Transmission et variations sur l'île des conteurs : la Caraïbe de Toni Morrison dans Tar Baby
De son titre à son intrigue, en passant par le territoire imaginaire sur lequel il se déploie, le quatrième roman de Toni Morrison, Tar Baby, entremêle la littérature orale au territoire caribéen. Le roman a un nom de conte ; l’île un nom de légende. Tout est donc déterminé par le récit oral, fluctuant par définition. Il donne au récit la riche couleur moirée de la variation et du multiple. En en faisant la matière, le matériau de son roman ainsi que de son territoire, Morrison tisse une matière souple et mouvante comme la parole de bouche à oreille. Les différentes versions de la même histoire qui affleurent tout au long de Tar Baby dépendent des voies de transmission qu’elles ont suivies. Le roman est ainsi un espace régi par la dynamique du conte et de l’oralité, tout comme l’est le lieu où il se déroule. Au sein de l’œuvre de Toni Morrison, le roman est singulier de par sa situation géographique : il est le seul à se dérouler en grande partie hors du territoire étatsunien, et à nous laisser voir l’imaginaire que développe l’auteure autour de l’espace caribéen. Morrison place ici le conte sur un espace intermédiaire, interstitiel, entre les continents que les empires coloniaux et l’esclavagisme ont mis en relation forcée. L’île est conçue comme une terre du merveilleux, qui l’émet, le diffuse, mais ne parvient pas toujours à le communiquer : cet échec met en lumière le rôle crucial de la perception, sans lequel le processus de transmission ne peut aboutir. La légende qui entoure le nom de l’île des Chevalier où se situe l’action de Tar Baby est une perspective qui peut orienter la lecture du roman et expliquer la nature merveilleuse de cette île. Notre attention se tournera finalement vers ceux que Morrison charge de transmettre aux lecteurs leur récit.
Les visages du conte facétieux
Le titre du roman est une référence à un conte africain américain dans lequel Brer Rabbit, personnage majeur des contes animaliers, croise sur son chemin une poupée de goudron fabriquée par un fermier qui voulait ainsi protéger ses cultures. Brer Rabbit, séducteur et maître de la parole fourbe, engage la conversation mais s’offusque qu’elle ne réponde pas à ses salutations. Pris de rage, il la frappe et se retrouve ainsi pris au piège, ses pattes collées par le goudron. Lorsque le fermier qui a fabriqué l’appât arrive, le lapin le supplie de ne surtout pas le ramener chez lui, ce que s’empresse de faire le fermier par cruauté : tel est pris qui croyait prendre le rusé Brer Rabbit. Ce conte de ruse animalière est typique de ceux qui ont cristallisé le débat autour des origines des contes africains américains—et de l’ensemble du folklore, voire de la culture africaine américaine—durant la première moitié du vingtième siècle. Frazier défendait la thèse de la table rase culturelle selon laquelle le brassage ethnique, linguistique et géographique qu’a représenté le Passage du Milieu a anéanti toute chance d’import culturel africain vers le nouveau monde.1 Dans The Myth of the Negro Past, son opposant principal, Melville Herskovits, s’appuie sur une étude approfondie des conditions de capture et des modalités de fonctionnement d’artefacts culturels en Afrique pour défendre l’existence d’une continuité culturelle importante outre-Atlantique. Ce débat que l’on pourrait penser clos est en réalité toujours présent en filigrane des sujets liés à l’identité africaine américaine chez des intellectuels contemporains, comme un signe du dynamisme et de l’historicité de cette question. C’est le cas par exemple lorsque Ta-Nehisi Coates résume ainsi ses découvertes à la bibliothèque de l’université de Howard dans Between the World and Me (2015) :
I did not find a coherent tradition marching lockstep but instead factions, and factions within factions. […] Things I believed merely a week earlier, ideas I had taken from one book, could be smashed to splinters by another. Had we retained any of our African inheritance? Frazier says it was all destroyed, and this destruction evidences the terribleness of our capturers. Herskovits says it lives on, and this evidences the resilience of our African spirit. (Coates 47)
Les interrogations de Coates nous montrent que cette question reste étonnamment encore en suspens, certainement trop chargée d’enjeux politiques pour se résoudre à des réponses strictement scientifiques. Il n’est pas si aisé d’établir précisément quelles mers et quels océans le conte a traversé pour arriver sur l’île des Chevaliers, cette île imaginaire perdue dans les eaux de la Caraïbe et où se déroule la majeure partie de Tar Baby.
