Entre aliénation et émancipation : rompre la spirale de la transmission dans The Same Earth de Kei Miller
« C’est par la plus cruelle des ironies que, dans notre désir de nous situer autrement que ce que l’on a fait de nous, nous sommes inconsciemment condamnés à reproduire des éléments de l’ancienne identité que l’on cherche à dépasser » (Hall et Schwarz 22 ; ma traduction).1 Le postulat de Stuart Hall laisse sous-entendre que l’individu peut difficilement s’affranchir de son héritage culturel. Il est en effet soumis à un déterminisme puissant, lié à son environnement socio-culturel et politique, mais aussi aux multiples valeurs et croyances qui lui sont transmises. Cette situation, particulièrement prononcée dans le monde colonial caribéen dont Hall parle, laisse ainsi peu de place au libre-arbitre. « Pour les Jamaïcains de ma génération, ‘colonisé’ n’était pas un statut que l’on choisissait. Il s’agissait d’un attribut identitaire, qui vous formatait dans la mesure où il régulait votre existence même » (Hall et Schwarz 21 ; ma traduction).2 L’analyse de certaines œuvres littéraires contemporaines incite à penser que ces influences externes réductrices ont également cours dans le monde caribéen postcolonial. On en trouve des échos dans le premier roman de l’auteur jamaïcain Kei Miller, intitulé The Same Earth, et publié en 2008. Cette œuvre met en scène une multitude de personnages enfermés dans leur condition et confrontés à l’impossibilité de la dépasser. Plus rares sont ceux qui, à l’instar de la protagoniste principale, Imelda Agnes Richardson, tenteront de résister et de donner corps à leurs aspirations. Dans ce récit porté par un narrateur omniscient s’exprimant à la troisième personne, tout porte de prime abord à donner raison à Stuart Hall.
Les actions décrites se situent pour une grande part dans le village fictif de Watersgate, au nom prémonitoire quand l’on sait qu’un déluge imprévisible détruira l’habitation de la protagoniste, la poussant à quitter son lieu de naissance, en Jamaïque (Miller 14-17). Comme l’explique Stuart Hall, l’environnement joue un rôle essentiel dans la constitution des identités. Or, par ses cataclysmes naturels, sa bigoterie, sa mentalité moralisatrice, le village de Watersgate constitue un creuset de la stagnation, si ce n’est de la régression, culturelle. Dans ce type de milieu, un esprit enclin à l’indépendance ne peut que ressentir une forme d’aliénation. Et c’est bien de cela qu’il s’agit si l’on considère que The Same Earth est avant tout l’histoire d’une quête existentielle, celle d’une jeune femme, Imelda Agnes Richardson, de sa naissance jusqu’au moment où, après plusieurs départs, plusieurs « exils », elle revient au village natal et finit par comprendre qu’il s’agit plus qu’autre chose d’un lieu de dépossession. Le roman raconte par ailleurs la quête de quelques personnages souhaitant trouver leur propre voie dans l’existence, à des lieux du conformisme ambiant.
Dans cette œuvre de fiction, les tiraillements entre les forces centripètes, favorisant une forme d’homogénéisation, et, d’autre part, le désir d’émancipation individuel, sont permanents. De ce fait, l’interaction même entre ces personnages résistants et les réseaux d’influence internes au village incite à l’examen des phénomènes de transmission culturelle au sein d’une société caribéenne insulaire profondément travaillée par les questions liées à la tradition. Notre article s’attachera principalement à analyser les voies empruntées par Kei Miller pour apporter une réponse nuancée à la question de la transmission culturelle. Il s’agira de voir surtout comment l’auteur amène à penser ce passage de témoin non pas comme un impératif de survie, mais plutôt comme l’occasion de laisser place à des identités qui se démarquent de la foule et qui sont l’incarnation d’un désir de s’affranchir d’une tradition parfois aliénante.
