La poésie bilingue en guarani, en quête d’autorité ?
Introduction
Dans son dernier ouvrage, Diálogos de la lengua guaraní, Bartomeu Melià indique que « la cuestión del bilingüismo no es lingüística, sino de poder » (Melià 2019 : 110). Cette citation révèle en creux un état de fait propre au contexte sociolinguistique paraguayen : au-delà de sa dimension linguistique, le bilinguisme guarani-espagnol, officiel au Paraguay depuis la Constitution de 1992, est le lieu de rapports de force à la fois linguistiques, culturels et sociaux. Le bilinguisme est l’emblème que porte fièrement le Paraguay et qui donne au guarani, une langue d’origine indigène, le statut de langue officielle au côté de l’espagnol. Mais cette revalorisation du guarani n’a pas mis fin à la fonctionnalisation des deux langues et à leur conception clivante. L’espagnol jouit d’un prestige hérité de représentations qui considèrent cette langue comme celle de la littérature, des Institutions, de l’enseignement ainsi que des échanges internationaux. Le guarani, quant à lui, serait la langue de l’identité paraguayenne, source de fierté et incarnation d’une résistance à toutes formes d’oppression telles que la colonisation et les dictatures. Mais, cet idiome est aussi associé à une langue orale, parlée dans la rue ou à la maison. Le couple de notions « Autorité et transmission » peut ainsi nous apporter des clefs d’interprétation de la poésie bilingue puisque la hiérarchie entre les deux langues se déplace du champ sociolinguistique à celui de la littérature. L’autorité renvoie en effet à la puissance et au prestige dont une personne, une instance ou une chose dispose. « Faire autorité » revient à incarner la norme, la référence, voire le canon si nous parlons en termes de littérature. Quant à la notion de « transmission », elle vient questionner la permanence et les modalités de l’autorité. La transmission implique à la fois la communication lorsque l’on transmet un message, mais aussi la succession lorsque l’on transmet un pouvoir. Mais elle est aussi le cheminement et le mouvement qui permet ce passage. L’autorité et la transmission se retrouvent donc au cœur d’enjeux littéraires, d’abord puisqu’elles mobilisent le langage, celui qui possède l’autorité étant celui qui est entendu et écouté. Ces réflexions nous invitent à nous demander comment l’autorité de l’espagnol s’est-elle construite ? La modalité bilingue, qui confronte deux langues et peut-être deux voix, bouleverse-t-elle les schémas installés dans la hiérarchie des langues et des littératures ? Quels sont les impacts de ces rapports de force sur la diffusion de la poésie bilingue au sein du marché éditorial paraguayen et international ? « Autorité et transmission » est aussi une question qui vertèbre notre recherche car elle porte en elle une interrogation sur la place de l’auteur. Autorité et auteur sont liés par une racine commune que l’on retrouve dans l’étymologie latine « auctoritas » : l’auteur est celui qui fonde et garantit une parole. C’est cette double conception de l’autorité que l’on retrouve au sein de la réflexion sur la poésie bilingue où se mêlent des enjeux linguistiques et politiques à un renouveau littéraire. La constatation d’une autorité de la langue espagnole et de la littérature en espagnol sur la création en guarani nous pousse à réfléchir à la dialectique écriture/oralité. Comment l’écriture a-t-elle consacré l’autorité de l’espagnol ? L’essor d’une poésie bilingue, qui vient installer le guarani sur la scène de l’écriture, peut-il redéfinir cette dichotomie ? Toutes ces questions nous amènent à proposer une problématique qui sera double. Il s’agira à la fois de comprendre comment la question de l’autorité et de la transmission permet d’envisager l’essor de la poésie bilingue dans un contexte de rapport de forces linguistiques et littéraires. Mais nous devrons également nous demander comment la dialectique écriture/oralité, qui vertèbre la création poétique bilingue, amène-t-elle à penser le partage de l’autorité linguistique et littéraire.
Au cours de cet article, nous nous demanderons d’abord en quoi l’autorité de l’espagnol est fondée sur l’écriture. Il s’agira ici de penser l’écriture comme instrument de création et de pouvoir. Cela nous permettra par la suite de réfléchir à la traduction et l’auto-traduction comme une possible négociation de l’autorité. Le passage par l’écriture en guarani et la cohabitation entre les deux langues au sein d’un recueil sont-ils synonymes d’un partage de l’autorité ? Cette deuxième interrogation nous invitera dans un troisième temps à questionner le rôle de l’oralité dans la création poétique. En effet, quelle est la place de l’oralité, propre à la langue guarani, dans la poésie bilingue ? Pour étayer notre propos, nous nous appuierons sur un corpus de huit poètes que nous estimons représentatifs de la scène poétique bilingue contemporaine1. Il nous faut d’emblée préciser que la poésie bilingue se présente sous différentes modalités qui interrogent le bilinguisme : certains recueils présentent les poèmes et leur traduction en regard, d’autres alternent les deux langues au sein d’un même recueil ou d’un même poème, d’autres encore présentent un poème en guarani accompagné d’une introduction et d’un commentaire en espagnol.