Pourtant, si les croyances populaires nous disent que les esprits ne peuvent traverser l’eau, les récits le font très certainement, ne serait-ce que pour traverser la mer des Caraïbes puisque ce conte existe aussi bien sur les îles qu’elle baigne que sur le continent américain. Le récit fait plus haut d’un conte archétypal ne rend pas justice à la variété de ses innombrables déclinaisons, le conte étant si populaire qu’il se décline au gré des conteurs, des lieux et des communautés qu’il traverse. L’adversaire de Brer Rabbit prend les traits d’un renard dans les contes de l’Oncle Remus de Joel Chandler Harris (1881) et, si Morrison parle d’un fermier dans la préface à son roman, elle mentionne bien le conte par le biais de la variation, faisant allusion à la pluralité des versions dans son étonnement, comme une pensée après-coup, face à un détail de celle à laquelle elle avait été d’abord confrontée :
Once upon a time there was this farmer. He planted himself a garden….
Very funny, then scary, then funny again. Yet puzzling. At some level the tar baby story begged and offered understanding beyond “outlaw peasant outwits inventive master with wit and cunning.” It’s clear why the rabbit ate as much lettuce and cabbage as he could. It’s clear why the farmer had to stop him. But why a tar figure? And why (in the version I was told) is it dressed as a female? Did the farmer understand the rabbit so well he could count on its curiosity? (Tar Baby, préface de l’édition Vintage, x)2
Le roman lui-même offre deux versions du conte. L’une sous-tend la diégèse que le titre invite à lire comme une adaptation très libre de cette trame folklorique. L’intrigue de Tar Baby se déroule sur l’Isle des Chevaliers où Valerian Street, riche industriel blanc, et sa femme Margaret ont décidé de passer leur retraite loin de Philadelphie. Ondine et Sydney, le couple africain-américain employé à leur service, les a suivis sur cette île caribéenne qu’ils habitent donc depuis des années tous les quatre sans bien la connaître. Leur nièce Jadine, revenue de ses études à la Sorbonne, est hébergée dans la grande demeure des Street. Au milieu des préparatifs de Noël, Margaret découvre caché dans sa chambre un intrus du nom de Son. Débarqué clandestinement d’un bateau, il avait survécu grâce à la bonté de Gideon et Thérèse, habitants de l’île, que les Street traitent avec dédain. Cette arrivée incongrue, alors que Margaret attend désespérément son fils qui ne viendra pas pour le réveillon, perturbe le fragile équilibre de la maisonnée dont les secrets morbides éclatent au grand jour. Dans ce tumulte, Jadine tombe amoureuse du jeune homme que l’on découvrira originaire du Sud rural des États-Unis, et s’envole avec lui vers les États-Unis, mais leur relation ne survit pas à leurs différences radicales quant à l’approche de leurs traditions et de leur héritage. La distribution semble tout trouvée : la séduisante Jadine, qui s’englue littéralement dans le goudron de l’île, est l’appât idéal ; Valerian, le propriétaire qui a financé l’éducation de la jeune fille (et l’a donc « façonnée », dans une certaine mesure) jouera le rôle du fermier ; Son, séduit puis éconduit, sera Brer Rabbit, dont le trottinement résonne lorsque se clôt le roman (« Lickety-split. Lickety-split. Lickety-lickety-lickety-split. » Tar Baby, 309).
L’autre version est donnée par le personnage de Son, qui la raconte malgré les protestations de Jadine, lors de la dispute qui mènera à leur séparation :
She looked at him and when he saw the sheen gone from her minky eyes and her wonderful mouth fat with disgust, he tore open his shirt, saying, “I got a story for you.”
“Get out of my face.”
“You’ll like it. It’s short and to the point.”
“Don’t touch me. Don’t you touch me.”
“Once upon a time there was a farmer—a white farmer…”
“Quit! Leave me alone!”
“And he had this bullshit bullshit bullshit farm. And a rabbit. A rabbit came along and ate a couple of his…ow…cabbages.”
“You better kill me. Because if you don’t, when you’re through, I’m going to kill you.”
“Just a few cabbages, you know what I mean?”
“I am going to kill you. Kill you.”
“So he got this great idea about how to get him. How to, to trap… this rabbit. And you know what he did? He made him a tar baby. He made it, you hear me? He made it!” (Tar Baby 273)
Morrison nous donne à voir le contage (voir Simonsen 34-40) en action, dans son déroulement qui est performance : Son utilise la trame de l’histoire qu’il connaît, mais il en tisse les motifs à mesure que sa parole la recrée dans cette situation particulière. La résistance de son auditoire rythme sa diction, en fait un récit à la fois empêché et forcé. Ses hésitations sont le signe qu’il invente les détails à mesure qu’ils parlent (les choux pourraient bien être autre chose), car ce qui lui importe est le message qu’il veut faire passer à Jadine, utilisant en réalité le conte comme une parabole pour la blesser.
