Stratégies et art de la controverse dans le discours polémique, du Moyen Âge au siècle d’Or
L’intérêt porté à la polémique et à la controverse dans les lettres et les arts de la première modernité est particulièrement présent dans la réflexion universitaire actuelle, non seulement en Espagne et en France, mais aussi en Angleterre et en Italie, comme en témoignent les réseaux de recherche AGON pour la première1 et le projet PoLet500 pour la deuxième2 .
Concernant plus particulièrement l’aire ibérique, l’étude de cette problématique est au cœur de plusieurs publications récentes, dans lesquelles l’attention est généralement portée sur la période moderne (XVIe – XVIIIe siècles), et moins sur la période médiévale. Entre 2019 et 2021, en effet, sont publiés quatre dossiers qui explorent les notions de polémique et de controverse. La revue Criticón a consacré son n. 137 (2019) précisément à la « Controversia y producción escrita en la España moderna. Siglos XVI y XVII », avec dix contributions qui passent en revue quelques aspects de cette thématique (Albisson - Sanz Gómez, 2019). La revue sévillane Philologia Hispalensis a également traité ce sujet dans un numéro monographique (33/2, 2019) intitulé « Disensos y controversias en las letras hispánicas », qui présente des contributions qui couvrent la période qui va du XVIe au XVIIIe siècles (Cano Turrión – López Lorenzo, 2019). Dans le domaine strictement littéraire, il est encore à signaler la parution, en 2019, d’un volume de l’équipe PASO (Poesía Española del Siglo de Oro) en collaboration avec le groupe POLEMOS de la Sorbonne sur : Controversia y poesía (De Garcilaso a Góngora) (Blanco – Montero, 2019). Entièrement consacré au XVIIIe siècle est, en revanche, l’annexe 8 de la revue Dieciocho de 2021, avec un dossier intitulé : « Controversias ilustradas. Las polémicas literarias en la república de las letras durante el siglo XVIII » (Comellas Aguirrezábal Mercedes, 2021).
Les intitulés de ces différentes contributions montrent bien que la terminologie employée au cas par cas est loin d’être univoque. La notion de controversia est associée à d’autres concepts, comme celui de disenso ou de polémica, ce qui demande un effort de distinction. Nous avons opté pour le concept de « controverse », tel qu’il est défini par Marcelo Dascal (Dascal, 1998 : 29-31) qui le considère comme un état intermédiaire, à l’intérieur du discours argumentatif à caractère polémique, à mi-chemin entre la « discussion » et la « dispute », qui constituent les deux pôles opposés sur une échelle d’intensité croissante. Si dans la « discussion » les deux interlocuteurs partagent le point de départ consistant à accepter qu’il y a effectivement une erreur relative à une notion-clé, toute l’argumentation est centrée sur la nature de l’erreur commise et/ou sur son auteur et c’est par la preuve qu’on pourra y mettre fin; la « dispute », quant à elle, présente un caractère plus subjectif et elle surgit à la suite d’une différence d’attitude, de sentiments ou de préférences, se base essentiellement sur des stratagèmes et sa résolution ne peut pas être rationnelle mais uniquement le résultat d’une intervention externe (tirage au sort, médiateur, tribunal, etc.). La « controverse », en revanche, n’est ni décidable (comme la discussion) ni indécidable (comme la dispute) car elle n’est jamais localisée et présente toujours un caractère diffus, d’où son ampleur et son caractère ouvert, non concluant et recyclable.
« Elle (la controverse) peut commencer par un problème spécifique, mais elle gagne rapidement d’autres niveaux et d’autres questions. Les adversaires découvrent bientôt que leurs opinions divergent profondément quant à l’interprétation du problème abordé, des données, du sens des thèses défendues par chacun, de la force des arguments présentés, des buts de la recherche, des méthodes à suivre, ainsi que sur quantité d’autres problèmes spécifiques au sujet desquels ils pensaient être d’accord. Dans ces conditions, aucun argument employé par les participants ne peut être décisif. Tout au plus il peut faire pencher la “balance de la raison” d’un côté ou de l’autre, sans pour autant conduire au terme logiquement nécessaire de la polémique » (Dascal, 1998 : 30).
Dans la controverse, donc, chacun des deux camps opposés s’efforce d’apporter des arguments pour faire pencher la raison de son côté, son but étant de convaincre par la force de l’argumentaire, au contraire de la dispute qui prétend vaincre et de la discussion qui vise à déterminer la vérité. (Dascal, 1998 et 1996 ; Viala, 2013 ; Lilti, 2007 ; Cattani – Alcolea, 2013).