Le prestige de l’espagnol et de la littérature en espagnol : une autorité fondée sur l’écriture
Notre analyse part du constat d’un déséquilibre entre la littérature en espagnol et la littérature en guarani hérité de la situation diglossique du pays. La poésie bilingue découlerait de cette relation autoritaire qu’exerce l’écriture en espagnol sur l’écriture en guarani. Pour explorer cette piste de réflexion, il nous faut tout d’abord recontextualiser notre objet d’étude. Depuis la Constitution de 1992, le guarani et l’espagnol partagent le même statut de langues officielles. De plus, un véritable travail de revalorisation de la langue guarani et de la littérature dans cette langue a été entrepris. En témoignent la création de la Asociación de escritores guaraníes (1950), celle de l’Ateneo de la Lengua y Cultura guaraní (1985), ainsi que celle de l’Académie de la Langue guarani (2012) et de l’association Escritor roga (la maison de l’écrivain, 2012) qui ont pour objectif de diffuser la littérature en espagnol, guarani et jopara1. Mais nous pouvons également penser à l’attribution du prix national de littérature 2017 à la poétesse bilingue Susy Delgado. Cependant, malgré cette revitalisation de la langue et de la littérature en guarani, cette dernière semble encore se trouver en marge de la littérature nationale. Preuve en est la bibliographie de nos poètes. Quatre des huit auteurs de notre corpus (Susy Delgado, Angélica Delgado, Carlos Federico Abente, Augusto Roa Bastos) ont débuté avec une œuvre écrite en espagnol. Mario Rubén Álvarez, quant à lui, a commencé avec un recueil bilingue mais a ensuite écrit un recueil monolingue en espagnol. Lilian Sosa ne possède à ce jour qu’un seul recueil, en version bilingue. Seuls Feliciano Acosta, Gregorio Gómez Centurión et Mauro Lugo, ont démarré leur production poétique par un recueil en guarani. Cependant, ils ont par la suite intégré des traductions ou une partie en espagnol à leurs œuvres, ce qui tend à nous faire penser qu’il existe une dépendance envers cette langue. L’écriture en espagnol semble ainsi faire autorité, la poésie en guarani se développant en quelque sorte sous sa tutelle. La poésie bilingue pourrait peut-être rebattre les cartes comme nous le verrons par la suite. Mais il nous faut d’abord tenter de comprendre comment l’autorité de l’écriture en espagnol au Paraguay s’est construite. Nous verrons ici la transmission de l’autorité entendue comme les mécanismes qu’elle met en place pour s’ériger et se maintenir au pouvoir. L’écriture sera ainsi étudiée comme le moyen par lequel l’espagnol exerce un pouvoir à la fois explicite et symbolique sur le guarani. Cette autorité se situerait sur trois plans : politique, linguistique et littéraire.
L’autorité de l’écriture en espagnol semble d’abord être la conséquence du passé colonial. Lors de la colonisation, l’écriture était l’un des instruments du pouvoir. Nous parlerons ici de « parole performative » (Austin 1970) dans le cadre des lois qui construisent la nation. Ce « dire » qui devient « faire » en passant par l’écriture est la matérialisation de la souveraineté et de la puissance du roi qui légifère par décret. Son autorité est donc placée dans un support, la feuille écrite, qui incarne son autorité à distance. Bartomeu Melià (2019 : 63) rappelle à ce propos qu’il existe une crainte des Guaranis envers l’écriture qui les pousse à cultiver l’oralité. Celle-ci devient la marge de liberté face à l’écriture qui représente l’autorité de l’Institution. Il compare ainsi la violence armée à celle de l’écriture :
Casi tan temible y tan terrible como las armas de fuego herían y mataban a distancia, fue visto no sin razón el papel escrito, que llevaba y lanzaba palabras de vida-muerte a distancias todavía mayores. El papel escrito era instrumento de grandes poderes que venía de muy lejos, a través de voces nunca escuchadas, pero que eran “vistas” en el dibujo del papel.
