poésie bilingue contemporaine au Paraguay.