De la transmission d’une autorité au détournement d’autorité : étude du manuscrit 5‑5‑16 de la Biblioteca Colombina de Séville
En éditant la première traduction castillane complète et glosée des Héroïdes d’Ovide contenue dans le manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque colombine de Séville (S), nous pouvons étudier l’intégralité de la chaîne de transmission de cette œuvre ovidienne, et analyser ainsi l’établissement, la transmission et même le déplacement de l’autorité. La notion d’auteur au sens moderne du terme n’existe pas au Moyen Âge, en effet, les textes produits à cette époque, même s’ils sont le fruit du travail d’une personne, ne sont pas nécessairement associés à leurs créateurs et l’auteur médiéval ne proclame pas toujours son autorité sur ses propres productions (Fernández-Ordóñez 2014 : 47‑48). Cependant, le Moyen Âge reconnaît des auctores, que l’on peut définir dans le contexte littéraire comme « someone who was at once a writer and an authority » pour reprendre les mots de Alastair Minnis (1988a : 10), c’est-à-dire quelqu’un qui était lu et dont on devait respecter et croire la production écrite. Alastair Minnis dans son ouvrage intitulé Medieval theory of authorship (1988) s’intéresse à la notion médiévale d’auteur en étudiant particulièrement les prologues qui précèdent les textes produits au Moyen Âge, notamment dans les traductions ou commentaires d’auteurs classiques. Il souligne que ces prologues permettent de construire la théorie de l’autorité au Moyen Âge, et la caractéristique principale est le culte voué au passé. Les auctores du passé sont ceux qui ont la plus grande auctoritas (Minnis 1988a : 9). Dans le cas d’Ovide, et en particulier des Héroïdes, il nous faut rappeler que l’autorité se crée surtout durant le Moyen Âge. En effet, contrairement à des auteurs comme Virgile ou Horace, Ovide est accompagné d’un plus petit corpus de commentaires lorsqu’il arrive auprès des lecteurs médiévaux. Cela signifie que pour intégrer Ovide au canon des auctores, les médiévaux doivent en construire la lecture de toutes pièces à travers des commentaires (Pujol 2018 : 56). Les maîtres et copistes médiévaux sont donc quasiment les premiers maillons de la transmission et de l’interprétation d’Ovide, ils sont les premiers à conférer une autorité scolaire à Ovide qui devient un modèle de stylistique, de grammaire… Si les premiers commentaires d’Ovide apparaissent dès l’Antiquité tardive avec les Narrationes fabularum Ovidianarum de Lactantius Placidus (ve siècle) puis l’œuvre de Théodulfe d’Orléans, au viiie siècle, c’est au cours du xiie siècle qu’il acquiert une place de choix au sein des auctores médiévaux. En effet, les travaux de Birger Munk Olsen (1995) et Ludwig Traube (1965) ont montré qu’à partir du xiie siècle, nous pouvons observer une hausse de la production de manuscrits ainsi que la constitution de corpora ovidiens en particulier par l’intégration de l’auteur à des recueils d’usage scolaire. Les commentaires aux Héroïdes1 qui nous sont parvenus nous permettent d’identifier la constitution d’une autorité ovidienne à partir du xiie siècle, notamment avec les commentaires allemands comme celui de Munich (Clm 19475), les commentaires conservés en France, avec les maîtres de l’école d’Orléans, Arnulf, Foulch -dont nous connaissons l’existence mais qui n’ont pas été conservés- (Engelbrecht 2008 : 57), et surtout Guillaume d’Orléans avec son Bursarii super Ovidios, qui sont les commentaires qui auront le plus d’impact sur la tradition romane. Ils instaurent ainsi une tradition d’explication et d’interprétation du texte ovidien, ce qui participe à la construction d’une autorité scolaire médiévale sur les Héroïdes. Sa transmission s’étendra à toute la Romania médiévale, jusque dans la péninsule Ibérique notamment par le biais des traductions en langue vernaculaire (Engelbrecht 2006 : 213 ; 2008 : 59‑60).
Les traductions vernaculaires des Héroïdes sont généralement un excellent support pour observer la superposition des sources et la transmission de l’autorité. Les Héroïdes vernaculaires sont accompagnées d’épigraphes introductifs, accessus, qui à l’instar des accessus latins présentent les principaux éléments du mythe évoqué par l’épître ainsi que l’intentio auctoris (l’intention de l’auteur) et l’intentio mittentis (l’intention de l’émetteur·ice). Les traductions vernaculaires peuvent aussi être accompagnées de gloses marginales qui donnent des informations supplémentaires sur les mythes évoqués, le lexique, la syntaxe, comme le font aussi les marginalia latines.
