Le concept de Sapientia à l'épreuve de l'écriture, ou quand la chronique devient espace de controverse
Dès les années 350, des conflits ont émaillé les relations entre l’Église et le pouvoir laïque (Markus 1993 : 90), et les pouvoirs temporel et spirituel sont alors entrés en concurrence. Les papes ont engagé un bras de fer avec les puissances temporelles afin de s’affranchir de leur tutelle politique. Surtout, l’Église romaine ne voulait pas d’un modèle césaropapiste à la byzantine où l’Église est subordonnée au pouvoir laïque. C’est dans ce contexte que prend place la célèbre lettre du pape Gélase Ier (492-496) qui, en 494, affirmait à Anastase Ier (empereur byzantin de 491 à 518) que le monde est principalement gouverné par deux choses : l’autorité sacrée des évêques et le pouvoir royal :
Duo quippe sunt… quibus principaliter mundus hic regitur : auctoritas sacra [sacrata] pontificum et regalis potestas. In quibus tanto gravius est pondus sacerdotum, quanto etiam pro ipsis regibus [hominum] Domino in divino reddituri sunt examine rationem. Nosti etenim, fili clementissime, quod licet praesideas humano generi dignitate, rerum tamen praesulibus divinarum devotus colla submittis, atque ab eis causas tuae salutis expetis [exspectas], inque sumendis caelestibus sacramentis, eisque, ut competit, disponendis, subdi te debere cognoscis religionis ordine potius quam praeesse (Robinson 1993 : 275)1 .
Le Pape instaure une « dyarchie hiérarchique » (Iognat-Prat 2000 : 21), il définit deux autorités ou deux « Glaives ». Il n’y a qu’une seule société chrétienne, mais elle est gouvernée par deux pouvoirs ayant des rôles différents, les uns ayant la charge de la sécurité spirituelle et morale, les autres de la sécurité physique, en d’autres termes les uns défendent les âmes, les autres, le royaume2 .
En 793 par exemple, Alcuin écrit à l’archevêque Ethelheard de Cantorbéry :
Divisa est potestas saecularis et potestas spiritualis : illa portat gladium mortis in manu, haec clavem vitae in lingua… Illi sint, id est saeculares, defensoress vestri, vos intercessores illorum ; ut sit unus grex sub uno Deo, Christo pastore (Robinson 1993 : 276)3 .
Et l’année suivante Paulin d’Aquilée ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme lors du Concile de Francfort :
Unde supplicandus est tranquillissimus priceps noster, ut ille pro nobis contra visibiles hostes pro Christi amore Domino opitulante dimicet, et nos pro illo contra invisibiles hostes, Domini imprecantes potentiam, spiritalibus armis pugnemus (Robinson 1993 : 278)4 .
À en croire Gélase, Alcuin ou Paulin d’Aquilée, le devoir royal se limiterait donc aux aspects belliqueux et notamment à la defensio et à la dilatatio (Robinson 1993 : 279-281), c’est-à-dire à la défense et la diffusion de la foi, moteurs essentiels de la guerre juste.
Si, dans un premier temps les paroles de Gélase ont été expliquées comme délimitant deux pouvoirs complémentaires et séparés, la théorie des deux Glaives est ensuite développée en adéquation avec les enjeux politiques. Ainsi, au XIe siècle le pape Grégoire VII (1073-1085) engage la Papauté sur la voie d’une monarchie théocratique (Iognat-Prat 2000 : 11 et 21), théorisée en 1075 dans son Dictatus papae ou Édit du pape. Il souhaite éliminer l’ingérence des pouvoirs laïques dans les nominations ecclésiastiques, et il reprend à son compte les symboles et les cérémonials de l’autorité impériale et féodale5 . Gélase Ier affirmait que le pouvoir temporel devait se soumettre au pouvoir spirituel uniquement en matière de religion ; pour Grégoire VII, la suprématie du pouvoir clérical s’exerce sur le pouvoir laïque quel que soit le domaine (Markus 1993 : 98). Un cas emblématique est celui de l’excommunication de l’empereur du Saint-Empire, Henri IV, excommunié en 1076 par Grégoire VII, après un conflit autour de l’investiture laïque des évêques (Luscombe 1993 : 161 et 164). Non seulement le pape rejette l’intromission du prince, mais il montre que in fine le pouvoir spirituel a le dernier mot, car les successeurs de saint Pierre détiennent le pouvoir spirituel ainsi qu’un ascendant moral et par là-même politique sur le prince. Même si elle a été réfutée par le pouvoir temporel, l’interprétation grégorienne devient « partie intégrante du droit canonique médiéval » (Robinson 1993 : 285) qui faisait pratiquement du roi « le vassal du pape » (Robinson 1993 : 286). À partir du XIe siècle, les papes, qui ont pris en charge l’antique caput orbis terrarum (capitale du monde), deviennent de véritables « monarques universels » (Luscombe 1993 : 164) et entendent centraliser tous les pouvoirs. Parée des atours de la monarchie, la curie se retrouve désormais en position de force pour conduire la société médiévale sur le plan moral, intellectuel et politique.
Néanmoins, la théorie des deux Glaives, et particulièrement la vision grégorienne, a rencontré une forte opposition de la part du pouvoir temporel, peu désireux d’accepter le rôle de subordonné que Rome tentait de lui assigner. Ce qui nous amène à l’objet de notre étude, c’est-à-dire à la rivalité qui a opposé Alphonse X le Sage, roi de Castille et León de 1252 à 1284, au clergé, qu’il s’agisse du Pape ou des prélats castillans.
Comme en témoigne le prologue de la Segunda Partidas, le monarque se conforme à la théorie des deux Glaives, du moins officiellement :
El su poderio [de los perlados] es espiritual, que es todo lleno de piedad e de merçed, por ende nuestro Sennor Dios puso otro poder tenporal en la tierra con que esto se cumpliese, assi como la iustiçia que quiso que se fiziese en la tierra por mano de los enperadores e de los reyes. E estas son las dos espadas porque se mantiene el mundo: la primera espiritual, e la otra tenporal. La espiritual taja los males ascondidos [escondidos] e la tenporal los manifiestos (Alphonse X 1843 : 367-368).
Toutefois, il ne s’agit là que d’une apparence de conformité, d’un topique, d’un passage obligé. En fait, les relations d’Alphonse X avec l’Église castillane s’inscrivent pleinement dans le contexte très tendu de concurrence entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel précédemment évoqué. Le souverain ne peut accepter que le pouvoir spirituel s’ingère dans les affaires de son royaume et encore moins que la société chrétienne soit gouvernée par deux pouvoirs, sa vision politique consistant précisément à assimiler son royaume à un corps dirigé par une seule tête, celle du roi. Pour lui les princes de l’Église doivent se soumettre à son autorité, et non l’inverse, ce qui ne se fait pas sans heurts. Les clercs s’opposent à ses politiques fiscales et juridiques en réclamant notamment l’abolition des tercias reales6 et du ius spolii7 , ou en refusant d’être jugés par des tribunaux laïques (O’Callaghan 1999 : 88). De plus, alors que c’est au Chapitre de la cathédrale d’élire les évêques, comme le prévoit d’ailleurs le PrimeraPartida (Alphonse X 1843 : 85-86), Alphonse X entend nommer lui-même les nouveaux évêques, en particulier ses frères, les infants Philippe et Sanche. Le conflit s’envenime à tel point que certains sièges restent vacants plusieurs années durant (O’Callaghan 1999 : 78-79 et 93).
