La bibliothèque antique de l’œuvre poétique de Derek Walcott avant Omeros
La tradition et l’écrivain caribéen
Dire que l’œuvre de Derek Walcott (1930-2017) est fondamentalement intertextuelle relève presque de l’évidence, et l’ampleur de la bibliographie critique sur cette dimension de son œuvre en témoigne (Baugh, Hamner, Fumagalli, Greenwood). La richesse intertextuelle de l’œuvre de Walcott a toutefois suscité l’intérêt de la critique de manière inégale : en effet, une part conséquente des travaux portant sur le rapport de Walcott à la littérature antique, grecque et latine, s’est limitée aux deux œuvres qui mobilisent le plus explicitement des intertextes antiques, plus précisément homériques : l’œuvre majeure de Walcott, son long poème narratif Omeros (1990), et la pièce mise en scène deux ans plus tard, The Odyssey: A Stage Version (1992), commandée par la Royal Shakespeare Company. Ces deux œuvres, et surtout Omeros, ont fortement orienté la critique, qui a eu, à quelques exceptions près, tendance à minimiser la façon dont le rapport à la littérature antique a pu évoluer dans la phase précédente de l’œuvre de Walcott. L’Antiquité est pourtant fortement présente dans son œuvre dès sa jeunesse, comme l’atteste par exemple une de ses premières pièces, écrite et mise en scène pendant ses études, Ione (1957). Omeros, long poème narratif qui resitue des personnages d’Homère à Sainte-Lucie et transforme l’Iliade et l’Odyssée en les réécrivant, a été étudié le plus souvent dans la perspective de l’interaction de l’auteur postcolonial avec le canon européen. C’est ainsi que le rapport de Walcott au matériau antique est analysé principalement comme un acte de writing back, selon l’expression d’Ashcroft, Griffiths, et Tiffin, et sa poésie antérieure est perçue implicitement ou non comme une évolution vers Omeros, qui est en fait une œuvre entièrement atypique, à la fois pour 1990 et dans son rapport à l’ensemble de l’œuvre de Walcott. Il y a bien entendu des exceptions à cette conception centrée sur Homère de la pratique de la référence antique chez Walcott, dont les travaux de Maria Cristina Fumagalli (2001) sur l’influence de Dante chez Walcott et de Patricia Ismond (2001) sur ce que celle-ci nomme la « phase caribéenne » de sa poésie. Plutôt que de proposer un schéma, qui serait nécessairement simplificateur, de cette interaction intertextuelle, nous proposons d’examiner la « bibliothèque antique » dans la poésie de Walcott dans la période précédant Omeros : cette bibliothèque, expression que nous empruntons à Bernard Mouralis (2011) qui l’emploie pour analyser le rapport des auteurs africains aux sources antiques, est entendue dans le sens d’un répertoire ou d’un corpus, fort éclectique, de références à l’Antiquité grecque et latine.
L’appropriation de la bibliothèque antique
Notre réflexion prend pour point de départ un article d’Emily Greenwood, qui retrace l’interaction de Walcott avec la littérature antique à travers les références homériques, en resituant cette pratique d’écriture dans le contexte plus large de la littérature caribéenne contemporaine. E. Greenwood peut ainsi affirmer :
A dominant theme in the existing literature [on the reception of classics in the Caribbean] is the apparent incongruity of classics in the context of the Caribbean, where the discipline would seem to be on the wrong side of the racial, imperial, and political oppositions that have divided the region historically. However, classicists are increasingly insistent that the Homeric epics, for example, are themselves counter-cultural and ‘errant’ texts, and that ‘reading backwards’ from Walcott to Homer is not the subversive enterprise that it might at first seem. (Greenwood 65)
Greenwood met ici en avant l’un des intérêts critiques majeurs de l’étude des références antiques chez Walcott : cette pratique ne se réduit pas à un acte qui se voudrait une réponse subversive à la domination symbolique de la culture européenne, et à la domination coloniale et sa facette postcoloniale, en ce qu’elles ont d’inséparablement politique et culturel. C’est d’ailleurs là une vision de l’écriture postcoloniale que Walcott repousse, affirmant dans des entretiens qu’il serait condescendant d’exiger des écrivains postcoloniaux qu’ils se mesurent au canon européen pour être considérés comme des artistes dignes de ce nom (Rowell ; Walcott, Reflections on Omeros).
