Pierre-Yves Pétillon et al., Emily Dickinson, l’évidence obscure
Editions Rue d’Ulm, 2022, ISBN 978-2-7288-0777-2
Dans son exploration du paysage dickinsonien, cet ouvrage invite le lecteur à cheminer au côté de quatre guides qui, au fil des sentiers, révèlent des lignes d’horizon complémentaires, incitent le regard à envisager de nouvelles perspectives, à se glisser toujours plus loin dans les anfractuosités des poèmes évoqués.
Les études sur l’œuvre de Emily Dickinson sont pléthores qui examinent le traitement de la nature, du divin, de la mort. Au fil du temps, elles se sont plus concentrées sur des notions telles que l’absence, le secret, le manque, l’ironie. Ces thématiques traversent cet ouvrage mais sont envisagées selon des angles nouveaux. Dans le sillage de Pierre-Yves Pétillon, nous explorons les ressorts en jeu dans la paraphrase, qui n’est autre qu’un refus ou une impossibilité de dire chez Dickinson. Christine Savinel nous fait découvrir combien l’attente, autre forme de recul, est sous-jacente au poème dickinsonien. Cécile Roudeau nous invite à contempler les éclipses–comme figures représentées, mais surtout comme mode paradoxal de représentation et d’accession au sens. La promenade s’achève en compagnie d’Antoine Cazé pour revenir une dernière fois sur cette esthétique qui tente d’approcher ce qui dépasse l’entendement et questionne les limites de l’intelligible. Enfin, un petit cahier des poèmes évoqués, accompagnés chaque fois d’une traduction, facilite le va-et-vient de la lecture entre poèmes et analyses. Si les versions françaises proposées pourront paraître inégales, les questions qu’elles soulèvent pour un lecteur en éventuel désaccord avec certains choix de traduction demeurent en elles-mêmes stimulantes.
Pour revenir au corps de cet ouvrage, nous y entrons par l’entremise de Pierre-Yves Pétillon qui nous entraîne à sa suite sur la piste du processus paraphrastique par lequel Dickinson refuse la définition et choisit au contraire de procéder par la dénomination de ce qui n’est pas. À travers ce chapitre dédié à l’analyse pas à pas du poème 510 de l’édition de Thomas H. Johnson, « It was not Death, for I stood up, » il ouvre une réflexion plus large sur cette poésie qui refuse de nommer, de figer, et fait miroiter toute la complexité de ce qui n’apparaît qu’en creux.
Bien que légèrement trahie par le manque de cohérence dans la mise en page qui peut par moments dérouter, son approche reste remarquable en ceci qu’elle s’adresse à un double public avec une égale efficacité : elle propose une initiation à l’analyse poétique limpide, accessible et pédagogique pour des étudiants qui seraient novices dans la lecture de cette œuvre tout en offrant une réflexion stimulante pour un lecteur de Dickinson déjà aguerri. Ce premier volet constitue une excellente démonstration méthodologique de la manière dont on pénètre dans un poème (de Dickinson ou de tout autre auteur), dont on tente de tirer des fils de sens en prêtant attention aux rimes, à la scansion, à la sémantique, en faisant appel à l’étymologie, au foisonnement lexical en lien avec diverses sciences et disciplines. Dans le même temps, le lecteur plus chevronné sera captivé par la multiplicité des pistes envisagées, avec des incursions dans des domaines aussi variés que la liturgie de Pâques, l’architecture des églises congrégationalistes, le contexte de la guerre de Sécession, ou encore, la thermodynamique.
Puis c’est au tour de Christine Savinel de nous guider pour observer la structuration par l’attente à l’œuvre dans les poèmes dickinsoniens. Ceux-ci s’ouvrent le plus souvent sur une annonce ou un constat qui, par leur apparence assertive ou conclusive, semblent satisfaire l’attente du lecteur, mais qui, de ce fait, nient la position même d’expectative. Pourtant, ces postulats de départ sont bien vite sapés par les vers qui suivent, ce qui réactive, régénère l’attente, jusqu’à une fin de programme qui ouvre toujours plus qu’elle ne clôt le mouvement et la réflexion.
De plus, ce chapitre met en regard le rôle de l’attente dans la croyance chrétienne et dans la réflexion philosophique menée par Dickinson–démarche que Christine Savinel croise ici de manière inattendue et stimulante avec celle de Simone Weil. Elle explore le double sens de l’attente dans la relation à Dieu : attente par les croyants d’un Messie, d’un au-delà, d’un jugement dernier, d’une vie après la mort ; mais elle peut tout autant signifier « ce que Dieu attend de nous ». Un examen minutieux de la grammaire et de la syntaxe montre comment la langue tend à représenter l’immanence de Dieu ou de l’inatteignable. Mais l’attente, en même temps qu’elle opère comme modalité structurante, est mise en question chez Dickinson, notamment lorsqu’elle devient état immanent, ou encore lorsqu’elle est déjouée par l’ironie ou par une anticipation du posthume. Cet essai montre enfin comment la modélisation de l’attente (par la stylisation rythmique, syntaxique, grammaticale) place le sujet lyrique en un point d’équilibre précaire entre le monde de la connaissance et celui de « l’inconnaissance ».
