Préserver pour transmettre et faire vivre : la Citadelle Laferrière, patrimoine de l'humanité, du roi Christophe aux Nations-Unies
La citadelle Laferrière, érigée après l’indépendance au tout début du XIXe siècle sur la crête escarpée du Bonnet-à-l’Évêque, à 979 mètres d’altitude, par le roi Henry Ier Christophe dans le nord d’Haïti, à une vingtaine de kilomètres au sud de Cap-Haïtien, l’ancien Cap-Français, est probablement aujourd’hui le monument militaire le plus important par ses dimensions et le plus connu par son histoire, de toute la Caraïbe. Elle est surtout, en son pays et au-delà, non seulement l’incontestable sémiophore identitaire majeur d’Haïti–à la fois site naturel, monument historique national et collection d’objets exceptionnels chargés d’histoire–à préserver et transmettre pour les habitants actuels de la première république noire du monde, mais également un lieu de mémoire unique en son genre, espace monumentalisé privilégié du patrimoine haïtien à double fonction de commémoration et de transmission. Il n’en a pas toujours été ainsi, et si elle bénéficie depuis 1982 de l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, officiellement garante de sa protection et préservation, sa transmission jusqu’à nos jours n’a pas toujours été aussi assurée qu’il pourrait y paraître. Elle pose encore question aujourd’hui sur plusieurs points.
Il convient avant tout, en s’aidant des habituelles questions–quand, où, comment, pourquoi, pour qui et pour quoi ?–de la présenter d’abord, comme tout lieu de mémoire, dans son contexte naturel et historique. On s’interrogera ensuite sur les conditions matérielles et immatérielles de l’apparition et de la signification de cet élément patrimonial dans son cadre national et international, pour tenter d’envisager enfin les perspectives actuelles et à venir qui se présentent pour sa préservation et sa transmission aux générations futures. Entre identité et altérité, culture populaire locale et exigences scientifiques globales, mémoire et histoire, la transmission sera à considérer dans ses aspects nationaux et internationaux.
Un lieu de mémoire haïtien au fort patrimoine matériel
Inaugurée officiellement en 1813, la Citadelle–dont la construction avait été lancée par le général Henry Christophe peu après l’indépendance d’Haïti déclarée le 1er janvier 1804–n’était pas encore entièrement achevée, après une quinzaine d’années de travaux, à la mort en 1820 de celui qui était devenu le roi Christophe (Henry Ier).1 Elle n’est pas la seule fortification de ce type réalisée à cette époque fondatrice dans le même cadre, mais bien, et de très loin, la plus importante. La simple observation de l’édifice montre à quel point Christophe a par ailleurs bénéficié de l’antériorité d’une transmission quasi naturelle de l’art colonial français de la fortification tel qu’il apparaissait sous ses yeux en maints endroits, sur les côtes où à l’intérieur de la partie du Nord où il était arrivé très jeune.
Cette architecture militaire héritée de Vauban (Sébastien Le Prestre, marquis de, 1633-1707) et amendée surtout par le marquis de Montalembert (Marc-René de, 1714-1800), qui accentua l’importance de l’artillerie, son arme d’origine, apparaît encore aujourd’hui dans d’autres vestiges de l’époque coloniale dans l’île, qu’il s’agisse de fortifications côtières, première forme de défense coloniale liée à la protection par escadres navales (les forts Picolet, Saint-Joseph, des Dames, et la batterie Magny au Cap, ou La Bouque à Fort-Dauphin, les fortifications du Môle Saint-Nicolas, le Gibraltar de la Caraïbe, les défenses de Port-au-Prince entre autres), ou mieux encore, du modèle colonial terrestre développé depuis le vicomte et gouverneur basque Armand de Belzunce en 1763 (fig. 1), le premier à ne pas être un marin, grand initiateur d’une stratégie de défense intérieure par camps-refuges et repli sur le contrôle des passes (voir les forts Louverture, de la Crête-à-Pierrot, des Bayonnais, ou les caféières fortifiées comme Drouet) (fig. 2).
Ce dernier modèle fut repris aussi par les Anglais à Saint-Marc, la Crête à Pierrot, La Coupe, etc., puis par Toussaint Louverture et fit plus tard le succès de la résistance haïtienne aux entreprises françaises durant la guerre d’indépendance. Le chef des esclaves fugitifs (les Marrons) des montagnes du Bahoruco admirait tellement le gouverneur Belzunce qu’il prit son nom (Cauna 2000, 78-79).
Une carte anonyme datée de 1760 montre qu’il existait déjà à cette date à cet endroit deux fortifications, à deux et quatre bastions, autour de la passe menant au Dondon par Brochetage. Ces ouvrages correspondent aux emplacements des sites de la Citadelle et des Ramiers (BNF n° 400) (fig. 3).
