Représenter le peuple : analyse des stratégies discursives de Podemos dans son manifeste fondateur « Mover Ficha »
Introduction
La crise économique de 2008, initiée outre-Atlantique par la crise des subprimes et la faillite de la banque Lehmans Brother, s’est fortement répercutée en Espagne dans la mesure où, depuis les années 80, les gouvernements successifs du Partido Socialista Obrero Español (PSOE) et du Partido Popular (PP) avaient privilégié les secteurs de la finance et de la construction pour moderniser l’économie du pays (Fernández Carbajal 2004 ; Rodríguez López et López Hernández 2010). Les conséquences sociales de cette crise sont nombreuses : le taux de chômage bondit de 8% en 2007 à près de 27% en 2013, les inégalités sociales augmentent, de plus en plus de personnes se trouvent en dessous du seuil de pauvreté (environ 22% en 2011) et la courbe migratoire s’inverse avec une forte émigration, notamment chez les jeunes1 . Enfin, autre problème de grande ampleur, les expulsions de locataires et de propriétaires n’étant plus en capacité de rembourser leurs emprunts se sont multipliées2 puisqu’avant la crise, l’endettement des familles, aux revenus parfois modestes, avait été favorisé pour soutenir la croissance grâce à un accès facile à des crédits hypothécaires à taux variables.
Parallèlement, pour tenter d’enrayer la crise, le PSOE d’abord et le PP ensuite adoptèrent des stratégies similaires fondées, d’une part, sur le sauvetage bancaire et, d’autre part, sur l’application de politiques d’austérité afin de contrôler une dette publique qui ne cessait de croître, notamment en raison des sommes engagées pour soutenir les banques3 . Plusieurs mesures se sont alors succédées : réductions de salaires et de postes dans la fonction publique, réformes du Travail, réforme des Retraites, augmentations de la TVA et de l’impôt sur le revenu, coupes budgétaires dans les secteurs de la santé et de l’éducation, entre autres. Sous la pression de l’Union Européenne, il fut également demandé à l’Espagne de modifier l’article 135 de la Constitution afin de faire primer le remboursement de la dette sur toute autre dépense publique, l’objectif étant de redonner confiance en l’économie espagnole au niveau international. Les deux partis traditionnels s’accordèrent très rapidement sur cette actualisation du texte constitutionnel (en moins d’un mois) et cela sans consultation populaire. Pour une partie des citoyens, cette réforme fut considérée comme une confiscation de la démocratie et la mise à mort de l’État Providence (Anarte 2014). Cette entente hâtive ainsi que la mise en œuvre par des partis pourtant en opposition de stratégies identiques afin de remédier à la crise ont amené certains à considérer que le pluralisme politique n’était finalement qu’une chimère en Espagne. Aussi, en réaction à ces considérations politiques, aux mesures de gestion et à la dégradation des conditions de vie des Espagnols, de nombreux collectifs de contre‑pouvoir (tels que Democracia Real Ya, la Plataforma de los Afectados por la Hipoteca ou Juventud sin Futuro) ont été créés et de nombreuses manifestations ont eu lieu entre 2011 et 2013. Les grèves générales, le mouvement du 15-M ou l’organisation de marches revendicatives en « marées » citoyennes sont autant d’indicateurs du désaccord des citoyens avec les politiques gouvernementales. Mais malgré l’expression du mécontentement populaire, les stratégies économiques sont restées inchangées, augmentant encore la désaffection citoyenne.
C’est dans ce contexte que le parti Podemos fut créé en 2014, avec pour objectif de combler la faille représentative, notamment exprimée par les Indignés espagnols (« no nos representan »). La formation violette tente d’asseoir sa légitimité en revendiquant sa proximité avec le peuple, en proposant de porter la voix des victimes de la crise dans les institutions et en prônant la nécessité d’une démocratie plus directe. Revendiquant aussi sa stratégie populiste, elle se place également en représentante d’une « nouvelle politique », opposée aux partis traditionnels, en rejetant le concept de « classe » et la catégorisation idéologique articulée autour d’un axe gauche-droite. Si les innovations politiques de ce parti et ses stratégies de légitimation, en termes de fonctionnement interne notamment, ont fait l’objet de divers travaux4 , nous souhaitons ici les aborder par le prisme du langage. D’autant plus que, en s’inspirant des travaux des philosophes post‑marxistes Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau (1985), les représentants du parti eux‑mêmes en théorisent l’importance lorsqu’il s’agit d’expliquer la construction d’un nouveau sujet politique, tel que « le peuple » (Mouffe et Errejón 2015). Dans son ouvrage, Una nueva Transición (2015), Pablo Iglesias, l’ancien dirigeant du parti, écrit :
La hegemonía es la capacidad orgánica de los sectores dominantes para convencer a las mayorías sociales de los relatos que justifican y explican el orden político. […] Ganar en la política hegemónica es básicamente convencer5 del propio relato.
Ainsi, nous analyserons quelles sont les stratégies discursives mises en œuvre par le parti pour convaincre de sa capacité à renouveler les pratiques politiques et à mieux représenter les citoyens. Nous avons choisi pour cela d’étudier son manifeste fondateur, intitulé « Mover Ficha : convertir la indignación en cambio político6 » dans la mesure où il constitue son premier discours officiel7 et, par là même, sa première prise de contact avec un éventuel électorat.
Repenser les frontières politiques : du clivage gauche-droite à l’antagonisme entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas »
Pour Pablo Iglesias, tout le défi de Podemos était de proposer une nouvelle conception de la société, non plus articulée selon un axe opposant la droite et la gauche, mais en mettant en relief l’antagonisme entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ». Dans Una nueva transición (2015), il explique :
¿Cuál es la única posibilidad de ganar? Pues plantear la estrategia a partir de ese nuevo lenguaje político que crea el 15M, que es necesario cambiar los términos de la conversación y decir que aquí el problema no es de izquierdas o de derechas, es de egoísmo frente a decencia, es la oposición entre «los de arriba frente a los de abajo», que hay una oligarquía que se opone a una mayoría social que se ve empobrecida.
Face à la critique de la convergence politique entre les deux partis traditionnels, Podemos entend donc offrir une solution aux citoyens en se présentant, non pas comme un nouveau parti de gauche, mais comme le parti de « ceux d’en bas », de la « majorité », bousculant de la sorte les schémas politiques classiques. Ce découpage de la scène politique permet aussi de donner forme, un ou des signifiants en l’occurrence, à la complicité dénoncée entre les différentes couleurs politiques et les pouvoirs financiers : il s’agira alors de s’opposer à « ceux d’en haut », à « l’oligarchie ».