Alphonse X, qui tient à renforcer l’autorité de la couronne, élabore un projet, à la fois politique, juridique et religieux, qui le présente comme le Vicaire de Dieu sur Terre, son représentant direct, sans besoin du truchement du clergé8 . Il s’agit là d’une réponse, d’une offensive, légale et ouvertement idéologique. À travers ses textes juridiques, les Partidas, le Fuero Real ou l’Espéculo, le roi développe une théorie organiciste qui fait de lui l’unique tête du royaume, dont les membres, essentiellement la noblesse et le clergé, doivent lui obéir sous peine de mettre en péril l’ensemble de la nation. Cette question a été abordée par nombre de chercheurs, ce qui nous intéresse ici, c’est d’étudier un autre aspect de la revendication du Roi Sage, une réponse moins ouvertement idéologique, mais qui n’en demeure pas moins très politique : le roi affronte l’Église sur l’un des fondements de son autorité, la Sagesse.
En effet, s’il est un domaine où l’Église entend bien exercer sa suprématie, c’est la Sagesse. Cette dernière, dans son acception morale et religieuse, n’est accessible aux hommes qu’à travers le clergé, car la Sapientia est l’apanage exclusif des clercs.
Dans la tradition judéo-chrétienne la fonction guerrière et la fonction sacerdotale sont strictement séparées. Si l’on en croit l’historien Philippe Buc cet état de fait se justifie au moins en partie par la « mémoire des origines où le peuple de Dieu avait longtemps vécu sa religion en présence d’un pouvoir politique qui lui était extérieur », qu’il s’agisse des Juifs soumis à la captivité à Babylone, ou bien des chrétiens victimes des grandes persécutions à Rome (Buc 1989 : 694). La mémoire collective, consciente ou non, expliquerait donc cette stricte séparation entre pouvoir temporel et spirituel dont l’abolition est perçue comme une transgression (Rodríguez de la Peña 2008 : 22). À titre d’exemple — un peu extrême —, la tradition historiographique rapporte comment les félons wisigoths ont empoisonné le roi Wamba afin de le tonsurer pendant son sommeil. À son réveil, ils l’obligent à abdiquer, arguant qu’un clerc ne peut monter sur le trône. À l’inverse, le clerc qui fait couler le sang est entaché d’une impureté spirituelle (Rodríguez de la Peña 2008 : 22).
L’usage de la force crée une sorte de barrière entre le roi et la Sagesse. L’incompatibilité entre Fortitudo et Sapientia garantit alors l’ascendant moral du clergé sur la monarchie. La conception d’une Sagesse exclusivement sacerdotale intègre pleinement la théorie des deux Glaives développée au Moyen Âge et la renforce, puisque si les rois doivent se soumettre à une forme de tutelle de l’Église, la seule apte à éclairer leur jugement, en les guidant ou en les instruisant.
En réalité, la séparation entre force et Sagesse se brouille déjà depuis le début du Moyen Âge. En effet, sous la plume d’Orose, de Cassiodore, de Jordanès ou encore d’Isidore de Séville, la figure du prince commence, dès le VIe siècle, à combiner Fortitudo et Sapientia9 . Plus tard, les symboles de la monarchie utilisés par la Papauté et la création des ordres militaires dès la toute fin du XIe siècle constituent de sérieuses incursions du spirituel dans le temporel. On le voit, l’exercice de la guerre et la Sagesse ne sont pas aussi incompatibles que ce que l’on pourrait croire, et c’est ce qu’Alphonse X s’emploie à prouver, notamment en transposant son combat sur le plan historiographique. Nous allons ici nous intéresser à la Estoria de España, rédigée sous l’égide du Roi Sage, et plus particulièrement au récit des origines, c’est-à-dire le récit allant de la Création jusqu’à la bataille de Covadonga en 722. Il s’agit donc d’analyser la façon dont Alphonse X transforme l’historiographie en un espace de controverse afin de démontrer toute l’étendue de sa propre Sagesse et l’étendue de la Sagesse royale en général.
I. La réponse sur la forme
La composition de la chronique, son élaboration sont déjà une façon d’imposer la Sapientia royale aux yeux du monde. La conception des œuvres historiographiques, scientifiques ou poétiques est une réponse sur la forme à tous ceux qui affirment que les rois ne peuvent avoir accès à la Sagesse, ou en tout cas pas sans le charitable secours des clercs.
I. 1. L’auctoritas de Jiménez de Rada
Dans la première moitié du XIIIe siècle, Lucas de Tuy rédige le Chronicon Mundi pour Bérangère de Castille, puis Rodrigue Jiménez de Rada rédige le De Rebus Hispaniae pour Ferdinand III. Le prologue de Jiménez de Rada est plutôt édifiant quant aux rapports entre la couronne et les historiographes. De prime abord, il montre bien la position de soumission dans laquelle se place l’archevêque de Tolède vis-à-vis de son roi.
Quia igitur placuit uestre excellencie maiestatis mee requirere ignoranciam paruitatis ut si, qua de antiquitatibus Hispanie […] ;
Peticioni uestre describere laborarem, et ua a quibus gentibus calamitates Hispania sit perpessa […] ;
Per scriptere mee indaginem ad diligencie uestre noticiam peruenirent, ego uero tanti domini, tam excelsi, non possum precibus contraire et uix possibile cogor ob reuerenciam atemptare […]
Ego Rodericus indignus cathedre Toletane sacerdos stilo rudi et sapiencia tenui ad preconium nostre gentis et uestre gloriam maiestatis sollicitus compiluui, pro uenia supplicans eo quod munus tam exiguum ausus fui lecturorum difigencie exibere et conspectui tanti principis presentare (Jiménez de Rada 1987 : 5-7)10 .
Cette captatio benevolentiae reprend l’opposition topique entre le roi et le chroniqueur. Le premier est glorifié : « uestre excellencie maiestatis », « tanti domini, tam excelsi » et « uestre gloriam maiestatis », tandis que le second a toutes les peines du monde à accomplir sa tâche : « ignoranciam paruitatis », « uix possibile cogor ob reuerenciam atemptare » et « indignus cathedre Toletane sacerdos stilo rudi et sapiencia tenui ». Toutefois, ne nous trompons pas sur le sens de ce prologue. Si le chroniqueur affirme qu’il n’est rien d’autre qu’un humble serviteur, il insiste en réalité sur l’idée qu’il ne fait que répondre à la demande du roi : « requirere », « peticioni uestre », « precibus » et « cogor ob reuerenciam ». Autrement dit, Jiménez de Rada, maître du double langage, souligne combien le roi a besoin de lui, il se donne à voir comme le trait d’union indispensable entre Ferdinand III et une forme de Sagesse, en l’occurrence l’historiographie. Pour reprendre les mots de Georges Martin, l’archevêque est l’ « enseignant », alors que le roi, malgré les louanges qui lui sont adressées, est cantonné dans le rôle de l’ « enseigné » (Martin 1997a : 133) qui a besoin de son maître. Ce sont donc bel et bien les clercs qui forgent la mémoire royale ; qu’ils le veuillent ou non, Bérangère de Castille dépend de Lucas de Tuy tout comme Ferdinand III dépend de Jiménez de Rada. D’ailleurs, lorsque Jiménez de Rada et Lucas de Tuy s’expriment à la première personne11 dans leur prologue et s’adressent à leur suzerain en leur nom, ils accentuent leur position et leur pouvoir face à leurs commanditaires.
I. 2. L’auctoritas royale
Dans la Estoria de España, malgré une apparence de copié-collé avec le prologue du De Rebus Hispaniae (Lacomba 2010), tout change. Évidemment, Alphonse X n’a pas rédigé toute la chronique seul, mais c’est pourtant son seul nom qui apparaît dans le prologue. S’il s’affiche comme commanditaire, « mandamos ayuntar » (Primera Crónica General [PCG à partir de maintenant], 4, 26a), il s’assume aussi et surtout comme historiographe : « aqui se comiença la estoria de Espanna que fizo el muy noble rey don Alfonsso » (PCG : 3) et, plus loin, « compusiemos12este libro » (PCG : 4, 44a). Pour la première fois13 , un roi intervient directement dans la rédaction et se met en scène comme rédacteur d’une chronique. Le roi est à la fois commanditaire et artisan sans passer par l’intermédiaire des clercs. Au contraire, à travers ces écrits il devient réellement acteur et s’empare du rôle de l’enseignant.