La traduction de S s’inscrit parfaitement dans cette description puisqu’elle commence par une série d’accessus généraux (folios 1r°-2v°) qui permettent d’introduire brièvement chacune des lettres ainsi que l’intentio auctoris, comme le ferait un index. Chaque lettre est ensuite à nouveau introduite par un accessus, plus détaillé et dont l’intentio auctoris est complétée par une intentio mittentis. Ces différents éléments sont, pour une partie, traduits à partir de la « mère » de la traduction de Séville qui est la traduction catalane effectuée en 1391 par Guillem Nicolau, chapelain des souverains de la couronne d’Aragon, à la demande de la reine, Violante de Bar (Pujol 2018 : 18‑23). En effet, les accessus qui introduisent les lettres castillanes traduisent les accessus catalans. Notons cependant que les accessus catalans ne transmettent pas les intentiones, à l’exception de l’accessus de l’Héroïde xi qui transmet l’intentio auctoris (Pujol 2018 : 357). Les accessus catalans traduisent, comme nous l’étudierons plus en détail dans la suite de l’article, les accessus latins (des Bursarii ou des accessus similaires). De plus, la traduction de Séville transmet toute une série de gloses marginales dont l’origine, comme nous le verrons dans la partie consacrée à l’étude des gloses, fait débat. Il semblerait qu’elles traduisent en castillan des gloses catalanes perdues, et ces gloses catalanes semblent elles-mêmes traduire des gloses latines. La traduction glosée de Séville constitue donc ce que María Morrás appelle une « conjunción de una auctoritas múltiple » (2002 : 228) répartie entre l’auteur original, les traducteurs et (c’est une catégorie que nous ajoutons) les divers commentateurs médiévaux (Salvo García 2018 : 141).
Avant d’aller plus loin, un point sur les différentes traductions espagnoles médiévales des Héroïdes s’impose afin de situer la traduction de Séville dans son contexte. Il faut avoir en tête qu’il s’agit toujours de traductions en prose. On n’a conservé que deux traductions partielles, et trois traductions intégrales. Concernant les traductions partielles, nous avons dans un premier temps la traduction de onze des vingt-et-une Héroïdes dans la General Estoria d’Alphonse x (1251-1284), qui constitue la première traduction vernaculaire de cette œuvre ovidienne. Vient ensuite la traduction partielle attribuée à Leomarte dans les Sumas de historia troyana (1350-1400). Concernant les traductions complètes, leurs caractéristiques formelles et textuelles indiquent qu’elles sont antérieures à 1420 (Saquero Suárez-Somonte et González Rolán 2010 : 25). Nous avons en premier lieu la traduction catalane réalisée par Guillem Nicolau entre 1389 et 1391 dont nous gardons deux témoins, l’un complet qui est le manuscrit Esp. 543 de la Bibliothèque nationale de France (P) et l’un qui est fragmentaire, le manuscrit 1599 de la Biblioteca de Catalunya (B), qui ne contient qu’un fragment de l’Héroïde iv, de Phèdre à Hippolyte ainsi que des traces de gloses. S’ensuit la traduction du manuscrit S, la première traduction complète et glosée en castillan, de traducteur anonyme, que nous pouvons dater de la fin du xive siècle voire tout début du xve siècle ; puis la traduction de Juan Rodríguez del Padrón, intitulée Bursario (antérieure à 1440), qui contient une traduction complète en prose des Héroïdes ainsi que trois lettres originales de Padrón, dont la forme s’inspire de l’original ovidien. Cette dernière n’est pas accompagnée de gloses. En revanche, le point commun entre ces trois traductions complètes est la présence d’accessus, bien que les accessus catalans présentent la singularité d’omettre les intentiones finales.
La façon dont nous avons conservé les traductions espagnoles médiévales antérieures à 1450 nous permet de déduire que les traducteurs ont manipulé, lors de leur travail, des manuscrits ou des commentaires des Héroïdes qui transmettaient la tradition scolaire du Clm 14975 et de l’école d’Orléans. Elles transmettent donc indirectement cette autorité, se l’approprient, la complètent, l’adaptent. Au cours de cet article, nous allons observer comment cela se manifeste dans la traduction de Séville. Pour ce faire, nous étudierons dans un premier temps l’agencement des sources dans une Héroïde type de S. Cela nous permettra d’établir une typologie de la traduction dans S, afin de voir comment elle se construit et comment elle se nourrit des différentes sources. Enfin, nous nous arrêterons sur les gloses qui jouent un rôle fondamental tant dans la transmission de l’autorité médiévale que dans l’établissement d’une nouvelle autorité médiévale.