Dans son manifeste fondateur, cette nouvelle dichotomisation apparait dès les premières lignes :
Mientras las mayorías miran con nostalgia el pasado perdido, unas poderosas minorías, sin otro criterio que su propia supervivencia, demuestran que el enriquecimiento es su bandera y la impunidad su horizonte.
#Illustrant cette proposition d’une nouvelle structuration de la société, les deux antonymes « mayorías » et « minorías » cohabitent dans une même phrase. Leur opposition sémantique est d’ailleurs renforcée par les articles : alors que « las » acquiert une portée généralisante, l’indéfini « unas » suggère plutôt une multiplicité fragmentée. Par ailleurs, dans la continuité des discours de contestation sociale qui dénoncent la déconnexion entre peuple et élite, la syntaxe figure la brèche entre représentants et représentés : ces deux substantifs, sujets de deux propositions distinctes (l’une circonstancielle, l’autre principale) sont, malgré leur coprésence dans un même espace phrastique, séparés par la ponctuation. La conception antagonique de Podemos est ainsi introduite. Elle se développe ensuite tout au long du document en ayant recours à des termes très génériques qui permettent de tracer une frontière entre les deux camps : d’une part, « las minorías » sont aussi désignées par « los que mandan », « la casta », ou « los de arriba », de l’autre, « las mayorías » sont également nommées la « gente », la « ciudadanía » ou sont reprises par un « nosotros » anaphorique sur lequel nous reviendrons.
Si les auteurs privilégient la plupart du temps des termes ayant une grande extension référentielle, le manifeste décline cependant, en quelques endroits, la composition de cette minorité. C’est notamment le cas au début du second paragraphe : après avoir dressé un bilan de la situation à l’échelle européenne, cette partie du document se focalise sur le contexte espagnol. Le lecteur prend ainsi connaissance d’un acte d’accusation visant « el régimen nacido de la Constitución de 1978 », « los Gobiernos », « los partidos políticos », « los Parlamentos » et, dans une certaine mesure, « los sindicatos ». Quelle que soit l’échelle, chaque organe de pouvoir est donc inclus dans un ensemble consolidé, de manière relative, par leur opposition au peuple. Ensuite, toujours inspiré des mouvements populaires précédents et notamment du slogan « No somos mercancías en manos de políticos y banqueros » de Democracia Real Ya (collectif aux origines du mouvement des Indignés), les protagonistes politiques sont aussi présentés comme intimement liés au pouvoir financier. C’est ce qu’indique notamment l’expression « golpe de Estado financiero » qui fusionne dans un même syntagme nominal ces deux sphères. La mise en relation des pouvoirs politique et financier atteint son paroxysme dans une métaphore contribuant à diaboliser l’adversaire. Se plaçant une fois encore sous le patronage du 15M, les auteurs rappellent : « Movimientos de indignación política como el 15-M conectaron con una clara voluntad: no sacrificar más derechos en el altar de unos mercados guiados por la especulación y la rapiña ». A leur tour, les marchés sont explicitement inculpés tandis que les acteurs politiques sont évoqués à travers leur gestion des droits. Dans cette mise en scène, les premiers apparaissent comme une force supérieure malveillante, exigeant le sacrifice des citoyens (métonymiquement désignés par « derechos »). Les élites politiques quant à elles, sont présentées comme les simples exécutants de ce rituel. Les auteurs entendent ainsi montrer qu’elles se sont mises au service des pouvoirs financiers, au détriment du peuple. Cette construction allégorique de la trahison des représentants politiques, qui ne remplissent plus le rôle que leur statut leur impose, sert donc à les délégitimer. Un procédé comparable est également utilisé dans l’extrait que nous commentions plus haut : « unas poderosas minorías, sin otro criterio que su propia supervivencia, demuestran que el enriquecimiento es su bandera y la impunidad su horizonte ». Les minorités y sont décrites, dans un premier temps, comme égoïstes8 (« su propia supervivencia »). Ce jugement, loin d’être donné comme une caractéristique absolue, est mis en regard avec les attentes implicites des citoyens puisque, d’un point de vue institutionnel, la légitimité des dirigeants politiques ne s’établit que dans la mesure où l’instance citoyenne a fait le choix, par le biais des élections, de les ériger en tant que représentants de ses intérêts. Agir pour « leur propre survie » (et l’on note ici l’ajout de l’adjectif « propia » qui enferme les élites dans un mouvement réflexif au lieu de se projeter vers les citoyens) va donc à l’encontre de la mission qui sous-tend leur position9 . De la même manière, la superficialité et la matérialité induites par le terme « el enriquecimiento » contrastent avec le substantif « bandera », hautement symbolique puisqu’il désigne la nation que se doit de représenter un dirigeant. Tout comme précédemment, la poursuite d’un objectif personnel entre en opposition avec la mission assignée aux représentants, celle d’œuvrer pour une « idéalité sociale » (Charaudeau 2014 : 54). Cette dénonciation est reprise de manière plus explicite dans le second paragraphe avec un jeu d’opposition redondant entre les adjectifs « públicas / privadas », « particulares / comunes » puis « públicos / particulares » :
Como en tantos otros países, la perplejidad está siendo utilizada para convertir las deudas privadas en públicas, para traspasar a grupos particulares los bienes comunes levantados durante décadas y para dedicar los últimos recursos públicos a la financiación de intereses empresariales particulares y estrechos.
Enfin, faisant allusion aux nombreux cas de corruption révélés par la presse, une autre contradiction entre les agissements des pouvoirs en place et l’attente implicite des citoyens est également évoquée : il s’agit du manquement à la justice. Ainsi la mobilisation de l’image de l’horizon, qui représente un idéal à atteindre, s’oppose à « impunidad », remettant en question l’exemplarité requise de ceux qui gouvernent. Les symboles utilisés ici (horizonte, bandera), souvent employés pour décrire des scènes chevaleresques, convoquent, dans l’imaginaire collectif, les notions d’honneur, de courage et de dévotion. Cependant, celles-ci sont bien vite bafouées par les motifs négatifs qui semblent mouvoir, dans ce discours, les protagonistes. Usant de la narrativisation, les auteurs créent une scission entre le système de valeurs des lecteurs et ceux des dirigeants. De fait, vidés de leur qualité morale, ces substantifs devront être redéfinis à travers le manifeste. Il s’agira alors d’apporter une réponse à la dénaturalisation de ces valeurs en redessinant le drapeau que le parti entend défendre et en redéfinissant l’horizon visé.
