Entre vie radicale et vie ordinaire. Quelques remarques sur le thème de la quotidienneté (Alltäglichkeit) chez Ortega y Gasset
Tout lecteur d’Ortega y Gasset est inévitablement frappé par la plurivocité d’une œuvre dans laquelle coexistent de façon ambivalente le propre et l’étranger au sein d’une dialectique vivante, unifiée ou relevée in extremis par les accents de sa voix singulière, par un style philosophique très particulier, oscillant entre le lyrisme des débuts et le relâchement d’une langue presque familière parfois, caractéristique de la dernière période. L’étranger c’est bien évidemment, en ce qui concerne le versant le plus ontologique de l’œuvre, la philosophie allemande et l’influence si difficilement récusable de Heidegger en particulier. De ce point de vue, le magistère qu’Ortega a pu exercer sur toute une génération est indissociable d’une tâche d’enseignement dans laquelle il a souvent tenu le rôle de passeur de la philosophie allemande, au point même de donner le sentiment parfois de la professer en son nom propre, tant il en était pétri, s’embarrassant assez peu de discuter pied à pied les positions philosophiques des uns et des autres, avant de les accepter ou de les rejeter. Il ne s’agit pas d’instruire à nouveaux frais une forme de procès qui consisterait à dire que, au fond, la philosophie d’Ortega serait vouée à n’être qu’une simple reprise. Reprise plus ou moins inspirée, plus ou moins revitalisée, à la remorque d’une phénoménologie mondaine dont elle aurait pourtant donné les linéaments dès 1914 dans les Meditaciones sous la forme prémonitoire d’un cogito toujours déjà enveloppé par les « circonstances » sur fond desquelles il s’enlève : « Je suis moi et ma circonstance.1 » Notion interprétable, en première lecture au moins, comme monde ambiant (Umwelt) ou, pourquoi pas et plus radicalement, comme ce à partir de quoi une métaphysique idéaliste du sujet céderait le pas à une philosophie de l’être-au-monde. C’est la littérature qui a peut-être le mieux instruit un tel procès, avec suffisamment de distance et de sens de la dérision pour indiquer au moins deux choses : que la question des influences doit être secondarisée, mais aussi que cette voie d’accès à la philosophie d’Ortega doit néanmoins être faire l’objet d’une considération dans l’exacte mesure où elle aura pu prêter à rire, ce qui, on en conviendra, n’est jamais insignifiant. C’est à Luis Martín Santos que l’on pense, raillant dans Tiempo de silencio (1962) cet Ortega-qui-l’aurait-déjà-(tout)-dit-avant-Heidegger ou croquant le philosophe-conférencier, dans des pages mémorables, face à un auditoire ébaubi auquel il révélait les insondables mystères de la donation de la chose par esquisses chez Husserl. Suivre tous les méandres du compagnonnage d’Ortega avec Heidegger n’aurait donc pas beaucoup de sens ici et masquerait peut-être l’essentiel. Sa présence continue à partir des années 30 dans l’itinéraire de pensée d’Ortega doit plutôt retenir l’attention sur un aspect : Heidegger a contribué à libérer un espace, celui de la quotidienneté, en le réintégrant de plein droit à un questionnement philosophique, là où la tradition s’était plutôt constituée dans une position de radicale extériorité à un tel espace, cherchant à s’élever le plus souvent au-dessus de ses pesanteurs empiriques et routinières. Or il n’est pas à invraisemblable d’avancer que ce soit cette sphère du quotidien, dont on ne sort peut-être jamais, qu’Ortega ait arpenté sans relâche, et qu’il appelle la vie ou encore la « réalité radicale » (Ortega y Gasset, 1962a : 50). On pourrait risquer ici une telle hypothèse et tenter de la vérifier en prenant pour guide un texte de la maturité – sans exclure la possibilité de recourir à d’autres textes significatifs –, dont la gestation a été suffisamment longue en tout cas pour qu’on puisse le considérer représentatif de la pensée d’Ortega sur ces questions, El hombre y la gente. La rédaction en effet de ce qui deviendra une série de conférences, publiées de façon posthume en 1957, s’étale de 1934 à 1949, année où elles seront prononcées à l’Instituto de Humanidades à Madrid.
L’anthropologie philosophique qui s’y développe conserve une évidente empreinte heideggérienne autour du thème de l’ustensilité comme héritage le plus visible de la lecture de Sein und Zeit, dont il est notoire qu’elle a eu un retentissement très fort sur les développements ultérieurs d’Ortega. Le choc2 tient autant au contenu qu’à la forme d’un discours philosophique n’hésitant pas à recourir à la langue ordinaire, mais aussi à lui faire ouvertement violence. On aperçoit thématiquement les traces de cette lecture de Heidegger dès 1929, tout juste deux ans après la publication de Sein und Zeit. Ortega concluait ainsi la dernière leçon de la série que contient ¿Qué es filosofía? en rabattant la vie sur la préoccupation (Besorgen), dans un sens vraisemblablement heideggérien : « La vie est préoccupation, et pas seulement dans les moments difficiles ; il en va toujours ainsi de la vie, elle n’est rien d’autre, en essence, qu’un se-préoccuper » (Ortega y Gasset, 1963 : 254).
Après avoir rappelé selon quelles modalités et à quelles fins les analyses relatives au monde ambiant et à la quotidienneté sont mobilisées par Heidegger dans Sein und Zeit, il faudra examiner comment Ortega se les réapproprie à son tour et, surtout, si elles ne sont pas chez lui le derniermot de la requalification de l’ontologie en vitalisme. Ce qui devrait s’entendre moins comme une limitation, une difficulté à sortir d’une ontologie régionale de la vie, dans la langue de Heidegger, que l’occasion d’un approfondissement original depuis l’immédiateté de la vie même en direction d’un sol qui ne serait autre que celui de la langue ordinaire, traversée de silences constitutifs dont l’élucidation relève de ce qu’Ortega appelle « une théorie du dire » (Ortega y Gasset, 1962b : 135).