Le passage de l’oralité à l’écriture du guarani se fait sous l’égide de l’espagnol. L’autorité qui s’exerce par l’écriture du guarani procède à double domination : les locuteurs sont dépossédés à la fois de leur langue et des valeurs qu’elle véhicule. Ce sont les évangélisateurs qui déterminent le « bon usage » de la langue et donc de son droit et de sa capacité d’expression, pour ensuite diffuser leur propre croyance. La transposition du guarani à partir de l’alphabet latin est d’ailleurs une illustration manifeste de cette accaparation de la langue. L’on peut évoquer la première traduction du catéchisme chrétien en langue guarani faite par le sacerdote franciscain Fray Luis Bolaños (approuvée en 1603 au premier synode d’Asunción). Mais la normalisation de l’écriture en guarani est surtout l’œuvre des jésuites qui ont élaboré les premiers dictionnaires et les premières grammaires. Nous citerons en particulier l’œuvre d’Alonso de Aragona qui élabore en 1629 la première grammaire guarani à partir de la variante uruguayenne, ainsi que celle d’Antonio Ruíz de Montoya qui rédige une autre grammaire à partir des variantes des habitants de la région du Guairá, au Paraguay, en 1639. Il est d’ailleurs l’auteur de trois grandes œuvres : el Tesoro de la lengua guaraní (1639), Arte y Bocabulario de la lengua guaraní (1640) et Catecismo de la lengua guaraní (1640). À partir de ce corpus, l’on peut observer que la planification linguistique se joue sur deux niveaux : la langue et la religion. L’écriture en guarani normalisée depuis le prisme de l’espagnol n’a donc pas permis un partage de l’autorité, comme on aurait pu l’imaginer. Au contraire, les colons et les missionnaires mettent en place une stratégie de communication qui tend à renforcer la hiérarchie sociale propre à la colonisation. En cela, il s’exerce non seulement un pouvoir explicite lors des réductions et des missions jésuites (matérialisation concrète de l’autorité), mais également un pouvoir symbolique. Pierre Bourdieu indique à ce propos dans Langage et pouvoir symbolique (2001) que l’idéologie repose sur une fonctionnalisation politique des systèmes symboliques qui établissent un ordre social bien déterminé et qui dans notre cas serait celui de la colonisation et de l’autorité de l’espagnol. Cette fonction politique s’érige à partir d’un pouvoir symbolique qui repose sur une communication et un langage précis visant à légitimer le pouvoir. Pierre Bourdieu explique ainsi que :
Le pouvoir symbolique comme pouvoir de constituer le donné par l’énonciation, de faire voir et de faire croire, de confirmer ou de transformer la vision du monde et, par là, l’action sur le monde, donc le monde, pouvoir quasi magique qui permet d’obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique), grâce à l’effet spécifique de mobilisation, ne s’exerce que s’il est reconnu, c’est-à-dire méconnu comme arbitraire. (2001 : 210)
Et c’est ici la force et le rôle de l’écriture comme stratégie de communication consacrant l’autorité de l’espagnol et de la hiérarchie coloniale.
Le troisième plan sur lequel se fonde l’autorité de l’espagnol correspond au champ de l’écriture littéraire. Des deux premières dominations, politique et linguistique, découle la troisième : celle de la domination de la littérature en espagnol comme représentation de la littérature nationale et comme canon à partir duquel la littérature en guarani va se développer. Nous pouvons faire un double constat. D’abord, le guarani, discriminé et relégué à la sphère de l’oralité, a été délaissé pendant de nombreuses années par les auteurs car ils ne le considéraient pas comme une langue littéraire. D’autre part, cette perception s’est trouvée renforcée par l’historiographie et la critique littéraire qui affirmaient la non-existence, puis la méconnaissance, de la littérature en guarani ou bilingue. Il nous faut souligner que la littérature en guarani est en quelque sorte « à la marge de la marge » puisque la littérature paraguayenne dans son ensemble est peu représentée dans les histoires de la littérature. Nous pouvons ainsi rapporter les propos de Marcelino Menéndez y Pelayo qui affirme que le Paraguay « no tiene historia literaria, propiamente dicha, a lo menos en los tiempos modernos » (1948 : 302). Mais il nous faut également constater l’absence de références à une littérature en guarani ou bilingue dans Historia de la literatura hispanoamericana de José Miguel Oviedo (1995) ou dans les trois tomes Historia y crítica de la literatura hispanoamericana de Cedomil Goic (1988a, 1988b, 1991). Dans la Nueva historia de la literatura hispanoamericana, Giuseppe Bellini (1997) fait mention d’un théâtre en guarani, mais ne s’attache pas au développement d’une littérature en guarani ou bilingue. Cette autorité de la littérature en espagnol est aussi manifeste à l’échelle nationale. On rappellera par exemple les propos d’Evelio Fernández Arévalos, qui a été professeur de linguistique mais aussi président du Congrès et de la Chambre des Sénateurs : « Ni siquiera se puede afirmar que exista creación literaria en guaraní, porque las pocas excepciones son solamente tales » (1970 : 27). Ou encore ceux de Tadeo Zarratea qui a publié le premier roman en guarani. Lors d’une interview organisée puis publiée par Michael Moody, il affirme que « se sabe que yo pertenezco a un pueblo que no tiene literatura propia. Digo esto porque la literatura que se le da como propia está en castellano; no es la lengua propia, la lengua primera, la lengua materna de este pueblo » (1990 : 121). De plus, la poésie populaire en guarani et bilingue qui se développe dans les premières décennies du XXe siècle se forge dans le moule de la poésie en espagnol, adoptant certains de ses schémas métriques et rythmiques. Lors de la communication donnée en 2017 et intitulée « Traducir el guaraní, o cómo se desteje el arco iris », Susy Delgado insiste en particulier sur l’héritage du romance. Nous illustrerons cette idée à l’aide des premières strophes d’un poème de Marcelino Pérez Martínez intitulé « Rohechaga’u » (« Tu me manques » en français) traduit en français par Rubén Bareiro Saguier et Carlos Villagra Marsal (1980) :
Hi’ãnte chéve aveve
Aguejymi ne rendápe,
Añe’ẽmi nde apysápe
Che ãgapyhyha peve.