Spirales chronologiques et esthétique de la répétition
Sur le plan narratif, le récit de Kei Miller ne suit pas un ordre chronologique. La temporalité n’y est pas linéaire et évolutive. Le texte déroge ainsi à une certaine tradition du roman classique déroulant le fil d’une existence sous forme de continuum pour figurer le passage du temps, l’accumulation de l’expérience, la transmission d’une génération à l’autre. Cette linéarité se retrouve aussi dans des conceptions anciennes de la transmission, où tout se joue entre un émetteur et un ou plusieurs récepteurs. On parle d’ailleurs de « chaîne linéaire » de transmission (Smith et al. 3470).3 Or, le texte de Kei Miller échappe constamment à la tradition littéraire du récit linéaire. On y perçoit plutôt un mouvement de va-et-vient entre différentes temporalités, et parfois entre différentes localités, dans la mesure où les personnages sont mobiles et changent de lieu de vie en fonction de certaines circonstances. Le récit millerien est dans sa structure même, intentionnellement éclaté. Le premier chapitre est situé en septembre 1983 et l’ultime partie se déroule en février 1984. Mais entre ces deux moments, la narration opère des sauts temporels dans les années 1940 et 1950, et le récit oscille le plus clair du temps entre les années 1970 et le milieu des années 1980. Ce sont là deux périodes capitales dans la vie d’Imelda Agnes Richardson. 1974 est l’année où elle quitte pour la première fois son pays natal, la Jamaïque, pour l’Angleterre (79-80). 1983 correspond au moment où, après être revenue un temps dans son village, Imelda est obligée de repartir à nouveau du fait d’un ostracisme social exacerbé (1-2 ; 10-17). Le récit se termine en 1984 avec un nouveau retour aux sources, un retour au village natal de Watersgate, alors que ce monde semble vaciller entre retour à l’ordre et chaos et où Imelda est littéralement « possédée » (227-230).4 De fait, le texte ne suit pas une trame narrative rectiligne. Il procède par arrêts sur images successifs, sur des événements ou des détails qui décentrent le récit et permettent d’appréhender les points de vue et les motivations de ses différents protagonistes. En outre, les titres des chapitres pairs du roman commencent presqu’invariablement par la mention « The Silly Thing » et renvoient à une conception erronée des choses, vision nécessairement amenée à être corrigée par la rencontre avec les faits.5 Ces chapitres pairs sont toujours situés dans une antériorité chronologique par rapport à une appréhension et à une compréhension plus tardives de la réalité. En ce sens, The Same Earth est un roman d’apprentissage qui met l’accent sur la façon dont l’expérience refaçonne sans cesse les idées fausses, l’ignorance même, véhiculées par la tradition. Ces allers-retours narratifs induisent en tous les cas une temporalité spiralaire qui rompt avec une conception classique et linéaire de l’acquisition de l’expérience.
Dans le même ordre d’idées que cette absence notable de linéarité dans la narration de The Same Earth, il est possible de retenir que la protagoniste principale souffre de bégaiement et que son discours n’est pas non plus fluide ni linéaire.6 Sigmund Freud explique que cette pathologie serait due « à l’irruption de désirs refoulés cherchant leurs routes vers l’extérieur » (Neumann 11). Ce trouble correspondrait à une inhibition à exprimer sa personnalité profonde, à une crainte que celle-ci ne soit pas acceptée. Il est ici question d’un besoin d’approbation par autrui qui s’accompagne d’une assurance que cette reconnaissance est illusoire. A contrario, et reprenant en cela le discours de Gilles Deleuze sur le bégaiement, Jean-Jacques Lecercle avance qu’il est possible de considérer cet affect, non pas comme un handicap, mais comme une esthétique.
Ce qui est en jeu dans le bégaiement […] ce n’est pas la destruction de la langue, car les énoncés sont encore parfaitement reconnaissables et interprétables […], c’est son altération […]. Le résultat est bien que le style pousse la parole jusqu’à ses limites […]. Le style nous fait toujours tendanciellement passer du dictionnaire au cri. (Lecercle 172)
Sans nier le mal-être du sujet, Lecercle affirme que le bégaiement exprime un décalage par rapport à une certaine norme et qu’il traduit une nécessité intrinsèque de se manifester contre l’ordre établi.