Il faut d’abord se rappeler comment surgit, comme par effraction, le thème de la quotidienneté dans Sein und Zeit, dans ce qui semble être un retour brutal à une forme d’empiricité que le début de l’ouvrage de 1927 ne laissait pas soupçonner, bien au contraire. Que l’on songe par exemple au chapitre i qui semble se placer de prime abord sous l’égide d’une ontologie générale cherchant à réaffirmer la « primauté de la question de l’Être » ainsi que la geste métaphysique qui, de Platon à Aristote jusqu’à Hegel compris, « en un suprême effort de la pensée » était partie à sa conquête en l’« arrach[ant] aux phénomènes » (Heidegger, 1985 : §1 p. 2). Il n’empêche que reposer la question de l’être dans toute sa généralité, risque de conduire à une répétition aporétique : à force d’universalité ou du fait, au contraire, de son trop plein d’évidence, l’être semble rebelle à toute définition. C’est ce qu’il ressort du passage en revue de ce que Heidegger appelle les « préjugés » philosophiques pesant sur l’être. Ils accréditent non seulement l’idée de son caractère éminemment abstrait, ce qui expliquerait d’ailleurs au passage que la question du sens de l’être en général soit finalement tombée dans l’oubli, mais ils entourent aussi cette question d’un halo d’obscurité énigmatique qui semble devoir la tenir définitivement éloignée des enjeux pratiques et concrets qui éclairent les berges rassurantes du quotidien, sur lesquelles finira par accoster Heidegger. Le formalisme qui préside au redéploiement de l’interrogation sur l’être comme structure questionnante complexe semble de la même façon fermer la porte à un retour vers le concret, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jean Wahl. Or c’est pourtant au sortir de ces pages inaugurales de Sein und Zeit que s’opère un retournement discret, mais essentiel parce qu’il prépare les analyses les plus connues qui seront consacrées à décrire le rapport du Dasein aux étants intramondains selon son mode d’être quotidien, aux chapitres iii-v. Ce que permet de découvrir la structure formelle de la question pour le Dasein, cet étant privilégié pour qui « il y va en son être de cet être » (Heidegger, 1985 : §4 p. 12), c’est qu’en interrogeant l’être, et précisément parce qu’il peut articuler une telle question, il apparaît qu’il en a déjà une certaine compréhension. Ce toujours-déjà-compris indéterminé qui se manifeste là fera écrire à Heidegger que « cette compréhension moyenne et vague de l’être est un fait » (Heidegger, 1985 : §2 p. 6). C’est la découverte de cette facticité primordiale comme compréhension moyenne de l’être par le Dasein qui ouvre le champ d’une investigation phénoménologie sur le terrain de la quotidienneté, cette dernière relevant d’un rapport au monde pré-théorique, d’un rapport moyen d’où il faut repartir, faute de quoi on risquerait de perdre ce que la description formelle de la Question avait révélé. En d’autres termes, le formalisme de la question de l’être ne produit aucun savoir sur l’être, mais il signale un lieu en quelque sorte, qui n’a rien à voir avec la spatialité physiquement comprise, où il faut se tenir pour surprendre ce qu’il en est de cette compréhension vague où se marque néanmoins, avec l’évidence d’un fait, que « le privilège ontique du Dasein consiste en qu’il est ontologique » (Heidegger, 1985 : §4, 12). Cet espace, en un sens non « primairement “spatial” » (Heidegger, 1985 : §14, 66), c’est le commerce ordinaire du Dasein avec le monde, la relation ontique et immédiate à ce qui l’entoure, le monde ambiant.
Résumé de façon certainement trop succincte, tel est en tout cas le double geste qu’effectue Heidegger, qu’on peut recontextualiser de la manière suivante pour en indiquer la portée générale dans le cadre d’une réévaluation du vitalisme ortéguien sur ces questions : circonscrire les limites une région neuve et philosophiquement dévaluée pour l’investigation phénoménologique – avec pour arrière-plan rien moins que le projet d’une ontologie fondamentale – et indiquer une méthode dont la première pierre est posée « dans l’horizon de la quotidienneté médiocre ». Le meilleur chemin s’avère donc être celui de la médiocrité : « C’est à l’être-au-monde quotidien qu’il faut s’attacher » (Heidegger, 1985 : §14, 66), écrit énergiquement Heidegger. On peut déjà avancer que la forte impression qu’a laissée sur Ortega la lecture de ces chapitres de Sein und Zeit n’a certainement pas grand-chose à voir avec les possibilités proprement ontologiques qui s’ouvrent avec la mise en place progressive chez Heidegger d’une analytique existentiale, capable de dégager les caractères d’être propres aux Dasein sur fond de différence ontologique. En témoigne une glose très libre d’Ortega qui mixe le thème de la préoccupation et celui du questionnement sur l’être dans ¿Qué es conocimiento?, série de cinq articles publiés dans El Sol en 1931. Il ne fait aucun doute que le style est heideggérien, mais que les conclusions pourront avoir, de prime abord, l’allure d’un contre-sens, peu soucieuses du thème de la Différence : l’être des étants, des choses, explique Ortega, doit s’entendre au sens d’ « essence », qu’il interprète dans une acception franchement platonicienne où le monde des essences serait la « doublure (duplicación) » (Ortega y Gasset, 2005 : 573) du monde phénoménal, y compris dans le sens réaliste qu’un tel redoublement signifierait chez Platon, puisque l’Être des choses appréhendé comme essence est, écrit Ortega, « une quasi-chose » (Ortega y Gasset, 2005 : 573) .