Mettre ainsi au centre la notion de « controverse » dans le discours polémique nous semblait important, mais insuffisant pour rendre compte de toute la gamme des résultats obtenus dans notre recherche, et qui s’exposent dans ce dossier. En effet, nous avons remarqué que, au-delà des caractéristiques propres au discours argumentatif à caractère polémique, la spécificité des controverses ici étudiées réside aussi dans la stimulation de la créativité langagière et discursive de ses auteurs. Ce côté plus spécifiquement « artistique » qu’acquiert le discours polémique, se fonde sur une série de « stratégies » discursives qu’on retrouve dans les différentes analyses ici proposées et qui se concrétisent par des recours stylistiques et rhétoriques spécifiques, qui dépendent de plusieurs facteurs : l’origine du débat ; la qualité des interlocuteurs, le sujet abordé, le public à qui il est adressé, les conditions matérielles de la dispute, sa divulgation ou non, etc. (Lemieux, 2007 ; Fabiani, 2007 ; Prochasson – Rasmussen, 2007 ; Charaudeau, 2017 ; Sécardin, 2015).
Le dossier que nous présentons dans ce numéro regroupe en grande partie les communications présentées au sein de l’EREMM (Équipe de Recherche sur l’Espagne Médiévale et Moderne), composante d’AMERIBER, qui se sont tenues entre 2020 et 2022. Il s’agit du dernier volet de cette recherche, qui se situe dans le prolongement d’un parcours de réflexion autour des stratégies d’écriture et de l’art de l’argumentation afin de séduire pour convaincre et persuader, qui a déjà fait l’objet de plusieurs publications collectives (Canonica, 2018 et 2020 ; Coussemacker – Roumier, 2020 ; Darnis – Roumier, 2019).
Notre contribution s’insère dans un panorama déjà assez riche, comme on l’a vu, et propose une vision plus panoramique de cette thématique. En effet, outre le grand arc temporel balayé (du IXe au XVIIe siècles), les six contributions ici présentées recouvrent aussi plusieurs domaines d’études : de l’hagiographie du haut Moyen Âge (Ch. Garcia) à l’historiographie du bas Moyen Âge (S. Escurignan), de la poésie des Cancioneros du XVe siècle (O. Perea) à celle du début du XVIIe siècle (M. Elvira), de la prose historique et littéraire du XVIe siècle (F. Castilla) à l’histoire de la langue espagnole entre XVIe et XVIIe siècles (M. Zuili).
Les six contributions sont distribuées selon un ordre chronologique. Les trois premières tracent une ligne qui va du bas Moyen Âge à la fin de cette époque, en passant par la période intermédiaire.
Dans le premier article, Charles Garcia reconstruit le cadre de la controverse sur la légitimité de la création de l’évêché de Zamora au XIIIe siècle, en se focalisant sur la figure de Saint Attila, qui vécut dans cette ville entre le IXe et le Xe siècles, dont deux vitae hagiographiques, rédigées au début et à la fin du XIIIe siècle, furent utilisées par les autorités religieuses pour asseoir la nouvelle fondation du diocèse, après son abolition par Almanzor au Xe siècle.
La deuxième contribution se situe pleinement au XIIIe siècle, et se concentre sur la figure du roi Alphonse X, le Sage. Et c’est précisément ce qualificatif qui constitue le cœur de la contribution de Soizic Escurignan, en montrant que l’idéal de la sapientia, revendiqué par le roi de Castille et León, le met en opposition au clergé et au Pape, qui étaient traditionnellement considérés comme les dépositaires naturels de cette vertu. Pour ce faire, le roi utilise l’historiographie – notamment par la rédaction de sa monumentale Estoria de España – comme espace de controverse (par la forme et par le fond) afin de démontrer l’étendue de la sagesse royale. Cependant, il s’agit d’une controverse à sens unique où Alphonse X est le seul polémiste, le seul contradicteur. Cela explique sans doute son échec, puisqu’à sa mort, son successeur, son fils Sanche IV, afin de protéger ses privilèges et ceux de la noblesse, refera de la sagesse un apanage du clergé, qui se rallie à sa rébellion contre son père pour les mêmes raisons.
Une autre forme que peut prendre la controverse est celle du débat poétique, un genre qui se situe dans le prolongement de la tensó et du partimen des troubadours, comme le montre l’article de Oscar Perea Rodríguez, qui se penche sur cette question dans l’un des plus importants cancioneros du XVe siècle, le Cancionero de Baena. Dans ce cas précis, la controverse se cristallise autour de l’appartenance aux minorités ethniques et religieuses des poètes concernés, en particulier les juifs et les judéo-convers. L’étude des textes poétiques, suivant une méthode littéraire et historico-critique, permet de mettre en lumière le caractère burlesque de cette controverse, à une époque où l’Inquisition n’avait pas encore été instaurée en Castille (1480). Après cette instauration ce débat poétique cesse, car devenu trop dangereux. La controverse, dans ce cas précis, permet donc de fixer avec un bon degré de certitude un critère pour établir les dates de composition de ces textes, même pour ceux d’entre eux qui seront reproduits dans les Obras de burlas du Cancionerogeneral de Hernando del Castillo publié en 1511, dont le qualificatif permet de les faire remonter tous à une période antérieure à 1480. Et elle montre aussi que le recours à la controverse, dans ce cas précis, est un marqueur fidèle de l’actualité politique et sociale de son époque.