C’est exactement ce que décrit l’abolitionniste anglais Macaulay dans son livre sur Haïti publié en 1835 :
Cette agréable vallée, que commande Le Ferrier, est le Brochetage des anciens colons ; c’était le jardin qui devait fournir à la subsistance des 10 000 hommes composant la garnison de la forteresse […] Au-dessus de tout cela apparaît le Ferrier comme un géant terrible et mystérieux, préposé à la défense du passage […] La montagne du Ramier, reconnaissable par ses trois forts, masque entièrement le Ferrier pour celui qui arrive […] de Dondon. (Macaulay 153-154)
Il n’est pas interdit non plus de penser à l’acquis cognitif de Christophe en la matière dans sa participation à la guerre d’indépendance américaine au sein de la Légion dite d’Estaing des Noirs et Gens de couleur libres de Saint-Domingue, qui s’était distinguée en particulier au siège de Savannah. Le jeune tambour qu’il était à l’époque, âgé de quinze ans, a obligatoirement vu les fortifications anglaises de l’époque et peut-être même a-t-il eu connaissance plus tard du modèle de l’île d’Aix entièrement fortifiée par Montalembert en 1776 (Eydoux 101 seq.)2, où fut créé au moins dès l’an III un dépôt colonial, lieu de déportation des officiers de couleur, partisans de Rigaud notamment, comme Chanlatte (fig. 4).
Il ne put que s’inspirer de tels exemples pour fortifier bon nombre d’anciennes sucreries de son royaume requalifiées en châteaux, telles les grandes habitations sucrières Le Gentil de Paroy, devenue Bellevue-le-Roi, ou Grand-Pré, devenue La Victoire. On voit encore aujourd’hui les meurtrières ouvertes dans les vestiges des murs de la sucrerie Bruslé de Baubert (devenue Le Manteau) (Cauna in Corzani 680-681).
Le monument s’inscrit au demeurant dans le cadre d’un site naturel d’une exceptionnelle beauté, en position dominante du haut de ses puissantes murailles atteignant 45 mètres, sur l’un des points culminants de cette partie de l’île, imposant l’emprise de sa masse sur le vieux Nord qui est devenu au fil des ans le foyer historique des luttes de libération noires, à commencer par le lieu de déclenchement du soulèvement des ateliers en 1791. Avec son corollaire de repli identitaire sur soi et de retour aux sources de l’histoire nationale. À la différence de l’Ouest et du Sud, dont les hauts-lieux, Port-au-Prince, la Croix-des-Bouquets, Saint-Marc, les Cayes, etc., ports ouverts au commerce étranger, sont davantage marqués par l’ouverture et l’activité des Libres de couleur, ou mulâtres, tels Pétion, premier président et fondateur de la République, ou Rigaud, adversaire acharné de Toussaint Louverture dans le Sud. C’est en cela qu’on peut parler, après Pierre Nora, au sujet de la Citadelle dans son environnement, de premier Lieu de Mémoire de l’histoire nationale de la première république noire du monde (fig. 5).
La Citadelle trône en effet au centre de la plupart des autres lieux historiques proéminents consacrés par la mémoire haïtienne : les lieux de naissance de Toussaint sur l’habitation sucrerie Bréda du Haut-de-Cap, et de Dessalines sur l’habitation caféière Cormier, à la Grande-Rivière-du-Nord ; les sites pré-colombiens et espagnols de la grotte de la Voûte à Minguet au Dondon et ses statues Taïno, du naufrage de la Santa-Maria dans la baie de Limonade et de la découverte de son ancre sur l’habitation Fournier de Bellevue, du débarquement de Colomb, du village du cacique du Marien Guacanagaric, et du fortin de la Navidad, premier établissement européen des Amériques, ainsi que celui de la ville espagnole dévastée et enfouie de Puerto-Real, tout près ; les sites de l’épopée des Frères de la Côte : l’île de la Tortue, Port-Margot et la prison d’Ogeron, la presqu’île de Labadie et autres refuges des flibustiers et boucaniers sur la côte nord ; les sites de l’insurrection des esclaves en 1791 : le Bois-Caïman sur l’habitation Choiseul, la caféière Lenormand de Mézy dans les mornes, les grandes sucreries dévastées ; les sites des combats de l’expédition Leclerc, au premier rang desquels la ville et rade de l’ancien Cap-Français, capitale économique, et ses défenses, Vertières, sa fontaine et son monument aux soldats de l’indépendance, la butte Charrier et le souvenir de Capois-la-Mort, la baie de l’Acul, lieu de débarquement, Saint-Michel, Gallifet et sa Grand-Case en fer, les camps retranchés du Dondon et de la Tannerie… sans oublier les sites proprement christophiens dont nous reparlerons.
On pourra distinguer d’abord dans la Citadelle le monument historique national. Ils sont rares en Haïti et nombre d’entre eux sont aussi d’autres réalisations christophiennes : le palais de Sans-Souci à Milot, celui de Belle-Rivière, dit des 365 portes à Saint-Marc, dans l’Artibonite, et de nombreux autres dans le Nord. Le monument impressionne d’abord par ses dimensions : un quadrilatère irrégulier long de 150 mètres sur 50 environ et s’élevant sur huit niveaux allant des caves, réserves, citernes aux batteries supérieures en passant par un dédale de couloirs reliant des casemates, galeries ou coursives voûtées, chemins de ronde, bastions et courtines, escaliers, ponts, etc., le tout couvrant environ un hectare autour d’une cour intérieure, ou Place d’Armes, bordée de divers bâtiments d’habitation dont le principal est le Palais du gouverneur et d’autres les quartiers des officiers et les logements des troupes (1500 à 5000 hommes aux niveaux inférieurs), mais aussi des cuisines, dépôts de vivres ou d’armes, puits, réfrigérateurs, citernes. On y voit aussi au centre le tombeau (un tas de mortier) et la stèle du Roi et plus loin celui de son gendre, le Prince Noël, mort dans l’explosion de la poudrière (Cauna in Corzani tome 2 432-433).