Nous sommes donc préoccupés par l’endroit où se trouvent nos clefs, par le nom d’une femme, par l’heure de départ d’un train. Mais aucune de ces questions ne permet d’initier la tâche (quehacer) du connaître. Il y a en revanche toute une série de questions dans la lignée des précédentes obéissant au schéma suivant : quelle est cette chose-ci ? Ou encore : qu’est-ce que cette lumière ? A-t-on jamais remarqué l’étrange préoccupation que ces questions énoncent ? Lorsque je demande qu’est-ce que cette lumière, est-ce bien « cette lumière » qui me préoccupe ? Non, c’est entendu. « Cette lumière » est là, devant moi, et je ne prétends rien en faire (hacer) lorsque je me pose (hago) une telle question ; c’est-à-dire que je ne l’interroge pas, je ne m’enquiers pas d’elle ni ne la cherche, mais je dis bien en revanche : Qu’est-ce qu’est cette lumière ? J’interroge l’être de cette lumière et non pas la lumière elle-même. (…) Il s’ensuit que notre monde a subi un redoublement (se ha duplicado). Tout un chacun vit entouré de choses, d’objets immédiats qui se présentent et se manifestent d’eux-mêmes : les minéraux, les autres êtres vivants et les autres personnes – mais aussi les objets intimes que nous trouvons non moins immédiatement que les premiers –, nos douleurs et sentiments, nos appétits et autres volitions et idées. C’est l’ensemble de toutes ces choses qui sont des entités immédiates, présentes pour elles-mêmes que l’on appelle circonstance ou monde. (Ortega y Gasset, 2005 : 572-573)
Ce passage mérite d’être commenté, ne serait-ce que brièvement. La saisie réaliste des essences sur le modèle de la choséité ne relève pas d’une mécompréhension, mais plutôt d’une indifférence vis-à-vis du thème de l’existentialité du Dasein – un avoir à être sur fond de compréhension d’être –, qui se trouve très exactement être ce que Heidegger appelle son « essence » (Heidegger, 1985 : §9, 42), dans un sens assez éloigné de ce que la tradition entendait par ce terme. Et plus généralement vis-à-vis d’une ontologie ayant pour horizon la question du sens de l’Être en général. Ortega l’énoncera un peu plus tard en toute clarté, s’il faut redéployer à nouveaux frais une ontologie, ce n’est pas dans l’être qu’il faut la chercher, mais dans l’enracinement de ce dernier dans la radicalité de la vie, ce qui suppose d’en faire advenir une compréhension totalement renouvelée : « Nous avons rencontré une réalité radicale neuve (…) quelque chose par conséquent pour laquelle les concepts de réalité et d’être ne sont d’aucune utilité. Il s’ensuit qu’en plus de constituer une réalité neuve, cette rencontre inaugure une nouvelle idée de l’être, une nouvelle ontologie – une nouvelle philosophie et, dans la mesure où cette dernière se répercute dans la vie, toute une vie nouvelle – vita nova » (Ortega y Gasset, 1963 : 208). Ce continent vierge de toute scorie laissée par la tradition philosophique semble beaucoup moins vaste qu’Ortega le laisse entendre. Il ressemble davantage à un isthme qu’à un continent. C’est dans la leçon ix, juste antérieure à celle de l’extrait que l’on vient de citer, que la vie nouvellement comprise était apparue comme un fondement solide sur lequel édifier cette nouvelle ontologie dont parle Ortega. Sa saisie à un niveau de radicalité inédit semblait tenir tout entière à la possibilité permanente d’une simple assignation sans distance du vivre à la singularité d’une vie, ce qu’Ortega exprimait de façon presque tautologique en disant que « l’être radical et premier de ma vie c’est que les choses y sont vécues par moi » (Ortega y Gasset, 1963 : 204)3. On retrouve constamment de telles formulations ailleurs, éparses dans l’œuvre, par exemple dans El hombre y la gente qui nous sert de corpus privilégié : « La vie humaine comme réalité radicale est seulement celle de tout un chacun, rien que ma vie » (Ortega y Gasset, 1962a : 50). En mettant ainsi l’accent sur la mienneté de ma vie et de toute vie qui doit pouvoir être dite mienne, y compris des choses que j’y rencontre, Ortega donne le sentiment que s’établit une corrélation primordiale qui reconduit à une forme d’idéalisme. Mais une relecture attentive de la fin du passage que nous nous proposions de commenter, permet d’amorcer le renversement d’une telle perspective. Or un tel renversement doit beaucoup à l’enrichissement de la notion de « circonstance » après la lecture de Sein und Zeit, sans pour autant que cette notion ne perde jamais complétement ses déterminations initiales, telles qu’Ortega les avait établies lui-même. Il n’empêche que le dépassement chez lui d’une ontologie thématisant la question de l’être par la voie vitaliste passera par un rapprochement toujours plus étroit de la notion de circonstance et de celle de préoccupation comme être-préoccupé. C’est la description du monde environnant tel que Heidegger le donne à voir dans Sein und Zeit qui permettra d’expliciter, en première approche, ce renvoi de toute vie à elle-même. Notons juste, en pierre d’attente, que dans ce texte d’Ortega du tout début des années 30, c’est bien sous l’effet l’être-préoccupé – qu’il rapproche curieusement, à cette époque, de la question formelle sur l’être – que les choses sont « présentes », non plus en soi mais « pour elles-mêmes » et en rapport immédiat avec un « sujet », sans pour autant se trouver dans la dépendance idéaliste à une conscience ou tout autre entité métaphysique – un ego, la pensée – qui les viserait pour les constituer. Ce serait faire primer une ambition épistémique que la lecture des premières lignes de ce même passage récuse : la visée théorique comprise comme τί ἐστι est postériorisée par rapport à la série de questions relevant de l’être-préoccupé, qui apparaît comme sa condition de possibilité.
Ma vie comme simple « pour moi » et les choses « présentes pour elles-mêmes », pose donc Ortega au début des années 30. D’une certaine manière on ne pouvait pas mieux accuser les termes d’une sorte de divorce entre le sujet de la vie et les choses, comme si la vie et les choses n’avaient rien à voir et rien à se dire, repliées sur une forme d’intériorité propre et substantielle qui les rendraient incommunicables.
Quoi qu’il en soit, il convient de repartir de cette remise de la vie à elle-même sur le registre de la mienneté. Ortega la réaffirme sans cesse, le plus souvent sans autre forme d’explicitation que celle d’une accentuation énergique : la vie radicalement comprise c’est ma vie ! L’argumentation, quand elle apparaît, oscille entre le thème de la responsabilité, un peu à la manière sartrienne – on ne peut ne pas ne pas choisir l’être qu’on a à se faire être, etc. – et celui, plus phénoménologique, de la vie comme vécu de conscience intransférable, Ortega prenant l’exemple de la rage de dents, dont il reconnaîtra que c’est une approximation un peu grossière (Ortega y Gasset, 2008 : 227) pour dire ce qui fait le propre de la vie comme étant mienne ou pour moi. Le texte de El hombre y la gente – tardif – fixe en quelque sorte le rapport définitif entre cette assignation et l’ustensilité découverte chez Heidegger, même s’il laisse encore inexpliqué le cheminement qui y a conduit. Après 1927, date de parution de Sein und Zeit, ce n’est que dans la préoccupation de la quotidienneté moyenne que peut se déclarer la nature de ce rapport, et plus avant ce qu’est la circonstance et l’être des choses. Car le rapport ustensile inaugure un rapport de « coexistence » – terme qui remplace celui de « transcendance » chez Heidegger – entre « moi » et les choses, qui devient le seul à pouvoir décrire une corrélation vivante et rendue à son juste équilibre. C’est-à-dire dans une relation où les choses sont un centre d’intérêt pour moi hors duquel, à leur tour, comme l’écrira Ortega, elles « perd[raient] leur être (se quedan sin ser nada) » (Ortega y Gasset, 1962a : 66). La mienneté de la vie se reconnaîtra dès lors dans la singularité de la préoccupation et le commerce quotidien avec les choses dont « l’apparition primordiale consiste en de pures références utilitaires vers moi (hacia mí) » (Ortega y Gasset, 1962a : 66). Lorsqu’il écrit cela, Ortega a certainement à l’esprit les chapitres iii à v de la première section de Sein und Zeit, et plus précisément l’analyse heideggérienne du renvoi (Verweisung) ustensile, sur laquelle s’établit in fine la mondanéité du monde. Mais, à cette époque, il est déjà en possession d’éléments de réflexion personnels, établis dès 1914, sur lesquels on peut déjà dire qu’il ne reviendra pas.
