L’Ermite anglais ou les aventures de Philippe Quarll de Peter Longueville (The Hermit, 1727), édité et traduit par Jean-Michel Racault, Presses Universitaires Indianocéaniques, 2023, ISBN : 978-2384440153
Avec son nouvel ouvrage L’Ermite Anglais ou les Aventures de Phillip Quarll (The Hermit, 1727), une traduction du roman d’aventure insulaire de Peter Longueville The Hermit publiée par les Presses Universitaires Indianocéaniques, Jean-Michel Racault dévoile une toute nouvelle traduction en français de ce classique de la littérature d’insularité, mettant en lumière un auteur trop souvent dissimulé dans l’ombre de son rival contemporain Daniel Defoe. Cette nouvelle traduction est suivie de deux annexes, et d’une postface détaillant entre autres points une analyse fine du texte, de son contexte d’écriture, ainsi qu’une réflexion sur l’identité de son auteur énigmatique. Grâce à son ouvrage, au carrefour entre traduction littéraire et analyse textuelle, et à sa structure efficace, Jean-Michel Racault propose ainsi au lecteur français de redécouvrir le texte de Longueville, tout en faisant le point sur les analyses critiques qui ont jusqu’ici nourrit l’étude de The Hermit, de son auteur et du genre de la robinsonnade.
Le récit de L’Ermite Anglais est divisé en trois livres qui mettent en scène les tribulations et l’existence insulaire de son personnage principal Phillippe Quarll, naufragé bienheureux et unique habitant humain d’une île luxuriante près de la côte mexicaine. Le premier livre rend compte de la rencontre opportune entre Quarll et Edward Dorrington, un marchand de Bristol ayant accosté sur l’île et à qui le naufragé septagénaire confie ses mémoires après lui avoir fait visiter son domaine. Le livre I s’achève par un compte-rendu des voyages en mer de Dorrington. Le deuxième livre, une adaptation à la troisième personne des mémoires du naufragé Philippe Quarll, relate sa curieuse jeunesse marquée par une enfance destituée, de nombreuses carrières et des mariages consécutifs (et simultanés), ainsi que son naufrage sur une île providentielle après avoir été gracié d’une condamnation pour polygamie. Le troisième livre se concentre sur sa vie insulaire, son quotidien, et ses liens affectueux avec la faune présente sur l’île. Jean-Michel Racault, spécialiste des littératures de voyage au XVIIIe siècle, propose ici une traduction raffinée et minutieuse de l’ouvrage de Longueville, dont les notes de bas de pages fréquentes révèlent une grande érudition dans l’étude de la robinsonnade. Le traducteur ne manque en effet jamais de tisser des liens intertextuels avec d’autres ouvrages, et fait également appel à des critiques contemporains, tout en élucidant régulièrement ses choix de traduction. Il paraît important de souligner qu’outre la traduction de la prose de Longueville, Jean-Michel Racault traduit les passages poétiques en vers omis par le premier traducteur en français de l’ouvrage (comme il l’indique à la p.365) ainsi que la légende de la carte qui ouvre le récit, conservant ainsi l’intermédialité du texte-source.
À défaut d’introduire l’histoire de Quarll à l’aide de la page-titre de l’édition originelle, Jean-Michel Racault décide de placer cette dernière à la fin du récit, et à juste titre : les traductions de deux pages de titre distinctes sont proposées dans les annexes. Le lecteur trouvera en premier lieu le paratexte de l’exemplaire personnel de Peter Longueville intégré aux collections du British Museum en 1917, qui dévoile une présence auctoriale particulièrement marquée ; le sommaire analytique de la page-titre est succinct, et une dédicace signée constitue l’unique preuve formelle établissant l’identité de Longueville (Jean-Michel Racault revient sur ce point à la p.241). Ce paratexte contient également une préface qui exprime notamment le regret de l’auteur de voir son manuscrit remanié et altéré. En deuxième lieu, la page de titre plus courte tirée de l’édition publique de 1727 publiée par T. Warner et B. Creake présente un sommaire analytique plus étoffé et détaillé du récit. Ces deux pages-titres annoncent de nombreux points d’analyse du texte qui suivent, et en font ainsi une excellente introduction à la postface.
La deuxième moitié de l’ouvrage, une postface intitulée « Les mystères de Grub Street : Éléments pour une lecture de L’Ermite anglais », offre des pistes d’analyses approfondies au lecteur en aval de sa lecture du récit, et s’avère éminemment éclairante, en partie en partie grâce à la structuration fluide et cohérente de ses huit sous-parties.
En proposant en premier lieu une analyse du frontispice dans son « Introduction : singeries et similitudes », Jean-Michel Racault décode une illustration particulièrement parlante de l’ouvrage, qu’il qualifie de « sorte de carte d’identité visuelle de l’ouvrage, y compris pour ceux qui ne l’ont pas lu et n’en connaissent rien d’autre » (p.258). En s’attardant sur la composition de l’image, son bestiaire et la figure centrale d’un Philippe Quarll barbu et athlétique, Racaud déchiffre et défriche les grandes lignes du récit et amorce une analyse de ses mystères constitutifs.