La vision qu’impose Son à Jadine ressemble à une explication de texte trop facile, trop didactique pour être juste, d’autant qu’elle est assénée non pas pour comprendre mais comme une insulte. La version du personnage et celle de l’écrivaine ne sont pas convergentes, mais co-existantes : Morrison en fait un usage différent, à l’interprétation bien plus ouverte lorsqu’elle le déploie à l’échelle du roman entier. Thérèse a beau sembler partager l’analyse de la situation selon laquelle Son devrait se méfier à la fois de Jadine et de Valerian, elle insiste dans son geste final sur le choix qui s’offre à Son : en le forçant à traverser l’île hors des sentiers battus, elle le met en contact avec une nature à laquelle elle estime qu’il appartient, le retourne en fait à la légende dont elle est convaincue qu’il fait partie. Ainsi, le fin mot du roman n’est pas tout à fait celui du conte, Son ne démontre aucunement la ruse du lapin, tout comme Valerian, en passe de devenir sénile, n’avait rien de l’intention du fermier au sujet du jeune homme. En faisant le choix d’exposer cette variété, Morrison souligne la plasticité du conte.
C’est cette dynamique de la variation qui fait la force du roman et sa vivacité, car tout se joue dans les processus de transmission, par la plasticité de l’oralité que Morrison s’emploie à mettre en œuvre en littérature. Les spécialistes du conte populaire savent bien à quel point la multiplicité est caractéristique de la forme, jusqu’à en faire un trait définitoire du folklore (Toelken 92). L’un des outils cruciaux dans le champ n’est autre qu’un index des types et des motifs (la classification Aarne-Thompson-Uther et l’index des motifs de Stith Thompson), dont la fonction est de recenser et de regrouper la foule de versions qui correspondent à un même archétype. Le conte et la légende appartiennent à la « littérature orale », c’est à dire à une forme qui se joue hors des institutions de l’écrit, qui est intrinsèquement liée à la performance : la littérature orale existe au travers d’un acte de narration qui est une parole performée, un récit situé, qui dépend de son contexte, mais circule pour se réinventer à chaque nouvelle situation.
Une légende polymorphe
Plus encore que le conte qui donne son titre au roman, la légende qui donne son nom à l’île est le support de ce processus de variation car elle se décline en de nombreuses versions, distillées au long du roman. Le premier contact du lecteur avec cette histoire est directement amené par la voix narratrice, qui mentionne « le rivage d’une île qui, trois-cents ans plus tôt, avait rendu aveugles des esclaves à l’instant même où ils l’avaient vu » (Morrison trad. Rué 16). Mais cette première occurrence est allusive : tout semble indiquer que le lecteur est censé déjà connaître une légende qui impliquerait des personnages à la cécité surnaturelle, ou tout du moins en avoir déjà entendu parler. Le lien avec les chevaliers éponymes de l’île n’est pas encore établi, mais ces figures sont déjà là en arrière-plan, elles font partie d’un folklore constitué, appréhendé comme déjà acquis. Morrison nous donne ensuite à lire les processus de transmission de la légende en décrivant la façon dont chaque personnage en a pris connaissance. Jadine y est dès le départ initiée dans la multiplicité des versions :
Beyond the window etched against the light of a blazing moon she could see the hills at the other side of the island where one hundred horsemen rode one hundred horses, so Valerian said. That was how the island got its name. He had pointed the three humps of hills out to her, but Margaret, who had accompanied them on the tour of the grounds when Jadine first arrived, said no such thing. One rider. Just one. Therefore Isle de le Chevalier. One French soldier on a horse, not a hundred. She’d gotten the story from a neighbor—the first family Valerian had sold to. (Tar Baby 44-45)
La version de la légende donnée par Margaret, selon laquelle il n’y aurait pas eu des centaines de chevaliers mais un seul, semble la plus raisonnable sur le plan historique, mais paraît en fait mal adaptée à cette enclave de terre magique, habitée par elle-même. La langue résiste à cette rationalisation lorsque Margaret suggère que l’endroit devrait logiquement s’appeler « Isle de le Chevalier » en conséquence, et commet une faute de grammaire dans cette langue qu’elle s’autorise à modifier alors qu’elle n’en a aucune connaissance intime. Son époux lui oppose une version bien plus grandiose, mais qu’il estime bien plus crédible :
Valerian stuck to his own story, which he preferred and felt was more accurate because he had heard it from Dr. Michelin, who lived in town and knew all about it. “They’re still there,” he said. “And you can see them if you go over there at night. But I don’t suppose we’ll ever meet. If they’ve been riding for as long as the story is old, they must be as tired as I am, and I don’t want to meet anybody older or more tired than I am.” (Tar Baby 45)