Ces deux dimensions, l’inconstance situationnelle ou existentielle qui conduit Imelda à vivre dans une perpétuelle errance, et l’impossibilité d’exprimer avec clarté ses désirs, dénotent une profonde aliénation par rapport à un environnement social où il lui est impossible de trouver sa place. Cette situation est le résultat d’une transmission culturelle qui n’est pas inclusive, dans la mesure où l’individu n’a pas la possibilité d’exprimer sa singularité sans faire l’objet d’une forme de récrimination de la part d’instances éducatives qui ne s’occupent pas de guider et d’accompagner, mais plutôt de fustiger et de sanctionner.
Transmission et autorité
Le premier roman de Kei Miller peut être considéré comme le récit de multiples ruptures. Il s’ouvre d’ailleurs sur un départ. Imelda Agnes Richardson, la protagoniste, quitte le village fictif de Watersgate dans la Jamaïque des années 1980. Elle s’en va dans l’indifférence générale. Les habitants sont soulagés de la voir s’éloigner, car ils la voient comme une source de malédiction pour l’ensemble du village. Sa faute a été d’avoir suggéré de mettre en place un système de vigilance impliquant les habitants dans le but de parer à un supposé vol signalé dans le village. Cette idée de « Neighbourhood Watch », inspiré de ce qu’Imelda a vu en Angleterre à l’époque où elle y vivait, suscite autant l’admiration que la crainte. « On s’accordait sur l’île pour considérer que ce qui venait de l’étranger était nécessairement supérieur » (8 ; ma traduction).7 D’un autre côté, le pasteur Braithwaite, autorité religieuse unique de Watersgate, lance une diatribe sans appel contre cette innovation.8 Il la considère comme un blasphème, car selon lui rien ni personne ne saurait mieux que le Christ veiller sur les fidèles. Avec ce type de discours, les conditions sont réunies pour la reproduction d’une censure individuelle, ce qui a pour corollaire une inertie culturelle manifeste.
D’autre part, la mère d’Imelda, Sarah Richardson, est une maîtresse d’école. Ce métier la place de fait au cœur même du processus de la transmission de savoirs et de savoir-faire dans une société par ailleurs déchirée entre l’attachement à des valeurs conservatrices issues de la religion chrétienne dans sa version locale et la tentation chez la jeune génération d’expérimenter des modalités de liberté. Il existe à Watersgate un hiatus entre deux générations, la plus ancienne reprochant aux cadets un non-respect délibéré de la tradition. Il en est ainsi des « jeux » auxquels se livrent garçons et filles à peine sont-ils sortis de l’âge de l’innocence.