Mais la Citadelle, c’est aussi une collection d’objets exceptionnels chargés d’histoire, ce qui pourrait paraître paradoxal, l’édifice n’ayant jamais eu l’opportunité de servir dans sa vocation originale de défense. Au premier rang de ces objets sont les pièces d’artillerie, exceptionnellement nombreuses et d’origines très variées : 163 pièces inventoriées (canons, mortiers, obusiers) se répartissant entre artillerie navale (108 canons de fer, le plus grand ensemble au monde), et artillerie terrestre ou côtière, parmi lesquels de beaux canons de prises en bronze, armoriés et parfois martelés, français, espagnols, napolitains, anglais (en particulier l’un aux armes du duc de Marlborough et devise Fiel pero Desdichado), d’une portée maximale de 2 000 mètres (par le jeu du tir dominant concentré à la Montalembert), 24 canons de siège, de calibres 16 et 24 , et 16 canons de campagne, de calibres 12, 8 et 4, pouvant tirer des billes de fer, des obusiers courts à obus explosifs d’une portée de 600 à 800 mètres, des mortiers très courts et arrondis envoyant des bombes explosives jusqu’à un kilomètre, 50 000 boulets, etc. (fig. 6).
Le monument Citadelle remplit d’une matière d’autant plus efficace ce rôle de transmission patrimoniale qu’il répond par la question du « comment ? » de sa réalisation à une exigence éthique forte au sein de la population haïtienne actuelle. Outre sa fonction de préservation de la liberté héroïquement conquise (Liberté ou la mort était la devise des premiers révoltés), les modalités de la construction elle-même ne manquent pas de frapper les esprits par leur côté prométhéen à la fois unitaire et local répondant au critère défini par la devise nationale L’union fait la force. Les guides locaux plus ou moins officiels, issus de la population environnante, font de cette entreprise présentée comme artisanale le véritable morceau de bravoure du récit national en cours permanent de constitution.
L’appropriation populaire passe ainsi par l’évocation d’une construction faite « tout à la main » par 6 000 hommes (certains vont jusqu’à dire 20 000) répartis en groupes de travail de 300, pour tirer les canons notamment et les hisser jusqu’au sommet sur la forte pente du chemin d’accès. On retrouve là les antécédents de la forte culture militaire du Nord. Le chiffre correspond en effet à une brigade, ou plutôt à l’époque, deux régiments ou demi-brigades de 3 000 hommes répartis ensuite en bataillons ou escadrons de 300 hommes, chiffre qui correspond en même temps grosso-modo, dans le souvenir de la culture plantationnaire coloniale, à celui d’un atelier de 300 esclaves nécessaires à l’activité d’une grande sucrerie telle celles que l’on trouvait dans la plaine du Nord et qui furent les premières détruites par l’insurrection de leurs ateliers formés en bandes rebelles en 1791. De même, la férocité des commandeurs au service des colons alimente-t-elle le discours mythique qui met en exergue la cruauté du traitement de ces soldats-ouvriers dont on nous affirme que lorsqu’ils se plaignaient de ne plus pouvoir faire avancer le canon, il suffisait d’en supprimer la moitié pour que l’avancée reprenne plus rapidement encore. Dans le même esprit, les guides aiment aussi s’étendre sur l’emploi des matériaux locaux : la pierre, les cordes, le bois, pour la fabrication ou l’usage d’outils et la légende va jusqu’à avancer que la qualité du mortier était due au sang des malheureux ouvriers (alors que l’on employait du sang, mais de de bœuf, pour lier).
Pierre Nora (15-21, 23-43) avait bien mis en exergue les dérives potentielles de l’abus des lieux de mémoire voués aux commémorations et du discours les accompagnant. Il est aisé de voir dans ces lieux comment la matérialisation de la mémoire porte en elle la menace d’une réduction à des sites livrés aux commémorations. Évoquant la rupture entre mémoire et histoire, thématique très en vogue aujourd’hui, il notait dès 1984 qu’en France « on ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus », on pourrait même avancer l’idée d’une « désidentification avec la mémoire » d’une histoire autrefois sacrée par la « perte de la référence à la nation » caractéristique de la IIIe République (Nora tome I xviii). Cette observation est intéressante pour comprendre a contrario ce qui passe en Haïti où l’on peut constater l’effet exactement inverse : histoire et mémoire se conjuguent au quotidien vers une identification nationale en gestation perpétuelle. On baigne dans l’histoire-mémoire au présent. Les lieux de mémoire dans lesquels se cristallise et se réfugie le souvenir rédempteur à transmettre deviennent ainsi autant de symboles irriguant la vie sociale des « Citoyens » ou « Frères » haïtiens au quotidien, principalement–mais pas seulement–dans leur environnement immédiat. Tous les autres (étrangers) sont « Blancs ». On reçoit ainsi d’un seul coup, en pèlerinage natif-natal ou blanc quasi obligatoire à la Citadelle, l’onction d’une mémoire fondatrice (contemporaine des origines), d’une mémoire-État (de représentation, le « portrait du Roi »), d’une mémoire nationale (de prise de conscience de l’âme en train de se forger), d’une mémoire de citoyen (interpellation classique en Haïti), bref une mémoire-patrimoine qui sublime les objets-témoins en héritage collectif unificateur. A travers sa topographie spectaculaire et sa nostalgie archéologique, le lieu patrimonialisé ouvre la porte à l’émergence d’un présent historicisé corrélatif d’une identité fusionnelle solidaire indispensable (Nora ; Ricoeur 522-535).