La préférence de Valerian pour cette variante s’explique de prime abord par la fiabilité supposée de sa source (un médecin dont le sérieux ne saurait être remis en question) mais aussi, et surtout, parce qu’elle est tout simplement plus désirable et permet de rêver davantage à une narration plus ample, dans laquelle les habitants pourraient se retrouver soudainement nez à nez avec les mythiques chevaliers. La légende des chevaliers devenus aveugles en arrivant sur l’île qui fut donc leur dernière vision emplit le texte et s’impose comme référence. Une fois les deux versions contradictoires entendues, Jadine produit la sienne, ajoutant encore à la multiplicité des récits : « Maybe they’re not old, Jadine thought, staring out the window. Maybe they’re still young, still riding. One hundred men on one hundred horses. She tried to visualize them, wave after wave of chevaliers […] » (Tar Baby 45). Jadine modifie l’âge et l’attitude des chevaliers de la légende, leur attribuant une énergie et une grandeur revitalisante qui les rend bien plus désirables. Elle ne remet cependant pas en question leur origine. La jeune femme, accusée à de nombreuses reprises dans le roman d’avoir renié ses origines, a accès à la légende par la ligne blanche, si l’on peut dire, puisque ses sources sont Valerian et Margaret, qui ont chacun reçu leur version d’une connaissance qui leur ressemble : un homme blanc, appartenant à leur milieu privilégié (un médecin, un propriétaire), un colon en somme. Tous sont des personnes extérieures à cette terre, qu’ils ont voulu domestiquer, c’est à dire asservir.
Son parvient à la légende par un chemin différent : il fait connaissance avec Gideon et Thérèse, et prend le temps de parler avec ces habitants historiques de l’île que les blancs ne voient même plus (ils sont par exemple incapables de reconnaître Thérèse, et ne connaissent pas le prénom de Gideon qui travaille pourtant régulièrement pour eux). Alors que les versions de Margaret et Valerian mettaient en avant le statut social des personnages par la dénomination de « chevaliers », elle est ici avant tout une histoire d’aveugles, tout comme à l’ouverture du roman. C’est la curiosité de Son au sujet de l’histoire de l’île et de ses habitants qui le conduit pour la première fois à entendre le récit de la bouche de Gideon : « Son asked who were the blind race so Gideon told him a story about a race of blind people descended from some slaves who went blind the minute they saw Dominique. A fisherman’s tale, he said » (Tar Baby 153). Gideon se détache du récit dont il ne veut prendre la responsabilité, sans établir une généalogie aussi précise que Valerian ou Margaret. Pourtant il paraît en fait avoir une connaissance plus intime de la légende : plutôt que de nommer un informateur particulier par lequel il aurait eu accès à ce récit, il le situe immédiatement comme un objet folklorique appartenant à un groupe, lui donnant une consistance supplémentaire. Le lien avec les chevaliers arrive dans un second temps :
The island where the rich Americans lived is named for them, he said. Their ship foundered and sank with Frenchmen, horses and slaves aboard. The blinded slaves could not see how or where to swim so they were at the mercy of the current and the tide. They floated and trod water and ended up on that island along with the horses that had swum ashore. (Tar Baby 153)
En fonction des voies de transmission, la légende donne lieu à des histoires bien différentes et qui existent en parallèle. Morrison insiste sur la simultanéité de versions contrastées en mettant en regard celles qui habitent l’imaginaire de Son et de Valerian :
Somewhere in the back of Valerian’s mind one hundred French chevaliers were roaming the hill on horses. Their swords were in their scabbards and their epaulettes glittered in the sun. Backs straight, shoulders high-alert but restful on the security of the Napoleonic Code.
Somewhere in the back of Son’s mind one hundred black men on one hundred unshod horses rode blind and naked through the hills and had done so for hundreds of years. They knew the rain forest when it was a rain forest, they knew where the river began, where the roots twisted above the ground; they knew all there was to know about the island and had not even seen it. (Tar Baby 206-207)
Une même histoire est en réalité plurielle, un même moment du passé, fantasmé, est reconstruit de multiples façons pour combler les interstices d’une histoire qui ne s’est jamais écrite. Morrison articule plus explicitement cette ambition de combler les manques de l’Histoire par la mémoire, la transmission orale et l’écriture de fiction, dans son roman suivant, Beloved, mais on en voit ici déjà plus que le germe.