Les trois contributions suivantes couvrent la période traditionnellement connue sous le nom de « Siècle d’Or », puisqu’elles s’étendent du début du XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIe, et se concentrent sur des controverses à caractère plutôt littéraire et linguistique.
Une approche située à mi-chemin entre l’historiographie et la littérature, et entre XVIe et XVIIe siècle, est celle proposée par Francisco Castilla Urbano. En se centrant sur la figure du célèbre frère dominicain Fray Bartolomé de Las Casas, l’auteur montre à quel point sa position en faveur des Indiens provoqua une forte polémique avec les tenants de leur asservissement, notamment Ginés de Sepúlveda, un sujet qui a été popularisée par le film La controverse de Valladolid de 1991. Cette controverse publique trouve aussi une répercussion plus personnelle, car le frère dominicain sera longuement tiraillé entre défense des Indiens et exploitation des esclaves noirs. C’est seulement vers la fin de sa vie qu’il parviendra à condamner également l’exploitation et l’esclavage des Noirs. L’originalité de cette contribution consiste aussi dans le rapprochement, déjà tenté par la critique, mais jamais vraiment acté, entre la figure du frère dominicain et celle du plus grand écrivain espagnol de l’époque : Miguel de Cervantès. Bien qu’appartenant à des générations différentes, mais proches, on constate chez l’auteur du Quichotte une même préoccupation envers le sort des opprimés et de l’institution de l’esclavage en particulier, une condition que le célèbre écrivain avait subi dans sa propre chair lors des cinq années de captivité passées dans les « Baños de Argel », pour reprendre le titre d’une de ses comedias. Sa condamnation de ces pratiques est plus humanitaire que politique, mais n’en est pas moins ferme, comme le montre l’auteur de cette contribution par le biais de plusieurs références à ses ouvrages de fiction, ce qui montre bien que l’écrivain espagnol avait repris à son compte les thèses du célèbre apologiste dominicain, malgré le fait que les œuvres de ce dernier ne seront publiées que bien plus tard.
La contribution de Marc Zuili permet de considérer les notions prises en étude dans ce dossier sous l’angle de l’histoire de la langue. En d’autres termes, c’est la langue espagnole elle-même qui est au centre d’un débat quant à sa légitimité par rapport à la langue latine, considérée plus riche et subtile en nuances et qui faisait office de langue dominante dans les domaines culturels et scientifiques, ce qui avait donné lieu, tout au long du Moyen Âge et jusqu’au milieu du XVIe siècle, à une situation de diglossie. Néanmoins, l’auteur de cette contribution constate que cette controverse tend à s’éteindre au fil des années, notamment après l’époque des Rois Catholiques et sous l’impulsion des œuvres linguistiques et philologiques de Nebrija. On constate que la part des défenseurs du latin s’amenuise tout au long du XVIe pour n’être plus qu’une exception au siècle suivant. Cela est dû, en grande partie, au surgissement et à l’affirmation d’une identité nationale, dont le castillan était le vecteur incontournable, comme l’avait bien deviné Nebrija dans le célèbre prologue de sa grammaire de 1492. Désormais, la controverse n’avait plus raison d’être, mais elle avait produit un débat intense et fécond.
Pour finir, il ne pouvait manquer, dans ce dossier, une contribution consacrée à une des polémiques littéraires les plus fécondes du Siècle d’Or : celle qui a surgi autour de l’écriture poétique « culterana » de Luis de Góngora, et qui donna lieu à une célèbre dispute entre les partisans de cet art nouveau et élitiste et les tenants d’un art poétique plus accessible et basé sur le concepto¸ qui furent nommés précisément les conceptistas, et dont les deux figures les plus connues sont celles de Lope de Vega et de Francisco de Quevedo. L’autrice de cet article vient de publier, en collaboration avec d’autres chercheurs, un ouvrage qui analyse un nombre important de textes du XVIIe siècle, (222 documents entre 1612 et 1692) qui font référence à ce contexte polémique (Blanco – Elvira – Plagnard, 2021). Le classement de ce matériel, dont l’article offre une typologie, fait apparaître le paradoxe de la faible présence des genres typiquement polémiques, comme le pamphlet et l’apologie, et met en évidence une certaine hétérogénéité des autres genres littéraires (la poésie, surtout) et para-littéraires, comme les paratextes, les lettres (vraies ou fictives), les commentaires, les traités érudits, etc., ce qui est une preuve supplémentaire de la fécondité intellectuelle et artistique du discours polémique.