Hi’ãnte che guyrami
Aguejy nde po pytépe ;
Ha pe nde rova yképe
Rohavi’u mbeguemi.Je voudrais des ailes
Pour voler jusqu’à toi,
Te parler à l’oreille
À en perdre haleine.
Je voudrais être un oiseau,
Me poser sur ta main,
Doucement déposer
Sur ta joue un baiser.
Nous observons ici le recours aux quatrains composés d’octosyllabes et de rimes embrassées, qui semble indiquer une influence des métriques traditionnelles castillanes.
Cette analyse de la construction d’une autorité de la littérature en espagnol par l’écriture éclaire donc notre compréhension de la poésie bilingue. L’écriture en tant que ressource politique, linguistique et littéraire a contribué à marginaliser l’essor d’une littérature en guarani. Or, si l’écriture fonde l’autorité de la littérature et de la langue, nous pouvons nous demander si la poésie bilingue contemporaine, qui crée un dialogue et un pont entre les deux langues, suppose un nouveau partage de l’autorité.
Le bilinguisme, la traduction et le nouveau partage de l’autorité
Nous tenterons de montrer comment la poésie bilingue, au travers de ses multiples modalités, tente d’ancrer la poésie en guarani sur la scène littéraire nationale et internationale et ainsi d’en faire une « autorité littéraire » au même titre que la littérature en espagnol. Nous étudierons en particulier le cas de l’auto-traduction qui donne à l’auteur un double statut et une double autorité : celui de poète et de traducteur. Nous partirons de l’idée que la traduction peut se comprendre de deux façons : d’abord, comme reproduction à l’identique d’un discours d’une langue à une autre, mais également comme recréation transfigurant l’original. Nous reprendrons l’idée développée par Umberto Eco dans Dire presque la même chose (2010) qui évoque la traduction comme un processus de négociation avec le texte et cette idée sera prolongée en montrant que la traduction peut aussi négocier un nouveau pacte de lecture et une place différente sur la scène littéraire.
Comme on a pu le voir dans la première partie, l’écriture a une autorité car elle donne à celui qui écrit un prestige. Le choix des auteurs paraguayens d’écrire des poèmes bilingues est donc stratégique car ils entrent d’une certaine façon dans l’arène où se joue la possession de l’autorité. Le mécanisme est double. D’une part, il s’agit de donner un prestige au guarani en montrant que cette langue peut être une langue littéraire. D’autre part, les auteurs créent une égalité de fait en mettant les deux langues côte à côte au sein d’un même recueil. Il ne s’agit pas de traduire une œuvre a posteriori, ce qui pourrait mener à oublier l’original. Au contraire, tous les auteurs du corpus choisissent la cohabitation. Le bilinguisme devient alors le tremplin par lequel la littérature en guarani se construit une autorité en prenant sa place sur la scène littéraire nationale et mondiale en profitant du rayonnement national et international de l’espagnol. Il s’agit de renverser la dépendance envers l’espagnol tout en se servant de sa « littérarité » (Casanova 2008 : 34), c’est-à-dire de son capital linguistico-littéraire, pour obtenir une place de choix sur le marché éditorial et prétendre à devenir l’une des capitales littéraires dans la République mondiale des Lettres (Casanova 2008). Nous nous appuyons également ici sur la théorie de la galaxie des langues fondée par Abram de Swann (1998 et 2001) et l’analyse qu’en propose Rainier Grutman dans l’article « L’autotraduction, de la galerie de portraits à la galaxie des langues » (2016). Abram de Swann compare la hiérarchie entre les langues à un système solaire : au centre de cette galaxie, l’anglais incarnerait le soleil, puis des langues à fort rayonnement telles que le français, l’espagnol ou le portugais représenteraient les planètes qui gravitent autour du soleil ; enfin, des langues minoritaires joueraient le rôle de satellites qui gravitent autour de ces planètes. Dans notre cas, le guarani serait la langue satellite qui gravite autour de la planète « Espagnol ». Les bilingues et les traducteurs seraient les unificateurs de ce système. Ainsi, si l’on se sert de cette « galaxie » et de ce système centre-périphérie pour comprendre le marché éditorial international, l’on peut penser que la poésie bilingue permet de faire le lien entre les langues et de capter le rayonnement de l’espagnol en rapprochant le satellite de la planète. En cela, on peut considérer que les auteurs de poésie bilingue opèrent une négociation qui vise à obtenir une autorité qui se traduirait par une position favorable au sein de la galaxie des langues et du marché éditorial.