La légende a cela de différent du conte qu’elle est intimement liée au territoire puisqu’elle le décrit, le définit et le nomme. C’est le propre de la légende : elle est spatialement située, ce qui n’est pas le cas du conte. On peut avoir des légendes semblables liées à différents endroits, mais elles infléchissent en fonction de la spécificité du lieu, et seront plutôt perçues comme ayant des existences parallèles (Simonsen 9). La légende des chevaliers aveugles est donc conditionnée à une chronologie, ou plutôt à un espace vide dans cette chronologie, ce qui fait défaut à l’Histoire, et à un lieu. Il s’agit en effet d’un récit qui existe en raison de l’île, car elle explique son nom et ne peut exister qu’en ces lieux singuliers.
Thérèse, de toutes les sources de cette légende, a un statut à part, elle est l’héritière directe des aveugles légendaires. En effet, voici comment Gideon poursuit sa narration :
Some of them were only partially blinded and were rescued later by the French, and returned to Queen of France and indenture. The others, totally blind, hid. The ones who came back had children who, as they got into middle age, went blind too. […] Thérèse, he said, was one such. (Tar Baby 153)
Et c’est elle, la descendante des chevaliers, ce personnage presque mutique tout au long du roman qui semble avoir le dernier mot. La façon dont se clôt le récit laisse à penser que Son va rejoindre les membres de la « race aveugle » cachés dans les forêts, descendants d’esclaves marrons, certes affligés d’un handicap, mais libres. Les chevaliers ont fait corps avec leurs montures ; comme les chevaux « cimarron », ils ont reconquis leur liberté en développant une connaissance intime des espaces naturels à la marge, dont ils étaient les seuls à connaître les secrets. Thérèse était persuadée que Son est chevalier avant même de l’avoir rencontré, alors qu’elle ne décelait sa présence que par la nourriture qu’il volait. Elle l’emmène au cœur de l’île et le dissuade de partir à la recherche de Jadine :
You can choose now. You can get free of her. They are waiting in the hills for you. They are naked and they are blind too. I have seen them; their eyes have no color in them. But they gallop; they race those horses like angels all over the hills where the rain forest is, where the champion daisy trees still grow. Go there. Choose them. (Tar Baby 308)
Tout semble se rejoindre et fusionner dans ce récit, qui est celui d’une libération et d’une gloire céleste, celui auquel l’on a envie de croire si l’on écoute bien l’île. Elle est en effet un espace où la perception est questionnée, où l’invitation à des modes de perception alternatifs se fait pressante et demande un élargissement du sensible. La magie entre dans le roman par la petite porte de la métaphore mais devient une réalité avec laquelle il faut compter sur ce territoire qui ressemble à celui que décrit Alejo Carpentier lorsqu’il parcours Haïti au sujet duquel il écrit « À chaque pas je trouvais le réel merveilleux » (Carpentier 346). Le cadre de l’île comme nature sensible invite le lecteur à croire, à succomber à l’envoûtement de cette nature charmeuse et prédatrice. Le texte semble montrer un désir pour ce potentiel d’un réel partout merveilleux.
L’Île merveilleuse, Caraïbe imaginaire
Sur l’Isle des Chevaliers, la nature n’est pas une entité passive et inerte mais est au contraire pourvue de sentiments et d’opinions, et apparaît ainsi dès les premières pages du roman :
It took the river to persuade [the trees] that indeed the world was altered. That never again would the rain be equal, and by the time they realized it and had run their roots deeper, clutching the earth like lost boys found, it was too late. […] The clouds gathered together, stood still and watched the river scuttle around the forest floor, crash headlong into the haunches of hills with no notion of where it was going, until exhausted, ill and grieving, it slowed to a stop just twenty leagues short of the sea.