La symbolique christophienne du pouvoir et sa monumentalisation
C’est sur ordre de Jean-Jacques Dessalines en 1805 que sont entreprises les fortifications destinées à garantir l’indépendance de la toute jeune république d’Haïti :
Les généraux divisionnaires, commandant les départements, ordonneront aux généraux de brigade d’élever des fortifications au sommet des plus hautes montagnes de l’intérieur, et les généraux de brigade feront, de temps en temps, des rapports sur les progrès de leurs travaux. (Ordonnance de Jean-Jacques Dessalines du 9 avril 1804, Madiou 146)
Mais Christophe avait anticipé cet ordre et débuté les travaux dès 1804. Officiellement, pour se protéger d’un retour offensif des Français, le décourager et éventuellement y résister comme pour les autres forts de moindre taille édifiés ou aménagés à l’intérieur, par d’autres généraux, dans ou près de chaque grande ville : la Citadelle des Platons de Nicolas Geffrard dans le Sud, au-dessus de la plaine des Cayes, le fort Ogé à Jacmel, les sept forts de Marchand-La Ville qui deviendra Marchand-Dessalines, capitale voulue par le futur empereur dans les hauts de l’Artibonite, plus tard, Fort-Jacques et Fort-Alexandre à Fermathe, en hommage à Jean-Jacques Dessalines et Alexandre Pétion, au-dessus de La Coupe (Pétionville). Mais on voit bien qu’un objectif plus large animait le futur roi : marquer sa puissance, par rapport notamment à la République des mulâtres Pétion et Rigaud au Sud, mais aussi montrer la capacité noire à s’organiser militairement, à s’ériger en nation. Outil de lutte anti-esclavagiste et anti-raciste, idéal identitaire matérialisé, la Citadelle, comme le palais de Sans-Souci, est avant tout un instrument majeur de propagande royale.
Elle est aussi l’œuvre prométhéenne (« Une montagne sur la montagne », écrit Alejo Carpentier dans Le Royaume de ce Monde, 118), d’un homme d’origine modeste. Henri Christophe (Cauna in Corzani II 608-609), né en 1767 dans l’île française de la Grenade, devenue anglaise en 1763 par le traité de Paris, était en effet fils d’un affranchi, ce qu’on appelait griffe à l’époque, enfant d’un mulâtre et d’une noire. D’un caractère difficile, il fut donné par son père pour sa formation à un capitaine de navire qui le vendit comme domestique au propriétaire de la sucrerie Portelance, une certain Bardèche, lequel en fit un cuisinier, puis un maître d’hôtel à l’auberge du Cap. Engagé très jeune à quinze ans comme tambour dans la Légion d’Estaing, entré ensuite en 1791 dans une compagnie de Libres contre les insurgés, il devint capitaine d’armes d’une barge pirate, adjoint du Général Pierre Michel, puis fut fait colonel par Toussaint Louverture en 1794, commandant la Petite-Anse puis le cordon du Nord, et incendiaire sur son ordre du Cap en 1802 face à l’expédition Leclerc. Général en chef commandant du département du Nord en 1804 sous Dessalines, son successeur et président élu en 1806, il entra en guerre contre les mulâtres Gérin et Pétion qui voulaient limiter son pouvoir et les battit à Sibert. Après avoir assiégé en vain Port-au-Prince en 1807, il se retira dans le Nord, faisant sécession et s’auto-proclamant et se faisant couronner roi en 1811. « Rougeâtre, les yeux beaux, la démarche noble, fastueux, poli, parlant français assez bien et anglais très bien », il créa une noblesse héréditaire qui fit la joie des pamphlétaires par les noms locaux cocasses – mais bien français en réalité – qu’évoque Aimé Césaire dans La Tragédie du roi Christophe dans la bouche malveillante et moqueuse d’un colon, ceux des ducs de Limonade ou de la Marmelade, des comtes du Trou-Bonbon ou de Mirebalais… (Cauna, 2008 241-256), mais aussi des marquis de l’Avalasse, comte de l’Acul, baron des Bois, de Léo…
Il battit les Républicains à Saint-Marc, au Môle-Saint-Nicolas, assiégea à nouveau Port-au-Prince pendant trois mois et à défaut de victoire décisive affermit son pouvoir en faisant assassiner les mulâtres, en réprimant le vaudou et en exécutant comme espion le négociateur de Medina envoyé par les Français. Puis en promulguant des codes civils et militaires, des lois encourageant les mariages, et en édifiant de nombreux palais et des châteaux sur d’anciennes sucreries, le tout dans l’intention évidente de protéger et organiser son royaume et de laisser sa marque.