Watersgate était une communauté profondément religieuse et dès le premier jour les enfants avaient connaissance d’un jeu à propos duquel ils ne devaient jamais poser de questions, qu’ils ne devaient jamais mentionner, à moins d’être jetés dans l’abîme de l’enfer. Un jeu que seuls leurs parents étaient censés jouer […]. Quand ils atteignaient l’âge où leurs hormones commençaient à se manifester, les enfants se retrouvaient dans l’obscurité, plus particulièrement sous l’Arbre-Sexe. (63 ; ma traduction)9
La notion d’interdit, de tabou religieux, est évidente pour tous dès le départ. Cependant, elle ne résiste pas à l’épreuve des désirs charnels de ces adolescents qui ne se posent pas la question de savoir si l’obéissance aux instincts est conforme ou non à leurs traditions. Le résultat est que Imelda elle-même, alors qu’elle est la fille de l’institutrice du village, perd sa virginité sous le banian rebaptisé « Sex Tree » à l’âge de quatorze ans (64). À titre de comparaison, sa mère, Sarah Richardson, a une conception mystique de l’acte charnel, dont il n’est d’ailleurs pas explicitement fait mention. Le narrateur évoque la découverte de sa grossesse comme une révélation pour elle-même, comme si cela lui advenait sans qu’elle n’ait réuni les conditions de cette concrétisation. Si l’on met de côté le fait qu’elle tombe enceinte à un âge plutôt avancé, son approbation de la formule prononcée par une de ses connaissances laisse entendre le caractère exceptionnel, voir supranaturel, de sa grossesse : « Sarah approuva. Cela devait être vrai. Elle allait avoir un bébé miracle » (30 ; ma traduction).10 La référence à l’épisode biblique de Marie tombant enceinte par l’opération du Saint-Esprit est on ne peut plus explicite, de même que l’annonce faite à Sarah, épouse d’Abraham, de la naissance d’un fils alors que celle-ci n’est plus en âge de concevoir. La maternité de Sarah Richardson offre un contrepoint narratif qui permet de mieux mettre en relief les pratiques des adolescents de Watersgate et de constater que nous sommes en l’occurrence en présence de deux visions diamétralement opposées de la sexualité. De ce point de vue, il est possible d’affirmer que la transmission de valeurs puritaines n’a pas réellement de prise sur la jeune génération. À ce propos, la question de l’existence de ce que l’on appelle la « chaîne de diffusion » ou la « chaîne de transmission » mérite d’être posée (Smith et al. 3469).11
Dans le roman de Kei Miller, ce discours moralisateur n’est pas tenu par les parents. Stuart Hall affirme que le sujet n’est même pas évoqué entre parents et enfants dans la société jamaïcaine : « Le sexe n’est jamais apparu comme un sujet de conversation ou d’instruction explicite dans notre famille » (Hall et Scwarz 32-33 ; ma traduction).12 Hall explique que ce silence autour de l’aspect charnel de l’existence entraîne parfois des conduites clandestines et, à l’instar de ce qu’il a lui-même vécu, la recherche d’aventures en dehors de sa classe sociale ou culturelle. « Les femmes que j’aimais appartenaient à un ordre social fondamentalement différent de celui de ma famille. Elles constituaient un secret coupable » (Hall et Schwarz 33 ; ma traduction).13 C’est d’ailleurs dans les bras de Joseph Martin, un jeune homme à l’âme d’artiste et qui sera ultérieurement connu sous le nom de Rastaman, en raison de sa vie marginale, qu’Imelda s’initie aux émois amoureux et au plaisir charnel (64). Le sujet de la sexualité et du pêché est plutôt abordé par le pasteur Braithwaite, personnage ambigu s’il en est, dont l’essentiel des sermons consiste à jeter l’anathème sur tout ce qui semble nouveau, aussi anodine que puisse être cette nouveauté. Cet homme d’église prône un respect strict de la doctrine religieuse, n’hésitant pas parfois à rendre celle-ci plus sévère qu’elle ne l’est. Dans le portrait qu’il dresse de ce pasteur, le narrateur est fidèle au rejet assumé par Kei Miller de toutes les dérives liées à l’exercice de la fonction de prêtre.
[L]a religion–à la Jamaïque en tout cas, et le christianisme en particulier–peut être quelque chose de sacrément dangereux. Elle enseigne à des gens la manière de détester d’autres gens. Elle fournit aux bigots la rhétorique pour justifier leurs haines, leurs intolérances et leur supériorité, avant de définir toutes ces choses comme une forme de vertu. J’écris contre cela. (Laughlin ; ma traduction)14
Cette méfiance transparaît dans le portrait du pasteur Braithwaite en homme d’église toujours en quête d’une idée de sermon pouvant faire trembler les membres de sa paroisse (10). Quelquefois, certaines tendances culturelles sont si décadentes, c’est le cas du dancehall par exemple, qu’elles fournissent au pasteur « une abondance de venin pour ses sermons » (10 ; ma traduction).15 Mais la plupart du temps, les habitants de Watersgate ne sont pas globalement en infraction avec les principes édictés par le pasteur. Dans ces occasions, ce dernier est désemparé et le moindre écart de conduite est à même de lui inspirer un sermon passionné. C’est par exemple le cas lorsqu’il diabolise le « Neighbourhood Watch » proposé par Imelda Richardson. Par son acharnement, le pasteur Braithwaite se fait redresseur de torts, même quand ces derniers sont imaginaires. Ce faisant, il exerce un diktat, une « violence symbolique » pour reprendre une expression de Bourdieu, à l’encontre de ses paroissiens (Bourdieu et Abdelmalek 131). Son mode de transmission peut dès lors apparaître comme oppressant, dans la mesure où elle se traduit la plupart du temps par une sanction.