The clouds looked at each other, then broke apart in confusion. Fish heard their hooves as they raced off to carry the news of the scatterbrained river to the peaks of hills and the tops of the champion daisy trees. (Tar Baby 7-8)
Le passage est riche de verbes de perception (« watch » ; « hear » ; « look at »), d’activité mentale (« realize ») et même d’activité langagière (« persuade ») ainsi que de vocabulaire des émotions (« exhaushed » ; « ill and grieving » ; « in confusion ») habituellement réservé aux animés humains, ou tout du moins à qui l’on prête une conscience. Pourtant, aucun des sujets grammaticaux ne remplit ces critères, ni la rivière, ni les nuages, ni les arbres ni même les poissons ne tiennent habituellement le rôle d’agent. Aucun personnage ne tient le rôle de médiateur pour la description de l’île, de sa nature et son histoire : elle est proposée par l’instance narratrice, omnisciente au point de connaître les pensées de la terre, des arbres, de la rivière, des poissons et des nuages pour qui tout un vocabulaire humain est employé. Ce sont en réalité ces éléments naturels, parfois même inanimés, voire inorganiques, qui se font siège de la perception dans ce passage d’ouverture sur le territoire qui sera le cadre du roman. Ils précèdent les êtres humains qui ne sont que des intrus à leur permanente cohabitation, à leur communication qui n’a nul besoin de la langue des hommes. La sensibilité des plantes et des animaux est confirmée et réitérée tout au long du roman. Par exemple, les papillons font preuve d’une grande curiosité :
They were clinging to the windows of another bedroom trying to see for themselves what the angel trumpets had described to them: the hides of ninety baby seals stitched together so nicely you could not tell what part had sheltered their cute little hearts and which had cushioned their skulls. They had not seen the coat at all but a few days ago a bunch of them had heard the woman called Jade telling the woman called Margaret all about it. The butterflies didn’t believe it and went to see for themselves. (Tar Baby 86)
Les insectes ne se contentent pas de voir et d’entendre : ils communiquent entre eux, spéculant sur la rumeur qui leur a été transmise par des fleurs. Ils parlent donc à la fois la langue des Hommes et celle des végétaux. Ces derniers ne sont pas radicalement séparés du règne animal puisqu’ils sont capables de mouvement, comme ces arbres qui parcourent les collines,3 et comprennent eux aussi le langage humain. L’avocatier va jusqu’à remettre en question les choix lexicaux de la protagoniste : « ‘Oh, horseshit!’ she said aloud. It couldn’t be worth all this rumination, she thought, and stood up. The avocado tree standing by the side of the road heard her and, having really seen a horse’s shit, thought she had probably misused the word » (Tar Baby 127). L’arbre, qui fait preuve d’une logique méthodique, exige une certaine précision dans le langage utilisé et n’accepte pas la métaphore qu’il considère comme une approximation. Le langage de la nature rappelle la description que fait le conte du temps ancestral comme celui « où les bêtes parlaient » et la croyance que les hommes ont perdu la capacité de comprendre ce langage car ils en ont oublié le secret.
Tar Baby nous dit que la parole de la nature et le merveilleux existent toujours, puisque l’instance narratrice nous le rapporte : c’est alors sa propre perception qui fait défaut si l’on n’y prête pas attention. Les étrangers à ces lieux ne parviennent pas à entendre ce que dit la nature, ils ne parlent pas sa langue, à moins que ce ne soient les humains, plus largement, qui ne l’aient oublié, qui n’aient perdu la capacité de voir et d’entendre ce qui vit en dehors d’eux. Les espaces liminaux, sauvages ou se rebellant contre la domestication constituent le locus du merveilleux. L’un des exemples les plus flagrants est la scène dans laquelle Jadine tente de ne pas sombrer dans le bitume de la forêt. L’introduction à l’histoire de l’île nous apprend que la substance noire et épaisse, qui ressemble au goudron du titre, est ce qui reste de la rivière malmenée, étouffée par les constructions humaines :
Poor insulted, brokenhearted river. Poor demented stream. Now it sat in one place like a grandmother and became a swamp the Haitians called Sein de Vieilles. And witch’s tit it was: a shriveled fogbound oval seeping with a thick black substance that even mosquitoes could not live near. (Tar Baby 8)
L’on peut penser qu’il s’agit ici d’une forme de bitume naturel produit par la distillation destructive de bois, comme on en trouve à Trinidad. Produit d’une destruction, cette substance est pourtant utilisée comme protection contre les détériorations telles que la moisissure et donc contre le passage du temps. Résidu dangereux de la nature bafouée qui peut vouloir, sinon se venger, tout du moins réaffirmer ses droits sur l’humain destructeur, l’espace ici est un seuil–se situant entre le solide et le liquide, entre l’écoulement et l’étouffement, la vie et la mort. Elle est l’archétype d’un territoire non domestiqué, une terre qui contient et ne peut être contenue.