Les chapitres de l’ouvrage de 1927 de Heidegger, que l’on vient d’évoquer, ne font l’objet d’aucune confrontation approfondie de la part d’Ortega. C’est la raison pour laquelle il faut revenir sur ces pages très connues, pour essayer d’en souligner ce qui peut éclairer la compréhension du ratiovitalisme ortéguien dans la perspective que l’on vient de dégager. La stratégie de Heidegger se situe sur un tout autre plan que la vie : la seule « vie » qui est jeu dans le maniement des étants est ce à partir de quoi une thématisation des caractères d’être du Dasein est possible, retenus qu’ils sont dans le rapport pré-thématique, ustensile, à ce qui fait encontre. Une explicitation phénoménologique de l’être du Dasein est possible en tant qu’« accomplissement, écrit Heidegger dans ce sens, (…) de la compréhension d’être qui appartient toujours déjà au Dasein et qui est « vivante » dans tout usage de l’étant » (Heidegger, 1985 : §15, 67). Pour s’en saisir, Heidegger distingue ce type de choséité particulière qu’est la Vorhandenheit et, partant des “choses” ainsi redéfinies – comme « être-à-portée-de-la-main », il effectue un geste de prise en vue, toujours plus ample, cherchant à établir un rapport au monde élargi et plus originaire du Dasein comme Ouverture. Exactement l’inverse, en un sens, de la proposition d’Ortega, qui redirigeait la qualité ustensile des choses vers un pôle de subjectivité : pures références utilitaires vers moi.
Le point de départ de l’entreprise de « retotalisation » d’un monde en sa mondanéité signifiante aux § 15-18 de Sein und Zeit – le fait qu’il « il y ait » (un) monde pour le Dasein – repose tout entier sur la proposition selon laquelle un outil n’arrive jamais seul, qu’il en appelle toujours un autre, proposition littéralement envoyée par Heidegger en une formule lapidaire : « Un outil, en toute rigueur ça n’existe pas [!] » (Heidegger, 1985 : §15, 68). Ce coup d’envoi par lequel s’amorce concrètement l’analyse visant à dégager « le mode d’être de l’outil » (Heidegger, 1985 : §15, 68) est une sorte de chiquenaude qui met en branle une description phénoménologique dans laquelle, précisément à force de « renvoi[s] (Verweisung) de quelque chose à quelque chose », d’outil à outil, d’ouvrage à ouvrage, l’outil intramondain finit par déclarer son ustensilité comme appartenance à un complexe dont on ne saurait plus l’isoler sans qu’il ne perde sa qualité d’outil. La description dynamique qu’Heidegger engage au § 15 décrit un mouvement centrifuge procédant par concentricité dont les derniers contours évoquent, de proche en proche, d’autres espaces mondains. Le monde public, ramification tardive d’un réseau de renvois qui mène du marteau à l’atelier et aux éclairages publics qu’il a permis de produire, jusqu’à ceux qui les utilisent avant d’arpenter les quais d’une gare, où s’annonce déjà le Mitsein, etc. Le monde naturel, au motif que la carrière est déjà indicative de la montagne ; la réserve de bois de la forêt et que toujours « le vent est vent “dans les voiles” » (Heidegger, 1985 : §15, 70), etc. Ce qu’indique le renvoi c’est finalement que, à un premier niveau d’analyse, le complexe ustensile se présente de cette façon comme ayant une certaine conformité à un monde, un caractère mondain ou « mondialité » (Heidegger, 1985 : §16, 73), comme le dit Heidegger. Or c’est à l’occasion d’une rupture de ce réseau de renvois, lorsque l’outil fait défaut – quand le marteau casse par exemple –, que se révèle de façon paradoxale la présence d’un monde pour le Dasein. Cette découverte passe par une description fine des diverses modalités d’insistance de l’outil à maintenir son sens d’outil ou à s’en défaire, ce qui a pour corollaire de mettre au jour de façon thématique la totalité des renvois comme réseau signifiant qui soutenait un tel sens. C’est par cette brisure extraordinaire et très ordinaire à la fois que le monde s’annonce (Heidegger, 1985 : §16, 72), en laissant voir justement qu’il était en retrait dans le regard circonspect dirigé vers l’usage d’un outil singulier : ce qui devient “apparaissant” dans cette perturbation démondanéisante c’est le monde non-thématisé qu’une telle « démondanéisation » (Heidegger, 1985 : §16, 75) ne pouvait que présupposer. Mais dévoiler le phénomène monde exige d’expliciter encore davantage le phénomène du renvoi. Le renvoi ustensile, d’outil en outil, renvoie lui-même à ce Heidegger appelle une « tournure » (Heidegger, 1985 : §18, 84) de l’étant-à-portée-de-la-main, qui est une sorte de renvoi externe au sein du complexe ustensile lui-même. Le sens pré-théorique de l’outil que l’on découvre dans son maniement quotidien relève d’une tournure puisque, en suivant Heidegger, on dira qu’« avec » tout outil il retourne « de » quelque chose qui se donne immédiatement dans une structure d’auto-référentialité qui répète à un autre niveau celle du renvoi externe. C’est encore le marteau qui fournit l’exemple insigne d’un étant « qui a en lui-même le caractère de la référence » (Heidegger, 1985 : §18, 84) en même temps qu’il permet de la déplier : « Avec le pour-quoi de l’utilité, il peut derechef retourner de… ; par exemple, avec cet étant-à-portée-de-la-main que nous appelons, et pour cause, un marteau, ce dont il retourne, c’est de marteler, avec ce martèlement, il retourne de consolider une maison, [etc.] » (Heidegger, 1985 : §18, 84). Ce faisant, on voit aussi que cette auto-référentialité sur laquelle s’appuie le maniement de l’outil laisse apercevoir un ordre finalisé, un « pour-quoi de l’utilité » suspendu à un telos qui semble le transcender, dans lequel « le “pour-quoi” primaire » se révèle être aussi « un en-vue-de-quoi » (Heidegger, 1985 : §18, 84). Un en-vue-de-quoi surgi d’une nouvelle brisure, qui n’est plus à proprement parler celle d’un marteau bien concret, mais celle de cette esquisse de finalité découverte dans le maniement des étants et dont le déploiement butte sur un moment de négativité, sur une instance ultime qui l’arrête ou encore, dans la langue de Heidegger, « un pour-quoi avec lequel il ne retourne plus de rien » (Heidegger, 1985 : §18, 84). Cette « finalité » difficile à assigner auquel tout renvoi est ordonné cependant, fait signe vers le Dasein, qui est toujours un en-vue-de-l’être à travers la compréhension qu’il a de lui-même et des étants, comme celui pour qui il y va en son être de cet être. Mais ce caractère ekstatique était aussi « pré-tracé » (Heidegger, 1985 : §18, 86), comme l’écrit Heidegger, dans l’orientation particulière, la tournure, de l’étant-à-portée-de-la-main, une certaine tournure générale du monde à quoi le Dasein est renvoyé – à travers la série totale des renvois – puisqu’il s’y rapporte toujours déjà en tant qu’être-au-monde sur le mode de la compréhension.