Transmettre la rupture
C’est en réaction à cette transmission aliénante que certains personnages de Kei Miller se positionnent. Stuart Hall nuance à ce propos son postulat de départ et admet que l’identité reçue en héritage n’est pas la seule voie disponible. « Dans les faits, mon identité s’est davantage forgée en résistant aux circonstances dont j’avais hérité qu’en m’adaptant à ce que celles-ci attendaient de moi » (Hall et Schwarz 22 ; ma traduction).16 Hall introduit ici la notion de résistance, qui s’avère capitale dans la compréhension des motivations des personnages de Miller. À la pesanteur du discours moralisateur et religieux qui règne sur Watersgate s’ajoute une menace climatique cyclique. En effet, l’année 1974 est marquée par un ouragan qui laisse l’île dans un état de dévastation inédit (66). Le constat établi par Desmond Richardson est sans appel : « Tu sais, [dit-il à son épouse], quand nos parents nous ont mis dans ce monde, c’est comme s’ils nous donnaient quelque chose […]. Et c’est comme si nous avons fait un mauvais travail, Sarah. Nous n’avons rien à laisser à la prochaine génération de jeunes gens » (72 ; ma traduction).17 Sans qu’il en soit directement responsable, cet homme se rend compte qu’il a échoué dans son rôle de parent. Il n’a rien à léguer, à transmettre à sa propre progéniture, et c’est cette prise de conscience qui l’amène à proposer d’envoyer sa fille Imelda en Angleterre. Cette décision est motivée par une volonté de rompre avec une spirale de malheur qui caractérise l’île de manière consubstantielle. Elle signe aussi l’aveu d’une impuissance post-coloniale dans la mesure où l’avenir ne peut guère s’écrire à la Jamaïque. L’ancienne génération est réduite à accepter une forme de dépossession post-coloniale de sa propre transmission puisqu’elle n’est plus en capacité d’accompagner ses enfants vers leur accomplissement.
Le geste de Desmond consistant à envoyer son enfant en Angleterre est sans doute commun à d’autres familles de la Caraïbe, en tout cas à celles en capacité de le faire. Toutefois, s’agissant de Desmond, il ne s’agit pas là du premier geste qu’il accomplit pour sa fille. La tradition exige que l’on enterre le cordon ombilical d’un enfant à sa naissance. « Enterrer le cordon ombilical était une façon d’ancrer l’enfant à un lieu et à une patrie en particulier » (33 ; ma traduction).18 Le devoir de Desmond consiste en la matière à « attacher sa progéniture à la terre » (33 ; ma traduction).19 Toutefois, cet homme est pris de doute au moment d’accomplir ce rituel et il décide finalement d’enfreindre cette tradition ancestrale. « Il n’allait pas faire ce qu’ils attendaient de lui. Il se leva et jeta le sac en plastique dans la rivière, le regardant danser, couler et flotter en descendant le courant » (34 ; ma traduction).20 Cette remise en cause d’un rituel a priori intransigible traduit chez Desmond une aliénation coloniale dans le sens où il se trouve dans l’incapacité à penser le futur de son enfant dans un enracinement en ce lieu. Il n’a pas foi en son village, et par extension en son île, et il ne croit pas en sa capacité à contribuer à l’avenir de sa fille. Son geste peut par conséquent être interprété comme une forme d’auto-dénigrement colonial, car il représente un renoncement assumé à poursuivre le travail de transmission qui s’est fait de génération en génération. Le père fait acte de résistance à une tradition séculaire, sans doute pour la première fois de son existence. Ce qu’il doit sauver par-dessus tout n’est pas, n’est plus, cette tradition qu’il juge soudainement dénuée de sens. Si la mise en terre du cordon ombilical garantit l’attachement de l’enfant à son pays, cela reviendrait à condamner le nouveau-né à une destinée limitée, compte tenu des divers cataclysmes qui frappent l’île de la Jamaïque, et sans compter la misère sociale qui y règne. Si Desmond transgresse les règles c’est qu’il estime que les droits de son enfant doivent passer avant tout.