Le Roi Sage ne se contente pas de revendiquer la paternité de ces chroniques, car dans la conception médiévale cela ne suffit pas à asseoir la légitimité d’un récit à vocation historique. Bien sûr, Alphonse X n’a rien d’un simple moine copiste, sa position institutionnelle lui fournit déjà une autorité naturelle, mais un tel récit n’a de valeur que s’il émane d’un auctor, un ancien dont la légitimité est reconnue et qui est une sorte de garant. Pour être persuasif, la narration historiographique qui prétend à la vérité doit donc donner un certain nombre de gages. Alphonse X se conforme à cette tradition, notamment en donnant une liste — non exhaustive — de ses sources dans le prologue.
La grammaire est également éclairante à ce sujet (Poirier 2015). On peut diviser le prologue en deux grandes parties, une première partie consacrée aux sources, et une seconde partie centrée sur la potestas royale. Comme l’a montré la linguiste Marine Poirier, dans la première partie les verbes sont majoritairement conjugués à la troisième personne du singulier et du pluriel (86,4% des propositions principales) et sont associés aux sages, ceux qui ont consigné leurs savoirs par écrit afin de les préserver. Tandis que dans la seconde partie, les verbes à la première personne prédominent dans les propositions principales (100 %)14 . « Mandamos » (PCG : 4, 26a), « tomamos » (PCG : 4, 28a), « compusiemos » (PCG : 4, 44a), « fiziemos » (PCG : 4, 47a) sont autant de verbes consacrant l’autorité du roi. Notons que ces quatre verbes sont des verbes d’action qui indiquent la prise en main par le roi et donc sa puissance. Marine Poirier écrit ainsi que « le roi énonciateur se positionne, dans cette deuxième étape, comme sujet unique ». En d’autres termes, il subordonne les auctoritates à sa propre potestas :
Le mouvement produit entre les deux temps est le suivant : une première étape de validation du discours par les autorités, qui, dans un lien direct de cause à effet [e por end], confluent toutes dans une deuxième étape vers un unique nom et titre — celui du roi — qui produit alors une subordination et agglutination de toutes les autorités citées (Poirier 2015 : 123).
Le lien entre les premiers sages et le travail historiographique entrepris par le Roi Sage ne s’arrête pas là.
Les Auctoritates (première partie) Alphonse X (seconde partie) Fallaron los saberes (PCG : 3, 4a).
Todos los fechos que fallar se pudieron della (PCG : 4, 45a-46a).
Fallaron las figuras de las letras ; et ayuntandolas, fizieron dellas sillabas, et de sillabas ayuntadas fizieron dellas partes ; e ayuntando otrossi las partes, fizieron razon (PCG : 3, 32a-35a).
Mandamos ayuntar (PCG : 4, 26a).
Escriuieron los fechos (PCG : 3, 22b-23b).
Fecho(s) dEspanna (PCG : 4, 28a-44a-45a).
Comme indiqué dans le tableau ci-dessus, nous retrouvons les mêmes verbes « fallar [los saberes] », « ayuntar » et le même substantif « fecho » dans les deux parties du prologue. Les mêmes mots appliqués aux sages se voient ensuite appliqués au roi. Par conséquent, Alphonse X se positionne en continuateur, en maillon de la chaîne des auctoritas qui ont œuvré à la préservation, à la compilation et à la transmission des savoirs. Comme le résume Marine Poirier, le souverain « affirme l’assimilation et la synthèse de toutes les autorités, convoquées dans le paragraphe antérieur, sous son nom et titre de roi » (Poirier 2015 : 124). Le prologue de la Estoria, tout en s’inspirant largement de celui du De RebusHispaniae, a donc vocation à établir l’auctoritas royale.
Le Roi Sage s’identifie particulièrement à celui que l’on considère au Moyen Âge comme le tout premier historien, Moïse. Dans la tradition judéo-chrétienne, Moïse est en effet l’auteur des cinq premiers livres de la Bible, ou Pentateuque, la Bible étant le livre d’histoire par excellence que l’on ne peut remettre en question. Moïse apparaît dans le prologue de la chronique15 , où il est le seul personnage biblique cité avant le Christ, puis dans le tout premier chapitre de la chronique qui s’intitule « De cuemo Moysen escriuio el libro que ha nombre Genesis, e del diluuio » (PCG : 4).
Puis, dans le corps du texte, Alphonse X poursuit ce travail d’assimilation. De fait, pour prouver la véracité de leur discours, les rédacteurs alphonsins recourent régulièrement à l’autorité que représentent les Anciens. Il s’agit là d’un procédé destiné à convaincre les lecteurs et auditeurs de la véracité du récit. Par exemple, les verbes « dezir » et « contar » utilisés pour parler des auctoritas servent aussi à désigner le travail des rédacteurs et d’Alphonse X dans des expressions qui s’adressent directement au lecteur, telles que « vos avemos contado », « vosdixiemos »… Le monarque inscrit ainsi son travail en parallèle de celui d’un Suétone ou d’un Jiménez de Rada. Dans le prologue comme dans le récit, les verbes renvoyant à la préservation du savoir et à l’activité langagière et historiographique, « contar », « dezir », « componer »… établissent une concordance entre la fonction des auctoritates, des sabios, et celle d’Alphonse X. Par le biais de ces mises en parallèle, le souverain parvient donc à faire « converger la figure auctoriale des Anciens et la sienne » (Escurignan 2021c : 33).
I. 3. Une ampleur inédite
Tout d’abord le projet historiographique alphonsin se distingue par son ampleur inédite et ce sur plusieurs points. D’une part le projet en lui-même est original puisqu’il s’agit de rédiger deux chroniques, l’une universelle et l’autre locale, conçues pour se rejoindre. D’autre part, la mise en œuvre est aussi novatrice, car d’un point de vue pratique, la supervision directe de la rédaction par l’autorité royale a pour conséquence l’élargissement considérable des sources. Les ateliers disposent de documents de travail d’une richesse inédite. Le monarque a plus de moyens politiques, financiers et diplomatiques qu’un moine copiste ou même qu’un archevêque. Il peut envoyer des émissaires à travers tous ses royaumes, royaumes dont les frontières se sont d’ailleurs dilatées, offrant ainsi de nouvelles sources conservées jusque-là en territoires musulmans. De plus, une fois tous ces textes religieux ou profanes réunis, le Roi Sage peut faire appel aux meilleurs spécialistes et aux meilleurs traducteurs de l’hébreu et de l’arabe. La taille de la Estoria de España, et surtout de la General Estoria, pourtant incomplètes, en est la preuve. L’élargissement des sources permet au roi de prouver que non seulement il n’a plus besoin du truchement de l’Église pour accéder à la Sapientia, mais qu’en plus, sa fonction de roi le rend capable de faire mieux que ce que l’Église a fait jusque-là.
En outre, l’œuvre alphonsine est aussi inédite par la mise en œuvre de l’écriture, c’est-à-dire la pluralité des rédacteurs et de leurs équipes de travail. La solitude du moine scripteur laisse place au travail en atelier. Et bien que les chroniques soient inachevées, la remise en œuvre de la Estoria de España pendant l’exil d’Alphonse X à Séville entre 1252 et 1254 montre la capacité de réactivité et de réactivation de la rédaction en fonction des évènements politiques, et donc la capacité des équipes de rédacteur à remettre le travail sur le métier à la demande du roi, bien que ce travail ait été précédemment abandonné.
I. 4. Le castillan
Par ailleurs, même si Alphonse X n’est pas le tout premier roi à utiliser le castillan 16à l’écrit il est le premier à l’utiliser pour les sciences et l’histoire (Martin 1997a : 134), là où pour son père, le roi Ferdinand III, la langue vernaculaire se limitait à une utilisation pratique par la chancellerie et à la traduction du Liber Iudiciorum17 .