Il n’est pas simplement anecdotique que le monument Citadelle, jamais attaqué, ait survécu, après l’explosion de la poudrière et le déchoukage (pillage) consécutif au suicide du Roi, au terrible tremblement de terre de 1842 qui détruisit en grande partie le palais de Sans-Souci et ébranla la Citadelle, endommageant gravement la batterie Coidavid. Au-delà de sa qualité d’apanage et de marque sur un pays en gestation d’un homme, aussi exceptionnel soit-il, despote éclairé ou non selon les angles d’approche, la Citadelle dépasse en même temps le cadre fonctionnel strict d’un ouvrage militaire de défense pour se transformer en fin de compte en un monument intentionnel dédié à travers l’un de ses acteurs majeurs à la célébration de la victoire de 1803. En effet, si son but initial affiché était bien de protéger le pays contre toute attaque, sa fonction ultime visée par son fondateur, l’ancien domestique autoproclamé premier et seul roi d’Haïti, est surtout symbolique : affirmer l’indépendance de l’île et la puissance personnelle et collective du monarque.
« À ce peuple qu’on voulut à genoux, il fallait un monument qui le mît debout », dira Aimé Césaire dans La Tragédie du Roi Christophe. C’est ce peuple d’esclaves libérés que l’homme Christophe, né libre vendu comme un esclave, mulâtre qui se dit et se veut noir, prétend incarner, s’attribuant le caractère sacré propre à la royauté, quitte à forger lui-même son mythe glorieux et tragique en le fondant dans celui de son royaume. On voit ici l’importance d’une forme de transmission qui est celle de la représentation, à la fois externe et interne.
C’est en ce sens que John Vandercook, dans Black Majesty lui attribue les paroles suivantes dans une réponse à l’amiral anglais Sir A. Popham (cité par VCCN Vision christophienne pour une Nouvelle Haïti, Milot, en ligne) (fig. 7) :
« … Si nous avions quelque chose à vous montrer, vous nous respecteriez, et si nous avions quelque chose à nous montrer à nous-mêmes, nous nous respecterions.
[…] Et si de nos mains nous pouvions toucher des choses créées par nous, des tours, des palais, des monuments, peut-être trouverions-nous en eux la certitude de notre force ».
Au pied de la Citadelle, dans le village de Milot, le palais de Sans Souci, cité royale d’un faste inouï ruinée par le pillage de 1820 et le séisme de 1842, participe du même esprit et se visite dans le même mouvement. Les ruines, grandioses, s’étendent de manière théâtrale dans un vaste cirque de végétation luxuriante. On y voit tout de suite l’entrée monumentale jalonnée de puissants pilastres formant guérites de garde en creux, la chapelle, construction circulaire de 25 m. de diamètre, surmontée d’un énorme dôme refait en 1934, des vestiges de bâtiments administratifs et militaires au milieu de jardins alimentés par des aqueducs et canaux…
Il y avait là le Grand Conseil d’État, le Palais des Ministères, l’Hôtel de la Monnaie, la Bibliothèque, la résidence du Prince héritier située à l’Ouest de l’esplanade des réunions officielles, les écuries, les casernes, les prisons, l’arsenal, les divers ateliers d’entretien, l’hôpital, l’orfèvrerie, et spécialement la chapelle royale, actuelle église paroissiale catholique de l’Immaculée Conception de Milot, et les jardins du Roi et de la Reine. Il faut également noter le grand cayemitier, l’arbre sous lequel le roi Henri Christophe rendait justice ou se divertissait avec sa Cour au milieu d’une esplanade où trône un buste féminin à l’italienne censé évoquer la reine Marie-Louise Coidavid (fig. 8).
Le vaste palais royal à trois étages auquel on accédait par un escalier majestueux à double volée, encadrant en creux une fontaine jaillissante et sa vasque aujourd’hui disparue, présentait une large façade sur terrasse, au corps central en avancée couronné par un fronton semi-circulaire orné d’un soleil sur bois peint en noir orné de l’inscription « Je vois tout et tout voit par moi dans l’univers ». Les armes royales étaient peintes sur le tympan du fronton. Sur un écu sommé de la couronne royale et entouré du collier de l’ordre royal et militaire de St-Henri : d’azur semé d’étoiles d’or au phénix du même somméd’une couronne royale, entouré d’un listel d’argent avec la devise « Je renais de mes cendres ». Supports : deux lions d’hermine armés, lampassés et couronnés d’or. Devise sur un listel d’or sous l’écu « Dieu, ma Cause et mon Épée ».