Après cette exploration des intersections entre théologie et philosophie, Cécile Roudeau interroge la figure de l’éclipse, cette fois à l’intersection entre science et poésie. Les éclipses sont présentes chez Dickinson, non seulement comme images, motifs, métaphores, mais elles opèrent également comme mécanisme de représentation et comme principe d’écriture. Ce chapitre scrute les palpitements de l’écriture jouant sur l’intermittence, l’apparition et la disparition. Il étudie les modalités du doute, les limites et la mise à l’épreuve de la connaissance ainsi que de la représentation. Il recroise le chemin du chapitre précédent lorsqu’il envisage l’éclipse comme entre-temps, comme incarnation de la suspension et de l’attente. La réflexion se prolonge en une analyse du paradoxe qui fait de l’éclipse à la fois une occultation de la source de lumière et un révélateur de contour.
L’éclipse est ensuite envisagée en tant que béance et annulation du temps, puis comme source de déformation puisque l’ombre portée est faussée, et avec elle, la possibilité tout à la fois de connaître et de représenter. Ponctuation, rimes et syntaxe contribuent à la mise en musique du lien paradoxal entre sens et représentation tel qu’il est incarné dans la figure de l’éclipse, laquelle révèle et voile, dessine et brouille tout en même temps. L’éclipse interdit la coïncidence parfaite. De ce fait, elle est garante d’un maintien de la distance, et par là-même, du désir. Tel l’éclipse, le langage chez Dickinson incarne ce double mouvement de recherche et de brouillage du sens. C’est une poésie qui opère à l’inverse d’une définition ou d’une dénomination et qui tend plutôt vers un dessin en creux, vers une ébauche de l’absence–et l’on recroise ici le chemin arpenté aux côtés de Pierre-Yves Pétillon, celui de la définition par la négative et de l’indéfinition. Cette démarche par la négative s’accompagne d’un évidement du langage (ici encore par les jeux de grammaire, de rythme, de ponctuation), lequel opère comme une ouverture des possibles, des sens, et fait advenir la poésie. On glisse de l’éclipse à la suspension dans l’absence, puis de l’attente et à l’espoir ; mais aussi à la jouissance poétique dans le recul de l’achèvement, l’incertitude de l’indéfinition.
L’impossible circonscription, révélée à l’occasion de l’éclipse, se manifeste enfin dans ce qu’Antoine Cazé désigne comme « la tension entre une injonction permanente lancée à la pensée d’aller à ses limites et la consignation d’expériences immédiates ancrées dans le sensible » (69). Arguant que la pensée kantienne n’était pas étrangère à la culture philosophique de Dickinson, il propose d’analyser l’esthétique du sublime à l’œuvre dans sa poésie comme moyen d’approcher l’impensable et l’inintelligible : le sublime, par la suppression des intersections possibles entre raison et imagination, tend vers l’abstraction et vers une présentation « en négatif » de l’infini.
Cet essai met au jour les mécanismes de mesure et d’approche, de négation et de recul, d’indirection et de médiatisation, qui œuvrent pour approcher l’insaisissable et en constituer une expérience poétique. Il examine les systèmes d’inversion et d’écho qui façonnent l’incertitude et rendent impossible toute clôture ou circonscription. Il explore les diverses modalités—apories, paradoxes, oscillations—qui mettent en mouvement la définition en même temps qu’elles sondent l’indicible. Le poème, son écriture, sa lecture, sont présentés comme des efforts aspirant à faire l’expérience linguistique et esthétique de l’impensable ou de l’indéfinissable. Cet élan vers l’indicible est enfin considéré dans la perspective de la relation au divin et en lien avec le sublime kantien.
Brillant et accessible, cet ouvrage peut s’adresser à un double lectorat : il guide le lecteur novice à la rencontre de cette écriture qui peut dérouter en ceci qu’elle refuse inlassablement toute conclusion, tout aboutissement ; pour autant, pour un lecteur déjà coutumier de l’œuvre de Dickinson, il propose des plongées stimulantes dans des concepts-clés de cette œuvre, tels que l’indirection, la négative, la suspension, l’attente, l’éclipse, et dans leur participation d’une esthétique ancrée dans le sublime.