Décrédibilisées à la fois par les valeurs qui les animent, mais également parce qu’elles ne remplissent plus les fonctions pour lesquelles elles ont été portées au pouvoir, les élites rompent le contrat passé entre l’instance citoyenne et l’instance politique (Charaudeau 2014). Le peuple apparait ainsi trahi à plusieurs égards comme le montre cette autre accusation « Los que mandan están vendiendo el país y nuestro futuro a trozos ». En prenant à témoin le lecteur, ce réquisitoire met en tension une dimension collective (« el país ») et personnelle (« nuestro futuro »), en appelant par ce biais autant au système de valeurs de l’interlocuteur qu’à sa propre expérience. En raison de cette trahison, le peuple est présenté à maintes reprises10 en tant que victime comme dans les expressions suivantes : « las mayorías golpeadas », « han dejado a la ciudadanía abandonada a su propia suerte », « el 90% de la población que está sufriendo estas políticas », « la casta nos conduce al abismo ». Que ce soit d’un point de vue sémantique (« golpeadas », « abandonada », « está sufriendo », « abismo ») ou syntaxique (les citoyens, souvent compléments d’objet, apparaissent, dans un premier temps, comme subissant l’action), la situation telle qu’elle est décrite fait état d’un peuple maltraité par les élites. Prenant le contre-pied de l’objetisation des administrés de la part des dirigeants, cette victimisation s’accompagne, dans le discours des signataires, d’un recours soutenu au lexique des sentiments : dans une gradation qui parcourt les deux premiers paragraphes, on voit alors apparaître les termes « perplejidad », « nostalgia », « descontenta », « indignación », « melancolía », « resignación », « depresión », « pesimismo », « derotismo » et, pour finir, « desesperanza ». Pour commencer à combler la distance qui sépare instance citoyenne et instance politique, un premier rapprochement s’effectue donc dans un mouvement d’empathie.
Tout comme la composition de la sphère ennemie est ponctuellement déclinée, certains passages permettent de discerner les composants de ces « majorités » que le parti entend représenter. Dans le cinquième paragraphe, lors de l’annonce de la candidature il est ainsi précisé :
[Necesitamos] Una candidatura que dé respuesta a esa juventud a la que se invita a abandonar otra vez el país, a unos trabajadores que ven mermados día a día sus derechos, unas mujeres que tienen que volver a reclamar lo obvio, unas personas mayores a las que parece no haberle bastado luchar y trabajar toda una vida.
Cet énoncé liste les différentes personnes ayant été affectées par la crise ou par les politiques mises en place par les Gouvernements précédents : les jeunes qui ne trouvent d’autres solution que celle de l’émigration, les travailleurs dont les droits ont été modifiés par la Réforme du travail, les femmes qui se sont mobilisées en 2013 pour lutter contre la proposition de loi visant à réduire les conditions de recours à l’interruption volontaire de grossesse, les personnes âgées dont les retraites ont également fait l’objet d’une réforme. On remarque que chacune d’entre elles est mise sur un pied d’égalité d’un point de vue syntaxique : toutes remplissent la fonction de complément d’objet indirect et cette fonction partagée renforce l’idée qu’elles subissent, chacune à leur manière, les entreprises politiques antérieures. Cette construction illustre ce qu’Ernesto Laclau (2005) nomme une « chaîne d’équivalence ». Si l’on reprend le raisonnement de l’auteur, ce dernier oppose la logique de la différence à la logique de l’équivalence. Selon lui, lorsqu’un système institutionnel fait face à une multiplicité de « demandes démocratiques » (c’est‑à‑dire des demandes isolées), il n’est plus en mesure de répondre aux sollicitations de manière individuelle (ou « différenciée » selon ses termes). Alors, du fait de cette incapacité, il crée une relation d’équivalence entre elles et ces demandes, une fois considérées comme un ensemble, deviennent des « demandes populaires11 ». L’auteur explique ainsi :
Si [una] demanda es satisfecha, allí termina el problema; pero si no lo es, la gente puede comenzar a percibir que los vecinos tienen otras demandas igualmente insatisfechas […]. Si la situación permanece igual por un determinado tiempo, habrá una acumulación de demandas insatisfechas y una creciente incapacidad del sistema institucional para absorberlas de un modo diferencial12 (cada una de manera separada de las otras) y esto establece entre ellas una relación equivalencial. El resultado fácilmente podría ser, si no es interrumpido por factores externos, el surgimiento de un abismo cada vez mayor que separe al sistema institucional de la población.
À partir d’un tel contexte, la stratégie populiste consiste, toujours selon Ernesto Laclau, à unifier symboliquement toutes ces demandes pour construire « le peuple ». Si l’on revient à la citation précédente, qui décline les composantes de ces majorités, nous voyons tout d’abord que chacune des catégories sociales mentionnées, malgré leurs particularités, partage une insatisfaction vis-à-vis du pouvoir en place, une position également renforcée par le cotexte et la victimisation répétée des « majorités ». Ensuite, la fonction grammaticale qu’elles partagent matérialise l’articulation de tous ces éléments qui convergent vers un même support, le sujet « una candidatura ». De la même manière, les termes très inclusifs tels que « mayorías » ou « ciudadanía », en gommant les différences entre les demandes populaires, les totalisent en les regroupant sous un même signifiant. Toute personne ayant une demande insatisfaite peut ainsi potentiellement se reconnaître dans ces dénominations, l’identification à cet ensemble étant d’autant plus encouragée par la répartition manichéenne des systèmes de valeurs entre peuple et élites.
Nous pouvons voir donc que la conception horizontale de la société, articulée autour d’un axe gauche-droite, est abandonné au profit d’une structure verticale opposant le peuple trahi aux dirigeants corrompus. En déplaçant les cadres permettant d’appréhender la situation sociale et politique, le parti, par le biais d’un nouveau langage, ambitionne d’ouvrir de nouvelles perspectives et de se présenter comme une alternative non pas aux différentes couleurs du spectre politique traditionnel mais à la façon dont l’ensemble de ce spectre conçoit le corps social. Telle est la proposition du parti pour remédier à la convergence idéologique des formations présentes au Gouvernement.