Nous employons ainsi la notion de « bibliothèque » pour mettre en valeur la diversité des pratiques de référence à l’Antiquité et leur caractère fortement personnel pour Walcott. Plutôt que de parler d’un corpus fixe de textes, la bibliothèque évoque la complexité des rapports intertextuels : par un jeu de symétrie, les textes avec lesquels Walcott interagit se voient transformés dans son interaction avec eux. On s’éloigne ici d’une conception qu’on peut dire philologique de l’intertextualité, concernée par les notions de sources et d’influences, qui se caractériserait selon Gérard Genette par « la présence effective d’un texte dans un autre » (Genette 8). Il serait en effet réducteur d’analyser les sources antiques chez Walcott comme des hypotextes figés qui viendraient se retrouver dans le texte d’arrivée, et que le lecteur aurait à identifier dans un jeu d’érudition, bien que cette dimension soit certes présente dans son œuvre ; mais en se saisissant des textes antiques, Walcott les réinterprète, parfois à contre-courant des interprétations traditionnelles et souvent de manière irrévérente, et les transforme en objets malléables au sein de son corpus personnel. Par le biais de la notion de bibliothèque, nous souhaitons donc aborder à la fois les textes eux-mêmes et leurs usages, et envisager ces rapports intertextuels dans un sens large qui n’est pas seulement celui d’une réécriture.
La lecture des textes de Walcott rend ainsi impossible une approche simpliste de son interaction avec l’Antiquité. Loin d’être porteuse d’un sens politique univoque, cette intertextualité mérite d’être comprise comme un acte créatif, et non comme une imitation, ou une reprise seconde. Une des clés de compréhension de cette attitude est à trouver dans la pensée de T.S. Eliot, dont Walcott, fortement marqué par les poètes modernistes, connaît bien l’œuvre. Notre lecture de Walcott gagne en effet à se nourrir de la redéfinition qu’Eliot opère de la notion de tradition, et du rapport de l’écrivain à celle-ci. Dans « Tradition and the Individual Talent » (1919), Eliot rompt avec une conception courante de la tradition, en affirmant que celle-ci n’est pas héritée ou transmise spontanément et comme par défaut, mais doit être acquise par l’écrivain dans un long travail : l’appropriation de la tradition est ainsi de l’ordre d’une difficulté à travers laquelle se manifeste le talent de l’artiste individuel. Il ressort également de la pensée d’Eliot que la tradition ne peut pas être comprise comme une progression vers plus de perfection artistique, ni comme une série d’évolutions historiques. S’approprier la tradition, c’est entrer dans un corpus sans temps, au sein duquel les auteurs du passé sont tous rendus simultanément présents :
The historical sense compels a man to write not merely with his own generation in his bones, but with a feeling that the whole of the literature of Europe from Homer and within it the whole of the literature of his own country has a simultaneous existence and composes a simultaneous order. (Selected Essays 14)
Walcott entretient un rapport paradoxal avec la pensée d’Eliot, paradoxe qui est déjà sous-jacent dans « Tradition and the Individual Talent ». D’une part, Walcott décentre le regard étroitement européen d’Eliot, qui suppose que « la » tradition est européenne, et que les écrivains qui s’y inscrivent sont Européens. Toutefois, la pensée d’Eliot est également libératrice : puisque la tradition n’est pas héritée mais durement acquise, personne n’en est exclu a priori, et puisqu’elle est anhistorique et simultanée, elle ne peut qu’être universellement accessible à qui a le talent pour se l’approprier. À la fois carcan et voie d’émancipation, la tradition selon Eliot rend évidente cette tension qui est le fondement de notre lecture de Walcott : quel est le sens de cette interaction, constante, avec la littérature antique ? Comment Walcott la constitue-t-il en moyen d’expression, et que peut-il exprimer à travers elle ?