On voit qu’en déportant ainsi les conditions de possibilité de l’émergence du sens du côté du monde en sa mondanéité – en un sens non-ontique –, Heidegger prend ses distances vis-à-vis de la position kantienne qui consistait à les déposer unilatéralement dans un sujet transcendantal. Et en mondanéisant la question du sens, il renvoie aussi dos-à-dos les catégories habituelles de sujet et d’objet, celles d’intériorité et d’extériorité en les rendant caduques. Autant de préoccupations philosophiques qui accaparaient déjà Ortega avant 1927. Si on ajoute à cela le fait que le tour de force de la démonstration heideggérienne s’accomplisse à même le monde ordinaire, dans la médiocrité du rapport ustensile, on touche aussi la fibre existentielle, concrète et anti-intellectualiste si caractéristique de ce qu’Ortega revendique sous le terme de « ratiovitalisme ». Il fait mention de l’ouvrage de Heidegger – en criant au génie – lors de la première d’une série de conférences qu’il donne à Buenos Aires en 1928. C’est d’être-au-monde dont il est question et l’allusion apparaît précisément dans un passage où Ortega cherche à définir ce qui fait la mienneté de ma vie, question qui nous avait donné un premier fil dont les analyses développées ici cherchent à dénouer le sens. « Vivre, expliquait ainsi Ortega un an après la parution de Sein und Zeit, c’est se trouver (encontrarse) dans le monde… Tout récemment un penseur, dans un livre génial, nous a fait mettre le doigt sur la signification énorme de telles paroles… » (Ortega y Gasset, 2008 : 41).
S’il est incontestable que la notion de « radicalité de la vie », dont parle Ortega dans toute la deuxième moitié de son œuvre, a des prétentions fondatives, elle ne s’en définit pas moins selon une modalité d’apparence ontique, tant elle semble se rapprocher de la vie ordinaire, de la vie de « tout un chacun », comme l’écrit parfois Ortega. « En appelant [notre vie] “réalité radicale”, je ne veux pas dire que ce soit l’unique vie qui soit, pas même qu’il s’agisse de la plus élevée, de la plus respectable ou sublime, mais simplement qu’elle est la racine – radicale, en cela – de toutes les autres » (Ortega y Gasset, 1962a : 51). D’autant qu’à la patience des développements de Sein und Zeit, Ortega répond le plus souvent par un pas de côté en direction de l’anecdotique ou de l’actualité immédiate. La défaillance de l’outil se transforme en panne d’automobile (Ortega y Gasset, 1986 : 41-42) dans Ideas y creencias. Il s’agit une digression mélodramatique dans laquelle se débattent des automobilistes soudainement privés de leur véhicule, avec pour toile de fond la crise qui secoue l’Europe de la fin des années 30. La péripétie se dénoue sur l’idée d’une panne de l’Histoire et de la difficulté à relancer cette machine complexe dont les élites désemparées seraient les nouveaux mécanos. Et que dire de la « chaîne ustensile (servicial) » (Ortega y Gasset, 1962a : 101-102) des renvois qui, partant de la poudre à canon et après maintes bifurcations, se perd dans un commentaire sur l’art de la chasse et culmine dans celui de fête en guise de bouquet final ? C’est vraisemblablement qu’Ortega ne peut suivre Heidegger que sur le terrain de la préoccupation et de la quotidienneté, et que la justification de l’évidence de cette coexistence vivante qu’est la circonstance en termes de conditions de possibilité, même mondainement comprise, apparaît superflue. En d’autres termes, la transcendance du Dasein s’établissait en prenant appui sur une présence familière du monde qui risquait encore de s’écrire chez Heidegger à la lueur d’un « clair de lune transcendantal » (Ortega y Gasset, 1962a : 61) dont Ortega cherche à se tenir éloigné. Car la proximité ontique du Dasein avec l’étant-à-portée-de-la-main laissait finalement apparaître, dans Sein und Zeit, une « familiarité » (Heidegger, 1985 : §18, 86) plus originaire et apriorique, dont Ortega s’accommode d’autant plus mal qu’elle repose sur un privilège exorbitant accordé à l’Être :
Le gonflement (exorbitancia) du concept d’Être pratiqué par Heidegger, comique comme tout comportement hyperbolique, devient patent dès que l’on remarque que sa formule – « l’homme s’est toujours interrogé sur l’être » ou encore « il est interrogation sur l’être » – ne prend tout son sens que si par Être l’on entend : tout ce au sujet de quoi l’homme s’est déjà interrogé ; c’est-à-dire si l’on fait de l’Être une notion fourre-tout (el gran gato pardo), une bonne à tout faire* et un concept omnibus. Mais on ne tient là aucune doctrine, c’est de la pure rigolade (payasada), car cette inflation du concept d’Être intervient précisément là où une opération contraire était de mise, de restriction et de définition de son sens. (Ortega y Gasset, 2009 : 1118)
Si on adoptait la même liberté de ton, il faut bien avouer que la revendication, dans ce même texte, d’une « pensée systématique » (Ortega y Gasset, 2009 : 1119) dirigée contre le flou heideggérien et étayée sur le seul fondement de la vie, donne l’impression de remplacer une généralité par une autre et confine à la même indétermination, et qu’en définitive, c’est un peu l’hôpital qui se moque de la charité.
