Geoffroy DE LAGASNERIE, L’art impossible
Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Des mots », 2020, 73 p,. ISBN : 978-2130825463
Ce petit livre de théorie pratique, qui reprend une conférence prononcée par Geoffroy de Lagasnerie aux Beaux-Arts de Paris en 2017, prolonge dans le champ artistique une réflexion sur la valeur des travaux intellectuels, et universitaires notamment, proposée la même année dans Penser dans un monde mauvais. Les deux ouvrages sont traversés par la volonté de « faire comparaître la culture devant la société » (Penser dans un monde mauvais, p. 7).
Lagasnerie fait le constat d’une difficulté particulière opposée à cette comparution dans le domaine artistique. En dépit des travaux de Pierre Bourdieu, qui ont rendu manifestes les dynamiques de domination à l’œuvre dans les pratiques artistiques, la valeur des productions culturelles demeure difficile à interroger. Qu’est-ce que faire de l’art dans un monde violent ? À quelles conditions l’art peut-il quelque chose ? Si certain·e·s producteur·ice·s de biens symboliques se sont exprimé·e·s sur le sentiment de honte que provoquait en elles·eux ces interrogations, la confrontation à ces dernières est souvent évacuée par la fétichisation : l’art, la culture auraient une valeur en soi. Lagasnerie interroge ce mythe et invite à concevoir une éthique des œuvres adossée à la honte.
Le sociologue s’attache dans un premier temps à récuser la pertinence de deux dissociations sur lesquelles s’appuie fréquemment la défense d’une légitimité inconditionnelle des pratiques artistiques. La première consiste à séparer les dimensions esthétique et utilitariste : une œuvre pourrait avoir une visée purement esthétique et, donc, apolitique. Reprenant l’idée exposée dans Penser dans un monde mauvais, Lagasnerie fait valoir que la non-participation au monde est un non-sens : une pratique non oppositionnelle est une pratique complice (ou fonctionnelle). Pas plus qu’elle ne peut être l’argument d’une pratique désengagée, l’illusion de la dissociation esthétisme-utilitarisme ne peut donc être celui d’une opposition aux logiques capitalistes et néolibérales. Lagasnerie va plus loin en exposant que, lorsque les pratiques artistiques n’affrontent pas la violence du monde, elles ne se contentent pas de participer à sa perpétuation : elles sont elles-mêmes des incarnations de la violence sociale en tant qu’elles existent à travers des dispositifs matériels (le musée, par exemple) dont Bourdieu a démontré la fonction hiérarchisante. Dissocier le monde culturel du monde politique est en ce sens une seconde impossibilité.
Il ne s’agit pas, pour Lagasnerie, de verser dans une mythologie inverse qui verait en la pratique artistique l’outil révolutionnaire par excellence. Le sociologue proposer d’assumer la probabilité de l’efficacité politique moindre des pratiques artistiques face à l’action directe, sans renoncer à repenser ces pratiques dont l’efficacité demeure possible.
Les chapitres qui suivent sont consacrés à la critique de trois caractéristiques des pratiques communément célébrées, en forme de réflexions dont Lagasnerie estime que les artistes devraient se saisir. La première concerne ce qu’il nomme les dispositifs fictionnels : en s’appuyant sur de nombreux exemples d’artistes qui font le choix conscient du rejet de la fiction et de l’esthétisation (Pierre Bergounioux, Annie Ernaux, Édouard Louis, Thomas Ostermeier, Laura Poitras, Sylvie Blocher), il invite à sonder ce qui, dans le recours à la fiction, relève de la mystification. Pour Lagasnerie, dans un « monde qui fonctionne au mensonge », l’art confrontationnel devrait, au contraire, adopter un « minimalisme fictionnel » (43) et s’atteler à dire la vérité. Il formule, en somme, le souhait d’une inversion des valeurs communément admises dans le domaine artistique : contre le reproche topique d’impureté esthétique adressé aux pratiques confrontationnelles, il invite à regarder les œuvres relevant du divertissement comme la périphérie de la pratique artistique. Le sociologue pointe également du doigt une tendance à la célébration des « dispositifs d’énigmatisation », soit « une idéologie très puissante dans le champ artistique, qui prend souvent la forme d’une dévalorisation de la “pédagogie”, de l’explicite, du “dit” et qui consiste à poser que, pour être dotée de valeur, une œuvre doit nécessairement ne pas dire ce qu’elle dit, ou ne pas le dire directement, ou le cacher, ou simplement l’évoquer… » (45). Lagasnerie souligne enfin avec Bourdieu que la capacité de réception d’une œuvre est acquise et non innée : elle ressort d’une expérience de classe et des habitus qui lui sont associés. En ce sens, les œuvres produisent de l’exclusion et la réponse aux difficultés d’accès aux objets culturels en termes de démocratisation et d’éducation est « au mieux, une marque de mauvaise conscience ». La réflexion sur les types de dispositions que réclament les œuvres devrait par conséquent être menée en amont de leur réalisation et amener à « inventer des pratiques qui ne soient ni bourgeoises ni populaires, mais qui décaleraient chacun par rapport à son rapport au monde » (64).
La défiance qu’exprime Lagasnerie à l’égard des pratiques artistiques qui ratifient les dispotifs majoritaires actuels n’est pas une célébration des productions marginales. Sa conclusion reprend à la fois celle de son livre publié quelques semaines plus tôt, Sortir de notre impuissance politique, et l’idée centrale de Logique de la création : c’est depuis le centre que se travaillent les transformations les plus effectives. Lagasnerie appelle à l’adoption d’une « éthique cynique » d’infiltration : plutôt que de s’abstraire du système, il faut l’utiliser « imposer ses propres narrations et déjouer les systèmes » (72). Il suggère donc aux artistes qui ont l’ambition d’être éthique de ne pas chercher la « cohérence logique » mais la « cohérence tactique » : celle qui pourra réellement « changer quelque chose pour quelqu’un quelque part » (73).