Combler la faille représentative : une abolition des frontières entre futurs représentants et représentés
Comme nous venons de le voir, en s’appuyant sur les discours de contestation sociale, Podemos redéfinit un drapeau à défendre en « construisant » le peuple et en souhaitant porter ses revendications au niveau des Institutions. Contrairement aux critiques de ses adversaires, Podemos n’est pas « anti-système » : ce système politique, il souhaite l’intégrer pour pouvoir le changer de l’intérieur. C’est pourquoi, comme l’explique le manifeste de façon imagée, il est disposé à s’adapter aux règles du jeu politique en vigueur :
La movilización popular, la desobediencia civil y la confianza en nuestras propias fuerzas son imprescindibles, pero también lo es forjar llaves para abrir las puertas que hoy quieren cerrarnos: hacer llegar a las instituciones la voz y las demandas de esa mayoría social […].
Loin de décrire une entrée fracassante, le parti reconnaît les structures du pouvoir et n’entend pas les détruire. En 2015, dans Una nueva Transición, Pablo Iglesias reprend cette idée en écrivant « Vamos a seguir asaltando el cielo, sí, pero llamando al timbre ». Si la première proposition est une référence à une lettre de Karl Marx adressée à Ludwig Kugelmann dans laquelle il décrivait l’audace de la commune de Paris (Torreblanca 2015), la correction apportée révèle la distance prise vis-à-vis du discours révolutionnaire. Sans renoncer à l’opposition entre « la caste » d’en haut et « les gens » d’en bas, l’objectif est de transformer le conflit antagonique entre ennemis en un conflit agonistique entre adversaires via l’intégration de cette opposition dans la sphère de la politique (Mouffe 2016). Dans un contexte qui met en lumière la dénonciation d’une brèche entre les partis politiques quels qu’ils soient et les citoyens, Podemos, se présentant à ses débuts comme « parti-mouvement » (Cervera‑Marzal 2018), entend abolir les frontières entre représentants et représentés. Pour cela, il forge, tout au long du manifeste, un « nous » englobant opposé à un « eux » et revendique son ancrage militant.
Avant d’analyser la construction progressive de ce « nous », rappelons tout d’abord que le pronom personnel est un déictique. Catherine Kerbrat‑Orecchioni définit les déictiques comme :
Les unités linguistiques dont le fonctionnement sémantico-référentiel (sélection à l’encodage, interprétation au décodage) implique une prise en considération de certains des éléments constitutifs de la situation de communication, à savoir :
- le rôle que tiennent dans le procès d’énonciation les actants de l’énoncé,
- la situation spatio-temporelle du locuteur, et éventuellement de l’allocutaire (2009 : 41).
En ce sens, le pronom personnel a un signifié stable qui rend compte du rôle joué dans un échange (« yo » renvoie toujours au locuteur, « tú » à un interlocuteur, « él », « ella », « ellos », « ellas » à des personnes extérieures à l’échange). Mais son référent, en revanche, varie en fonction de la situation d’énonciation : si « yo » dénote toujours un locuteur, il peut cependant être pris en charge par différents protagonistes. Ainsi, si l’on prend l’exemple du dialogue, son référent est tantôt le locuteur A, tantôt le locuteur B. Mais la situation se complexifie dès lors que sont employés les pronoms personnels pluriels tels que « nosotros13 ». En effet, du point de vue du signifié déjà, ce « nosotros » peut soit faire écho à des locuteurs conjoints, soit réunir un locuteur et un ou plusieurs non-locuteurs. Dans ce deuxième cas, il peut renvoyer à un locuteur associé à un ou plusieurs interlocuteurs au sein d’une situation d’énonciation partagée (c’est-à-dire un « yo » associé à un « tú », un « vosotros », un « usted » ou encore un « ustedes » en fonction de la relation qu’entretiennent les différents acteurs de l’échange). Mais il peut également être une fusion entre un locuteur et une ou plusieurs personnes extérieures à la situation d’énonciation (« yo » associé à « él », « ella », « ellos », « ellas »). Enfin, il peut combiner les configurations précédentes en regroupant un locuteur, un ou des allocutaires et une ou plusieurs personnes ne partageant pas la situation de communication. Les variations sont donc multiples et c’est précisément cette ambigüité référentielle que le manifeste exploite afin de faire émerger, au fil du discours, un « nosotros » n’admettant, dans sa forme, plus aucune distance entre les auteurs, futurs candidats, et le peuple.
Dans le texte fondateur, la première personne du pluriel est employée dès la première phrase à travers la forme verbale « vemos » : « Al igual que en otros momentos de la historia, vemos hoy un continente europeo sumido en la perplejidad ». Compte tenu du type de document, cette première occurrence peut être comprise comme renvoyant aux auteurs du manifeste. Elle peut également avoir une portée très généralisante et indéfinie. L’emploi suivant, en revanche, commence à définir les contours de cette personne grammaticale. En effet, le premier paragraphe, qui décrit une situation européenne présentée comme dramatique en employant les troisièmes personnes du singulier et du pluriel (« las mayorías », « la gente descontenta »), s’achève en faisant resurgir ce « nous » : « Pero hemos pasado por peores momentos ». Par le biais de cette comparaison (si nous remédions à l’ellipse du comparant nous pouvons expliciter « hemos pasado por peores momentos [que esta crisis] »), il est présupposé ici que les locuteurs (invariant référentiel du nous) ont effectivement subi la crise décrite, au même titre que les « majorités » précédemment mentionnées. Ils s’incluent de la sorte dans le groupe des victimes. Nous passons donc d’un « nous = auteurs » ou d’un « nous universel » à un « nous = auteurs + las mayorías ». L’évolution de ce « nous » se poursuit dans le second paragraphe dans lequel, rappelons-le, les auteurs se focalisent davantage sur le cas de l’Espagne comme en témoignent les différents éléments contextuels cités (« En nuestro caso, estamos ante la mayor pérdida de credibilidad del régimen nacido de la Constitución de 1978 » puis « Movimientos de indignación política como el 15M »). Ces références à l’histoire récente du pays, la situation d’énonciation (il s’agit d’un document destiné aux citoyens espagnols) ainsi que l’expression constatative (« estamos ante ») invitent à considérer ce « nosotros » comme l’ensemble de l’instance citoyenne espagnole, auteurs compris, toujours par opposition aux dirigeants. Ce cadre référentiel suggéré, le lecteur rencontre ensuite l’accusation suivante : « los que mandan están vendiendo el país y nuestro futuro a trozos ». Ainsi, c’est à présent le peuple espagnol qui est intégré au groupe des victimes. Le « nous = auteurs + las mayorías » devient un « nous = auteurs + lecteurs = peuple espagnol victime ». Cette grille interprétative va alors fonctionner comme une isotopie pour la suite du manifeste, c’est-à-dire qu’elle va accompagner le lecteur au fil du texte pour l’aider à interpréter ce « nous » anaphorique. Dans le quatrième paragraphe, « nuestra exigencia », « nuestra realidad », « nuestro deseo » apparaissent alors comme communs à ce groupe de victimes comprenant à la fois les auteurs et les lecteurs.