Par la suite, la narration encourage à la croyance dans une interprétation surnaturelle d’une nature dangereuse, voire prédatrice :
The women hanging from the trees were quiet now, but arrogant – mindful as they were of their value, their exceptional femaleness; knowing as they did that the first world of the world had been built with their sacred properties, that they alone could hold together the stones of pyramids and the rushes of Moses’ crib; knowing their steady consistency, their pace of glaciers, their permanent embrace, they wondered at the girl’s desperate struggle down below to be free, to be free, to be something other than they were. (Tar Baby 184)
Les êtres magiques qui habitent les arbres sont ici doués de sens et de conscience, tout comme les papillons qui communiquaient entre eux et commentaient les faits et gestes de ces étranges humains faisant intrusion dans leur monde. Par la focalisation interne sur les « femmes des arbres », le texte abolit la possibilité qu’il s’agisse d’une vision de Jadine. Puisque l’on perçoit Jadine du point de vue de ces femmes, il semble être exclu que l’on perçoive ces femmes uniquement à travers les yeux de la jeune fille. En cela leur réalité est affirmée puisqu’elle n’est pas subordonnée à la perception d’une instance unique—elles n’existent pas qu’à ses seuls yeux et sont donc objectivées. Les femmes sont ainsi un élément constitutif de l’île à la nature pensante, parlante et perceptive ; elles entrent dans la même logique que les arbres ou la rivière mentionnés plus tôt, qui sont leur habitat mais peut-être aussi ce dont elles sont constituées si l’on envisage le composé « swamp women » non pas comme locatif mais comme étant de l’ordre du matériau, sur le modèle de « tar baby ». Elles seraient alors non plus seulement des femmes du marais mais des femmes de marais, de terre, d’eau et de feuillages agglutinés et mélangés.
Le doute n’a pas sa place ici : nous sommes bien dans l’univers du conte, qui énonce les règles de son propre monde sans qu’elles soient sujettes à débat, ou soumises à des injonctions de cohérence avec le réel quotidien de l’auditoire. La nature merveilleuse du lieu est établie non comme une possibilité mais comme un fait. Il en résulte que la légende des chevaliers est immédiatement retenue comme vérité de l’histoire puisque l’île, entité sensible, perçoit le bruit des sabots des chevaliers qui vont lui donner leur nom (Tar Baby 7-8). Dès avant le premier chapitre, dans le passage d’ouverture qui montre l’arrivée de Son par la mer (en partie cité plus haut) la légende définit l’île en outrepassant la perception du personnage : « There he saw the stars and exchanged stares with the moon, but he could see very little of the land, which was just as well because he was gazing at the shore of an island that, three hundred years ago, had struck slaves blind the moment they saw it » (Tar Baby 6). Si Son ne peut voir l’île ni en déterminer les contours, c’est qu’il ne peut non plus la définir : cela implique alors que la légende provient d’une autre entité, narratrice et omnisciente.
L’île des conteurs
La légende des chevaliers devenus aveugles en arrivant sur l’île qui fut donc leur dernière vision emplit le texte et l’impose comme une grille de lecture incontournable. Si l’insistance est forte sur la coexistence d’une multiplicité de versions, le roman ne pousse pas à les considérer de façon équivalente. Un élément crucial distingue les versions blanches des versions noires : la cécité des chevaliers. Or c’est bien cela que la nature établit comme donnée.
Paul Zumthor dans son Introduction à la poésie orale insiste sur le statut particulier qu’a depuis des temps immémoriaux le conteur aveugle (Zumthor 218-221). Il rappelle que les Grecs interprétaient le nom d’Homère comme signifiant l’« Aveugle » (Zumthor 218) et illustre la présence de cette figure dans les traditions européennes, africaines, américaines et asiatiques à différentes époques pour montrer combien le conteur aveugle dépasse les contraintes de temps et d’espace. Bernadette Bricout reprend ce constat dans La Clé des contes :
Tout se passe comme si la communauté attribuait la maîtrise de la parole oraculaire à celui qui n’est qu’une voix. […] S’il est bien vrai que le conteur, c’est celui qui donne à voir, qui rend claire la métaphore, c’est sans doute parce qu’il a accepté de scruter ses propres ténèbres, de fermer les yeux pour mieux voir ce qui se passe en lui. (Bricout 205)
Dans d’autres romans de Morrison, les illettrés développent des facultés plus poussées que la normale dans d’autres domaines, en particuliers sensoriels. Là où l’érudit docteur Beauregard a détruit Cee dans Home, seul le savoir traditionnel des femmes du village, qui n’ont jamais reçu d’éducation formelle, peuvent la sauver.4 Heed, dans Love, a elle aussi développé cette acuité sensorielle associée à l’illettrisme :