La rencontre de Derek Walcott (1930-2017) avec la littérature antique est d’abord scolaire. Telle qu’il l’a connue dans sa jeunesse à Sainte-Lucie dans les années trente et quarante, l’éducation coloniale britannique dans la Caraïbe, élitiste et conservatrice, confère un poids considérable à l’apprentissage du latin et à l’étude des œuvres canoniques anglaises et antiques. Après ses études secondaires dans son île natale, Walcott ambitionne de partir à Cambridge ou à Oxford, mais, n’ayant pas les ressources nécessaires, passe deux ans en tant qu’enseignant d’anglais et de latin avec le titre de Junior Master, dans l’établissement où il a fait ses études secondaires, Saint Mary’s Secondary School. Ce n’est qu’après ces deux ans qu’il obtient une bourse pour poursuivre des études supérieures, à Mona, en Jamaïque, à l’université qui s’appelle alors University College of the West Indies (King 81-86). En 1953 il y obtient un Bachelor of Arts avec triple spécialité, en littérature anglaise, en français, et en latin. Cette dimension scolaire du rapport de Walcott aux langues anciennes se retrouve régulièrement dans ses poèmes, où le cadre de l’école et de l’apprentissage sert de prétexte et de déclencheur à l’intertextualité antique. Le poème autobiographique « A Latin Primer », du recueil The Arkansas Testament (1987), est un commentaire à la fois sur le travail de l’écrivain et sur le rapport problématique du poète postcolonial au fonds antique. Ce poème est organisé selon une structure rhétorique claire, en trois parties. Dans un premier temps, le poète, s’exprimant à la première personne et se représentant dans l’acte d’écrire, insiste sur la nécessité de la référence à la tradition antique, toujours en arrière-plan de son écriture comme une présence dont il peinerait à se débarrasser :
[…] I shook all the help
My young right hand could use
From the sand-crusted kelp
Of distant literatures.
Le poète s’éloigne ensuite de sa posture d’écrivain, et se met en scène dans son rôle d’enseignant face à sa classe. Il met alors en avant l’incongruité de l’enseignement du latin à Sainte-Lucie :
In tweed jacket and tie
A master at my college
I watched the words dry
Like seaweed on the page.
I’d muse from the roofed harbor
Back to my desk, the boys’
Heads plunged in paper
Softly as porpoises.
The discipline I preached
Made me a hypocrite;
Their lithe black bodies, bleached,
Would die in dialect. (The Arkansas Testament 21-24)
Le contraste entre cet enseignement du latin et son contexte est présent à travers deux images. D’abord, celle des têtes des élèves, qui sont comparés à des marsouins, porpoises : en associant les élèves à la faune de la mer des Caraïbes, et au-delà, de l’Océan atlantique, le poète naturalise leur ancrage géographique. Puis, l’expression « black bodies bleached », des « corps noirs blanchis », confère une dimension raciale à l’incongruité du latin à Sainte-Lucie, donnant à penser que le latin serait une affaire de blancs, alors que les élèves noirs ne parleront jamais que le créole, qualifié péjorativement par le terme dialect. Le sentiment d’hypocrisie touche ainsi le poète à la fois dans sa pratique artistique et dans son rôle d’enseignant, et le latin est présenté ici comme un savoir abstrait exogène, antithétique avec l’imagerie naturelle de l’île. Ce n’est que dans la dernière partie du poème que cette tension semblera se résoudre : certaines métaphores naturelles employées plus tôt, notamment celles des palmes et du bronze, sont remotivées et se délestent de leur symbolique impériale et étrangère pour réintégrer l’harmonie naturelle du paysage de l’île. Cette synthèse entre la culture impériale véhiculée par le latin et les éléments naturels se cristallise dans l’évocation finale d’un oiseau, la frégate superbe, dont le nom est décliné en anglais, « frigate bird », en latin, « Fregata magnificens », et en « patois », c’est-à-dire dans le créole local à base lexicale française : « ciseau-la-mer ».