L’évolution référentielle de cette première personne du pluriel prend tout son sens lorsque, dans le cinquième paragraphe, les auteurs annoncent explicitement une nouvelle candidature pour les élections européennes. En effet, comme le montre l’extrait suivant, un jeu d’alternance entre un « nous = auteurs » et un « nous = auteurs + lecteur = peuple espagnol victime » s’instaure alors :
Nos alegramos [nous= auteurs] del avance de las fuerzas de la izquierda, pero somo conscientes [nous= auteurs] de la necesidad de hacer algo más para poner en marcha los cambios que necesitamos [nous = auteurs + lecteur = peuple espagnol victime].
Necesitamos [nous = auteurs + lecteur = peuple espagnol victime] una candidatura unitaria y de ruptura, encabezadas por personas que expresen nuevas formas de relacionarse con la política y que suponga una amenaza real para el régimen bipartidista del PP y del PSOE y para quienes han secuestrado nuestra democracia [nous = auteurs + lecteur = peuple espagnol victime].
Si la suite du texte énonce les différentes propositions du futur parti en ayant recours à la troisième personne du singulier, il se conclut en reprenant ce jeu d’oscillations :
Quienes firmamos [nous= auteurs] este manifiesto estamos convencid@s [nous= auteurs] de que es el momento de dar un paso adelante y que dándolo nos vamos a encontrar [nous= auteurs] a much@s más. Los de arriba nos [nous = auteurs + lecteur = peuple espagnol victime] dicen que no se puede hacer nada más que resignarse y, como mucho, elegir entre los colores de siempre. Nosotros pensamos [nous= auteurs] que no es tiempo de renuncias sino de mover ficha y sumar, ofreciendo herramientas a la indignación y el deseo de cambio. En las calles se repite insistentemente “sí se puede”. Nosotras y nosotros decimos [nous= auteurs]: “Podemos” [nous = auteurs + lecteur = peuple espagnol victime].
En jouant sur l’ambigüité référentielle des déictiques, futurs représentants et citoyens fusionnent dans un même signifiant faisant corps contre cet « ellos ». Cette fusion sert ainsi le propos du futur parti : alors qu’ils dénoncent la distance entre les élites et le peuple, ils abolissent ici toutes les frontières entre représentants et représentés et finissent par se confondre en une seule voix clamant leur capacité d’action (« Podemos »).
On remarque aussi que, outre l’évolution des déictiques de première personne du pluriel, l’ancrage militant du parti sert également de liant entre les différents acteurs. En effet, dans le manifeste, la relation des signataires avec les mobilisations populaires est revendiquée à maintes reprises. Tout d’abord, différents collectifs ayant émergé en réponse à la crise sont convoqués, tels que Democracia Real Ya, la Plataforma de Afectados por la Hipoteca ou de manière plus implicite, Juventud sin futuro. De la même manière, plusieurs propositions formulées reprennent les demandes exprimées par ces associations ou lors de manifestations plus ponctuelles (comme par exemple, nous l’avons vu, la mobilisation concernant le droit à l’avortement). Parmi les évènements contestataires, le 15-M occupe une place privilégiée puisqu’il est évoqué à six reprises, de manière explicite ou par le recours au substantif « indignación14 ». Offrant une première clé interprétative du document, le titre du manifeste, « Mover ficha : convertir la indignación en cambio político », place, dès le début, le parti sous le patronage de ce mouvement populaire. D’ailleurs l’infinitif « convertir », qui ouvre la lecture, bien qu’ayant une valeur programmatique, n’est, à ce moment-là, pris en charge par aucun sujet. Le texte remédie ensuite à cette attente d’actualisation en créant le sujet grammatical en question puisqu’il est ensuite avancé la nécessité de « una candidatura que mueva ficha para convertir el pesimismo en optimismo y el descontento en voluntad popular de cambio y apertura democrática ». Grâce à toutes ces références, les auteurs se positionnent en tant qu’interlocuteurs réceptifs des messages délivrés par l’instance citoyenne, à la différence, une fois encore, des élites qui, selon ces mêmes discours, sont restées sourdes aux mobilisations. Mais, en plus de signifier que les demandes populaires ont été entendues, les auteurs s’affichent surtout, dans le paratexte, comme partie intégrante de l’instance citoyenne en se présentant à la fois comme des citoyens banals et comme des acteurs du contre-pouvoir. En effet, la liste des signataires comporte, en plus des noms et prénoms des auteurs, quelques mots entre parenthèse en guise de présentation. Certains y mentionnent leur activité professionnelle (sociólogo, estudiante, profesor, limpiadora) insinuant ainsi que, issus de secteurs variés, ils sont en mesure de comprendre un large éventail de problématiques, voire qu’ils s’y confrontent personnellement. Ils s’opposent aux professionnels de la politique qui, selon leurs dires, ne perçoivent plus la réalité d’une majorité de citoyens15 . D’autres donnent à connaître leurs activités syndicales (sindicalista, delegado sindical en Mc Donald’s) ou militantes (activista en la Marea Blanca, activista ecologista, parte de la Asociación Estudiantil Contra la Precariedad) suggérant de la sorte qu’ils ont non seulement compris les demandes mais qu’ils se sont aussi unis au chœur des revendications. Les auteurs n’apparaissent donc pas uniquement comme porte-parole des discours de protestations mais comme partie intégrante de leur origine.