En effet, l’omniprésence du doute et l’inconnu dans L’Ermite anglais pousse Jean-Michel Racault à poser une question centrale dans le deuxième sous-chapitre de son analyse : « Qui a écrit L’Ermite ? Incertitudes et surprises des littératures mineures ». Le traducteur se concentre sur les zones d’ombres d’un livre négligé par la critique et dont l’identité de l’auteur, à l’exception de son nom, est tombée dans l’oubli, mettant notamment en cause « les pratiques éditoriales et l’esthétique littéraire du temps, obsédée par les jeux du vrai et du faux » (p.252). Il se questionne sur l’identité de Peter Longueville, que l’on sait avoir été reclus six années durant pour des raisons inconnues, et propose des pistes d’identification tout en tissant des liens étroits entre Longueville et son personnage Quarll, lui aussi exilé de la société anglaise, et qui d’après le traducteur « doit relever pour une part d’une projection autobiographique » (p.254).
Après avoir éclairci les grandes lignes définitoires de l’ouvrage, Jean-Michel Racault cherche à l’insérer dans le canon robinsonnien dans son sous-chapitre intitulé « La robinsonnade : éléments de définition et d’histoire ». Mettant pleinement à profit son expertise, le traducteur identifie une « préhistoire » de la robinsonnade (p.257) qui trouve ses sources autant dans la littérature grecque antique et dans le canon shakespearien que dans les récits de voyages séminaux d’Alexander Selkirk et François Leguat. Jean-Michel Racault établit ainsi une sorte de paternité multiple du genre, pré-datant l’œuvre matricielle de Daniel Defoe et définie par un oscillement entre « fictions de l’individu solitaire » et « fictions du groupe », « survie personnelle » et « organisation collective », « régression vers l’état édénique » et « instauration future d’un ordre utopique », « réflexion religieuse » et « théorie politique » (p.258). Premier ouvrage majeur de réécriture robinsonnienne, et sans aucun doute le plus populaire à son époque, The Ermit s’inscrit dans cette tradition de répétitions et de retours à des hypotextes et des motifs génériques, tout en renouvelant certains topoï, comme la localisation de l’île déserte, ou la figure du compagnon du naufragé.
C’est ainsi à ce motif fondamental de la répétition que Jean-Michel Racault consacre son sous-chapitre suivant « Structure de répétition et réécriture interne ». Il s’intéresse à la structure en miroir de l’ouvrage, constituée de deux livres consacrés à la vie insulaire de Quarll séparés par un volet détaillant sa vie londonienne, qui engendre « des effets de parallélisme et de répétition » (p.264) au sein du récit-cadre, mais également entre le récit et son contexte historique, en particulier dans le troisième livre où « la dérive allégorique » (p.266) des rêves de Quarll reflètent les changements socio-politiques de la Grande-Bretagne. L’île déserte, bien qu’a priori éloignée de l’Angleterre, en devient ainsi son reflet ; le paysage insulaire se dévoile comme un espace de représentations où « la source est une fontaine surmontée d’un monument antique, la grotte une cathédrale, l’écho un concert, de sorte que l’espace insulaire répète aussi les décors du monde social dont il est pourtant l’antithèse » (p.269-70).
La réécriture, type bien particulier de répétition, est le sujet du sous-chapitre « Récrire Robinson Crusoé – entre autres… » L’exercice fictionnel de l’écriture de soi auquel s’adonne Quarll, la réécriture non moins fictionnelle de ses mémoires par Dorrington, sans compter l’inspiration autobiographique, bien réelle cette fois-ci, de Peter Longueville, tissent un réseau de réécritures au sein du récit. Ce sont néanmoins les liens intertextuels qui poussent Jean-Michel Racault à interroger ce qui lie Robinson Crusoe et The Hermit, inscrits dans la même lignée de « rationalisme utilitariste, d’économisme individualiste, de culte puritain du travail et de providentialisme biblique » (p.279). Le traducteur ne manque cependant jamais de souligner les particularités propres à The Hermit au sein de la tradition robinsonnienne, affirmant ainsi que « Longueville entretient avec son hypotexte un rapport compliqué, fait de fascination imitative, mais aussi de distance critique, voire de parodie » (p.280).