Structure type d’une Héroïde dans le ms. 5-5-16 : accessus, traduction, gloses marginales
Les Héroïdes transmises par S suivent donc le canon de diffusion antérieur à 1420. Elles partagent certaines caractéristiques textuelles propres à cette période de la transmission médiévale des lettres comme l’absence de l’Héroïde 15 (Sappho à Phaon), ce qui réduit le texte à vingt épîtres, et ne transmettent que les douze premiers vers de l’Héroïde 21 (Ciddipè à Acontius). Par ailleurs, les vers 39-145 de l’Héroïde 16 (Pâris à Hélène) sont omis. Tout comme dans les autres traductions complètes espagnoles médiévales2, la lettre est systématiquement introduite par un accessus qui permet à la fois de rappeler les éléments mythographiques essentiels à la compréhension de la lettre ainsi que deux clefs de lecture (Salvo García 2009 : 216‑220) : l’intentio mittentis, l’intention de l’émetteur.ice de la lettre, qui est fictionnelle et l’intentio auctoris, l’intention de l’auteur, Ovide, ou plutôt « Ovid as interpreted in that century » pour reprendre les mots de Minnis (1988b : XIV). Ces intentiones, et particulièrement l’intentio auctoris, ont une portée moralisatrice puisqu’elles permettent de présenter l’émettrice de la lettre (et le cas échéant, l’émetteur) comme un exemple ou un contre-exemple pour les comportements amoureux. L’accessus relève donc bien du commentaire médiéval, il apparaît d’ailleurs dans un premier temps dans les commentaires latins comme le Clm 14975 (codex de Munich) et un peu plus tard dans les Bursarii de Guillaume d’Orléans. Ces épigraphes introduisent la problématique de l’autorité à la fois au sens d’auteur (celui qui écrit) et au sens de garant d’un message en particulier. C’est un élément textuel qui a été ajouté a posteriori, qui n’était pas présent dans le texte latin d’Ovide et qui propose une grille d’interprétation. Prenons l’exemple de l’accessus de l’Héroïde xii, de Médée à Jason dans le Bursarii ainsi que dans les deux traductions complètes ibériques, la catalane, à partir de l’édition de Josep Pujol (2018), et la castillane (à partir du manuscrit S de la Bibliothèque colombine) :
Bursarii (G. de O) : Pelias avunculus Iasonis audivit a responsis, quod, si obviaret homini, qui nudum pedem haberet et alterum calciatum, | quod ille expelleret eum a regno. Et Iasoni in hunc modum obviavit. Qui timens hoc, misit eum ad aureum vellus, quod auxilio Medee optinuit, quam postea secum adduxit. Tandem contigit quod, cum Medea Esonem revocasset de senectute in iuventutem, assimulato odio cum coniuge confugit ad filias Pelie, que eam receperunt sperantes, quo dita iuvenesceret patrem. Qua ipsa decepit, quia patrem interfeccerunt, que ob hoc timens mortem incurrere aufugit. Sed interim Iason superduxit Creusam magni Creontis filiam. Quod audiens Medea mittit ei hanc epistulam, in qua intencio ipsius est conqueri de infidelitate Iasonis. Intencio auctoris est reprehendere eam a stulto amore. Dicit ergo:
P : Pèlias, avonclo de Jason, hóy en les respostes dels déus que, si encontrava un hom havent la un peu nuu e l’altra calçat, que aquell lo gitaria de son regne. E ell encontrà Jason aytal, e tement açò envià Jason a pendre lo velló d’aur, lo qual ell obtengué per ajuda de Medea, la qual puys se’n menà. A la fi se sdevench que, com Medea agués tornat lo pare de Jason de velles en joventut, féu apparés que havia malvolença ab son marit e fugí a les filles de Pèlias, qui la reeberen, e Medea les enganà, car mataren son pare, Medea prometent que.l faria reviure, la qual, tement per elles ésser morta, fugí. Entretant, Jason pres per muller Creüsa, filla del grant Creüsus, la qual cosa vaent, Medea tramès a Jason aquesta letra. […]3
S : Pelias, tío de Jasón, oyó en las respuestas de los dioses que si encontravan un ome aviendo los pies el uno calçado e el otro descalço, que aquel lo echaría de su reyno. Él encontró a Jassón a tal, e teniendo aquesto, enbió a Jassón a tomar el velloçino dorado, el qual él ovo por ayuda de Medea, la qual después se levó. A la fin avino que como Medea ove tornado el padre de Jassón de begez en moçedat, fizo muestra que avía mala voluntaz con su marido, e fuyó a las fijas de Pelias qu’ella resçibieron. E Medea las engañó ca mataron a su padre. Medea prometiendo que aquel faría rebevir la qual temiendo por ellas seer muerta, fuyó. E entre tanto Jasón tomó por muger a Creúsa, fija del grant Creusus, la qual cosa beyendo Medea, enbió a Jasón aquesta letra en la qual su entençión es de [quexarse] de la deslealtad de Jasón. El autor entiende reprender a Medea de loco amor, locamente amó, ca estraño era.
L’accessus de S propose une traduction littérale de l’accessus de Guillaume d’Orléans, on retrouve l’expression de la condition, la construction avec le relatif de liaison suivi du participe présent ainsi que les deux intentions. Via les accessus, S participe donc à la transmission de l’autorité médiévale de Guillaume d’Orléans, qui est nommé dans le titre du commentaire, et contribue à présenter Ovide comme un instructor morum4, un maître de la morale. En faisant le choix de traduire l’intégralité de l’accessus latin, le traducteur ancre son travail dans la tradition médiévale de commentaire à propos des Héroïdes d’Ovide. Si nous lisons de plus près les intentions, nous pouvons observer que le Bursarii souligne déjà l’aspect problématique de l’infidélité et de l’amour fou. Ces deux thématiques sont, en effet, très importantes dans le discours sur l’amour qui se développe au Moyen Âge, avec l’affirmation progressive de la morale chrétienne. La fidélité fait partie des commandements divins et va de pair avec l’injonction à ne pas forniquer et entre ainsi dans le cadre légal et juridique de l’institution du mariage (Lacarra 1993 : 23). L’amour fou, quant à lui, constitue un motif littéraire fondé sur les théories médicales et est fortement déconseillé puisqu’il implique une perte de la raison, ce qui peut s’avérer dangereux (Jacquart et Thomasset 1985). On retrouve cela dans l’accessus de Séville mais une sorte de glose interne a été ajoutée, « ca locamente amó, ca estraño era », qui donne des précisions sur la raison de cette folie. La folie semble être expliquée par une raison politique, liée à la provenance de l’amant (Jason) qui est étranger et donc peu fiable. Une telle précision entre en résonnance avec la lecture historiographique et politique de la General Estoria d’Alphonse x dans laquelle Médée est une infante et doit se comporter comme telle. Ses actions doivent servir les intérêts du royaume de son père (Salvo García 2018). Le fait de tomber amoureux d’un étranger fait régulièrement l’objet de critiques, dans les Bursarii elle apparaît par exemple dans l’intentio auctoris de la lettre d’Hypsipyle à Jason, dans la General Estoria c’est une critique qui revient dans les lettres d’Ariane, Phyllis et Hélène (Salvo García 2012 : 154-159). On peut supposer que cet ajout se trouvait déjà dans les commentaires médiévaux manipulés par le traducteur de Séville, ce qui nous laisse penser soit qu’il travaillait avec un commentaire dérivé du Bursarii, dans lequel cette critique de l’amour pour un étranger apparaît déjà, soit qu’il procède à cet ajout par analogie avec les sources qu’il manipule. Les accessus du manuscrit de Séville permettent donc de mettre en évidence la combinaison de plusieurs autorités médiévales, transmises par une seule voix.