Malgré son nom, le palais ne ressemblait en rien à celui de Frédéric II à Postdam, en Prusse. Il est l’œuvre d’un architecte étranger, peut-être anglais, un certain Worlock, avancent prudemment quelques guides. J’avais recherché dans les années 1980 une trace de ce nom sur le terrain. Il figurait effectivement, encore lisible sur une plaque tombale dégradée cachée sous les broussailles sur le site de l’ancien cimetière paroissial de l’église de la Petite-Anse au lieu-dit proche Carrefour-des-Pères. L’histoire a retenu Siméon Worlock, créole anglais, natif d’Antigua, naturalisé français, homme de science et médecin, membre correspondant de la Société Royale de Médecine de Paris, qui fut l’un des premiers à pratiquer « l’inoculation », des esclaves contre la verrette (vaccination antivariolique). Résident au Quartier-Morin en 1779, il avait été procureur de la grande sucrerie du gouverneur Charritte, puis de celle du conseiller Juchereau de Saint-Denis, de 1783 à 1790. Mais il n ’est pas architecte, qualité qui serait, selon la version haïtienne, à attribuer à Chéri Worlock qu’on pourrait alors supposer être son fils mulâtre.
La même ignorance historique s’attache à la personne de l’architecte de la Citadelle, un jeune homme qu’on s’accorde à nommer Henri Barré mais que certains n’hésitent pas à déclarer suisse, voire écossais (par confusion sans doute avec Worlock), d’autres, allemand (l’ingénieur Neuber, de Munich) et la plupart, un mulâtre haïtien officier du Génie. On se rangera plutôt à ce que nous en dit Joinville-Gauban, témoin fiable ayant recueilli les souvenirs du docteur Déniant, médecin réolais comme lui, du roi Christophe, qui assure avoir été « détenteur du plan de la nouvelle ville de Sans-Souci » et que « pour toutes ces diverses constructions, S. M. [Christophe] avait [eu] recours à un jeune aventurier de La Rochelle, qui avait quelques notions en architecture, à quelque ouvriers étrangers arrivés fraîchement d’Angleterre ou des États-Unis, à une troupe de Polonais faits prisonniers à l’évacuation des Français de la colonie, enfin à la corvée à laquelle il assujettit tous ses sujets » (Joinville-Gauban tome II, 72). On sait, pour confirmer, que les Polonais, républicains vétérans des guerres d’Italie qui avaient déserté en masse (ils étaient 6 000) les troupes françaises de l’expédition Leclerc, s’étaient vu reconnaître dans la première constitution d’Haïti en 1805 la qualité de « noirs » pour leurs services dans la guerre d’indépendance. Et l’on doit noter pour l’origine rochelaise que l’arrière-grand-mère du planteur rochelais Aimée-Benjamin Fleuriau était une Barré (Catherine)3 (Cauna, 2003 254).
Un patrimoine mondial de l’humanité à préserver et restaurer : développement, valeur ajoutée et pièges de la transmission
Les bâtiments que nous venons d’évoquer sont considérés comme des symboles universels de liberté car ils sont les premiers ouvrages construits par des esclaves noirs ayant conquis leur liberté. Ils découlent directement en effet de la plus importante révolte d’esclaves qui aboutit en 1793 à l’abolition de l’esclavage et à l’Indépendance de la première république noire du monde, qui fut proclamée le 1er janvier 1804. Haïti est le premier état au monde issu d’une révolte d’esclaves.
C’est à partir de 1979 et jusqu’en 1990, que l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National d’Haïti (Ispan), tout récemment créé, a mis en place et exécuté un programme de préservation et restauration de la Citadelle, victime de multiples atteintes dues au temps, au climat et au contexte, tant naturel qu’humain. Il obtint au départ pour son exécution un modeste financement d’une centaine de milliers de dollars qui permit de lancer les opérations et, surtout, matérialisa l’approbation d’instances internationales reconnues : le Programme des Nations Unies pour le Développement (Pnud) et l’Unesco, ouvrant ainsi la voie à d’autres soutiens, notamment ceux de missions diplomatiques et de coopération bilatérale, française en particulier par l’intermédiaire du Centre de Recherche Historique de l’Institut Français d’Haïti et l’assistance d’experts consultants dûment missionnés.
La Citadelle et son environnement immédiat, le palais de Sans-Souci et le site des Ramiers ainsi que le Parc National Historique (PNH) ont fait l’objet en 1982 d’un classement au patrimoine mondial par l’Unesco. Créé en octobre 1978 par le gouvernement haïtien sous l’impulsion de l’ingénieur Albert Mangonès, fondateur en 1979 de l’Ispan, le PNH s’étend sur 250 hectares dont les limites et l’inventaire archéologique ont été précisés par une mission conjointe Pnud/Unesco en 1986 avec l’apport de la maîtrise locale de l’Ispan et de la Coopération française via le Centre de Recherche Historique de l’Institut Français d’Haïti que je dirigeais alors4. J’ai personnellement participé à cette enquête de terrain à ambition modélisante en qualité d’expert national (historien) en compagnie d’une géographe française et de trois chercheurs haïtiens (archéologue, ethnologue et cartographe) de l’Ispan. Je l’ai ensuite présentée en 1990 à la table ronde L’histoire des sociétés coloniales antillaises à Paris à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Les habitations et sites visités ont été Milot, Sans-Souci, la citadelle Laferrière, les Ramiers, les caféières Ginet, Hériveaux, Junca, Sèze, la sucrerie Grand-Pré, etc.