Il nous faut également nous intéresser au cas de l’auto-traduction car c’est la modalité choisie par quatre des huit poètes de notre corpus (Lilian Sosa, Susy Delgado, Mauro Lugo, Feliciano Acosta). L’auteur-traducteur jouit d’un pouvoir particulier. Il est en droit de prendre des libertés en ce qui concerne la fidélité de la traduction à l’original. Il n’est pas soumis à la dictature du semblable, du même, de l’identique à laquelle se confronte le traducteur allographe. Il peut donc s’émanciper du canon et des règles imposées par la poésie en espagnol. La poésie en guarani n’est plus tenue de lui ressembler ni de s’y soumettre dans sa forme. En cela, nous pouvons parler d’un nouveau pacte de lecture qui instaure l’autorité de l’auteur sur un plan à la fois linguistique et littéraire. Sur le modèle du pacte autobiographique conceptualisé par Philippe Lejeune (1975), Alessandra Ferraro (2016) élabore le concept de pacte auto-traductif. La différence entre ces deux pactes est la suivante : le pacte autobiographique, qui réaffirme la véracité des faits racontés auprès du lecteur, porte sur le contenu de l’œuvre tandis que le pacte auto-traductif réaffirme le double statut de l’auteur. En ce qui concerne les auteurs de notre corpus, nous serions dans le cas du « pacte zéro » qu’Alessandra Ferraro définit comme l’absence de toute indication dans le paratexte précisant qu’il s’agit d’une auto-traduction. L’intérêt de cette posture est justement de renverser la hiérarchie entre les langues car l’on ne sait plus quelle version est l’originelle et quelle est la copie.
Cependant, il convient de nuancer notre propos en prenant en compte que les mécanismes de domination peuvent perdurer dans l’auto-traduction. La situation diglossique paraguayenne est en réalité reproduite à l’intérieur même des processus de traduction ; d’abord, parce que l’auto-traduction ne garantit pas que les lecteurs lisent directement la version en guarani. La traduction invisibilisera donc paradoxalement le texte qu’elle essaie de mettre en lumière. Par ailleurs, la traduction semble être une contrainte par laquelle l’auteur obtient un droit d’écriture et de reconnaissance. Christian Lagarde (2016) rappelle que l’auteur-traducteur doit « payer un droit d’entrée » et il présente l’auto-traduction comme un exercice contraint où la langue dominante impose ses codes et sa culture. De fait, nous devons constater que pour les auteurs de notre corpus l’espagnol reste le passage obligatoire pour obtenir une autorité, une place sur la scène littéraire. L’écriture en espagnol semble être un rite initiatique dans leur carrière, comme nous avons pu le voir à la lumière de leur bibliographie. C’est pour cette raison qu’il nous faut également prendre en compte les autres modalités de la poésie bilingue. Mario Rubén Álvarez, par exemple, pour A flor de ausencia / Ñe’ẽ apytere (2007) propose un recueil en deux parties, l’une en guarani, l’autre en espagnol. L’une représente l’envers complémentaire de l’autre, de sorte qu’il faut retourner le livre pour accéder à la partie dans l’autre langue. De cette façon, les deux littératures sont à la fois associées et dissociées. Quant à Angélica Delgado, elle alterne les poèmes en espagnol et les poèmes en guarani dans un même recueil Yvoty sa’i (1997). Augusto Roa Bastos, dans la section de poèmes intitulée Yñipyrú, propose une réécriture des chants et mythes guarani. Il est intéressant de remarquer qu’il fait intervenir au sein des poèmes des passages en guarani qu’il semble ensuite expliciter par l’écriture en espagnol, comme si le texte en guarani, en italique, était l’écho d’un discours oral qui précède et motive le texte en espagnol. Ainsi, l’espagnol joue le rôle d’intermédiaire permettant d’entrer dans l’univers oral et mythique de la langue guarani, sans l’occulter. Nous citons à titre d’exemple les deux premières strophes du poème « El principio » :
Ñanderuvusu1 ogũahẽ ouvo,
Ñanderuvusu2…
Le precedía un trueno silencioso.