Mais Ortega, dans ce passage de La idea de principio en Leibniz, qui constitue la seule discussion un peu serrée avec Heidegger dont on dispose, passe sous silence deux points importants. Une part des préoccupations qui sont celles de Heidegger en 1927 correspondent bien à celles que pouvaient être les siennes dès 1914. Premièrement, la redéfinition du phénomène par Heidegger, telle qu’elle s’élabore au § 7 de Sein und Zeit, au moins dans le sens où elle s’emploie à libérer le phénomène de son attache à la conscience comme être transcendantal absolu ; et aussi parce que le phénomène ainsi redéfini – recouvrant l’être – appelle une tâche interprétative de dévoilement. Heidegger, en distinguant dans Sein und Zeit, entre phénomène et apparition ouvre, en effet, la possibilité d’une entreprise d’explicitation qui est sommée d’investir l’écart entre ce qui apparaît et tout ce qui dans cet apparaître même ne se montre pas, et qui est pourtant susceptible d’un dévoilement à même le phénomène, sans que ce dernier ne soit désormais une simple figuration sensible d’un arrière-fond nouménal ou dans la dépendance absolue d’une conscience source de toute phénoménalité. Et enfin et plus généralement, la transcendance du Dasein est requalifiée comme être-au-monde, en tant qu’elle met fin à la « fièvre subjectiviste » qui a enflammé la Modernité philosophique depuis Descartes jusqu’à Fichte4, et dont Ortega cherche dès le début de son œuvre à être aussi le médecin. Les choses vont ensemble chez Ortega : la critique du subjectivisme allant de pair chez lui avec la recherche d’une méthode qui, dans une certaine mesure, prend une tournure herméneutique, en ce sens que c’est à la langue – comme structure vivante – qu’il est demandé en 1914, comme on le verra, de révéler tous les contours de la circonstance vitale.
Mais l’écart que Heidegger creuse entre Phänom et Erscheinung reconduit à une pensée de la Différence qu’Ortega récuse. Dans la perspective vitaliste qu’il projette, la vie est perçue comme ce qui se donne dans une totale transparence, radicale et exécutive en même temps – être à la vie en la vivant –, que toute tentative d’élucidation ontologique risquerait de troubler sans parvenir à s’en saisir. Il n’empêche que cette expérience antéprédicative de la vie n’est pas de la conscience, pas plus qu’elle n’est pas des choses. Elle est intimité vivante du « moi » et des choses – dont on essaiera de saisir le sens un peu plus loin. C’est ce qui permet de la renverser en extériorité absolue ; de même que cette extériorité peut s’entendre tout aussi bien, au deçà de toute compréhension solipsiste, comme « radicale solitude » (Ortega y Gasset, 1962a : 59), solitude aux choses. Autrement dit, la circonstance est sans dehors. La méthode ratiovitaliste entend congédier de cette façon le « dualisme » d’une herméneutique ontico-ontologique (Heidegger) et celui d’une phénoménologie réflexive pariant sur la possibilité d’un changement de regard (épochè husserlienne). Elle doit s’en remettre au pouvoir d’élucidation d’une simple variation attentionnelle cherchant à mettre en lumière les points aveugles et les zones d’ombres auxquels condamne la circonstancialité de la vie sous le règne de la préoccupation – « somnambulisme frénétique » (Ortega y Gasset, 1962a : 21). C’est le sens de la « méditation » ortéguienne, vécue comme un impossible, qui est toujours cet effort, problématique, de « rentrer en soi (ensimismarse) » pour se décoller de la circonstance, ce qui est encore une façon de s’y tenir. Un « se dé-préoccuper (desatender) » (Ortega y Gasset, 1962a : 23), plutôt qu’une véritable introspection. La méditation ne vient pas de l’intériorité du sujet, mais procède d’une position d’immanence encore plus engagée dans la circonstance, attentive aux « co-présences (compresencias) » (Ortega y Gasset, 1962a : 81) immédiates qui accompagnent, comme une ombre insignifiante, toute présence et qu’il faut dévoiler, leur caractère inapparaissant étant la promesse de leur radicalité fondative et signifiante. Ortega exprimait déjà cette idée en 1914 dans les Meditaciones :
La circonstance ! Circum-stantia ! Toutes ces choses muettes qui se tiennent dans notre entourage immédiat ! Tout près, tout près de nous elles tendent leurs tacites visages avec une expression humble et désirante, nous demandant à la fois d’accepter leur offrande et se sentant aussi honteuses de l’apparente simplicité de leur don. Nous, nous marchons parmi elles sans les voir, le regard fixé sur de lointaines entreprises, tournés vers la conquête de lointaines cités schématiques. (Ortega y Gasset, 1995 : 65-66)
Sur le fond, le texte fait évidemment signe vers le thème du proche et du lointain que Heidegger développera plus tard, mais il renvoie, dans les Meditaciones, à une profession de foi culturaliste – ibérique ? – adossée à une promesse d’universalité indexée elle-même sur des « bases de vitalité » sur lesquelles, estimait Ortega à cette époque, il était urgent de méditer. C’est de la circonstance immédiate, « des petites choses de la vie quotidienne » (Ortega y Gasset, 1995 : 80) qu’il faut apprendre à voir, car « il y a aussi un logos du Manazanares : la plus humble des rivières, cette ironie liquide […], charrie sans doute entre ses petites gouttes d’eau, une gouttelette de spiritualité » (Ortega y Gasset, 1995 : 78).
Mais le plus proche, le plus circonstanciellement vécu, s’avère être le langage, parce qu’il est dans sa nature même d’être circonstanciel – on dirait aujourd’hui plus volontiers « contextuel » : « Le langage ne consiste pas seulement à dire ce qu’il dit de lui-même, mais à actualiser cette potentialité déterminative (decidora), significative de son contour (contorno) » (Ortega y Gasset, 1962b : 126). La fécondité de la méthode attentionnelle est peut-être là, en ceci qu’elle fait très tôt porter le regard d’Ortega sur la réalité langagière pour en faire un allié méthodologique au service de la réfutation de l’idéalisme subjectiviste, qui constitue sûrement la partie la plus consistante de cette systématique de la vie qu’il entendait élaborer. L’idée qu’en érodant la substantialité du sujet, on est au plus près de la vie radicalement comprise en est vraisemblablement la motivation profonde. L’examen d’un texte décisif du premier Ortega permettra d’en donner un aperçu et, surtout, de mesurer la tension paradoxale qu’il imprime à cette question. Destituer le sujet de sa position d’absolu et de sa substantialité signifie, en raison inverse, une réhabilitation de l’intimité, qu’Ortega prend soin de ne jamais confondre avec une intériorité, et ce d’autant moins qu’elle est dissoute au sein d’un faire primordial qu’il appelle « exécutivité (ejecutividad) », ce qui est aussi une façon de tourner expressément le dos à l’ontologie phénoménologique heideggérienne de 1927. La position anti-égologique soutenue par Ortega est difficile à suivre en première approche. Dans un chapitre d’un texte bref de 1914, « Le “moi” comme exécutivité (lo ejecutivo) », le moi (yo), initialement conçu comme chose parmi les choses, est à la fois destitué des privilèges que lui octroyait la tradition idéaliste, mais conserve cependant un statut insigne en tant qu’il est indicatif d’une intimité à laquelle il ne se réduit pourtant pas. Le moi tire d’abord sa singularité de son opposition aux choses, auxquelles correspond la possibilité exclusive de se trouver engagées dans un rapport utilitaire : « Il n’y a que les choses dont on peut faire un usage, que l’on peut utiliser. Et réciproquement : les choses sont des points dans les interstices desquels vient se loger notre activité utilitaire. On peut, bien sûr, adopter une attitude utilitaire face à toute chose, sauf devant une seule, une chose unique : Moi » (Ortega y Gasset, 2004 : 667). C’était déjà la leçon de Kant sur un autre plan, rappelle Ortega dans la foulée, en forme d’impératif dans ce texte intitulé « Ensayo de estética a manera de prólogo » : prendre les hommes pour des fins en soi et non pas comme des moyens.