La traduction de Séville transmet ainsi, en langue vernaculaire, les accessus du BursariisuperOvidios de Guillaume d’Orléans, dont le commentaire constitue une première autorité sur Ovide au Moyen Âge. Les ajouts qui viennent compléter l’intentio auctoris, comme celui que nous trouvons dans l’accessus de la lettre xii sont fréquents, quoique non systématiques, et dérivent des variantes des différents commentaires, créant ainsi un palimpseste d’autorités.
À présent nous allons nous intéresser au deuxième maillon de la chaîne de transmission des Héroïdes : la traduction des lettres. Nous verrons comment elle permet d’établir une nouvelle autorité.
Vers une typologie de la traduction : comment les phénomènes de traduction récurrents peuvent transmettre une nouvelle autorité ?
Nous allons étudier le fonctionnement de la traduction de S en suivant une méthode comparatiste, ce qui nous permettra d’établir quels sont les phénomènes de traduction qui peuvent donner des indices sur l’autorité qu’elle véhicule. Nous effectuons une comparaison à partir de deux sources : le texte latin dans son édition réalisée par Francisca Moya del Baño (1986) ainsi que la traduction catalane de Guillem Nicolau (1390), éditée par Josep Pujol (2018). Le schéma de comparaison sera toujours le suivant : latin > catalan > castillan. En effet, comme l’a montré Josep Pujol (2018 : 54) et comme notre propre travail permet de le constater, la traduction de Séville n’est pas une traduction directe du latin vers le castillan mais passe par l’intermédiaire de la traduction de Guillem Nicolau, comme nous l’avons mentionné auparavant en parlant de traduction « mère ». Durant toute la période médiévale, nous assistons à des entreprises de traduction des auteurs antiques, des classiques, sous plusieurs formes. Il y a, dans un premier temps, la traduction qu’on pourrait appeler « verticale », du latin vers une langue vulgaire et la traduction qu’on pourrait appeler « horizontale », c’est-à-dire d’une langue vulgaire à une autre (Morrás 2002 : 205). Avant de nous lancer dans la comparaison, gardons en tête un point important : la traduction d’un texte antique écrit en latin vers une langue vernaculaire à une époque postérieure implique qu’il faut adapter le texte à un nouveau public, afin que celui-ci soit compréhensible dans son nouveau contexte de réception (Morrás 2002 : 229). Il est cependant bon de garder à l’esprit, comme nous le rappelle María Morrás (2002 : 223) dans son article dédié à l’édition des traductions médiévales, qu’il ne faut pas exagérer l’initiative individuelle des traducteurs médiévaux. La traduction, au Moyen Âge, ne consiste pas seulement à verser le texte d’une langue A à une langue B, c’est une activité qui est étroitement liée à un processus d’exégèse, de glose, d’explicitation et d’interprétation (Fernández-Ordóñez 2014 : 62). Il faut adapter le texte au lectorat, pour que celui-ci puisse en saisir tout le sens (original ou médiéval). Ces processus traductologiques sont décrits par Belén Almeida Cabrejas (2017 : 13‑28) pour l’étude de la traduction de la Farsale de Lucain dans la General Estoria et par Irene Salvo García (2018), depuis la perspective des traducteurs alphonsins. La traduction du manuscrit de Séville ainsi que la traduction catalane de Guillem Nicolau sont assez littérales et transmettent donc le texte d’Ovide de façon relativement « fidèle ». Cependant, il faut que ce texte soit accessible à un lecteur qui n’est pas forcément familier avec toutes les références mythologiques, topographiques, onomastiques… Nous observons plusieurs phénomènes qui permettent de simplifier la lecture ou d’adapter le texte source à son nouveau contexte de réception.