La oscuridad tapaba los caminos,
Pero su diestra relampagueante
Apartaba las tinieblas
Aproximándose
Con un sol sobre el pecho.
Dans ce poème au thème cosmogonique, les deux premiers vers sont en guarani comme si la voix poétique, en écho au titre du poème, nous indiquait que cette langue était au fondement de l’univers poétique en construction. La place réservée au guarani, au seuil du poème, lui donne un caractère fondateur et structurant. La voix poétique semble plonger son lecteur dans une oralité comme l’on peut l’observer avec l’anaphore de « Ñanderuvusu » qui crée une musicalité et les points de suspension qui introduisent une pause dans le discours. Cette ponctuation permet aussi d’introduire la deuxième strophe de manière fluide comme si la voix poétique reprenait son souffle et le fil de son discours. Cette impression se confirme dans le premier vers de la deuxième strophe qui ne laisse pas apparaître de sujet explicite. Le lecteur n’a d’autre choix que de comprendre que « le precedía » renvoie à Ñanderuvusu. Le poème se construit ainsi à deux langues, l’une complétant l’autre. La fonction de l’espagnol semble être celle du commentaire puisque la deuxième strophe, qui fait intervenir une description très visuelle par le biais du champ lexical de l’ombre et de la lumière, analyse l’arrivée de Ñanderuvusu. Ainsi, Augusto Roa Bastos met en place une modalité bilingue qui n’a pas recours à la traduction.
Enfin, il nous semble important d’insister sur la proposition poétique de Greogorio Gómez Centurión. Dans le recueil Tetãygua pyambu (2017), mais aussi dans Tembiasa ryapu (2013), le poète mêle anthropologie, essai politique et poésie. Le format de ces deux recueils de poésie est très intéressant dans la mesure où il fait coopérer, là encore, les deux langues sans passer par l’intermédiaire de la traduction. Les deux recueils se construisent en plusieurs parties. Chacune se compose d’une introduction en espagnol, puis suivent les poèmes qui se présentent comme un prolongement ou un reflet de la réflexion proposée dans la partie introductive. Ce format est très parlant car il démontre la thèse soutenue par le poète selon laquelle c’est dans la connaissance de la langue que l’on peut accéder de manière authentique à la cosmovision guarani. Le lecteur ne peut se cantonner à la traduction, il doit apprendre le guarani. Le poète le guide dans l’interprétation du poème en général et dans la compréhension de certains mots-clefs grâce au système d’introductions et de commentaires en notes de bas de page. À la fin de l’introduction, le lecteur est comme sur le seuil de la porte. Le poète l’a conduit jusque-là, il l’a introduit jusqu’au hall d’entrée, mais c’est au lecteur de franchir le pas et de s’approprier les lieux. Nous prenons à titre d’exemple la deuxième partie du recueil Tetãygua pyambu (2017). L’unité et la cohérence de cette partie réside dans une réflexion autour de la conception de la nature selon les Paĩ-Tavyterã3. Gregorio Gómez Centurión s’intéresse à l’ascension que connaissent les animaux au même titre que les humains. Il explique que selon la cosmovision Paĩ-Tavyterã les animaux et les plantes possèdent un dieu créateur et protecteur. L’introduction en espagnol concerne le règne animal tandis que les poèmes se centrent davantage sur la flore. Nous citons les premières strophes du poème Mbokaja (le palmier) pour illustrer notre propos :
Mba’érepa mbokaja mboka járata gua’u
Tupã Rúvy arandu mba’ére péicha ohero?
hi’ã añete ñaipiarõ, ñamyesakã ko’ã mba’e
mba’érenepa añete ko’ã téra oiporu
papahára mante ikatu omyesakã ã mba’e.
[…]
Pe téra omombe’uha umi ojeheróva reko
ndaha’eiha jehero, “ku sapy’árõ guarã”
jepe upéva jaikuaa hi’ã jaikuaa porã
há upevarã ñaha’ã ñahakã’i’o umi ñe’ẽ
hi’ã ñamyesakãve ñande .
Pourquoi le mbokaja serait-il le possesseur du fusil4 ?
Pourquoi la sagesse de Tupã Rúvy l’a nommé ainsi ?
Nous devons réellement nous interroger, clarifions ces points.
Pourquoi donc a-t-il employé ces noms ?
Seul le créateur/l’auteur peut clarifier ces points-là.