L’abandon de la langue latine supposée savante au profit de la langue vernaculaire poursuit plusieurs objectifs, notamment un objectif pratique en permettant une plus grande diffusion du texte, ainsi qu’un objectif de politique extérieure dans un climat de rivalité avec les autres royaumes chrétiens. Mais il s’agit aussi d’un dessein de politique interne. En effet, le latin est la langue de l’Église, la langue du culte, la langue des sages. Or, le roi tente justement de se dégager de la tutelle des clercs et le fait de ne pas avoir recours à leur langue lui permet de contourner leur influence, de pousser son indépendance un peu plus loin encore. L’utilisation d’une langue romane comme langue officielle trouve toute sa place dans le contexte des tensions avec l’Église Catholique, et participe donc du programme politique du roi qui vise à enraciner et renforcer l’autorité monarchique face à l’autorité religieuse latine (Mencé-Caster 2011 : 103, et Falque 2001 : 230). Alphonse X n’a besoin ni de leur aide, ni même de leur langue pour accéder à la Sagesse. Au contraire, en véritable « artisan langagier » (Mencé-Caster 2011 : 8), il semble forger à lui seul une langue capable de véhiculer n’importe quel concept. Désormais concurrent du latin, le castillan hisse avec lui le Royaume de Castille à la hauteur de l’Église de Rome.
En conclusion, par ses caractéristiques et son existence même, la Estoria de España devient le lieu d’un rapport de force, entre l’autorité monarchique et le pouvoir spirituel. Alphonse X n’a plus rien d’un simple commanditaire, il « accapare » (Martin 1997a : 128) l’autorité d’écriture à tous les points de vue. Il renvoie les rédacteurs — dorénavant laïques — à l’anonymat des ateliers, a accès à plus de sources, ne passe plus par les clercs et utilise sa propre langue. Le roi n’a plus une attitude passive face à l’historiographie, au contraire, il devient actif. Il se défait du truchement du clergé et montre qu’il est plus puissant, plus efficace, et finalement plus à sa place que les clercs à qui incombait jusque-là la tâche historiographique. La Estoria de España est l’histoire de la Castille, rédigée dans la langue de la Castille, sous l’autorité unique du roi de Castille. Le paradigme historiographique se trouve profondément modifié. En prenant la main sur tout le processus d’élaboration de sa propre histoire de l’Espagne, le monarque refuse la mainmise du clergé sur la Sapientia et manifeste ainsi sa propre capacité de recherche et de transmission. Sur la forme la Estoria de España est donc déjà une victoire sur l’Église ou en tout cas un moyen d’émancipation du pouvoir temporel vis-à-vis du pouvoir spirituel.
L’ampleur inédite de l’historiographie alphonsine ne se résume pas à en accroître la matière, à réorganiser la rédaction ou à améliorer la productivité. La spécificité des chroniques alphonsines n’est pas que technique. Il s’agit d’accroître le prestige du roi, elle est une démonstration de force royale sur le plan culturel : elle permet de mettre en scène la « puissance totalisatrice de la royauté » (Martin 1997a : 135).
II. La réponse sur le fond
Tout d’abord, la Estoria de España nous donne à voir des figures royales qui incarnent la Sagesse et sont autant de préfigures d’Alphonse X. Un certain nombre de princes reçoivent l’instruction des sages, des philosophes puis des grands noms de l’Église à partir de l’ère chrétienne. Ainsi Hercule est instruit par l’astrologue Atlas, Néron (54-68) par Sénèque et son neveu Lucain (PCG : 124, 1b-13b), Trajan (98-117) par Plutarque (PCG : 142, 40b-45b et 143, 33a-36a), Hadrien (117-138) par le philosophe Segundo (PCG : 146, 35b et 147, 8b), Antonin le Pieux (138-161) par Apollonios de Chalcédoine et Basilide (PCG : 151, 25a-29a ), Marc Aurèle (161-180) par Fronton (PCG : 153, 43a-46a), les rois goths légendaires par les non moins légendaires philosophes Zalmoxis, Zeuta, Eumosico et Dicineus (PCG : 218, 22a-24a et 222, 9a-25a), Récarède par Léandre de Séville (PCG : 263, 30b)… A priori l’on pourrait penser que la chronique se conforme au modèle selon lequel les rois dépendent des représentants du pouvoir spirituel. Néanmoins, les princes sont qualifiés de « muy sabidor a grand marauilla » (Antonin le Pieux, PCG : 149, 31b), de « uerdadero philosopho, et que era mas sabio de lo que mostraua » (Marc Aurèle, PCG : 153, 6a-7a), de « muy entendudo en letras » (Sisebut, PCG : 272, 19b), ou encore de « sabio et de gran entendimiento » (Swinthila, PCG : 275, 52a). Ils ne sont pas d’éternels mineurs mendiant l’assistance des sages, mais bien au contraire des sages à part entière qui, une fois instruits, prennent leur part dans la transmission. Prenons l’exemple des empereurs Titus (79-81) et Hadrien qui, forts de leur formation18 , s’engagent sur la voie de la transmission. Titus écrit des livres (PCG : 138, 16a-29a) tandis qu’Hadrien construit une bibliothèque à Athènes (PCG : 148, 6a-19a). Mentionnons aussi le roi Chindaswinthe (642-653), qui fait réunir les écritures des Pères de l’Église (PCG : 278, 18b-21b). Ces rois deviennent donc des magistri, à l’image des sages décrits dans le prologue, et à l’image d’Alphonse X lui-même, ils deviennent à leur tour des passeurs en conservant et en transmettant les savoirs ou la mémoire.
II. 1. Les premiers Rois Sages
C’est aussi vrai pour le prince Hercule et sa lignée. La chronique construit une sorte de chaîne de Sagesse à travers la continuité filiale qui existe entre Hercule, son neveu Hispan, et la fille de celui-ci, Liberia. L’idée de lignée est fondamentale ici, car, pour la première fois, Hispan est présenté comme le neveu d’Hercule et pour la première fois aussi une chronique péninsulaire lui attribue une fille. Lorsqu’Hercule et son neveu Hispan débarquent en Espagne, ils sont accompagnés de l’astrologue Atlas : « troxo consigo un muy gran sabio del arte destronomia que ouo nombre Allas » (PCG : 8, 50a-52a). Si la chronique fait surtout mention des aptitudes martiales et des fondations d’Hercule, elle le montre aussi instruisant Hispan : « ca lo aprisiera dErcules e de Allas el so estrellero » (PCG : 11, 2b-3b). Pour reprendre les mots de Georges Martin, d’ « enseigné », Hercule est devenu à son tour « enseignant ». Or, Jiménez de Rada qui avait le premier introduit le personnage d’Hispan ne mentionnait pas un quelconque rôle d’Hercule dans sa formation19 . Les ateliers alphonsins qui ont introduit un lien de parenté entre Hercule et Hispan, ajoutent aussi l’idée d’une transmission entre les deux hommes. Hispan, le premier roi de l’Espagne est dépeint comme l’homme le plus sage d’Espagne : « era ende el mas sabidor que auie en Espanna a essa sazon » (PCG : 11, 1b-2b) ; « com era omne sabio y entendudo, soposse apoderar della [Espanna] » (PCG : 11, 16a-17a) ou encore « com era omne muy sabidor, fizo fazer por gran sabiduria » (PCG : 11, 29a-30a). La Sagesse d’Hispan s’exerce dans de nombreux domaines. Il a recours à l’amour plutôt qu’à la force pour dominer l’Espagne (PCG : 10, 38b-39b et 11, 37a-39a), il construit l’aqueduc de Ségovie (PCG : 11, 22a-27a) ou encore le phare de la Corogne (PCG : 11, 27a-34a) pour la défense du royaume. À son tour Hispan prend en charge l’éducation de sa fille Liberia, qui grâce à sa Sagesse parvient à faire assainir la future Séville et à la rendre habitable (PCG : 11-12). En étoffant et modifiants les éléments offerts par le De Rebus, la Estoria parvient à créer une continuité sapientielle sur le trône d’Espagne, une continuité retracée dans ce passage à propos de Liberia : « era much entenduda e sabidor destrolomia, ca la ensennara el que era ende el mas sabidor que auie en Espanna a essa sazon, ca lo aprisiera dErcules e de Allas el so estrellero » (PCG : 11, 52a-3b). L’attention particulière apportée au récit des Grecs n’est pas un hasard. Hispan étant présenté comme le premier roi d’Espagne, le fait de l’intégrer dans une continuité sapientielle permet à Alphonse X d’affirmer que les rois d’Espagne sont, depuis le tout premier d’entre eux, des sages.