Plus loin dans The Arkansas Testament, Walcott met de nouveau en avant sa position ambivalente face à l’héritage, scolaire et colonial, de la tradition antique, dans le poème « Gros-Îlet ». Le poète s’adresse directement à Elpénor, l’un des compagnons d’Ulysse dans l’Odyssée, dont l’action la plus mémorable est, au chant X, de connaître une fin peu glorieuse en tombant, ivre, depuis la terrasse de la demeure de Circé. Le poète s’adresse à ce personnage homérique sur le ton de la moquerie, avec une irrévérence qui tranche avec le sérieux qu’on associe habituellement aux œuvres canoniques. Le poète manifeste ainsi à la fois sa connaissance de l’hétérogénéité des tons et des personnages des épopées homériques, tout en récusant la supériorité culturelle du canon antique :
[…] Elpenor, you
Who broke your arse, drunk, tumbling down the bulkhead,
And the steersman who sails, like the ray under the breathing waves,
Keep moving, there is nothing there for you.
There are different candles and customs here, the dead
Are different. Different shells guard their graves.
There are distinctions beyond the paradise
Of our horizon. This is not the grape-purple Aegean.
There is no wine here, no cheese, the almonds are green,
The sea grapes bitter, the language is that of slaves. (The Arkansas Testament 34-35)
Le poète repousse la figure d’Elpénor tout en tournant celui-ci en dérision, et semble ainsi, en première lecture, réfuter la possibilité d’une analogie entre la Caraïbe et la mer Égée. Ce rejet apparent révèle toutefois un paradoxe : de manière implicite, le poète se met en scène dans la même situation d’énonciation qu’Ulysse au chant XI de l’Odyssée, lors de l’épisode de la νέκυια, où Ulysse invoque les ombres des morts et revoit Elpénor, qui lui demande les honneurs funéraires. Non seulement le poète prend la place d’Ulysse dans l’échange, mais, alors même qu’il repousse l’âme errante d’Elpénor, il construit sur un mode négatif plusieurs parallèles entre la mer Égée et la Caraïbe. Les deux mers se trouvent ainsi superposées, par un effet que l’on retrouve souvent chez Walcott et qui s’apparente à un dissolve au cinéma, où une image se dissout pour en faire apparaître une autre. Bien qu’il le fasse sur le mode de la négation, Walcott fait coexister les deux aires géographiques, et analyse la géographie caribéenne à travers des citations littérales d’Homère, parmi lesquelles la plus saillante est l’adjectif grape-purple, qu’on lit comme un calque de descripteurs récurrents dans l’Iliade et l’Odyssée pour désigner la couleur de la mer tels que les adjectifs οἶνοψ, « semblable au vin », et πορφύρεος, « pourpre ».
Ces deux exemples éclairent un aspect frappant de l’intégration de la référence antique par Walcott. Celle-ci est marquée par une ambivalence constitutive : tantôt elle est mise à l’écart, rejetée, ou désignée comme étrangère et incompatible avec la situation politique, géographique, et historique du poète ; tantôt elle est intégrée de manière pleinement homogène dans la texture du monde caribéen, et se voit transformée en conséquence. Le contraste fort entre une pratique officielle ou institutionnelle de la tradition antique et son appropriation personnelle, et parfois irrévérente, est un aspect récurrent des poèmes de Walcott à caractère autobiographique, comme si le poète trouvait en la mise en scène de sa propre personne un lieu propice à l’exploration de cette ambivalence. Plus de dix ans avant The Arkansas Testament, Walcott écrit Another Life (1973), recueil autobiographique – le premier projet de Walcott avait été d’écrire un roman autobiographique qui aurait été intitulé American, Without America – qui préfigure Omeros sur de nombreux points, et il y évoque également l’héritage antique à travers des souvenirs d’école. Cette fois-ci, le poète est l’élève : à la question d’un enseignant qui demande qui était Ajax, il répond par une rêverie qui l’amène à replacer les héros homériques dans le monde de sa jeunesse à Castries :
Boy! Who was Ajax?