[…]
Ce que raconte ce nom qui nomme son existence
Ce n’est pas pour nommer seulement pour le plaisir de nommer
Bien que cela nous le sachions, nous devons bien le savoir
Et pour cela efforçons-nous, interrogeons ces mots
Nous devons clarifier davantage notre Ayvu Rapyta.
La voix poétique mène une réflexion sur l’origine et le sens du terme « mbokaja » qui est la traduction du palmier mais qui pourrait se construire à partir de « mboka », qui renvoie au fusil, et de « ja » qui aurait évolué à partir de « jára », le maître ou le possesseur. Nous observons comment l’analyse linguistique et anthropologique se poursuit au cœur du poème qui devient champ de recherche à l’instar de l’introduction en espagnol. Les mots en gras sont explicités en note de bas de page par l’auteur pour faciliter et guider la compréhension du lecteur. Selon le poète, « ñaipiarõ » peut se traduire comme recherche scientifique tandis que « Ayvu Rapyta », le fondement de la parole, fait allusion aux textes mythiques des Mbya Guarani retranscrits par l’anthropologue Léon Cadogan (1959). Le lecteur est ainsi accompagné, voire encadré, par le paratexte qui l’aide à lire en guarani mais ne se substitue pas à la traduction.
Ainsi, la traduction et l’auto-traduction peuvent à la fois être des canaux d’accès aux centres littéraires et à la revalorisation de la littérature en guarani, mais elles courent aussi le risque de reproduire dans le champ littéraire les mécanismes diglossiques. Cela explique peut-être que les poètes aient recours à d’autres modalités bilingues. Cependant, si le terrain de l’écriture n’est pas toujours le lieu d’un nouveau partage de l’autorité, qu’en est-il de l’oralité ? La poésie bilingue en passant par l’écriture et la traduction ne renonce‑t-elle pas à une caractéristique essentielle de la langue guarani ?
L’oralité comme refus de l’autorité
L’oralité peut être considérée comme l’une des valeurs de la culture guarani. Cette langue est d’origine orale et n’est passée à l’écriture qu’au moment de la colonisation. De plus, l’oralité de la langue est au cœur de la cosmovision guarani et des mythes fondateurs. Le terme « ñe’ẽ » évoque non seulement la langue mais aussi la parole. Celle-ci est considérée comme sacrée puisqu’elle est une création et un don du dieu premier Ñamandu. De la même manière, selon la conception guarani, l’homme est lui-même créé par et dans la parole. Dans l’acte charnel, l’homme transmet à la femme la graine de la « parole rêvée ». L’oralité serait donc représentative de la culture guarani, ce que les poètes réaffirment. La poétesse Susy Delgado (2016 : 1) rappelle ainsi que :
El pueblo que la hablaba, que no se caracterizó por construir ciudades o monumentos materiales notables, resumió en cambio su sensibilidad y su talento en una lengua que se constituyó en el valor cultural más alto. El “Ñe’ẽ”- palabra o lengua en guaraní-, cuyo significado se desentraña como “entregar el alma”, fue erigido como el valor central y sagrado de su cultura.
La poésie bilingue revendique son oralité à l’intérieur même de l’écriture, car faire entendre cette oralité revient à défendre une culture. Si l’autorité de l’espagnol s’exerce sur le plan de l’écriture, en sortir ou plutôt faire entrer l’oralité dans l’écriture, revient à refuser de jouer le jeu d’une autorité fondée sur l’écriture. C’est refuser de faire de l’espagnol la référence, le canon, en revenant aux origines et à l’essence de la culture guarani. Ainsi, l’écriture se teinte d’oralité. Nous nous appuyons ici sur l’analyse de Carla Fernandes dans sa thèse Augusto Roa Bastos, Écriture et oralité (2001) qui montre que dans l’œuvre narrative de cet auteur l’oralité est présente sous deux formes. On peut d’abord remarquer l’oralité traditionnelle par la présence des mythes, des croyances et des chants, mais également celle présente dans l’écriture. La narration fait entrer l’oralité à travers la poétique des variations et des répétitions. Nous assistons à un phénomène semblable dans la poésie, bien que les mécanismes soient différents. L’oralité est une question qui traverse l’œuvre de quasiment tous les poètes de notre corpus. Nous pouvons nous en rendre compte à la lecture de certains titres d’ouvrages de nos auteurs. Nous pensons par exemple à Hijo de aquel verbo / Ayvu membyre (1999), Kirirĩ ñe’ẽ joapy / Échos du silence (2017), Ka’aru purahéi / Canto del atardecer (2019) de Susy Delgado, à Yvy Sapukái / El grito de la tierra (2005), Ñe’ẽ ryrýi ryryive (2009) de Feliciano Acosta, à Angekói/Donde fluye mi voz (2010) de Mauro Lugo, à A flor de ausencia / Ñe’e apytere (Au cœur de la parole, 2007) de Mario Rubén Álvarez ou encore à Ñe’ẽ (2007) de Gregorio Gómez Centurión. Mais nous pouvons également analyser le poème « Sapukãi/Grito » de Mauro Lugo à titre d’exemple, qui a ensuite été repris en chanson par Rubén Coronel :
Néina sapukái,
embopotymi
nde kerapoty.