Pour étayer ses revendications politiques, le souverain construit donc une série de figures fortes qui conjuguent à la fois l’autorité royale et la Sagesse. La première de ces figures — d’autant plus forte que le personnage apparaît pour la première fois dans l’historiographie — est le roi Rocas, roi de l’Eden, qui a parcouru le monde connu à la recherche de la Sagesse. Après avoir traversé Troie et la péninsule Italique il s’installe en Espagne. Rocas a tout abandonné dans son pays dans le seul but d’apprendre : « tan grand sabor ouo este rey daprender los saberes, que dexo todo so regno e quanto auie, e començo dir duna tierra en otra, parando mientes a aquellas cosas por que podrie mas saber » (PCG : 12, 37b-41b). Après avoir découvert soixante-dix piliers recouverts de toutes les connaissances du monde, il entreprend de retranscrire toutes ces connaissances afin de les conserver. Rocas est venu d’Orient, a traversé Troie et Rome et a atteint l’Espagne ; Alphonse X, quant à lui, fait traduire des textes arabes, hébreux et latins en castillan. Le parallèle de leur parcours est saisissant : Rocas, l’un des premiers rois sages d’Espagne, est bien une préfiguration d’Alphonse X, le Roi Sage du XIIIe siècle, qui grâce à la traduction de nombreux ouvrages reproduit littérairement le voyage initiatique de son prédécesseur.
Le récit à travers l’introduction de nouveaux personnages ou la réécriture de personnages plus traditionnels montre donc que les rois peuvent incarner la Sagesse. Il montre la possibilité pour le roi d’être à la fois prince politique et prince sage, de conjuguer fonction temporelle et sapientielle. Par conséquent, la frontière se brouille entre les attributions traditionnelles des rois et celles des sages et par là-même entre les attributions des rois et celles du clergé.
Par son entreprise et par les modèles royaux qu’il développe, Alphonse X prouve qu’il n’a pas besoin du clergé pour avoir accès à la Sagesse et il devient l’égal des prélats les plus érudits et avisés. Il va plus loin encore et entend démontrer qu’il leur est supérieur à travers trois grands axes : la contre-exemplarité de certains membres du clergé, les rois pasteurs, et les rois chefs de l’Église. Trois axes, nous semble-t-il, très en prise avec la réalité extratextuelle, c’est-à-dire avec les conflits qui affectent le règne d’Alphonse X.
II. 2. Contre exemplarité du clergé
Bien sûr, la chronique fait la part belle aux clercs exemplaires tels les évêques Martin de Braga (PCG : 258, 43b-51b), Isidore de Séville (PCG : 277, 10a-7b) ou encore Ildefonse de Tolède (PCG : 281-283). Nonobstant, en parallèle de ces modèles, la Estoria met aussi en scène quelques évêques et archevêques nettement moins exemplaires, qu’ils soient davantage préoccupés par leurs intérêts personnels, ou qu’ils soient de véritables traîtres et parfois même apostats.
Prenons d’abord l’exemple des évêques censés participer au Concile de Nicée I en 325. Ceux-ci, avant même le début du Concile, se lancent dans de vaines querelles : « ante que fablassen ninguna cosa del fecho de la fe sobre que fueran legados, començaron los obispos a querellarse le ell uno dell otro de los tuertos que se fazien en seyendo uezinos » (PCG : 191, 1a-5a). Or, le Concile devant se prononcer contre l’arianisme, danger majeur dénoncé dans la chronique, c’est toute la chrétienté que les évêques mettent en péril. C’est finalement l’intervention de Constantin Ier, qualifié de « santo princep » (PCG : 191, 6a) qui permet de résoudre le problème lorsqu’il oblige les évêques à mettre de côté leurs différends personnels pour s’unir contre l’arianisme (PCG : 191, 6a-32a).
La chronique mentionne aussi le primat Théodiscle, — en fait une invention de Lucas de Tuy dans son Chronicon Mundi (Linehan 2000 : 102-103) — dont les actions prennent le contrepied systématique de ce que l’on attend d’un bon évêque. Il corrompt les saintes écritures, répand les hérésies et finit même par se convertir à l’Islam (PCG : 278, 21b-49b). Le roi Chindaswinthe prend alors la décision d’évincer le mauvais évêque.
Citons aussi les évêques espagnols qui au début du VIIIe siècle se soulèvent contre le roi Wamba aux côtés de deux rebelles, le comte Hildéric et le duc Paul. Ces évêques — Gumild, Ramire20 et d’autres — prennent une part active auprès des meneurs qu’ils conseillent (PCG : 284, 11b-15b et 288, 8b-9b), trahissant ainsi leur roi, et par là-même leur royaume, ainsi que leur foi, puisque, comme le rappelle la chronique, les décrets conciliaires condamnent fermement les félons « esto era contral derecho de los degredos » (PCG : 284, 4b-5b). Tout comme Théodiscle, Gumild et Ramire ne méritent plus leur dignité épiscopale, ils sont donc qualifiés à plusieurs reprises de faux évêques, « falso(s) obispo(s) »21 . Et non contents d’avoir trahi leur roi, ils demandent même qu’on leur prête serment, comme s’ils étaient rois (PCG : 284, 11b-15b), parodiant et souillant le serment, légitime celui-là, qui unit les nobles au roi Wamba.
Enfin, mentionnons Sindered et Oppa, les deux derniers primats du Royaume de Tolède. Le premier, Sindered, persécute les saints hommes de son Église : « començo de uuscar mal et agrauiamentos por celo de sanctidad a los omnes ancianos et onrrados que auie en la eglesia de Toledo » (PCG : 304, 37b-40b). Et finalement, lors de l’invasion des Maures, Sindered fuit l’Espagne :
Quando uio la entrada de los moros en Espanna temiosse, e con el miedo que ouo et con el mal quel fiziera Vitiza fuesse pora tierra de Roma et desamparo las oueias que auie de guardar como allegadizo et malo, ca non como buen pastor (PCG : 308, 49b-p. 309, 2a).
La redondance de « temiosse / con el miedo » montre l’étendu de la lâcheté de l’archevêque. La chronique joue ici sur la métaphore biblique du bon pasteur. Sous la plume de Jean, le « mercenaire […] laisse les brebis et s’enfuit, et le loup s’en empare et les disperse » (Jn 10:11-12). Pareil à ce mercenaire décrit dans la Bible, l’archevêque abandonne ses brebis à leur sort au lieu de rester pour les protéger contre le loup, en l’occurrence les musulmans.
Attardons-nous surtout sur Oppa, le remplaçant de Sindered. D’abord, il prend cette fonction illégalement car son prédécesseur est encore vivant (PCG : 306, 20b-22b et 324, 4a-6a), ce qui est décrit comme « adulterio espiritual » (PCG : 306, 23b-25b). Pire que Sindered abandonnant l’Espagne, Oppa participe activement à l’invasion et à l’occupation de l’Espagne. Les rédacteurs lui reprochent notamment d’apporter son aide aux Maures en convainquant les Espagnols de se rendre et de livrer les villes à l’envahisseur.