Desmond n’était pas certain qu’il voulait être ce genre de père, ou que son enfant soit ce type d’enfant—attaché à la même terre à laquelle lui-même a été attaché, recevant une destinée qui n’était jamais le fruit de leur choix. Il voulait que son enfant soit libre, qu’il puisse vagabonder partout, et qu’il trouve ce qu’il y avait dans ce monde pour lui ou pour elle. (33-34 ; ma traduction)21
Desmond rompt radicalement avec un usage ancestral qu’il estime injuste et aliénant. L’appartenance à la terre ne lui semble pas un objectif et un legs essentiels à transmettre à un enfant. Il considère plutôt que le plus grand don qu’il puisse faire à sa progéniture est la liberté de choisir son destin. De ce point de vue, le cordon ombilical n’est pas rompu, sur le plan symbolique du moins. Si l’exil proposé induit inévitablement un éloignement, une séparation, entre parents et enfant, il n’est pas vécu de manière conflictuelle. Bien au contraire, la perspective de cette séparation amène mère et fille à s’avouer avec leurs mots à elles, leur pudeur aussi, un amour réciproque. « Elles ne voulurent pas se blesser l’une l’autre […]. [L]’une dit qu’elle ne partirait nulle part, et l’autre dit qu’elle n’allait pas la laisser s’en aller. Mais c’était tout simplement leur manière de se dire qu’elles s’aimaient » (74 ; ma traduction).22 Stuart Hall affirme que l’influence parentale peut être perçue comme une forme de domination, mais qu’elle laisse malgré tout un espace à la résistance et à la possibilité d’opérer certains choix dans la construction de son identité.
Les parents nous forment, en nous éduquant, mais aussi en se faisant les représentants–sous la forme de symboles psychiques intériorisés et contraignants de désir, d’autorité et d’interdiction–de ces entités auxquelles nous devons résister, contre lesquelles nous devons nous rebeller, que nous devons réprimer, oublier ou même apprendre à “exprimer” si nous devons devenir des sujets à parts entières. (Hall et Schwarz 22 ; ma traduction)23
Exil : s’exposer à d’autres formes de transmission ?
Stuart Hall explique que c’est en s’opposant aux modèles représentés par les parents que la nouvelle génération accède à une identité personnelle. Dans The Same Earth, il n’est pas vraiment question de volonté d’émancipation manifeste. Les deux personnages principaux, Imelda et Joseph, apparaissent davantage comme des êtres qui se sentent étouffés, aliénés, par les injonctions érigées par la société bien-pensante de Watersgate. C’est d’ailleurs contre cette société qu’ils tentent de résister et d’exister, et moins contre leurs parents, auxquels ils semblent vouer une indéfectible loyauté. Le récit matérialise ce désir de vivre en accord avec sa passion par une ligne de fuite en ce qui concerne Joseph Martin. C’est en effet en allant vivre à Kingston que celui-ci a l’occasion de se familiariser avec la culture rasta et de trouver sa voie et son identité en devenant celui que l’on connaît sous le nom de Rastaman (109).
