Andrea GIUNTA, Feminismo y arte latinoamericano: Historias de artistas que emanciparon el cuerpo
Mexico, Siglo XXI Editores, 2019, 296 p., ISBN 9876298232
Andrea Giunta, historienne de l’art, commissaire d’expositions internationales, professeure à l’Université de Buenos Aires et chercheuse au CONICET1 publie en 2018, aux éditions Siglo Veintiuno Argentina, son dernier livre Feminismo y arte latinoamericano. Historias de artistas que emanciparon el cuerpo. À travers une série d’études de cas, l’auteure met en lumière la production artistique de femmes originaires de Colombie, d’Argentine, du Mexique, d’Uruguay et du Chili qui contribuèrent, entre les années 1960 et 1980, à la libération du corps féminin d’une représentation normalisée par l’ordre social patriarcal. Au-delà du texte, l’ouvrage conceptuel intègre un ensemble de dessins, de peintures, de photographies et d’extraits filmiques, prenant la forme d’une véritable archive iconographique inédite. Il favorise en effet la circulation d’œuvres qui demeurent, encore à ce jour, éloignées des espaces d’exposition institutionnels.
Si la majorité des travaux d’Andrea Giunta porte sur les rapports intrinsèques qu’entretiennent art et politique, elle affirme, pour la première fois, son intérêt pour les contributions artistiques féminines et féministes en 2017, en co-dirigeant l’ouvrage Radical Women : Latin American Art, 1960-1985 avec Cecilia Fajardo-Hill. Avec la publication de Feminismo y arte latinoamericano, elle s’érige donc en spécialiste des avant-gardes latino-américaines du XXe siècle, tout en positionnant sa démarche dans une perspective contemporaine. Rendre visible ces femmes marginalisées par l’Histoire de l’Art constitue, selon elle, un devoir de mémoire pour les nouvelles générations d’artivistes qui, sans le savoir, s’inscrivent dans le sillage d’une longue tradition continentale.
Dans un souci de pédagogie, l’ouvrage, structuré en six chapitres, propose en annexe un glossaire qui entend définir des concepts issus du militantisme féministe (par exemple, sororité, empowerment, mansplaining) dans un langage académique, constituant un apport terminologique novateur pour les études de genre. Parmi ces notions, nous retiendrons, en particulier, celle du « féminisme artistique », que l’auteure place au cœur de sa réflexion. D’une part défini comme la « la conciencia acerca de la escasa representación de la obra de quienes han sido administrativamente clasificadas como artistas mujeres (más allá de sus identidades sexuales) en museos y colecciones » (263) et d’autre part comme des « lenguajes capaces de dar cuenta de una comprensión del cuerpo, de la sensibilidad, o del paisaje, excluidos de una historia del arte construida desde una perspectiva masculina » (263), il est le reflet d’une mouvance esthético-politique qui se déploie dans le sous-continent depuis plusieurs décennies.
Andrea Giunta interroge donc les représentations du corps féminin dans les productions artistiques, tout en mesurant leur capacité à participer à la transformation sociale d’une époque. Elle cherche en effet à comprendre en quoi ces nouveaux langages plastiques et symboliques ont contribué à la reconceptualisation d’une esthétique féminine conditionnée par l’universalisme masculin. Elle analyse par conséquent les formes, les motifs et les modes de circulation de ces œuvres, représentatives du potentiel créateur d’une génération de femmes engagées.
Dès les premières lignes de son livre, la chercheuse souligne l’essor d’un mouvement émancipateur qui vit le jour dans les années 1960 afin de déconstruire l’idéal féminin modelé par le « cuerpo patriarcal, regulador del poder y configurador de los cuerpos sociales correctos » (13). Par ce « corps patriarcal », elle fait allusion aux principaux organes régisseurs de la société, à savoir l’Église et l’État. Pensons notamment au péché originel biblique qui place la femme au rang de tentatrice et la réduit à une représentation charnelle de son être dans la majorité des manuscrits et des images ecclésiastiques. Malgré cet élan féministe, que l’auteure identifie comme une deuxième vague latino-américaine, les artistes ne bénéficièrent pas de la visibilité escomptée. Giunta le démontre factuellement en ayant recours à des données statistiques. Entre 1911 et 2017, le Salon National d’Argentine récompensa, par exemple, dans le domaine de la peinture, 92 hommes contre 5 femmes (49). Si à l’heure actuelle certains noms font désormais partie intégrante de notre imaginaire collectif, comme Cindy Sherman, Frida Kahlo, Marina Abramovic ou Doris Salcedo, la parité sur la scène artistique professionnelle était loin d’être atteinte. Cette disparité demeure encore aujourd’hui, comme le confirme la collection du Musée d’Art Contemporain (MUAC) de Mexico dont les trois-quarts des œuvres sont masculines (39). Si ces résultats pouvaient s’expliquer, dans les années 1960-1980, par un accès restreint des femmes à l’éducation supérieure, cette assertion n’est plus valide au XXIe siècle. Le quota de femmes dans les écoles d’art latino-américaines est au contraire bien supérieur à celui des hommes. La cause principale de cette marginalisation des productions féminines proviendrait donc d’un manque de soutien de la part des institutions qui n’encouragent pas leur normalisation. Nous sommes, par conséquent, les héritiers d’une patriarcalisation de l’Art que seule l’ « emancipación estética ciudadana » (70) sera, selon Giunta, en mesure de remettre en question. Au-delà de l’invisibilisation pérenne d’un nombre conséquent d’œuvres, ajoutons que cette situation contribue à la dévalorisation morale et financière des productions de femmes sur le marché de l’Art, créant une nouvelle forme d’inégalité.
L’auteure dégage, enfin, la diversité et la richesse des avant-gardes féminines du XXe siècle qui ne sont, en outre, pas nécessairement féministes. Elle les répertorie notamment en quatre catégories. Elle évoque, premièrement, « l’art féministe » pour nommer les œuvres, à l’image des productions filmiques de María Luisa Bemberg, qui explorent la thématique du genre. Elle propose, par la suite, la notion d’ « art féminin » qui renvoie à l’ensemble des esthétiques anti-patriarcales. C’est par exemple le cas de la peintre Magali Lara qui réfléchit, à travers ses toiles, sur la condition sociale des femmes. En troisième lieu, elle fait mention d’un « art transgressif », notamment incarné par Raquel Forner, qui donne à voir des femmes dans des espaces qui leurs sont habituellement prohibés. Enfin, elle déclare que l’ « art abstrait » correspond à une esthétique universelle portée par des femmes, comme Lidy Prati, qui ne revendique aucun engagement féministe.
Si Andrea Giunta souligne, dans son dernier chapitre « Feminismo en tiempo presente » l’urgence de diffuser ces productions avant-gardistes pour appréhender au mieux les problématiques féministes d’aujourd’hui, il aurait été pertinent de prolonger l’étude comparative. Plusieurs interrogations restent en effet en suspens : Les critères actuels du « féminisme artistique » sont-ils identiques à ceux des années 1960-1980 ? L’art féminin a-t-il gagné en visibilité ? Les collaborations avec les institutions et les organisations politiques se sont-elles développées ?