L’Icomos (Conseil international des musées) a également joué un rôle important par l’apport de recommandations concernant les projets de développement du PNH5. Bien que fréquemment polyvalentes, elles peuvent se répartir grosso modo en une demi-douzaine de grandes catégories selon leur cible : les questions de gestion, de formation, de muséification, de communication et de développement (touristique ou local). Les premières, à caractère essentiellement interne, concernent la mise en place et le fonctionnement du parc, les trois autres, plus orientées vers l’extérieur, visent davantage l’élément humain, le public en général. Il s’agit d’abord de la muséification de la Citadelle et du Palais (n° 2) et du développement de la stratégie archéologique du Parc (n° 5) et des visites guidées thématiques (n° 10). Puis de sa gestion (n° 1), des consultations (n° 12) et liens collaboratifs à établir sur la même thématique mémorielle (n° 4). Ensuite, du plan de communication (n° 6) et des formations à initier (n°8 et 9), le tout en liaison avec les populations locales dont les conditions de vie doivent être améliorées (n° 6, 7 et 11) et la chaîne touristique (n° 3, 6, 7, 8, 9,10). Ce qui frappe, c’est la prégnance des considérations d’ordre touristique, qui représentent une manne inespérée : un aéroport international a été créé récemment et plusieurs milliers de croisiéristes débarquent chaque année au Cap, réputé plus sûr que la capitale Port-au-Prince, et surtout à Labadie, presqu’île paradisiaque coupée du reste du pays par un mur et présentée comme une escale antillaise autonome avec son propre drapeau. On imagine les réserves que l’on peut formuler à partir de là sur cette évolution.
On voit bien comment, par l’appropriation et reconstruction populaire et leur rendu en histoire orale dont elle fait aujourd’hui l’objet, la Citadelle entre clairement, par une transmission temporelle verticale et continue au fil des générations, dans ce que Glissant nomme « l’imaginaire des peuples ». Celui-ci se constitue comme poétique dans une diversité : autant de poétiques que de peuples. Ces poétiques peuvent s’appeler cultures si on les considère comme des « cultures en évolution » vers le progrès du Tout monde. Leur valeur ajoutée est évidente dans le cadre du cas haïtien d’une nation de formation récente mais antérieure à celle de tous les états d’Amérique, à l’exception des États-Unis à laquelle ont aidé les troupes de couleur de la Légion d’Estaing. On ne doit pas oublier non plus l’aide apportée par les premiers gouvernements haïtiens de Dessalines et Pétion aux entreprises des Libertadores, de Miranda à Bolivar en passant par Maceo et autres. Et bien sûr les effets caribéens et continentaux de la diffusion de la révolution noire haïtienne, non seulement sur les abolitions et les indépendances mais aussi dans les phénomènes de créolisation (on peut penser notamment à Cuba et à la Louisiane). Et même sur les effets mondiaux actuels d’anti-racisme. On entre là dans une transmission horizontale qui relève du dialogue des cultures cher à Édouard Glissant, un exemple du passage des cultures ataviques aux cultures composites, de l’identité racine à l’identité rhizome. A la dimension spatiale, s’ajoute une dimension temporelle créant une problématique philosophique, celle d’une anthropologie critique articulée à la géographie et à l’histoire, les deux étroitement emmêlées, génératrice de valeurs générales de progrès pour l’humanité.
Pensé, voulu, créé et suivi par des acteurs locaux, au premier rang desquels la Société haïtienne d’histoire et de géographie et la jeune équipe de l’Ispan appuyée par le CRH, et malgré un environnement politique difficile, le programme, qui s’est rapidement avéré transdisciplinaire, fut non seulement mené à bien en une douzaine d’années dans ses objectifs essentiels de préservation, mais apporta en outre, au fils des ans, des réflexions sous la contrainte et des expériences vécues, un important capital acquis de bonnes pratiques et des capacités de formation d’intervenants appropriés dans une large panoplie de secteurs. Il génère à son exemple d’autres projets du même ordre patrimonial6 et ouvre pour finir de nouveaux horizons dans de nombreux domaines de la recherche–historique, naturelle et humaine, agronomique, économique–pour déboucher finalement sur des actions de développement durable. La connaissance des conditions d’une « bonne » transmission patrimoniale rejoint ainsi une prospective progressiste.