Ajax,
lion-coloured stallion from Sealey’s stable,
by day a cart horse, a thoroughbred
on race days, once a year,
plunges the thunder of his neck, and sniffs
above the garbage smells, the scent
of battle, and the shouting,
he saith among the kitchen peels, “Aha!” (Another Life 17)
Après cette identification d’Ajax à un cheval, le poète égrène un catalogue alphabétique de figures mythologiques qui ressemblent à des personnages de son enfance. Walcott peut ainsi présenter différentes variations parodiques sur les épopées homériques : les héros sont rabaissés, et la forme du catalogue, topos de l’épopée antique calqué sur Homère, est tourné en ressort comique. Mais ce contraste entre la grandeur des héros épiques mythologiques et la réalité quotidienne, triviale, des habitants du Castries de l’enfance de Walcott, qu’il représente par moments dans un registre comique qui réactive des stéréotypes coloniaux qu’il parodie, n’a pas pour but de rabaisser ces personnages ou de manifester du mépris à leur égard. Au contraire, le poème se termine sur trois vers qui célèbrent la dignité des Saint-Luciens de l’enfance de Walcott et leur accordent le statut de héros dans une mythologie idiosyncratique :
These dead, these derelicts,
that alphabet of the emaciated,
they were the stars of my mythology. (Another Life 22)
Ces usages de la bibliothèque de références homériques démontrent une pensée complexe du rapport à la matière antique. Cette pratique intertextuelle n’est pas univoque : la littérature antique est conçue comme un corpus à relire, à remanier, ou à adapter, dont le sens ne serait pas simplement donné d’avance. Tout au long de sa vie, Walcott a fermement récusé une première impression qu’on pourrait avoir à propos de la présence de références antiques chez un auteur caribéen : que celles-ci seraient incongrues, inauthentiques, artificiellement intellectuelles, voire hypocrites ; qu’elles dévoileraient le complexe d’infériorité coloniale d’un poète qui s’acharnerait à devenir le parfait mimic man, pour reprendre l’expression de V.S. Naipaul1, de la tradition littéraire européenne (Rowell). En mettant en lumière la tension entre l’étrangeté et l’intégration de la tradition littéraire antique, Walcott déjoue donc la critique potentielle. Ce décalage participe ainsi du comique de la représentation des héros d’enfance, valorisés par une référence homérique avec laquelle le poète maintient une distance ironique.
Le jeu avec l’Antiquité : reconfigurations du corpus antique
Outre le caractère fortement autobiographique et idiosyncratique de l’emploi des références antiques, Walcott puise dans la bibliothèque antique pour situer son propre travail d’écriture et se positionner en tant qu’auteur par un retour réflexif. C’est le cas dans le poème « The Hotel Normandie Pool », d’abord publié dans The New Yorker du 5 janvier 1981, et repris dans le recueil The Fortunate Traveller, publié en 1981. Le poète, levé tôt pour travailler, est assis à une table au bord de la piscine de l’hôtel où il loge. Un touriste, venu se baigner, se transforme sous ses yeux pour prendre les traits du poète romain Ovide. La mélancolie du poète, qui évoque au début du poème son deuxième divorce, ses enfants, et le déracinement qu’il ressent à partager son temps entre Trinité-et-Tobago et les États-Unis, devient alors le prétexte d’un hymne à Ovide, auquel il s’adresse initialement en latin — « Quis te misit, Magister ? » (The Poetry of D. Walcott, 312) — et qu’il perçoit comme un double de lui-même, poète en exil. Ici encore la référence à l’Antiquité romaine permet d’exprimer, sur un ton méditatif, une scission intérieure chez le poète qui présente une réflexion sur sa propre personne, si généralisante qu’elle en vient à assumer une dimension ontologique :
And I, whose ancestors were slave and Roman,
Have seen both sides of the imperial foam,
Heard palm and pine tree alternate applause
As the white breakers rose in galleries
To settle, whispering at the tilted palm
Of the boy-god Augustus. My own face
Held negro Neros, chalk Caligulas;
My own reflection slid along the glass
Of faces foaming past triumphal cars. (The Poetry of D. Walcott, 312)
Les évocations « negro Neros » et « chalk Caligulas » affaiblissent le parallèle historique entre Ovide et Walcott — Ovide est en effet mort quelques décennies avant les règnes de Caligula et de Néron — mais dévient la référence à la Rome impériale vers la situation de Walcott, qui avait quitté Trinité-et-Tobago dans les années soixante-dix, dans un climat politique de plus en plus compliqué, marqué par le mouvement de Black Power, que Walcott voyait comme intolérant, et dangereux pour la liberté d’expression et l’avenir des artistes dans le pays (King 339). Cette interaction avec Ovide ne peut pas s’interpréter comme une pratique intertextuelle à proprement parler : ce ne sont pas des textes que Walcott évoque ici, mais une figure auctoriale, des symboles, et des références historiques. La bibliothèque antique se donne ainsi comme un répertoire de figures : d’une façon semblable au catalogue des héros dans Another Life, Walcott met en scène des références sans pour autant établir d’allusion directe à des textes précis, et construit ainsi des interprétations des références antiques entièrement indépendantes non seulement des interprétations érudites, mais également du contexte même duquel ces références sont tirées.