Le premier phénomène récurrent est celui de la simplification des toponymes. Nous remarquons que cela se produit autant en catalan qu’en castillan et que, généralement, ces simplifications proviennent de gloses interlinéaires qui se trouvent dans les codices minores qui sont des commentaires latins des Héroïdes élaborés à partir du Bursarii. Josep Pujol a distingué cinq sources principales qui constituent les codices minores dont trois qui se retrouvent particulièrement fréquemment dans la traduction catalane comme dans la traduction castillane : Lb (Londres, British Library, Burney 219, xiiie siècle), Y (Trèves, Stadtbibliothek, ms. 1088/28 8°, xiiie siècle), K (Copenhague, Kongelige Bibliotek, GKS, ms. 2013 4°, xiiie siècle), Pe (Paris, BnF, ms. lat. 7996, xive siècle) et Be (Berne, Burgerbibliotek, ms. 512, xiiie siècle). Ces trois derniers sont ceux qui sont le plus cités par Josep Pujol. Cela explique que lorsqu’en latin le texte dit « Pergama » ou « Phryges » la traduction catalane ou castillane propose « Troya ».
Pergama uix tanto tibi erant repetenda labore, / Hectore si uiuo quanta fuere forent. (Her. vii Oenone à Pâris, v.143-144, ed. Francisca Moya del Baño)
Sy Étor fuese bivo e los muros de Troya fuesen tan grandes como solían seer, non los devieras buscar con tan grant trabajo como buscas a Ytalia. (Her. vii, v.143-144, S, f.22v°)5
Da modo te facilem nec dedignare maritum, / Rure Therapneo nata puella, Phrygem. (Her. xvi, Pâris à Hélène, v.197-198, ed. Francisca Moya del Baño)
Pues tú mesma date favorable a mí, e tú, nasçida niña en Greçia, non menospreçies aver marido de Troya. (Her. xvi, v.197-198, S, f.44r°)
Ce procédé ne s’applique pas uniquement aux noms de lieux, nous le retrouvons aussi pour les noms propres de personnes, d’ailleurs dans ce cas-là, ils sont généralement accompagnés d’une précision sur le lien de parenté ou le statut social par exemple. Ce sont deux techniques qui, d’après notre analyse, ont pour but de simplifier l’approche du texte, cela permet de guider le lecteur dans sa compréhension des lettres, afin qu’il puisse se saisir du sens plus rapidement puisque les éléments qui peuvent entraver la plus simple compréhension sont mis en lumière. Ce procédé s’appuie sur les gloses interlinéaires présentes dans les codices minores, le traducteur choisit donc d’intégrer la glose au corps du texte sans passer systématiquement par l’emploi d’un doublon lexical, qui aurait souligné le caractère explicatif de ce choix.
Nous observons un autre phénomène qui relève de l’adaptation du texte à son nouveau contexte de réception, celui de la dé-paganisation, autrement dit, la suppression des références aux divinités païennes. C’est particulièrement frappant pour les noms de vents romains. En effet, les noms des vents romains ne font pas seulement référence à un phénomène météorologique, ils évoquent aussi des divinités (Borée, Aquilon, Éole…). Le fait de passer par des termes plus scientifiques (Trasmontana, Levante…) enlève la dimension divine et païenne du texte, ce qui le rend plus facilement acceptable pour des lecteurs imprégnés de culture chrétienne.
Incubuit Boreas abreptaque uela tetendit, / Iamque meus longe Protesilaus erat. (Moya del Baño, 1986 : 94) (Her. xiii, Laodamie à Protésilas, v.15-16)
El viento fue a la trasmontana e estendidas las velas que me tomen, e ya el mi Protesalau era lueñe de mí. (Her. xiii, v.15-16, S, f. 37v°)
Parallèlement à la dé-paganisation des noms de vents, nous observons la disparition de références tout à fait propres à la culture romaine, donc des realia antiques qui sont porteuses d’une certaine vision du monde (un monde païen et polythéiste) au profit d’une vision du monde actualisée, monothéiste et chrétienne où le vent n’est pas une divinité, où certains toponymes n’ont pas lieu d’être (ou ne correspondent à aucune réalité tangible). Les commentateurs médiévaux ainsi que les traducteurs actualisent donc le texte ovidien et procèdent même à ce que l’on pourrait appeler un détournement d’autorité puisqu’ils se réapproprient un texte et les réalités culturelles qu’il véhicule pour y calquer leur vision du monde. Le texte ovidien devient ainsi le vecteur d’une nouvelle autorité (Salvo García 2018 : 145).
La traduction permet donc la diffusion du texte ovidien à un lectorat plus large, cependant cela ne se limite pas au transfert d’un texte d’une langue à l’autre. Par la traduction, c’est une mentalité et une interprétation qui sont transmises car cet acte nécessite d’ancrer le texte dans une nouvelle autorité : l’autorité des commentateurs et traducteurs médiévaux d’Ovide.
La question des gloses : transmission d’une autorité scolaire médiévale ou établissement d’une nouvelle autorité ?