Ces deux stratégies de légitimation (la fusion des acteurs dans le « nous » et la revendication d’un ancrage militant) convergent à la fin du manifeste : « En las calles se repite insistentemente “sí se puede”. Nosotras y nosotros decimos “Podemos”. » La formulation impersonnelle « sí se puede », devenu un slogan récurrent dans les manifestations, est corrigée par une redéfinition plus précise des acteurs grâce à l’emploi de « Podemos ». Dernier mot du texte, le nom du parti est alors révélé. Jouant de l’ambivalence de la forme entre verbe et nom, « Podemos » apparaît comme une réponse à l’instance citoyenne : d’une part, les auteurs donnent corps au discours populaire et assument d’incarner la prise en charge des demandes mais, en plus, de manière performative, ce glissement de « se puede » à « Podemos » représente déjà une institutionnalisation des revendications. En outre, bien qu’achevant le manifeste, ce verbe représente une ouverture sur l’avenir car en tant que verbe modal, il est habituellement complété par un second terme à l’infinitif qui est tu ici. L’omission du verbe principal vise à ne pas délimiter un champ d’action et à déclarer la capacité de changement comme absolue16 . Par ailleurs, en le détournant de sa construction conventionnelle, les auteurs permettent à chaque lecteur de compléter cet énoncé en fonction de ses propres problématiques ou demandes (Podemos frenar los desahucios, podemos acabar con las políticas de austeridad, podemos cambiar la Constitución). Cette flexibilité contribue alors, tout comme avec les termes « mayorías » ou « ciudadanía », à une ample identification. Enfin, si l’on compare ce nom de formation au « sí se puede », qui s’est d’abord fait connaître avec le syndicaliste César Chávez, ou au « yes we can » que Barack Obama prononçait en 2008, nous remarquons que l’affirmation mobilisatrice du début est abandonnée au profit d’un seul terme qui recentre le parti sur l’action. Ensuite, si le slogan de l’ancien président américain présente une certaine évolution grâce aux trois monosyllabes (« yes » remplit une fonction phatique qui insinue que les demandes sont entendues, « we » regroupe instance citoyenne et locuteur et ce n’est qu’à partir de cet ensemble que « can » déclare une possibilité de changement), le nom choisi par le parti espagnol, du fait de la possibilité qu’offre la langue d’omettre le pronom sujet grâce aux terminaisons discriminantes, contribue encore à cette fusion entre représentants et représentés. Enfin, la référence à Barack Obama, premier président noir américain, est également vecteur d’espoir, tant par le contenu de ses discours qui le placent souvent sous la filiation d’une autre grande figure de réussite et d’égalité, Martin Luther King (Villanueva 2018), que par son accession même au pouvoir qui l’érigea en symbole du changement dans l’histoire de son pays. L’espoir est donc aussi au cœur de la stratégie politique de Podemos comme le confirme le premier slogan adopté lors de la campagne pour les élections européennes en 2014 (« ¿Cuándo fue la última vez que votaste con ilusión? »).
Renversement de l’axe vertical : redonner le pouvoir au peuple
L’objectif de la nouvelle candidature de Podemos est de redonner le pouvoir au peuple comme l’expose la première proposition formulée dans le manifeste : « 1. Una candidatura por la recuperación de la soberanía popular ». Dans le document étudié, les auteurs mettent en place une progression permettant de passer de la résignation décrite à une réaffirmation du citoyen en tant que sujet politique.
Ainsi, dans les premiers paragraphes, lorsque l’état des lieux des situations européenne et espagnole est dressé, le citoyen apparaît comme simple spectateur des politiques dénoncées. Dans le tableau suivant, nous avons isolé les formes verbales se rapportant au peuple, en considérant celles dépendantes d’un sujet tel que « lasmayorías » ou de ce « nosotros » anaphorique que nous analysions plus haut17 :
Premier paragraphe : la situation européenne | Vemos hoy un continente europeo sumido en la perplejidad |
Mientras las mayorías miran con nostalgia el pasado perdido, | |
Hemos pasado por peores momentos | |
Hemos sido capaces de sobreponernos a las dificultades. | |
Deuxième paragraphe : le cas de l’Espagne | En nuestro caso, estamos ante la mayor pérdida de credibilidad del régimen […] |
Estamos ante un golpe de Estado financiero […] | |
Troisième paragraphe : l’atteinte à la démocratie | ¿Tiene sentido que el 90% de la población que estásufriendo estas políticas no se dote de herramientas para crear un futuro más luminoso? |
Si nous considérons le premier verbe, « vemos », quelque peu différemment car, comme nous l’avons vu, ses contours sont peu définis et le verbe pourrait faire référence à un « nous » universel ou aux auteurs, nous remarquons que la passivité du citoyen est véhiculée par l’emploi du verbe de perception « mirar » ainsi que par l’expression « estar ante » utilisée deux fois. Elle est encore accentuée par « sufrir » et par la négation du seul verbe réellement actionnel « dotarse », conjugué au subjonctif, mode du virtuel.