With the necessary prowess of the semiliterate, Heed had a flawless memory, and like most nonreaders, she was highly numerate. She remembered not only how many gulls had come to feed off a jellyfish but the patterns of their flight when disturbed. Money she grasped completely. In addition she had hearing as sharp and powerful as the blind. (Love 75)
Dans son cas, il s’agit presque de modifications physiologiques s’apparentant à la magie. L’activité sensorielle et mnésique si intense chez ces personnages vivant dans l’oralité semble affaiblie par la lecture et l’écriture qui les rend moins indispensables : en réduisant l’usage de l’ensemble des sens et des facultés mentales par la prépondérance de la seule vue qui déchiffre un alphabet, support d’une mémoire sans effort, c’est leur maîtrise qui diminue. De même, l’aveugle de la tradition possède un certain pouvoir de perception auquel les autres ne peuvent accéder et qui le rend excellent conteur, mais aussi devin. Ainsi la parole de l’aveugle est chargée d’une vérité particulière. Étant donné que son titre fait référence à un conte facétieux, Tar Baby s’inscrit clairement dans ce genre mais, si le roman est un conte, qui en est alors le conteur ? Les chevaliers aveugles, à la lumière de ces remarques, deviennent d’excellents candidats. L’île est la leur : par le nom qu’ils lui prêtent ils la possèdent et la définissent, ils en sont la genèse parce qu’elle est nommée en référence à eux, mais ils en sont aussi peut-être la substance : la préposition « de » indique non seulement la propriété mais aussi la composition, comme dans les « vagues de chevaliers » que Jadine imagine. Le cadre du roman devient alors un espace déterminé par des êtres légendaires, intimes du surnaturel, et le roman se fait l’écho de leur perception extra-sensorielle : l’île et le texte qui en découle sont donc nécessairement des espaces magiques.
Au sujet des chevaliers de la légende, Gideon explique à Son que « [c]e qu’ils voyaient, ils le voyaient avec l’œil de l’esprit, auquel, bien sûr, il ne faut pas se fier » (Morrison, trad. Rué 222).5 Il s’agit donc bien d’une vision et non de son absence totale ; mais d’une vision qui se situerait sur un autre plan, non pas sensoriel au sens matériel et empirique mais bien spirituel. Pourtant les doutes sur la fiabilité de la perception des aveugles qu’exprime Gideon doivent être précisés car il accorde à Thérèse, qui avait eu l’intuition juste à propos de Son, l’étranger qui mange du chocolat : « T’es quasiment aveugle, mais je dois te tirer mon chapeau. Y’a des choses que tu vois mieux que moi » (Rué 158).6 Lorsqu’il dit plus tard à Son qu’il pense que Thérèse fait partie de la « race aveugle », la caractéristique qu’il en donne est « They love lies » (Tar Baby 152). Ce sont alors de leurs propos qu’il faut douter, non de leur perception, qui semble au contraire parfois dépasser en précision et en amplitude celle des personnes douées de la vue oculaire. Toutefois, si « lies » est compris dans son acception vernaculaire, au sens des histoires que l’on se raconte lors de « lying sessions », ils sont non plus simplement des menteurs, mais bien des conteurs. Les maîtres des mensonges sont les maîtres de la parole, les griots qui emmènent leur auditoire vers l’histoire merveilleuse qu’ils veulent bien leur dire.
Tar Baby reflète une Caraïbe imaginée par Toni Morrison, comme une terre différente, étrangère, transitionnelle et transactionnelle, qui mélange les langues, les cultures, les origines et les croyances. Le fait de mêler ainsi le merveilleux au territoire caribéen, insulaire, peut sembler le déterminer comme un espace fondamentalement autre, qui correspond à un système différent, une réalité si fondamentalement à part qu’elle peut contenir le merveilleux sans contredire ou mettre en danger l’espace américain. Pourtant Morrison ne limite pas à la Caraïbe ses incursions dans le « réalisme magique », ou ce que j’appellerais plutôt son approche expérientielle de la croyance, à travers une perception élargie, puisque l’on en trouve des occurrences significatives à travers les apparitions spectrales, par exemple, dans l’Ohio de Sula et de Beloved, ainsi que dans les traversées des États-Unis qu’accomplissent Frank Money dans Home ou encore Pilate dans Song of Solomon. Le réel merveilleux de l’île semble bien dépendre du mode de transmission que Tar Baby nous propose : en offrant à ses lecteurs la perception paradoxalement accrue de maîtres aveugles des contes, Morrison fait du roman une chambre d’écho où peuvent résonner contes et légende pour nourrir l’espace imaginaire, en perpétuelle réinvention parce qu’en mouvement permanent.