Il nous faut à présent étudier un dernier maillon de la chaîne de transmission de l’autorité médiévale : les gloses. Les gloses peuvent avoir plusieurs formes, elles peuvent être interlinéaires, comme on le voit dans les commentaires latins des codicesminores et dans ce cas-là, elles apportent des précisions concises comme des synonymes, des leçons alternatives… et elles peuvent être marginales, comme c’est le cas dans les manuscrits qui constituent les codices minores, K, Lb et Pe ou encore dans S et dans B, le témoin fragmentaire de la traduction catalane. Dans le point précédent nous nous étions concentrés sur les gloses interlinéaires, à présent nous nous intéressons aux gloses marginales, qui sont plus longues. Dans S, les gloses marginales sont agencées par un système de références alphabétiques, qui était devenu habituel, notamment dans la Bible, depuis la fin du xiie siècle (Lobrichon 2003 : 162), chaque glose correspond à une lettre qui suit l’ordre alphabétique et pour lire la glose, le lecteur doit retrouver la lettre correspondante accompagnée du texte. Ces gloses sont très précieuses car elles donnent de nombreuses informations sur la réception d’un texte, sur sa transmission, mais elles sont aussi très versatiles, notamment quand il s’agit de gloses marginales. Nous observons cette versatilité dans la transmission textuelle de la traduction catalane des Héroïdes. En effet, les témoins que nous conservons ne contiennent pas les gloses marginales qui sont pourtant présentes intégralement dans S. Dans la tradition textuelle catalane nous avons seulement accès à une glose qui est aussi présente dans S, car elle est intégrée à la dernière phrase du manuscrit P (f. 86v°) (Pujol 2018 : 162), le manuscrit B quant à lui révèle la présence d’appels de gloses (mais sans les gloses marginales correspondantes), aux mêmes endroits que dans S (Pujol 2018 : 164-165)6. Tout ceci empêche la comparaison entre les gloses catalanes potentielles, qui sont peut-être la source des gloses castillanes, avec les gloses castillanes contenues dans la traduction de Séville.
Josep Pujol (2005 : 203‑209) étudie dans l’édition de la traduction catalane la glose de S, en effet, il considère que la version de Guillem Nicolau transmettait une glose similaire à celle contenue dans S. Ses conclusions sont que la glose de S s’appuie principalement sur les commentaires latins conservés dans trois codices minores : K, Pe et Be. Bien que provenant de manuscrits différents, ces gloses sont toutes d’origine scolaire, elles proposent des commentaires lexicaux, grammaticaux, des explications mythographiques… et ont, comme nous l’avons déjà expliqué, pour objectif de faciliter la compréhension du texte pour le lecteur médiéval. Leur rôle est donc principalement explicatif, et elles n’apportent pas nécessairement de lecture moralisatrice. Josep Pujol nous donne quelques indices sur le fonctionnement des gloses de S et leur origine mais il reste encore quelques mystères à éclaircir.
Il nous dit que sur les 1311 gloses de S, 541 proviennent sûrement de K et Pe, dont 374 sont exclusivement issues de K et 28 exclusivement de Pe. Il en ressort que 943 gloses, donc 71,9% du total, sont documentées dans au moins un des deux manuscrits. Selon lui, il apparaît que Guillem Nicolau s’est certainement appuyé sur un manuscrit très semblable à K, mais pas exactement le même puisqu’il y a des exclusivités de Pe par exemple (Pujol 2018 : 94). Cela nous permet de savoir que de nombreuses gloses de S sont traduites à partir des commentaires et gloses latins, mais de repérer aussi les ajouts dans les gloses latines traduites en castillan et donc de déceler là où pourrait se manifester une nouvelle autorité. Il ressort aussi que 368 demeurent sans origine bien définie (Pujol 2018 : 94), elles peuvent provenir soit de gloses latines traduites mais non identifiées, soit être des gloses originales du traducteur catalan ou castillan. Dans tous les cas, cela signifie qu’il est possible qu’elles soient la manifestation d’une autorité supplémentaire qui s’établit en trois niveaux : un commentateur latin, un commentateur/traducteur catalan et un autre castillan.
Dans le manuscrit de Séville, il n’y a pas que des gloses marginales, il y a aussi les gloses (d’origine scolaire) assimilées dans le corps de la traduction. Concernant les gloses marginales, certaines sont littéralement traduites à partir des différents codices minores. Pour les autres, nous pouvons distinguer deux types de sources : d’une part les gloses dont la source se retrouve dans les commentaires latins conservés, d’autre part les gloses qui apportent des éléments nouveaux et dont nous pouvons supposer qu’elles proviennent soit d’autres commentaires latins non conservés, soit du travail de traducteurs vernaculaires. Nous appellerons ce type de glose « gloses hybrides » dans la suite de notre étude. Enfin, il y a les gloses non identifiées dans les sources connues et dont on peut imaginer qu’elles sont originales (du traducteur/commentateur catalan ou castillan) ou alors qu’elles proviennent d’autres sources inconnues.