Néina sapukái,
nde pópe poyvi
ehenoimi ko’ẽ.
Popegua yvyra,
kyse ha mboka
toñeñotỹmba.
Aréma pytũ,
topa pyhare,
taiko’ẽsoro.
Peju tetãygua
ñañombуatypa
ha japurahéi.
Anivemo’ãma
ñañohẽ tuguy
ñande ojuehegui
Ojo’ykerepa
kuimba’e, kuña,
jaiko peteĩcha.
Ha ñande poyvi
kuarahyresẽvo
tañamboveve.
Néina ñande sy
(ñane retãmi)
toipykúi hape.
Tohecha yvága
mbyjaty ru’are
ha tokakuaa.Vamos grito1,
haz que florezca
tu ideal, tu sueño.
Vamos grito,
bandera en alto
busca la alborada.
Palos y pistolas
puñales en manos
sean sepultados.
Que la noche sin fin
acabe por siempre
y estalle el día.
Vengan compatriotas
unámonos todos
y cantemos juntos.
Y que nunca más
sangre derramemos
en lid fratricida.
En una sola voz
hombres y mujeres
vivamos iguales.
Y nuestra bandera
flamee eterno
hacia la aurora.
Que la patria
madre descubra
el camino.
Que vea el cielo
en el infinito
y vaya adelante.
Dans ce poème au caractère social et patriotique, le cri invite à l’union et la solidarité. L’interjection « Néina » tout comme les impératifs (« embopotymi »/ « haz que florezca », « ehenoimi »/ « busca », etc.) et les vocatifs (« toñeñotymba »/ « sean sepultados », « topa… taiko’esoro »/ « que… acaba … estalle ») donnent au poème une oralité qui rappelle la force de la harangue. Celle-ci encourage à l’union de la société paraguayenne comme nous pouvons le percevoir avec le champ sémantique du patriotisme. Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que l’oralité incarne l’espace de la cohésion sociale. Le cri est le support du discours unificateur : il est ainsi associé au mouvement et à l’action grâce au verbe « vamos » en espagnol. Mais, il nous faut aussi remarquer que l’acte de chanter et l’acte de parole permettent à la société de faire corps. Le champ sémantique du chant est en effet lié à celui de l’unité, comme nous l’observons dans les expressions « cantemos juntos » ou encore « enuna sola voz ». L’oralité transparaît également dans la construction du poème : les nombreux enjambements, les phrases courtes et répétitions donnent à la lecture une fluidité et un rythme régulier.
Il nous faut aussi signaler les différents processus mis en place par les poètes pour faire entendre le guarani par-delà le carcan de l’écriture. Nous soulignons en particulier l’influence du chant qui parcourt plusieurs recueils mais aussi la théâtralisation de certains poèmes et le recours à des CD vendus avec les recueils (c’est notamment ce qu’a proposé Gregorio Gomez Centurión pour plusieurs de ses recueils). Nous émettons ici l’hypothèse que l’oralité déjoue l’autorité linguistique, littéraire et culturelle de l’espagnol. Susy Delgado, poétesse bilingue et prix national de littérature en 2017, présente d’ailleurs l’oralité comme contrepouvoir : « La palabra escrita es la “escritura del poder”. Lo oral es el “contrapoder”. » (2017)
Conclusion
La dialectique écriture et oralité apporte ainsi un éclairage sur l’émergence et les caractéristiques de la poésie bilingue en guarani. Nous défendons l’hypothèse que cette poésie est conditionnée par le rapport de force entre l’écriture en espagnol et l’oralité du guarani, hérité du contexte sociolinguistique paraguayen. L’autorité de l’espagnol a été consacrée par une écriture qui dispose d’un pouvoir normatif sur le plan politique, linguistique et littéraire. Or, si l’écriture est synonyme de prestige mais source de la marginalisation du guarani, une poésie écrite en version bilingue vient questionner cette hiérarchie en situant les deux littératures sur le même plan. Cependant, la modalité bilingue met en lumière une double tension d’émancipation et de dépendance de l’écriture en guarani envers l’écriture en espagnol. Les poètes déjouent et rejouent à la fois les mécanismes diglossiques. Face aux limites à l’œuvre dans l’acte d’écriture, l’oralité peut représenter un refus de l’autorité de l’écriture en espagnol. Il s’agit alors pour les poètes de faire entrer l’oralité propre au guarani dans l’écriture.