Si le déplacement et le décentrement sont nécessaires à Joseph pour s’arracher à la spirale de la transmission traditionnelle, la situation s’avère plus complexe pour Imelda. Alors qu’elle s’exile dans les faits en allant poursuivre ses études en Angleterre, Imelda est sans cesse ramenée à son identité puisque c’est, par exemple, le fait d’être l’une des premières femmes de couleur à étudier le droit à l’université qui retient l’attention (123-27). De plus, les personnes qu’elle a la possibilité de côtoyer, tels que l’Antiguais Ozzie Francis et la Jamaïcaine Purletta Johnson, sont presqu’essentiellement des compatriotes ou des ressortissants de la Caraïbe (89-92 ; 127-28). De ce fait, la jeune femme a le sentiment que les quatre années passées en Angleterre ne constituent qu’une parenthèse dans son existence, que le pays n’a pas eu de prise sur elle. Le narrateur indique que « c’était probablement aussi un retour à la réalité, après le rêve qu’avait constitué l’Angleterre […]. Elle avait toujours souhaité repartir chez elle, attendant patiemment le jour et la raison pour le faire » (178 ; ma traduction).24 Alors qu’elle avait contemplé avec joie la proposition de son père d’aller étudier dans l’ancienne puissance coloniale (74), l’expérience anglaise se révèle être une déception. Cette impression de n’avoir rien acquis pendant ces années est symbolisée par le fait qu’elle rentre définitivement à la Jamaïque au lendemain du décès de sa mère, sans avoir achevé ses études de droit (147 ; 150).
Dans ces passages inspirés par le roman de Sam Selvon, The Lonely Londoners (Anscafe), Imelda est animée par le même attachement nostalgique à son pays que le personnage de Moses chez Selvon. Mais cette nostalgie est associée à une dimension plus mélancolique car le désir de conquête post-coloniale de la métropole anglaise, évident chez Selvon, ne fait guère partie des plans de la protagoniste de Miller. Contrairement d’ailleurs à la plupart des immigrés de Selvon, qui finissent par être assimilés et devenir des « Londoniens » aux yeux de l’auteur, le personnage de Kei Miller ne reçoit que la solitude de l’exil décrite par Selvon en héritage. Kei Miller montre en outre à quel point le sentiment d’inachevé est exacerbé. La frustration de son personnage se manifeste par un accès de colère au moment de rentrer au pays (176), une colère qui interroge sur la réalité de ses sentiments à propos de l’Angleterre.
En effet, même si elle perçoit son séjour en Angleterre comme un échec, il n’en demeure pas moins qu’Imelda est influencée par ce pays. Le roman le montre bien à travers le regard des habitants de Watersgate, mais aussi par les difficultés d’adaptation du personnage, suite à son retour sur l’île. « Il lui fut difficile de s’intégrer, et les gens finirent par trouver en elle une sorte de distance, un air de supériorité dans son attitude » (151 ; ma traduction).25 À de multiples reprises elle-même s’interroge sur la place qu’elle peut dorénavant occuper dans son village d’origine. « Faire ses valises et rentrer n’est pas chose aisée, car il n’existe plus de place pour soi. Nous devons recréer cet espace à nouveau » (151 ; ma traduction).26 Toujours est-il qu’elle évolue dans cette identité hybride décrite par Homi Bhabha (Bhabha 4), reflétant en cela les inévitables connexions entre l’ancienne colonie et l’ancienne métropole impériale (Hall et Schwarz 11).