La fin du premier paragraphe (« hemos pasado por peores momentos y hemos sido capaces de sobreponernos a las dificultades ») représente une exception depuis la perspective du peuple en tant que sujet grammatical. Cependant, elle répond à une cohésion interne dans la construction du manifeste. En effet, l’hybridité du passé composé (avec un auxiliaire au présent et un participe passé) ancre le début de l’action dans un temps plus ancien tout en le prolongeant dans le temps présent : il s’agit ici d’un point de référence antérieur positif que les auteurs invitent à retrouver. Ainsi, par la place occupée dans le paragraphe, par la conjugaison choisie et grâce à la question rhétorique « ¿Por qué debiera ser ahora diferente? » qui lui succède, cet énoncé engage à entrevoir un dénouement plus heureux. Les parties suivantes reproduisent une structure similaire : de manière constante, un bilan négatif de la situation est donné mais il est contrebalancé avant que le paragraphe ne s’achève par une projection vers un avenir meilleur. Ces conclusions, en usant de questions rhétoriques, de connecteurs adversatifs ou en ayant recours au futur et au lexique de l’espoir, préparent alors la déclaration de candidature :
Pero, hemos pasado por peores momentos y hemos sido capaces de sobreponernos a las dificultades. ¿Por qué debiera ser ahora diferente? (premier paragraphe)
No es extraño el pesimismo y el derrotismo que parecen mostrar sectores a los que, sin embargo, les bastará una chispa de ilusión para salir de esa trampa de la desesperanza. (deuxième paragraphe)
¿Tiene sentido que el 90% de la población que está sufriendo estas políticas no se dote de herramientas para crear un futuro más luminoso? (troisième paragraphe)
Telle une annonciation, l’évocation de ce futur plus lumineux, véritable charnière dans le manifeste, entraîne un renversement de ce rapport de domination dans le paragraphe suivant. Cette partie du document débute par le connecteur logique d’opposition « pero » et commence par nier la fatalité décrite auparavant : « Pero no es cierto que estemos instalados en la derrota. Pese a estos intentos vemos que ese muro no es infranqueable y que, desde abajo, es posible frenar estos procesos de involución de nuestras democracias. ». Après avoir réfuté ce discours de résignation, le manifeste fait place à une exhortation en remettant la première personne du pluriel au centre de l’énoncé : alors qu’elle n’apparaissait qu’à neuf occasions (formes verbales, pronoms et adjectifs possessifs confondus) dans les trois premiers paragraphes, dans celui-ci seulement, elle est utilisée douze fois : « estemos instalados », « vemos que » « nuestras democracias », « nuestra exigencia », « nuestra exigencia », « nuestra realidad », « nuestro deseo », « nuestras propias decisiones », « nuestras propias preguntas », « nos conduce », « nuestras propias fuerzas », « cerrarnos ».
La réaffirmation de la volonté populaire est particulièrement mise en avant et vertèbre l’énoncé : le champ lexical du souhait, systématiquement inséré dans des structures syntaxiques introductives, place les exigences citoyennes au commencement de toutes propositions. Ainsi, dans un parallélisme syntaxique articulant une locution temporelle, l’emploi du verbe « ser », le recours au champ sémantique de « realidad » et le champ lexical du souhait accompagné du possessif de première personne du pluriel, il est écrit :
Hoy es una realidad nuestra exigencia de una política que regrese a las calles, que hable como la mayoría de la gente que está harta, es más real que nunca nuestra exigencia de una mayor generosidad a los representantes, de una mayor horizontalidad y transparencia, de un regreso de los valores republicanos de la virtud pública y la justicia social, del reconocimiento de nuestra realidad plurinacional y pluricultural. Hacía décadas que no era tan real nuestro deseo de tomar nuestras propias decisiones y responder a nuestras propias preguntas.
Les variations dans la répétition de la structure tendent vers l’hyperbole ce qui renforce au fil de la lecture le caractère mobilisateur du discours. Peu à peu, la réaffirmation de la présence du citoyen dans le texte conduit à son émancipation : la structure possessive renforcée (« nuestras propias decisiones », « nuestras propias preguntas ») fait face dans la phrase suivante à la caste et à « su propio beneficio egoísta ». Elle entre aussi en résonnance avec « su propiasupervivencia » que l’on trouvait au début du texte. D’ailleurs, la réhabilitation du statut de citoyen en tant que véritable acteur politique s’accompagne d’un renversement axiologique. Aux termes « impunidad », « debilidad », « rapiña », « dejación », « incapacidad voluntaria », « trampa » et « autoritarios » des premiers paragraphes s’opposent maintenant « generosidad », « transparencia », « virtud », « justicia », « defensa » auxquels s’ajoutent « valentía » et « buena gente » dans le paragraphe suivant destiné à présenter les principes défendus par le nouveau parti. Cette permanence des valeurs, malgré le changement de perspective (ce sera ensuite « una candidatura » qui sera au centre du discours), tel un enjambement, contribue encore à consolider la cohérence de la représentation. Contrairement aux élites décrites comme corrompues, l’image de ce peuple vertueux, de ces honnêtes gens, sert à la fois à légitimer leur protagonisme mais sous-entend également que c’est en rendant le pouvoir au peuple que la société pourra retrouver une certaine harmonie. L’antagonisme est de nouveau dressé à la différence, qu’à présent, un rapport d’égalité, en termes de capacité d’action, est établi entre les deux entités : rappelant les réussites de l’instance citoyenne dans l’acquisition des droits (« Sólo de la ciudadanía puede venir la solución, como han venido la protección del empleo, la defensa de las familias frenando deshucios, o la garantía de los servicios públicos» ), le « nous » s’incarne dans l’expression « nuestras propias fuerzas » pour répondre à « las fuerzas que se dicen progresistas » que nous rencontrions dans le premier paragraphe et, dans une certaine mesure, à « las fuerzas de la izquierda18 ». Enfin, accompagnant cet affrontement, ce passage est marqué par un registre plus combatif que précédemment comme en témoignent les expressions « derrota », « infranqueable », « frenar », « la movilización popular », « la desobediencia civil » qui, par la suite, une fois la candidature déclarée, s’intensifient encore (« poner en marcha », « es tiempo de valentía », « una candidatura […] de ruptura », « [una candidatura] que suponga una amenaza real »). Rappelons tout de même que s’il est question d’extraire le peuple de son rapport de domination, la lutte pour renverser l’axe vertical doit être canalisée par les institutions. C’est pourquoi s’ensuit l’annonce d’une nouvelle candidature.
Dans la continuité du patron que nous venons de mettre en lumière, c’est maintenant la candidature qui charpente le cinquième paragraphe, faisant structurellement coïncider cette dernière avec la volonté populaire. De fait, le substantif « candidatura » est répété à six reprises dans cet extrait puis il est repris en tête de chacune des dix propositions programmatiques formulées par le futur parti. Si, en guise de transition, les premières occurrences lient encore ce terme au sujet collectif « nosotros » (à « los cambios que necesitamos », le texte répond « necesitamos una candidatura »), la première personne du pluriel s’efface ensuite peu à peu au profit de ce nouveau sujet, qui semble dès lors endosser son rôle de délégué. Évoluant d’une formulation impersonnelle (« es necesario que haya una candidatura que se ofrezca a la ola de indignación ») à une actualisation plus précise (« Necesitamos una candidatura unitaria y de ruptura »), le terme, placé au début de chaque énoncé dans les structures « una candidatura que + verbe » ou « una candidatura por + substantif », en devient ensuite le support principal. Cet emploi anaphorique, plus soutenu encore que dans le paragraphe précédent, redouble l’impression de combativité et de détermination accrues en créant un rythme davantage cadencé.