La plupart du temps, les gloses assimilées proviennent de gloses marginales ou interlinéaires des commentaires médiévaux en latin qui sont directement intégrées dans la traduction en langue vernaculaire. Le lecteur qui ne se réfère pas au texte original latin ne peut pas se rendre compte qu’il ne s’agit pas du texte d’Ovide. Elles contribuent donc à l’apparition d’une nouvelle autorité puisque le simple lecteur ne distingue pas ce qui relève de l’ajout des commentateurs du texte original d’Ovide. Il croit ainsi que l’auteur de l’intégralité du texte est Ovide alors qu’il est déjà le résultat d’une constellation d’auteurs de différentes époques et écoles. Ces gloses assimilées permettent, comme les gloses latines des commentaires, d’apporter quelques éléments de compréhension comme des précisions sur la fonction d’une divinité ou des précisions géographiques, sociales, généalogiques pour mieux identifier un personnage. Par exemple, dans l’Héroïde xx transmise par les manuscrits K et Pe, les vers 193-194 sont glosés dans l’interligne et dans la marge : « His quoque vitatis, in partu nempe rogabis / Ut tibi luciferas adferat illa manus ». Dans Pe c’est sur le mot « partu » que portent les gloses, notamment la glose interlinéaire dont le texte est « .s. Lucina deam partu » (Pe, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 7996 (xive siècle), f. 52v°, transcription personnelle). Or, dans la traduction catalane comme dans la traduction castillane de S, cette précision sur la fonction de Lucina apparaît dans le corps du texte :
Por çierto aquestas fiebres fuera echadas, tú rogarás Luçina, diesa de parto, que ella preste a ty e las manos suyas trayentes lunbre. (S, f. 60r°)
Notons également qu’une glose marginale de K (Pujol 2018 : 191‑192) ainsi qu’une glose marginale de Pe permettent d’identifier la formulation « trayentes lunbre » de la fin du vers puisqu’on trouve dans K la glose « luciferas : lucem ferentes » et dans Pe la glose est plus longue : « Diana vel Lucina […] Lucina luce[m] ferentes » (Pe, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 7996 (XIVe siècle), f. 52v°, transcription personnelle).
Vient ensuite la catégorie des gloses marginales littéralement traduites à partir des gloses latines. Comme nous l’avons dit, elles ont été largement identifiées par Josep Pujol dans deux manuscrits principaux, K et Pe. Cela signifie que le traducteur catalan (ou castillan) avait à sa disposition soit plusieurs manuscrits, soit un manuscrit dans lequel se trouvaient des leçons propres à K et à Pe (Pujol 2018 : 79‑98). Nous l’avons vu dans les statistiques citées précédemment, ces gloses sont nombreuses puisqu’elles représentent 70% des gloses marginales de S (Pujol 2018 : 94). En voici quelques exemples :
Hér. iv, Phèdre à Hyppolite : « Dos braços de mar con las sus ondas fieren al monde Ysmen, e del poco espaçio de la tierra que es tuya en aquel monte es oyda cad auna mar. » Le substantif « braços » est glosé en marge : 39x : « Aquí escrive el lugar do abitava Ypólito » (S, f. 13v°), qui traduit littéralement une glose marginale présente dans K : « Ostendit hic per descriptionem locum ubi ipse Ypolitus habitabat » (Pujol 2018 : 253).
Hér. vii, Didon à Énée : « Non obedezcas e non perdones a mí, perdona a Elvo, llamado Escanius, fijo tuyo ». La forme verbale « perdona » est glosée en marge : 36v : « Non lo lieves por la mar peligrosa » (S, f.21v°), qui traduit littéralement la glose marginale présente dans K et dans Pe : « Quasi dicat, non deferas illum per marem periculosum » (Pujol 2018 : 304).
Nous nommons la prochaine catégorie « les gloses marginales hybrides » puisqu’elles mélangent plusieurs sources. En effet, il y a un nombre relativement élevé de gloses marginales de S dans lesquelles nous retrouvons à la fois la traduction littérale de gloses latines de K et/ou Pe et des commentaires non référencés qui peuvent soit provenir d’une source non identifiée, soit être le fruit d’un ajout du traducteur-commentateur. Voici quelques exemples :
Hér. xvii (Hélène à Pâris), v. 7-8 : glose 2t :
(t) Quando las huestes entravan en casa de alguna, solían sacrificar a demostrar que seríen leales, asý como agora los mensajeros fazen juramiento e omenaje. (S, f. 46v°)
Glose de K et Pe :
Sacris dicit, quia hospites solebant sacrificare in hospicio ad designandum quod deberent esse adinvicem fideles.(Pujol 2018 : 455)
En comparant la glose latine avec la glose castillane, nous constatons deux choses, d’abord que la glose latine est littéralement traduite en castillan, bien qu’il y ait une erreur de traduction (ou de copie ?) puisque « hospites » (les hôtes) devient « huestes » (l’armée qui combat l’ennemi) en castillan (de Covarrubias y Horozco et Remigio Noydens 19437). En revanche, à partir de la formule comparative « asý como », la temporalité change (on passe de l’imparfait de l’indicatif au présent de l’indicatif) et le traducteur introduit une comparaison avec le comportement des « mensajeros » du temps présent, comparaison qui est absente du texte latin de la glose. Comme nous n’avons pas accès aux gloses catalanes, nous ne pouvons pas savoir si cet ajout est propre au castillan ou s’il existait déjà en catalan. Il est d’ailleurs possible aussi que cette précision vienne d’une source latine non identifiée ou perdue. Toujours est-il que cela montre le caractère hybride des gloses, et permet d’entrevoir la méthode de commentaire adoptée par le traducteur : mélange de sources ou mélange entre une source qui fait autorité et un point de vue plus personnel pour compléter le discours de l’autorité.