Andaua predigando a los cristianos que se tornassen con los moros et uisquiessen so ellos et les diessen tributo […]. Et por tal encubierta fueron los omnes engannados, e dieron los castiellos et las fortalezas de las uillas; et fincaron los cristianos mezclados con los alaraues (PCG : 313, 13b-21b).
Por la su nemiga fueran los godos engannados et destroydo […] quando les fizo dar las fortalezas (PCG : 321, 27b-29b).
Ces extraits nous montrent comment l’archevêque est une parodie de lui-même. Il continue de prêcher (« predigando »), mais au lieu de prêcher la parole de Dieu, il tente de convaincre les chrétiens de se tourner vers l’ennemi, un ennemi appartenant à une autre religion. Bien que la chronique ne mentionne pas une éventuelle conversion d’Oppa, la trahison n’est pas que militaire, elle est aussi religieuse. Ce traître, littéralement sans foi ni loi, est d’ailleurs mentionné dans le prologue de la Estoria où il est présenté comme l’un des responsables de la perte de l’Espagne22 .
Oppa, missionné par Tariq Ibn Ziyad, tente même de mettre fin à la rébellion de Pelayo dans les Asturies d’abord grâce à la négociation, puis par les armes (PCG : 321, 21b-25b). La harangue du faux archevêque est un moment fort de la chronique. Cet article n’est pas le lieu pour analyser l’ensemble du texte, disons simplement qu’Oppa tente de manipuler Pelayo et ses hommes. Oppa veut convaincre Pelayo que non seulement les Goths ont été vaincus, mais qu’en plus, les Maures sont les nouveaux Wisigoths. Ainsi, après un éloge des Wisigoths insistant sur leur force et leur noblesse (« nunqua fueron uençudos », « mucha nobleza »…(PCG : 322, 35b-50b)), Oppa entreprend un éloge des Maures reprenant les mêmes éléments (« tan onrrado que nunqua fue uençudo » (PCG : 323, 4a-7a)). Les deux parties du discours sont reliées par l’expression « et agora en cabo es todo perdido et destroydo » (PCG : 322, 50b-51b). Cette phrase marque la fin des Wisigoths, remplacés naturellement par les Maures, dotés des mêmes caractéristiques. Oppa établit donc un parallèle, et plus qu’un parallèle, une continuité, une translatio regni entre les Goths et les Musulmans. Or, comme tout bon lecteur du XIIIe siècle le sait, les successeurs des Wisigoths sont les rois chrétiens.
La chronique ne forge pas une image du clergé uniquement négative, mais elle offre à tout le moins une image contrastée. Les défaillances sont certes peu nombreuses mais elles sont hautement symboliques et lourdes de conséquence. Si les clercs participent de la grandeur du royaume, ils participent aussi de sa ruine. Leur loyauté envers le roi et le royaume, pourtant essentielles, n’est pas toujours acquise, comme l’a appris le Roi Sage à ses dépens. Ces différents portraits d’archevêques abandonnant ou livrant leur troupeau à l’ennemi nous amènent à nous demander si selon la chronique, les véritables bergers de l’Espagne sont bien les clercs.
II. 3. Les rois-pasteurs
En effet, face à un clergé qui démérite, le récit des origines propose plusieurs récits dans lesquels se sont les rois qui endossent le rôle de guides et de protecteurs du troupeau de Dieu, en d’autres termes, de « rois pasteurs » selon l’expression de Suzanne Teillet (2011 : 513). Il s’agit des rois Récarède, Wamba et Pelayo.
II. 3. 1. La conversion de Récarède
Lorsque le roi wisigoth Récarède (586-601) se convertit en 589, ce n’est pas une conversion personnelle mais collective, puisqu’avec lui ce sont tous les ariens, certes minoritaires, qui se convertissent au christianisme trinitaire. Il s’agit-là d’un acte fondateur pour l’unité religieuse du royaume, et par là-même pour son unité politique puisque les Wisigoths ariens vivaient jusque-là à l’écart des Hispano-romains. C’est à partir de la conversion qu’Isidore de Séville imagine et construit dans son Historia de regibus Gothorum, Vandalorum et Suevorum l’union de l’Espagne et des Wisigoths. Suzanne Teillet indique que cette œuvre « contribue à formuler et par là-même à réaliser une fusion, une assimilation idéologique entre les Goths et l’Espagne » (Teillet 2011 : 499).
Bien qu’il s’agisse d’une illusion idéologique, l’année 589 est le point de départ de l’unité religieuse (fantasmée) de l’Espagne. Cette conversion a déjà été exploitée par de nombreux historiographes, pourtant, la Estoria parvient à renforcer l’autorité royale lors de la conversion, et ce en sélectionnant ou omettant différents éléments à partir de ces deux sources principales, Lucas de Tuy et Jiménez de Rada.
Commençons par Jiménez de Rada, qui évoquait la présence des nobles autour du roi lors de cette conversion : « abdicans, pontificibus et palacii primioribus, clero et milicia aprobantibus cum populo uniuerso » (Jiménez de Rada 1987 : 62)23 . La Estoria ne mentionne à aucun moment la noblesse. Lors des Conciles suivants, la Estoria mentionne bien la présence de fonctionnaires envoyés par le roi, mais lors de la conversion, le roi est seul. Si la conversion est bien collective dans le sens où elle concerne tout le royaume, elle passe par un acte individuel. La conversion royale vaut conversion générale, sans aucun besoin que les nobles prennent part à la cérémonie.
Dans le même ordre d’idée, lorsque Lucas de Tuy rapporte les prédications de Léandre de Séville et son voyage à Constantinople (Tuy 2003 : 156-157), Alphonse X préfère la version de Jiménez de Rada, qui mentionne à peine Léandre. En effet, le protagonisme de Léandre est tel chez le Tudense qu’il lui consacre plus de la moitié du chapitre sur la conversion. Pire, lors du Concile, c’est Léandre qui parle : « Gotis predicando suasit ut Patrem et Filium et Spiritum Sanctum trinum secundum personarum distinctionem et unum secundum nature diuinitatem Deum esse crederent. Illis credentibus prior dedit precepta et ecclesiastica officia quibus fruerentur » (Tuy 2003 : 157)24 . Lucas de Tuy affirme même que Léandre a gagné la paix de l’Église espagnole25 . Dans cette version, le véritable artisan de la conversion est bien Léandre. Alphonse X s’inspirant de Jiménez de Rada rejette une telle version de l’histoire. Il ne mentionne pas le voyage de Léandre, et en dehors de l’instruction de Récarède, il apparaît toujours accompagné d’autres évêques, ce qui lui ôte toute forme de primauté. De plus, les mots prononcés par Léandre chez Lucas de Tuy sont prononcés dans la Estoria par Récarède selon une formule très semblable : « predigo y de la fe de los cristianos e dixo de la Trinidad que el Padre et el Fijo et ell Spirito Santo que eran tres persons et un Dios » (PCG : 264, 16b-19b). Alphonse X reconnaît le rôle d’enseignant de Léandre auprès du roi wisigoth, mais n’est pas disposé à lui laisser la vedette, car bien que dans la version du Tudense, Léandre ait rempli son rôle légitime de clerc, c’est-à-dire d’intercesseur entre Dieu et les hommes, il l’a fait aux dépens du protagonisme royal. On le voit, Alphonse X navigue entre ses deux principales sources, privilégiant tantôt Jiménez de Rada, tantôt Lucas de Tuy, en fonction de ses intérêts, c’est-à-dire la mise en exergue du rôle du roi. Pour ce faire, il élimine les nobles de Jiménez de Rada et la prééminence cléricale de Lucas de Tuy. Le résultat en est l’hégémonie royale, le roi étant l’unique pasteur qui « conduit son peuple à la vraie foi » (Teillet 2011 : 527). L’intercesseur entre Dieu et le peuple c’est Récarède, non un membre du clergé. Le roi est bel et bien le vicaire de Dieu en son royaume.