La bibliothèque antique de Walcott est rendue d’autant plus complexe qu’elle porte en elle une mémoire généalogique, celle des auteurs et des œuvres par lesquels l’Antiquité a été transmise jusqu’à nous. La bibliothèque antique peut ainsi prendre des allures de palimpseste, où le rapport à l’Antiquité est médiatisé par d’autres références, soit proprement textuelles soit plus largement thématiques. Le poème « Companion in Rome », dans le recueil Midsummer (1984), dédié à Joseph Brodsky, grand ami de Walcott, qui avait publié son poème « Élégies romaines » en 1981, fournit un exemple particulièrement riche de ce palimpseste de références :
Companion in Rome, whom Rome makes as old as Rome,
old as that peeling fresco whose flaking paint
is the clouds, you are crouched in some ancient pensione
where the only new thing is paper, like young St. Jerome
with his rock vault. (Midsummer 12)
Le premier vers du poème se lit comme une allusion à « Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome », l’un des premiers sonnets des Antiquités de Rome de Joachim du Bellay (1558). Cette allusion est renforcée et rendue plus explicite par la structure syntaxique du premier vers, une apostrophe adressée à la deuxième personne, amplifiée par une proposition relative, et par l’emploi, comme chez Du Bellay, de l’épanalepse construite par la répétition de « Rome ». Cette adresse initiale présente ainsi d’emblée deux niveaux d’allusion : dans le contexte immédiat du poète, à Brodsky et à ses Élégies romaines ; au niveau intertextuel, à Du Bellay, et, dans une perspective encore plus large, au topos de la poésie néo-latine et renaissante de la déploration des grandeurs passées de Rome (Imbert 649). La forme du poème, que Christophe Imbert rattache à la tradition de l’épître humaniste (Imbert 929), s’insère, elle aussi, dans une généalogie intertextuelle, qui remonte à la source d’inspiration de Du Bellay, un sonnet des Sacrosanctae Romanae Ecclesiae Elogia (1553), du poète néo-latin Janus Vitalis, « Qui Romam in media quaeris novus advena Roma ». Walcott joue ainsi avec différents niveaux de références, à travers lesquelles la Rome où le poète situe son ami devient elle-même un palimpseste historique. La suite du poème évoque une dame âgée qui tient une pension où loge Brodsky. La dame revêt peu à peu les traits d’une allégorie de Rome même, et prend les traits de la dea Roma antique :
That old woman in black, unwrinkling your sheet with a palm,
her home is Rome, its history is her house.
Every Caesar’s life has shrunk to a candle’s column
in her saucer. Salt cleans their bloodstained togas.