Il est difficile d’attribuer l’autorité pour les gloses non référencées car il s’agit d’un élément très versatile et l’absence de sources dans nos archives ne signifie pas nécessairement l’absence de sources au moment de l’établissement du texte ou de sa copie. Parmi les gloses non référencées, on retrouve des gloses dont la formulation évoque celle des codices minores : « quasi dicat » qui se traduit par « casi que diga » ou « scilicet » qui devient « es a saber ». Cela signifie que si ces gloses sont originales, le traducteur-commentateur a pu chercher à imiter le modèle latin pour s’intégrer dans la tradition de commentaire latin, adoptant ainsi leur autorité et la transmettant à son tour.
Certaines gloses font référence à d’autres autorités (grammairiens, autres auteurs, versions peu communes d’un mythe, pratiques juridiques…). Si ce sont des gloses originales, cela signifierait que le traducteur-commentateur fait lui-même appel à d’autres autorités, et qu’il souhaite les utiliser pour compléter l’autorité déjà en vigueur dans le commentaire latin transmis dans sa source. Par exemple, c’est le cas de la glose 26k de l’Héroïde xiii.
Her. xiii (Laodamie à Protésilas), 26k: Segunt que se cuenta en las Estorias de Troya, Protesalau era fermoso e de conveniente altura, muy ardid, non era ninguno mas ligero que él, era de muy grant coraçón. Por esto Laedemonía lo amonestava que non fuese segunt que se sigue. (S, f. 38v°)
D’après l’analyse de Josep Pujol, la glose introduit une référence à une œuvre médiévale, Historia destructionis Troiae, de Guido delle Colonne (1272-1287), qui s’inspire d’ailleurs du Roman de Troie de Benoît de Saint Maure. C’est une référence qui n’apparaît pas dans les manuscrits latins étudiés par Josep Pujol. Il semble donc que le traducteur ait sous la main d’autres sources pour composer les gloses. D’après l’analyse de Josep Pujol, la traduction catalane effectuée par Jaume Conesa (xive siècle) omet les détails mentionnés dans cette glose, ce qui le laisse penser que si le traducteur a consulté le texte de Guido delle Colonne, c’est directement à partir d’un témoin en latin (Pujol 2018 : 400). Cela laisse voir que le traducteur, catalan ou castillan, agit comme un éditeur, comme un compilateur (Morrás 2002 : 227), en se servant de plusieurs sources différentes. En faisant appel à d’autres sources, il transmet et assoit diverses autorités, ou du moins, il complète l’autorité qui circule déjà sur le texte d’Ovide.
Enfin, pour un certain nombre de gloses (368), la source n’est pas identifiée. Bien que l’hypothèse d’une source non identifiée soit possible, nous ne pouvons pas écarter non plus l’idée que le traducteur-commentateur en soit lui-même l’auteur, au moins pour une partie. Nous trouvons un exemple dans la glose 66d de l’Héroïde xiii :
Her. xiii (Laodamie à Protésilas), 66d : Antiguamente juravan por lo que más amavan. Asy devemos fazer nós ca devemos jurar por Dios e non por otra criatura. (S, f. 40r°)
Le traducteur-commentateur souligne l’attitude très pieuse de Laodamie qui prie les dieux de lui rendre son mari tout en rappelant au lecteur que cette attitude de dévotion doit être un modèle pour lui dans son comportement avec Dieu, établissant ainsi un parallèle entre les coutumes antiques et les coutumes médiévales. En effet, cette glose ne se trouve pas dans le corpus de commentaires latins étudiés, ce qui nous induit à penser qu’elle peut être un ajout original de la part du traducteur/commentateur vernaculaire. Nonobstant, nous observons encore une fois comment la glose romane utilise un procédé rhétorique fréquent dans les commentaires latins c’est-à-dire, le va-et-vient entre le passé et le présent. Cela lui permet donc de s’inscrire dans une continuité de commentaires et de compléter l’autorité déjà établie sur le texte ovidien. Notons d’ailleurs que cette attitude louable de Laodamie est déjà évoquée dans l’accessus, dans l’intentio auctoris, puisque son amour est qualifié de « líçita amor », nous voyons donc qu’il y a une continuité entre l’intention défendue dans l’accessus et les commentaires qu’inspire la lettre.
Cette étude de la traduction glosée du manuscrit de Séville permet de voir comment l’autorité médiévale construite autour d’Ovide, notamment par les maîtres d’Orléans, se transmet en Espagne et comment elle est assimilée, complétée et adaptée par les traducteurs-commentateurs des Héroïdes d’Ovide. Nous voyons également comment, à travers l’acte de traduction et de commentaire, on peut construire une nouvelle autorité et l’offrir à une nouvelle transmission. Ce qui ressort de cette construction médiévale autour de l’autorité d’Ovide c’est que les médiévaux tendent à construire une figure moralisatrice de l’auteur antique et que cette moralisation se répercute sur les protagonistes des lettres. L’étude de la traduction du manuscrit de Séville, de ses gloses et de l’agencement des sources permet d’illustrer de façon très claire le jeu de superposition des autorités qui est à l’œuvre dans la tradition textuelle espagnole des Héroïdes d’Ovide. Les héroïnes deviennent des exemples et contre-exemples de comportements amoureux et c’est d’ailleurs une vision qui se transmet tout au long du Moyen Âge, dans toute la Romania et aussi, comme nous l’avons montré dans cette étude, dans le manuscrit S de la Bibliothèque colombine.