II. 3. 2. L’onction de Wamba
D’après les sources dont nous disposons et d’après la Estoria, Wamba (672-680) est le seul roi wisigoth qui reçoit l’onction26 . Lorsque Wamba devient l’Oint du Seigneur comme les rois d’Israël avant lui, tout le royaume est touché par cette forme de grâce. Dieu choisit Wamba et il choisit l’Espagne. Tout comme la conversion de Récarède convertit tous les Wisigoths, l’onction de Wamba sacralise tout le royaume. Là encore, l’action individuelle rejaillit collectivement sur l’ensemble du royaume.
L’onction confirme l’origine divine du pouvoir royal27 . Bien que les rois de Castille et León ne soient pas oints, cette onction matérialise l’expression « por la gracia de Dios rey de Castilla… » notamment présente dans le prologue de la Estoria (PCG : 4, 21a-22a). Les textes juridiques rédigés sous l’égide d’Alphonse X explicitent aussi cette origine divine du pouvoir, comme ici le Fuero Real :
[Nuestro señor Dios Jesucristo] diol poder de guiar su pueblo, e mando que todo el pueblo en uno, e cada un ome por si, rescibiese e obedesciese los mandamientos de su rey […]. Ca asi como ningun miembro non puede aver salut sin su cabeza, asi nin el pueblo, nin ninguno del pueblo non puede aver bien sin su rey, que es su cabeza, e puesto por Dios para adelantar el bien, e para vengar e vedar el mal (Alphonse X, 1836, 9-10).
L’onction royale, qui rappelle par ailleurs l’onction épiscopale (Teillet 2011 : 610), confirme cette idée en consacrant la gouvernance spirituelle du roi sur son peuple Les rois d’Espagne tiennent bel et bien leur pouvoir du Roi des Rois (Ap, 17:14 et 19:16).
Néanmoins, l’affirmation de l’origine divine du pouvoir à travers un sacre est à double tranchant, car le sacre dépend du clergé, seul capable d’apposer l’onction. Ce faisant, l’Église s’immisce de facto entre Dieu et le roi. En d’autres termes, il y a un risque que le clergé prenne l’ascendant sur lui puisque le roi devrait son pouvoir au clergé, autant, si ce n’est plus, qu’à Dieu.
Or, Alphonse X cherche justement à affirmer l’origine divine de son pouvoir sans pour autant admettre l’intercession du clergé. Comment concilier l’honneur de l’onction et les défauts de sa réalisation ? Il faut chercher une réponse dans le déroulé de la cérémonie dans le récit. L’onction est en effet complétée par une double prestation de serment au cours de laquelle la chronologie est importante. D’abord, les hommes jurent fidélité au roi, ensuite le roi jure fidélité au Seigneur. Au cours de ce processus, le clergé n’intervient plus. Ce processus vertical établit un lien ascendant qui part du peuple vers Dieu.
Comme on le voit dans le schéma ci-dessus (Escurignan 2021a : 161), le roi est bel et bien l’intermédiaire, l’intercesseur entre les hommes et le Seigneur. L’Église n’a pas sa place dans cette double prestation de serment, rien ni personne ne peut s’immiscer entre le roi et ses sujets d’une part et entre le roi et le Seigneur d’autre part. L’onction passe par le clergé, cela Alphonse X ne peut rien y faire, en revanche, il peut présenter la suite de la cérémonie à l’avantage de la monarchie.
II. 3. 3. La résistance de Pelayo
Revenons sur la bataille de Covadonga qui selon la tradition voit s’affronter Pelayo et les Maures menés par Alqama et Oppa. Juste avant la bataille, alors qu’il est réfugié dans la grotte avec ses hommes, Pelayo demande à la Vierge et au Christ d’intercéder pour lui auprès du Seigneur, qui accorde finalement un miracle aux Astures : la montagne se referme sur les ennemis, tués par la chute des rochers ou noyés au font du ravin où ils ont été précipités. Par conséquent, le roi se fait intercesseur entre les chrétiens et Dieu. Et ce rôle est renforcé par la présence d’Oppa, puisque non seulement, le clergé ne participe pas à l’évènement fondateur de la résistance chrétienne, mais en plus le seul clerc présent lors de la bataille n’est là que pour trahir les chrétiens. Face à lui, la figure royale ressort grandie, toute-puissante. Pour paraphraser le chercheur Patrick Henriet, le Salut de l’Espagne est donc assuré par le roi et non par l’Église28 . Le texte est d’ailleurs explicite quant au rôle joué par Pelayo. Celui qui est appelé « mandadero de Dios » (PCG : 320, 11a) est présenté comme une étincelle à partir de laquelle la chrétienté se relèvera, à l’image de Noé avec qui Dieu a établi son alliance (Gn 6:18) : « quiso por ende guardar all infante don Pelayo pora ante la su faz, assi como una pequenna centella de que se leuantasse despues lumbre en la tierra » (PCG : 318, 41b-319, 2a ), ou encore « assi como de los pocos granos se crian las muchas miesses » (PCG : 323, 38a-40a). Selon le schéma mythique universellement connu et très exploité dans la Bible, la chute est suivie d’un renouveau ou d’une « recréation » (Eliade, 1989). Ce schéma, mis en place dans le tout premier chapitre de la chronique puis développé dans l’ensemble du récit (Escurignan 2021b, 66-78), sert en quelque sorte d’anticipation au relèvement de l’Espagne après sa chute, un relèvement annoncé par Pelayo lui-même : « pero que el nuestro crebanto et el nuestro destroymiento puede durar algun poco de tiempo, non querra Dios que sea por a siempre, ca aun la cristiandad se leuantara » (PCG : 323, 23a-26a).
De plus, les batailles de Pelayo sont appelées « batallas de Nuestro Sennor Dios » (PCG : 328, 32a-33a), et les rédacteurs affirment que se battre avec Pelayo c’est se battre pour Dieu : « uinieron se todos pora ell […] auiendo todos a coraçon de seruir a Dios et de morir por la su sancta ley » (PCG : 325, 10a-20a). Le récit établit un lien profond et surtout ancien entre la monarchie et le Ciel. Ni le Chronicon Mundi, ni le De Rebus Hispaniae n’étaient allés si loin (Escurignan 2021a : 167-170).
En outre, plusieurs éléments du récit rapprochent Pelayo de certains personnages bibliques. On peut en effet assimiler Pelayo à Noé, à Moïse ainsi qu’à Josué (Escurignan 2021a : 160-165). Tel Noé, il est choisi par Dieu pour préserver les chrétiens espagnols du désastre ; tel Moïse, Pelayo reçoit l’aide du Seigneur qui referme non pas la mer Rouge, mais la montagne, sur les ennemis lors de la bataille de Convadonga29 . Tel Josué, il mène la conquête, non du pays de Canaan, mais de la péninsule Ibérique.
À travers ces trois rois appartenant au récit des origines de l’Espagne, Récarède, Wamba et Pelayo, la Estoria construit donc l’image de rois pasteurs, de bergers du troupeau de Dieu en Espagne. En vicaires de Dieu sur terre, ils dessinent tous les trois un rôle royal fondamental au sens premier d’établir un fondement (pour la nation). Le premier unit l’Espagne à Dieu par sa conversion, le deuxième scelle cette alliance par son onction, et le troisième réconcilie Dieu et l’Espagne. Leur supériorité morale sur l’Église, leur façon de guider le peuple lors des grands tournants de l’histoire de l’Espagne, le rôle de rempart qu’ils jouent parfois entre l’Église et le peuple sont autant de preuves que les véritables vicaires de Dieu sur Terre sont les rois, et non les clercs. Et si les rois guident le peuple et le royaume, il devient alors naturel qu’ils guident aussi l’Église.