She stacks up the popes like towels in cathedral drawers;
now in her stone kitchen, under the domes of onions,
she slices a light, as thick as cheese, into epochs. (Midsummer 12)
Cette femme, maîtresse de sa maison autant que de l’histoire de Rome, transfigure les « grands » hommes et les monuments historiques en éléments de la vie quotidienne, dont elle dispose avec insouciance. Comme dans le catalogue des héros de l’enfance de Walcott dans Another Life, la mise en contraste de l’Antiquité, mythologique ou historique, avec des personnages de la vie quotidienne vise ici moins à ennoblir ceux-ci qu’à rétrécir la valeur d’une histoire de hauts faits et de grands hommes à sa juste mesure. Ce mouvement de rétrécissement, qui vient contester et subvertir l’ampleur épique traditionnellement associée aux récits de vie des grands hommes, trouve également un répondant sur le plan formel. La forme de l’épître, elle-même intime, est ici marquée par une musicalité qu’on entend dans le ressassement, dont Christophe Imbert remarque qu’il est lui aussi caractéristique de la tradition humaniste dans laquelle Walcott s’insère (Imbert 654), de la diphtongue [oʊ] et la répétition du couple « Rome » et « home ». Caractériser la tradition générique dans laquelle s’insère ce poème en le rattachant uniquement à l’épître humaniste serait donc réducteur : la musicalité répétitive et le renvoi explicite à la Caraïbe dans trois derniers vers rappellent en effet la volta finale des sonnets de la Renaissance. Le choix d’un tercet final pour ce retournement rapproche davantage « Companion in Rome » de la pratique française du sonnet, et peut s’interpréter comme encore un clin d’œil à Du Bellay : en effet, c’est principalement dans la tradition française que la volta se situe dans le dernier tercet, alors qu’elle a lieu typiquement dans le dernier sizain dans le sonnet pétrarquéen, et dans le dernier distique dans le sonnet anglais. Malgré ces jeux fort érudits avec une forme poétique qui a atteint son apogée au XVIe siècle, Walcott ne vise pas l’hermétisme, ni une forme d’élitisme intellectuel. Autant qu’il fait penser à la forme du sonnet, ce retournement final permet également de replacer le poème dans la tradition musicale du calypso trinidadien, auquel Walcott se réfère souvent, ou de manière plus large aux traditions caribéennes, très diverses, de chansons populaires satiriques. Non seulement la grandeur de la référence romaine se voit réduite aux menues choses du quotidien, mais le centre de gravité du poème se voit déplacé, autant au niveau thématique que dans sa forme, vers la Caraïbe.
La bibliothèque antique de Walcott est intertextuelle au sens où elle est déjà elle-même un palimpseste, sur lequel l’Antiquité et les textes antiques sont lus à travers les relectures que d’autres lecteurs en ont déjà faites. Parmi ceux-ci, en plus de Du Bellay, on peut songer à Dante, et à la place que Maria Cristina Fumagalli a bien démontrée de la Divine Comédie dans l’œuvre de Walcott : derrière Dante se trouve ainsi Virgile et l’Énéide, et derrière Virgile se trouve évidemment Homère. Plus près de nous, Ezra Pound et son esthétique volontairement éclectique ont eu une influence importante sur le jeune Walcott, qui a donné à son deuxième recueil publié, Epitaph for the Young (1949), le sous-titre XII Cantos en référence aux Cantos de Pound. La bibliothèque antique de Walcott est donc généalogique, et contient en elle non seulement des textes, mais les histoires mêmes de ces textes. L’on voit ainsi combien Walcott se rapproche dans sa pratique des idées de T.S. Eliot. Le travail de la référence antique est de l’ordre d’une mise en présence simultanée de références historiques qui abolit les distances géographiques et temporelles. Cette abolition des distances aplanit toute hiérarchie implicite dans la constitution d’un canon de textes considérés comme supérieurs, auxquels un écrivain devrait se confronter pour faire preuve de sa valeur. Walcott démontre sa maîtrise des intertextes antiques, non pas pour faire montre de son érudition, certes réelle, mais pour mettre en évidence la fluidité de ces références, et pour démontrer sa propre originalité en déterminant lui-même le sens nouveau qu’il confère à ces intertextes.