La déconstruction du privilège accordé à l’ego, non réductible à la chose, s’appuie pourtant, dans un deuxième temps, sur la résurgence imminente de cette choséité que le jeu de la personne grammaticale laisse apparaître, comme si le « moi » hésitait toujours entre son interprétation pronominale non substantielle (moi) et sa version substantivée (le moi). Bravant l’interdit kantien, explique Ortega, il reste néanmoins possible dans une situation d’interlocution, par un changement de regard, d’appréhender le « moi » des autres comme une chose. Force est de reconnaître alors que dans une telle situation ces autres « moi » à qui l’on s’adresse ou que l’on évoque, et dans la mesure même où l’on s’adresse à eux ou qu’on les évoque, sont aussi des « toi » ou des « lui ». C’est dans l’espace ordinaire de la communication usuelle en train de se faire qu’on peut entrevoir une première destitution de l’égologie qui tend à aligner la première personne sur les autres. La démonstration s’appuie ici sur la possibilité d’étayer la pensée sur le langage, mais surtout sur celle d’inscrire le langage dans la « situation vivante » qui lui donne en dernière instance sa signifiance. La langue est porteuse d’une rationalité antéprédicative, qui est aussi un pouvoir de révélation – « apophantique » dans la langue de Aristote reprise par Heidegger au § 7 de Sein und Zeit – qui tient, pour Ortega, au fait primordial que tout penser repose sur un dire, que le logos est toujours indissolublement un penser-dire doté d’une puissance de dévoilement qui est déjà un faire.
Je ne découvre pas mes pensées : je ne pense pas d’abord pour ensuite en donner la formule. La pensée est toujours déjà formule, intonation (locuela), énonciation. Je ne dis pas seulement à quelqu’un, je dis quelque chose, et ce dire quelque chose, c’est déjà penser. Mais ici dire c’est déclarer, éclairer, manifester ce qui était occulté à soi-même. Penser est un legein – au double sens de logos –, découvrir d’un seul geste ce qui était occulté sous l’évidence (lo patente). Les autres sens [de penser] sont secondaires, ils signifient les mécanismes et les fonctions par lesquels on pense ; penser n’est pas fonctionner, mais faire. (Ortega y Gasset, 2008 : 387)
Cet extrait d’un texte posthume de l’année 1930 intitulé « Sobre la realidad radical » révèle assez bien la tournure pragmatique que finira par prendre la réflexion d’Ortega, qui cherche à pointer l’accointance entre le dire et le faire. Le texte de 1914 sur « Le “moi” comme exécutivité (lo ejecutivo) » faisait déjà état de cette dimension pragmatique du langage – si on entend par là qu’il est fondamentalement actif – et cherchait même à porter à la limite cette affinité entre le langage et l’activité, comme si percer les secrets5 de l’égologie exigeait plus que jamais de joindre le geste à la parole6. C’est en prenant au sérieux, c’est-à-dire « au pied de la lettre », l’impossibilité de la conversion du « moi » en chose qu’un égologie critique, c’est-à-dire capable de définir ce qui doit vraiment revenir au “sujet”, est susceptible de se déployer. Au pied de la lettre ou en marchant, lorsque la langue est en marche, saisie dans le cours même de sa profération, lorsque je dis que « je marche (ando) » et que je marche en même temps. Qu’y découvre-t-on alors ? Dans une certaine mesure, le corps kinesthésique des psychologues, perçu à travers un « intime “effort” » ou une « “sensation de résistance” » interne ; ou le corps propre de la phénoménologie, comme vécu de conscience d’une marche, totalement irréductible à la « marche des autres » (Ortega y Gasset, 2008 : 668), celle qui concerne le corps objectif, que Sartre avait précisément appelé pour cela « corps-pour-autrui ». Mais à travers la radicalisation performative qu’Ortega cherche à imprimer à sa description, il faut davantage, dans l’exemple de la marche ou de la douleur convoqué de nouveau, saisir le surgissement d’un événement dont la conscience ou la perception ne sont que des moments secondaires et dérivés. Et parfois même opposés dans le cas de la représentation produite par une conscience réflexive, qui est véritablement l’autre d’une égologie bien comprise : « L’image d’une douleur (dolor) n’est pas douloureuse (no duele), on peut même dire qu’elle éloigne la douleur en lui substituant son ombre idéale. […] c’est au moment où elle [la douleur] devient image d’elle-même qu’elle cesse de faire souffrir (doler) » (Ortega y Gasset, 2008 : 668). Cet événement qui se tient en dessous de la conscience perceptive, Ortega l’appelle « intimité » en lui donnant une signification originale qui la place au-delà de l’intériorité et de l’extériorité, ou dans une position d’équidistance vis-à-vis de telles catégories, qui empêche qu’on puisse jamais la confondre avec elles : « [La véritable intimité] se situe à égale distance de l’image de l’intérieur et de l’extérieur » (Ortega y Gasset, 2008 : 670). L’égologie y voit ses prétentions à être au centre de toute transcendance terriblement entamées, ce que révèle la formalisation qui synthétise ce rapport à la douleur, qui ne peut plus s’énoncer que dans la forme impersonnelle d’un gérondif ; la douleur que je perçois c’est d’abord « une douleur douloureuse (dolor doliendo) » (Ortega y Gasset, 2008 : 668). Car l’intimité de la douleur ou de toute perception sensible repose désormais sur l’intimité vivante d’une coexistence active entre les choses et le “moi”, où le quelque chose de subjectivité restante est emporté dans une exécution qui ne peut plus se dire qu’au gérondif et à la forme pronominale, agi et agissant tout à la fois : « La véritable intimité, écrit dans ce sens Ortega, est un quelque chose en tant qu’il s’exécute (en cuanto ejecutándose) » (Ortega y Gasset, 2008 : 670). Et curieusement, l’égologie acquiert a contrario une forme d’existence élargie, dans un sens qui pourra paraître anthropomorphisant et subjectiviste même, puisque, dans le texte de 1914 que nous commentons, elle est coextensive aux choses elles-mêmes. L’intimité de la douleur, rendue à sa propre exécution, ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, invite à retrouver analogiquement dans cette liaison intime une structure d’intimité au cœur des choses elles-mêmes, aperçue avant toute objectivation par la pensée représentative :