II. 4. Des rois chefs de l’Église
En effet, à plusieurs reprises, la Estoria de España donne à voir des rois et des empereurs jouant un rôle dans l’organisation de l’institution ecclésiastique. Ainsi, Constantin Ier (306-337) partage l’Espagne en six archevêchés (PCG : 196, 7b-40b). Justinien (527-565) fait construire des églises : « mando a todos los obispos cristianos que fiziessen las eglesias et que fuessen mantenidas et seruidas por clerigos de la santa fe » (PCG : 249, 37b-40b). Après avoir abandonné l’arianisme sous l’influence de Martin de Braga (PCG : 258, 43b-45b), le roi des Suèves, Théodemir (559 à 570), établit les archevêchés et évêchés de Galice et du Portugal (PCG : 295, 30a-17b). Chindaswinthe, nous l’avons vu, expulse Théodiscle, le primat apostat, d’Espagne. Et à l’image de Constantin et Théodemir, Wamba redessine la carte épiscopale de l’Espagne (PCG : 295-298). Il prend le conseil du clergé30 , mais c’est bien lui qui prend la décision avant de la présenter lors du XIe Concile de Tolède : « todas estas cosas que de suso son escriptas fizo leer el muy noble rey Bamba en el concilio » (PCG : 298, 43b-45b). Constantin Ier, Justinien, Théodemir, Chindaswinthe, puis Wamba sont donc, dans la Estoria, les chefs de l’Église.
Outre la division des archevêchés et la construction des sanctuaires, les rois sont surtout dépeints comme les principaux artisans des Conciles. Que ce soit dans l’Empire romain ou dans le Royaume de Tolède, le prince convoque les Conciles, comme Constantin Ier à Nicée I (« mando llegar concilio » (PCG : 190, 52b-53b)). Il s’assure que leur contenu soit conforme à ses intérêts, valide leurs décisions et les fait appliquer. #
Les dix-huit Conciles de Tolède31 sont particulièrement l’occasion de démontrer le rôle de la monarchie dans la direction de l’Église. Ainsi, ce sont toujours les rois qui convoquent ces Conciles (verbe « fizo »). De plus, les rois indiquent les sujets qu’ils veulent que les prélats abordent, comme ici : « [Egica] mostro un escripto all arçobispo de Toledo et a tod el concilio, et rogo los quel tornassen respuesta sobre las cosas que y yazien » (PCG : 303, 21a-23a). Cet « escripto » fait référence sans le nommer au tomus regio. En effet, à partir du VIIIe en 653, les rois rédigent une sorte de déclaration programmatique qui indique à l’assemblée les sujets qu’elle doit aborder ou les questions qu’elle doit résoudre (Thompson, 1979, 320). En outre, comme indiqué plus haut, des fonctionnaires royaux assistent aux Conciles de Tolède dès la conversion de Récarède, même si dans la chronique ils n’apparaissent qu’à partir du IVe Concile. Ces fonctionnaires, ou « mayorales del palacio los que eran pora concilio » (PCG : 276, 25b-26b)32 , comme s’ils consacraient leurs activités à la liaison avec l’Église — pour ne pas dire à la surveillance de l’Église —, doivent s’assurer que le déroulement du Concile est bien conforme aux attentes du roi. Enfin, lorsque les Conciles se terminent, le roi confirme les décisions du clergé, comme Récarède confirme le décret de la conversion (PCG : 264, 10b-15b).
Autre exemple, lorsque le roi Tulga monte sur le trône, il ratifie les Conciles antérieurs. Même s’il s’agit sûrement d’une simple formalité, mais la formule est intéressante : « confirmo todas las posturas que los reys dante del pusieran en los concilios que fizieran » (PCG : 278, 7a-9a). L’unique sujet des verbes pusieran et fizieran ce sont les rois. Tulga confirme les lois édictées par des rois dans des Conciles réunis par des rois. On assiste donc à une sorte de boucle : le roi convoque les Conciles, dicte les sujets qui y seront abordés, les clercs débattent accompagnés (sous la direction ?) des représentants du roi, et le roi confirme ensuite leurs décisions. Nous savons que les rapports entre les rois wisigoths et le clergé étaient bien plus complexes que cela, mais c’est l’image qu’entend construire Alphonse X dans sa chronique.
La confusion du religieux et du politique lors des Conciles de Tolède s’exprime donc de trois manières dans la chronique : par l’intervention de fonctionnaires royaux durant les Conciles, par le tomus et par la confirmation royale des canons conciliaires. L’organisation de ces Conciles comme les sujets qui y sont abordés sont autant de preuves que ces assemblées mélangent spirituel et politique sous l’égide royale qui contrôle le processus de bout en bout. Dans la chronique ce sont donc les rois qui gouvernent l’Église, et non l’inverse. Sans compter que le schéma convocation > intervention dans les débats > confirmation est sensiblement le même depuis Nicée I. La leçon enseignée par la Estoria est la suivante : depuis l’Empire romain, qui a vu naître le christianisme, les rois concentrent pouvoir spirituel et pouvoir temporel, autrement dit, la Fortitudo n’exclut pas la Sapientia.
Si l’on devait en croire la Estoria de España, et particulièrement le récit des origines qui nous a occupé ici, la vision politique d’Alphonse X n’a rien d’incongru, elle est au contraire le fruit d’une tradition millénaire léguée par les Romains et les Wisigoths. Le souverain, loin d’adopter une politique novatrice, ne ferait par conséquent que revendiquer son héritage.
III. Conclusion
Dans le contexte de rivalité entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, Alphonse X s’empare du rôle de l’enseignant normalement dévolu à l’Église et vient la concurrencer sur son propre terrain, prouvant par la même occasion qu’il est bel et bien un roi Sage. Les rédacteurs recrutés dans les ateliers, loin d’exercer une quelconque tutelle à l’égard du monarque, travaillent exclusivement à ses intérêts. Sur la forme aussi bien que sur le fond, la Estoria de España fournit les arguments pour montrer que les rois, depuis la naissance du monde, sont aptes à exercer la Sapientia, que la guerre ne les en éloigne pas, et qu’ils sont même à de nombreux égards supérieurs aux clercs, pourtant traditionnels détenteurs de cette Sagesse tant convoitée. Alphonse X s’est emparé de l’« histoire » pour en faire un espace de controverse, son espace de controverse. La chronique n’est certes pas un traité politique, le lecteur doit lui-même en extraire des indices, mais l’argumentaire du plaidoyer est bien présent. Avec le Roi Sage, la Sapientia devient l’un des leviers de l’émancipation des laïcs, un nouvel instrument de légitimation (Rodríguez de la Peña 1997 : 16) dans le conflit qui oppose les deux Glaives. Alphonse X retourne l’un des atouts majeurs du clergé contre lui afin, d’une part, de remettre en question la supériorité du pouvoir spirituel et, d’autre part, de lui imposer (ou de tenter de lui imposer) sa propre autorité.
Cependant, si l’historiographie devient un lieu de controverse, il s’agit d’une controverse à sens unique ! Une controverse où Alphonse X est le seul polémiste, le seul contradicteur. Bien sûr, cette modalité présente l’avantage certain de ne pas rencontrer d’objection car le roi est sur son propre terrain et peut à l’envi et sans opposition dérouler sa vision des origines de l’Espagne. Mais, une controverse est un « échange contradictoire […] jouant d’arguments et contre-arguments autour d’un questionnement polarisé » (Charaudeau 2015 : 2), or ici il n’y a pas d’échange ou plutôt il y a échange, mais entre le texte et la réalité extratextuelle, ce qui crée un décalage. Si l’exercice est intéressant et laisse tout loisir au roi de développer ses arguments, on atteint vite les limites de l’historiographie. Limites sur lesquelles bute également dans la réalité le Roi Sage lorsque, en 1282, la plupart des abbés et certains évêques, désireux de défendre leurs privilèges, prennent le parti du futur Sanche IV dans sa rébellion contre son père.