Ruptures dans la transmission
L’œuvre de Walcott permet de dégager un paradigme particulier de la « transmission » dans la Caraïbe, qui se distingue nettement des notions du métissage, de l’hybridité ou de la créolisation. Poète au sein d’une tradition transmise par l’enseignement colonial britannique, Walcott met en avant davantage la rupture qui caractérise son emploi de la bibliothèque antique que la continuité dans laquelle il insère son œuvre. Dans ce sens, la vision que Walcott propose du lien entre la tradition européenne et sa propre insertion dans celle-ci en tant que poète caribéen dans la période de sa poésie que nous avons étudiée peut se rapprocher des idées d’Antonio Benítez Rojo : il visualise en effet l’unité de la Caraïbe à travers la métaphore d’une machine, qui fonctionnerait à la fois comme courroie de transmission et mécanisme à créer des interruptions (Benítez Rojo 19-24).
Cette rupture avec l’héritage colonial qui se présente paradoxalement comme un renouvellement de celui-ci est une idée forte de la poétique de Walcott, qu’on peut mettre en lien avec « Tradition and the Individual Talent » de T.S. Eliot : la tradition est construite dans et par un travail sur le passé, et le caractère unique de l’artiste se manifeste dans un rapport dialectique avec le passé. En 1965, Walcott donne une conférence à la University of the West Indies qu’il intitule « The Figure of Crusoe ». Robinson Crusoé, personnage qui, sous la plume de Daniel Defoe, est empreint de l’idéologie coloniale anglaise du XVIIIe siècle, se voit ici transformé en représentant du poète antillais. Walcott y médite sur l’image d’un homme seul sur la plage, qui allume un grand brasier et éprouve un besoin irrépressible d’y jeter ce qu’il trouve autour de lui pour tout voir se consumer dans les flammes :
I have used that image of the hermit and the bonfire because I have found that it has a parallel for the poet. The metaphor of the bonfire, in the case of the West Indian poet, may be the metaphor of tradition and the colonial talent. More profound than this, however, is that it is the daily ritual action of the poet creating a new poem. All becomes pure flame, all is combustible and by that light, which is separate from him, he contemplates himself. (“The Figure of Crusoe” 34)
La bibliothèque antique chez Walcott, telle que nous l’avons analysée, peut être comparée à ce feu allumé par Crusoé. Toujours en transformation, et sans cesse reconfigurée, la pratique de la référence antique chez Walcott est étroitement associée à l’expression subjective du poète : dans les exemples que nous avons analysés, l’intertextualité chez Walcott prend part à la construction de la figure du poète et à son expression personnelle. Cette caractéristique de l’écriture face à l’Antiquité, qui est intime, personnelle, et s’affiche souvent comme un élément de l’écriture de soi dans les poèmes à sujet autobiographique, est un des éléments qui distinguent la pratique de l’intertextualité antique avant et après Omeros. Le caractère autobiographique et lyrique des références antiques dans l’œuvre de Walcott avant 1990, dont les exemples analysés ici représentent certes une part fort réduite, se retrouve indéniablement dans Omeros ; mais cette œuvre marque également un tournant pour Walcott, qui n’a jamais auparavant, si ce n’est ponctuellement, comme dans Another Life, donné autant d’ampleur aux références antiques, les étendant à l’échelle d’une œuvre entière, s’engageant dans une écriture intertextuelle qui ne construit pas uniquement des références à des textes ou à des figures de manière ponctuelle, mais mobilise une intertextualité générique avec les épopées homériques et avec l’Énéide. Si nous pouvons, à la suite d’Emily Greenwood, parler d’une « expérimentation continue » (« an ongoing experiment », Greenwood 79) avec les références antiques au cours de l’œuvre de Walcott, ce n’est pas dans le sens d’une progression linéaire qui atteindrait son apogée avec Omeros, mais plutôt dans le sens d’une expérimentation ludique et irrévérente. Loin de rester dans un rapport binaire qui reproduirait des hiérarchies culturelles coloniales, Walcott sape le pouvoir symbolique des œuvres canoniques pour se les approprier et les resituer, et se positionne ainsi comme un poète qui revendique pleinement la dimension mondiale de la culture caribéenne.