Jean-Michel Racault se penche donc sur la dimension parodique et ironique du récit, qu’il constate avoir été entièrement oubliée par les œuvres critiques ultérieures, dans son sous-chapitre « Ellipses, ironie et déviances ». Le traducteur y questionne les mystères et lacunes narratives dans un récit dont le personnage focal est particulièrement peu fiable. Les nombreux jeux de séduction qui ponctuent le récit sont mis en lumière ; alors que certains sont avérés (comme la relation particulière entre Sally et le chevalier), d’autres paraissent plus ambiguës (la relation potentiellement homosexuelle entre Quarll et le capitaine), et même déviants (l’attachement étrange de Quarll envers le singe Beaufidèle). Certaines de ces intrigues sont développées au sein de sortes d’apartés narratives qui dévient de la trame narrative principale, comme l’histoire du laquais qui promet de sauver la femme séquestrée de Quarll, et sont marquées par « l’ironie féroce, la tonalité parodique et l’acuité du regard social » (p.282). The Hermit suit le curieux trajet de vie d’un personnage qui cumule les vices sans chercher quelconque rédemption, et qui devient le « bénéficiaire instantané d’une élection providentielle qu’il n’a en réalité rien fait pour mériter » (p.288), ce qui pousse à interroger le statut d’ermite de ce dernier. L’ascétisme forcé par l’espace insulaire est en effet brisé successivement par l’arrivée du jeune français qui éveille le désir sexuel de Quarll, ainsi que par son amitié équivoque avec Beaufidèle. À l’opposé de l’île de Robinson Crusoe, Jean-Michel Racault affirme que celle de Quarll « ne serait pas un lieu “réaliste” d’expiation par la souffrance et le travail en vue d’une restauration du lien à autrui, mais un espace magique ouvert à la surnature. » (p.291)
S’ensuit un sous-chapitre dédié aux « Réappropriation de l’Éden et allégorie politique » qui souligne l’omniprésence de l’hypotexte génésiaque dans le récit, et dans lequel Jean-Michel Racault développe l’idée de l’île-paradis comme le lieu de naissance d’un Adam naufragé, qu’il qualifie de « pré-écologique » (p.294), Quarll entretenant avec son île une relation « non productive et non accumulative » (p.294). La souveraineté adamique et vertueuse de Quarll sur son île supralapsaire apparaît comme une lame à double tranchant – d’un côté, une toute-puissance monarchique est impossible en raison de la rupture de l’île avec tout système social ; c’est un espace solitaire et donc forcément stérile pour Quarll, « un lieu d’exil imaginairement et peut-être mensongèrement transformé en paradis » (p.298). Cependant, la lecture allégorique de Jean-Michel Racault positionne paradoxalement Quarll comme un « arbitre supérieur » (p.299), réglant les conflits de l’île qui reflètent ceux qui ébranlaient le paysage politique britannique aux XVIIe et XVIIIe siècles.
C’est sur la portée symbolique du palimpseste, présent dans la diégèse lorsque Quarll utilise les pages blanches des contrats de servitude trouvées dans un coffre pour écrire ses mémoires, que Jean-Michel Racault décide de conclure son analyse textuelle dans sa « Conclusion : le palimpseste et le rêve du papillon ». Le traducteur place ainsi sa traduction comme la dernière itération en date des nombreux remaniements et réécritures palimpsestiques, fictionnelles ou non, qui ont façonné la postérité de The Hermit.
Ayant posé un cadre analytique pour appréhender cette œuvre complexe, Jean-Michel Racault présente ensuite ses intentions de traducteur dans sa « Note sur la traduction », si stimulante qu’on la souhaiterait plus longue. Il revient notamment sur la première traduction française de The Hermit publiée en 1728, dont les omissions, étoffements et raccourcis l’éloignent considérablement du texte originel. Le traducteur met ainsi en exergue les problématiques centrales de la traduction de The Hermit ; d’une part, celle de favoriser la compréhension d’un lecteur du XXIe siècle, et d’autre part, celle de rester fidèle aux excentricités orthographiques et aux fantaisies syntaxiques de l’auteur. Le traducteur en donne notamment quelques exemples savoureux, comme par exemple « obstreperous /obstreperousness (tapage/tapageur) », qui « apparaît quatre fois sous quatre formes différentes dont aucune n’est la bonne » (p.306).
Jean-Michel Racault conclut son analyse avec une riche bibliographie scindée en deux parties ; la première fait l’inventaire des sources primaires antérieures à 1800 et inclut certains grands noms de la littérature d’aventure et d’insularité tels que Defoe, Dampier, et Paltock, ainsi que leurs traductions. La seconde partie dresse une liste des ouvrages et travaux critiques postérieurs à 1800, traitant entre autres de la robinsonnade et de l’aventure. Jean-Michel Racault constitue ainsi un corpus critique concis mais riche, en raison de son amplitude géographique et historique. Le lecteur trouvera également un index complet des personnes réelles citées dans l’ouvrage, à l’exception des critiques, éditeurs et libraires en clôture de l’ouvrage.
Avec sa nouvelle traduction de The Hermit, Jean-Michel Racault offre ainsi un ouvrage exhaustif et érudit, qui pose un regard neuf et innovant sur cette robinsonnade méconnue. La part égale accordée à la traduction et à l’analyse littéraire est sans conteste la grande force de cet ouvrage, qui deviendra sans aucun doute la traduction française de référence de The Hermit et fera date dans l’étude de la robinsonnade.