Il reste à faire le point sur deux questions d’ordre onomastique fréquemment posées et qui ne sont pas sans importance pour la qualité de la transmission historique, qui ne doit pas devenir le parent pauvre de l’opération. On s’interroge ainsi par exemple sur l’origine du nom de Bonnet à l’Evêque qu’on pourrait penser issu d’un ancien colon (Lévêque) propriétaire des lieux, selon la règle habituelle. Mais Moreau de Saint-Méry nous dit clairement qu’il tient plutôt à sa configuration particulière présentant deux pointes semblables à celles d’une mitre et formant l’un des repères des marins pour entrer dans la rade du Cap (Moreau de Saint-Méry 284). Il est d’autre part régulièrement indiqué sous cette forme sur les cartes coloniales anciennes, comme on peut le voir sur celles de Frézier et Delisle dès 1725. Le nom de la Citadelle, quant à lui – qui est officiellement Citadelle La Ferrière–tend à être remplacé par certains par Citadelle du Roi Christophe–appellation populaire communément répandue que le dernier rapport de l’Icomos par exemple ajoute entre parenthèses, précédé de « ou »–quand ce n’est pas tout simplement Citadelle Henry (Hyvert, 2000 174-179), ce qui manifestement ne signifie plus rien hors Haïti et constitue à ce titre une dérive de la transmission historique, d’ailleurs contraire à la forte tendance générale conservatrice des toponymes locaux dans la population rurale (la grande majorité du pays). La première raison de ce flottement est, on l’a vu, la volonté affirmée par Christophe de faire du monument un instrument à sa gloire. La seconde est celle, plus sociale, d’une revendication fréquemment présente en Haïti d’haïtianisation de la toponymie (mais beaucoup moins de l’anthroponymie). Christophe tenta de laisser sa marque, mais les noms de fantaisie qu’il avait essayé d’imposer sur ses palais et châteaux des dotations du Roi, de la Reine, de la Princesse Royale, de Madame Athénaïse (une quinzaine d’anciennes sucreries devenues Mettez-y (Gallifet), Tenez-y (Charritte), les Délices de la Reine (Duplàa), Grand-Pont (Balan), la Conquête (Desglaireaux), la Victoire (Grandpré), la Gloire (Astier), Montre-Marie (Dumesnil), Pensée Reconnaissante (Gallifet), Bonne Gratitude (Chevreau)…) n’avaient pas résisté, y compris de son vivant, à la tradition populaire des vieux noms de colons français propriétaires ou de ces noms de lieux donnés par les rudes flibustiers et boucaniers au temps des fondations de la colonie comme L’Etron-à-Porc par exemple (bien que Saltrou, lui, soit devenu Belle-Anse !).
La dernière raison enfin est, beaucoup plus prosaïquement, qu’on ne connaît pas l’origine historique du nom de La Ferrière et qu’on ne se soucie pas apparemment de la découvrir - alors que ce nom était tout simplement, comme partout, celui d’une ancienne habitation. En l’occurrence ici, à cette altitude, il ne pouvait s’agir que d’une caféière, mais elle n’apparaît sur aucune carte coloniale ni dans l’Etat dit de l’indemnité de Saint-Domingue qui fait office de cadastre. Une recherche rapide dans les archives coloniales permet pourtant au minimum d’ouvrir quelques pistes sur ce point. La règle générale de conservation du nom de l’ancien propriétaire peut ici s’appliquer. Ils sont deux de ce nom à Saint-Domingue à l’époque.
Il s’agit plus probablement de Georges-Michel de La Ferrière qui était capitaine des dragons-milices du bourg voisin du Dondon dans les années 1775 à 1782. Né en 1746, il avait été lieutenant dans la Légion d’Estaing en 1764, réformé en 1766, et sollicite la croix de Saint-Louis à 36 ans, après dix-huit ans de bons et loyaux services. Il demande ensuite, avec l’appui de la princesse de Craon (propriétaire voisine, au Quartier-Morin), la survivance d’un des greffes du Cap-Français, puis de celui de Port-au-Prince pour subvenir à ses besoins et l’entretien de la famille qu’il vient de fonder en se mariant. Malgré ses appuis et la belle signature maçonnique qu’il affiche, assortie de ses titres de chevalier et comte de Saint-Jean-des-Bois en Normandie, sa demande est rejetée sans ménagements, le ministre Sartine ajoutant même de sa main de lui conseiller de « ne pas insister » (Archives Nationales Outre-Mer E245).
Le second Laferrière, Charles (Louis-Charles-François-Pierre-Jean-Baptiste-Alexandre) de La Ferrière, originaire de Dijon, capitaine d’infanterie, gouverneur de Châteaubriant, lieutenant dans la légion de Saint-Domingue, était habitant aux Cayes (dans le Sud) dans les années 1760-1770, et marié à Torbeck à une demoiselle Moreau, créole, fille d’un écrivain principal de la Marine (Moreau de Saint-Méry 1280, 1506). C’est ce dernier qui, ayant laissé son nom dans cette partie de l’île, est vraisemblablement à l’origine de celui du célèbre romancier Dany Laferrière, originaire du Petit-Goâve, premier haïtien et canadien élu à l’Académie française, au fauteuil de Montesquieu. On conviendra qu’il serait regrettable qu’un tel nom ne soit plus transmis en Haïti.
Entre identité et altérité, facteurs endogènes ou exogènes, principalement via la médiation touristique, Roland Barthes stigmatisait très justement « l’une de nos servitudes majeures : le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie » (Barthes 72). Sous peine de dérives mémorielles semblables à celles que Paul Ricœur a mises en exergue (Ricoeur), la relève du mythique par le mémoriel suppose une mutation profonde qui ne doit pas être une nouvelle trahison d’une histoire manipulée selon les besoins du moment. La mémoire sociale de proximité ne peut aider valablement à atteindre une juste mémoire qu’au terme et qu’avec l’aval de la recherche historique scientifique. En d’autres termes l’action thérapeutique de l’histoire, seule alternative à une mémoire obligée abusivement commandée ici comme ailleurs (le fameux « devoir de mémoire »), ne pourra s’exercer autrement que dans le respect, pour sa transmission, de sa règle conceptuelle fondamentale de mise à distance de l’empire des affects et de la contemporanéisation anachronique, moteurs de toutes les dérives éthico-politiques.