Mais cette dichotomie renvoie aussi à une profonde division du sujet qui a entrepris l’exil et qui en est revenu. En effet, au-delà de la question des influences culturelles, demeure celle de la loyauté et de l’identification. L’expérience accumulée en Angleterre transparaît dans l’apparence d’Imelda (10) et s’exprime dans ses actes. Sa connaissance du droit et l’assurance acquise pendant ses années d’études permettent de réparer certaines erreurs judiciaires sur l’île et de gagner pour un temps la confiance et le respect des habitants de Watersgate (162-164). Mais cette identité semble toujours céder le pas face à la loyauté qu’Imelda se sent tenue de témoigner à ses parents et à l’héritage culturel qu’ils lui ont légué. Le renoncement à ses études au décès de sa mère, le retour au pays et la décision de rester auprès de son père désormais veuf (186) indiquent cette résignation à une filiation, à une tradition dans laquelle le rôle de l’enfant est assigné : celui-ci est sensé accompagner et soutenir les siens, même s’il faut pour cela sacrifier tout projet personnel. Dans un village où il est fréquent de renier son enfant en se lavant les mains dans la rivière (189 ; 201), l’attachement qui existe entre Imelda et ses parents indique que, d’un point de vue affectif et culturel, le cordon ombilical n’a pas été coupé. En dépit de ce qu’il pense, Desmond a transmis à son enfant une culture de l’obéissance qui se double, dans le cas de cette dernière, d’une forme de culpabilité à vivre sa vie, là où elle le souhaite. Le père est lui aussi confronté à sa propre culpabilité après la mort de Sarah, lors d’un épisode où il a une conversation imaginaire avec sa défunte épouse, ce que l’on pourrait interpréter comme sa conscience. Celle-ci lui explique : « Mon amour, nous devons laisser Imelda vivre sa vie […]. Tout ce temps, tu l’as retenue […]. Mais tu ne lui as jamais offert la liberté de rester » (196 ; ma traduction).27
Dans cet ultime renversement de situation, Kei Miller montre combien ceux qui sont censés transmettre la culture, les règles de vie, etc., sont dès l’origine piégés par leurs propres contradictions dans ce monde post-colonial caribéen propice à la schizophrénie. Soumis à des déterminismes séculaires, se traduisant par les traditions et les attentes de la société, ils pensent libérer leur enfant de ces chaînes en leur offrant ce qu’ils pensent être la liberté. Se faisant, ils instaurent d’autres entraves, affectives dans le cas de Desmond et de Sarah, contre lesquelles l’enfant ne peut s’élever. Or, comme l’affirme Hall, c’est en résistant à ses modèles que l’enfant acquiert son autonomie et son identité. Le récit de Kei Miller laisse entrevoir que dans le cas d’Imelda une telle identité est possible. Cependant, les injonctions contradictoires dont elle fait l’objet la condamnent à un basculement inexorable vers la folie (230).
Dans l’univers décrit par Kei Miller, la transmission traditionnelle est verticale et elle est écrasante. Elle ne tolère en aucune manière l’existence de toute autre source d’influence. De ce fait, son caractère totalitaire anéantit toute possibilité et toute volonté de création identitaire autonome. Et alors que pour Bourdieu les habitus ont un caractère structurant (Bourdieu 88), ils revêtent un aspect fortement aliénant dans The Same Earth. Il est par conséquent impératif de s’éloigner de son milieu pour échapper à la reproduction sociale et culturelle inhérente aux processus de transmission, et pour accéder à une forme d’émancipation. Pour autant, la nécessité de partir ne représente pas réellement une fuite ni un rejet de ses origines. Malgré l’ostracisme qu’ils ont pu subir, les principaux protagonistes de Kei Miller retournent au village de Watersgate, village auquel ils sont fortement attachés comme il est possible de l’être à une matrice. Cependant, la constance que met en évidence Kei Miller est la nécessité d’une mise à distance, d’un affranchissement choisi, par rapport à des sources de transmission. Stuart Hall postule que l’identité est un « processus constant de positionnement » (Hall et Schwarz 16 ; ma traduction).28 Chez Kei Miller, du fait même d’une transmission aliénante, l’identité n’est pas uniquement une question de positionnement. Elle correspond plutôt à la lutte que l’individu doit mener pour échapper à toutes les formes d’entraves, y compris celles qui ont trait à l’affect, dans le but d’atteindre l’affirmation de soi.