Enfin, dans un jeu de résonnance, l’annonce de la candidature souhaite apporter des corrections à la situation précédemment décrite. Le tableau ci-dessous résume les échos entre l’univers vicié des élites et le futur harmonieux proposé :
État des lieux actuel | Un futur plus lumineux |
« Nunca en Europa ha habido tanta gente descontenta con la pérdida de derechos y al tiempo, menos perspectivas de poder canalizar esa indignación » | « es necesario que haya una candidatura que se ofrezca a la ola de indignación popular que asombró el mundo » |
« hacer llegar a las instituciones la voz y la demanda de esa mayoría social que ya no se reconoce en esta UE ni en un régimen corruptosin regeneración posible » |
« Queremos otra Europa, justa, la de los derechos y la democracia, no la de la rapiña y el desprecio a los pueblos. » « Una candidatura con compromiso de transparencia y rendimiento de cuentas, cuyos recursos financieros sean independientes de la banca privada y de los “lobbies". » « Necesitamos una candidatura unitaria y de ruptura, encabezada por personas que expresen nuevas formas de relacionarse con la política » |
« están vendiendo el país y nuestro futuro a trozos » |
« Una candidatura que sume a la capacidad de gestión de lo público, la capacidad de involucrar a las mayorías en la configuración de su propio futuro » « Una candidatura que […] reivindique una “democracia real” basada en la soberanía de los pueblos y en su derecho a decidir su futuro libre y solidariamente. » |
« el regreso de la represión contra la libertad de las mujeres » | « Una candidatura que […] defienda el derecho de las mujeres sobre su propio cuerpo y, por lo tanto, el derecho a decidir si quieren interrumpir o no su embarazo. » |
« nunca en Europa ha habido tanta gente descontenta » « No es extraño el pesimismo y el derrotismo que parecen mostrar sectores » |
« Una candidatura que mueva ficha para convertir el pesimismo en optimismo y el descontento en voluntad popular de cambio y apertura democrática » |
Ainsi, par un jeu d’interconnexion entre le temps de l’écriture, les discours contestataires et la volonté citoyenne, le parti entend réparer les préjudices causés, selon son discours, aux citoyens. Comme dans un jeu de miroir, et inspiré de la rumeur populaire, il propose de renverser l’axe vertical qui distribue les positions entre élites et peuple afin de créer un tout autre monde, un « futur plus lumineux ».
Conclusion
Dans un contexte de désaffection citoyenne et de forte mobilisation sociale, Podemos entend donc tout d’abord renouveler l’offre politique en bousculant les cadres d’interprétation de la société espagnole et en adoptant une stratégie populiste. Dans la continuité des discours de Democracia Real Ya, de Juventud sin futuro (Errejón 2011) ou des Indignés, le parti adopte un langage inclusif pour faire émerger un nouveau sujet politique, « le peuple », qui se consolide par son opposition à l’oligarchie, dans un rapport antagonique mis en exergue ici. Bien que le conflit entre un « nous » et un « eux » était déjà présent dans les discours contestataires, toute l’ambition de Podemos est de porter l’étendard des demandes populaires dans les institutions afin que les discours de contre‑pouvoir puissent disputer le discours hégémonique voire le remplacer. Il remodèle ainsi cette première personne du pluriel afin d’y intégrer de nouveaux représentants et tente de « convaincre de son propre récit » (Iglesias Turrión 2015) en s’inspirant de la voix du peuple et en mobilisant les affects des votants, qu’ils soient négatifs (sentiment d’injustice, de trahison, d’indignation) ou positifs (l’espoir). D’une part il décrédibilise les élites, tant dans leurs systèmes de valeurs que dans l’inaccomplissement de leurs fonctions, d’autre part, loin de se contenter d’une réaction d’opposition, il laisse envisager un « futur plus lumineux » en répondant aux dérives du temps présent et en replaçant le peuple au cœur de la vie politique.
Par la suite, bien d’autres discours adressés aux électeurs useront de stratégies discursives similaires en mettant l’antagonisme entre peuple et élite sur le devant de la scène, en réhabilitant tout un lexique des sentiments ou en revendiquant un ancrage militant. À titre d’exemple, nous pouvons revenir sur le discours de clôture de campagne électorale pour les municipales de 2015 prononcé par Pablo Iglesias :
No se puede gobernar a favor de los de arriba y a favor de la gente normal. No se puede gobernar a favor de la gente desahuciada y a favor de los banqueros que desahucian. No se puede gobernar a un tiempo a favor de los que tienen cuentas en Suiza y Andorra y a favor de los jubilados estafados por las preferentes. No se puede gobernar a un tiempo a favor de los que tienen su dinero en la Sicav y a favor de los estudiantes que no pueden pagar la matrícula, por eso nosotros cuando gobernemos sabemos muy bien con quien tenemos un compromiso.19
Mais il faut encore distinguer les discours adressés aux électeurs des discours prononcés dans un cadre institutionnel. En étudiant les interventions de ses représentants au Congrès des Députés entre 2016 et 201920 , on remarque que Podemos continue de se faire le porte-parole du peuple qu’il nomme le plus souvent « la gente » ou la « ciudadanía », des dénominations bien moins utilisées par ses adversaires. Les problématiques liées aux victimes de la crise sont également au cœur de ses discours puisque les termes « recorte », « precariedad », « austeridad », « desahucio » notamment y sont fortement présents. La désignation de l’adversaire en tant que « casta » ou « minoría » disparait en revanche dans ce cadre-là. L’institutionnalisation de cette formation a, de fait, contribué à nuancer son discours et à abandonner au fil du temps certaines de ses revendications, telles que le référendum sur la monarchie par exemple ou la volonté d’instaurer un revenu universel de base (Petithomme 2021 :171). De la même manière, nous savons grâce aux travaux d’Emmanuel Rodríguez López (2016) et de Mathieu Petithomme (2017) que l’ascension électorale de Podemos, qui s’établit en tant que troisième force du pays en 2015, s’est faite au détriment d’une organisation interne du parti qui, inspirée des assemblées générales populaires, se voulait horizontale. Si Podemos reconnaît dès ses débuts la nécessité de s’adapter aux règles du jeu politique en vigueur, la modération qui a inévitable accompagné son succès a aussi, en partie, éloigné la formation de la filiation militante qu’elle revendiquait à sa naissance.