La différence qu’il y a entre une douleur dont on me parle et une douleur que je ressens est la même que celle qui s’établit entre le rouge vu par moi et l’étance rouge (el estar siendo roja) de cette boîte. Pour elle, l’être-rouge est du même ordre que pour moi l’être-endolori. De même qu’il y a un moi-Machin Chose (Fulano de Tal), il y a un moi-rouge, un moi-eau et un moi-étoile. (Ortega y Gasset, 2008 : 668-669)
Intime coexistence donc entre le “moi” et les choses, plutôt que transcendance (Heidegger) ou intentionnalité (Husserl), pour redonner à chaque existence ce qui lui revient en évitant le piège, et d’un idéalisme subjectiviste, et d’un réalisme naïf qui reconduirait la chose à son indépendance au sein du monde naturel. Les choses ne sont pas réductibles à un contenu ou un acte de conscience, pas plus qu’elles ne seraient d’abord des choses naturelles hors de moi, la nature étant une production théorique, dont la philosophie ressasse, d’époque en époque et sans le dire, la provenance éléatique7.
On peut essayer de répondre maintenant à la question qui nous avait servi de point de départ, en essayant d’évaluer le sens que prend la lecture de Sein und Zeit pour Ortega à la fin des années 20. Le raccourci qui court-circuitait l’analyse du renvoi en lui assignant, sans autre forme de procès, un ego ou un caractère de mienneté dont il semblait dépendre, fait signe, non pas vers la mondanéité du monde, mais vers une intimité, dans le sens original que l’on vient de dire. C’est en relisant Heidegger à partir de ce qui était posé dès 1914 – la vie radicale comme exécutivité – qu’Ortega infléchit le sens de la préoccupation à travers une tentative de réécriture vitaliste – et par conséquent vivante –, qui essaye d’éviter le piège d’une anthropologie simplement ontique, mais dont le quotidien comme affairement reste un paradigme majeur. Au fond, si la vie saisie dans sa radicalité ressemble tant à la vie ordinaire c’est parce qu’elles reposent toutes deux sur le même faire primordial.
El hombre y la gente donne un aperçu significatif de ce travail de réécriture, au double sens : prendre ses distances par rapport à Heidegger, mais aussi élaborer une langue philosophique propre, capable de saisir la vie dans sa radicalité sans la dévitaliser. Ce dernier point s’avérant d’autant plus problématique que le ratiovitalisme, pour tenir la position anti-théorique qui est la sienne, doit s’arracher au vocabulaire de l’ontologie, toujours prompt à recouvrir ce qu’il y a de vivant dans toute vie en transmutant le faire en être. Et il doit aussi puiser, pour cette raison même, dans les ressources vives de la langue ordinaire. Elle apparaît comme étant la seule à même de se saisir de la concrétude de la vie en évitant les écueils de l’abstraction généralisante que suppose toute théorisation. Ortega exprime cela en disant qu’il est forcé de « parl[er] de l’archi-concret abstraitement et en général. Car tel est le paradoxe constitutif de la théorie de la vie. Cette vie est la vie de tout un chacun, mais sa théorie est, comme toute théorie, générale. Elle donne les cadres vides et abstraits où vient se loger la propre autobiographie de chacun d’entre nous » (Ortega y Gasset, 1962a : 114). Éviter le piège d’une anthropologie philosophique reposant sur un simple geste de généralisation de situations vitales factuelles, ne doit pas non plus vouloir dire, à l’inverse, retomber dans le travers transcendantaliste qui consisterait à fixer en quelque sorte des caractères d’être ou des existentiaux dévoilés sur la base d’une compréhension d’être originaire. Ortega en réfute non seulement la boursouflure ontologique mais aussi son ambivalence problématique, qui tient au sens équivoque rattaché à « être »8. Si un monnayage catégoriel de la vie est possible, comme « catégories du vivre » (Ortega y Gasset, 1963 : 205), il faut se donner une méthode ou un site privilégié à partir lequel elles puissent se constituer. C’est la langue ordinaire qui en donne le cadre, certainement parce qu’elle est au plus de près de la vie et aussi parce que le « rapport au langage n’est qu’une manifestation particulière d’un rapport général à la vie » (Ortega y Gasset, 1962b : 118). Mais, paradoxalement, cela tient aussi à la fascination qu’exerce la métaphore chez Ortega, qui essayait déjà d’en percer les mystères dans le prologue de 1914 que l’on a commenté. Elle est la source d’un étonnement perpétuellement renouvelé, qu’il évoquera encore dans ces termes : « Parmi les toutes les choses que compte le monde, la métaphore est sans doute la plus étrange » (Ortega y Gasset, 2007 : 655).
L’intérêt qu’Ortega porte à la métaphore tient évidemment à son pouvoir d’évocation poétique. Mais il y voit aussi, selon une compréhension plus large, un principe de fonctionnement de la langue en général. Car la langue crée en permanence des images (métaphoriques) dont la force de l’usage finit par oblitérer le jaillissement primitif. En un sens, les métaphores (vives), sont toujours déjà des métaphores mortes, susceptibles de de devenir usuelles ou, au contraire, d’être réveillées, etc. Or ce mouvement perpétuel de mort et de résurrection, qui traverse la langue ordinaire, est ce à partir de quoi Ortega cherche à penser les catégories.
Les métaphores élémentaires ou les plus anciennes (inveteradas) sont aussi vraies que les lois de Newton. Dans ces métaphores vénérables qui se sont transformé en mots de la langue, sur lesquelles nous marchons constamment comme sur une île formée sur qui ce fut d’abord corail vivant, sont conservées des intuitions parfaites des phénomènes les plus fondamentaux. (Ortega y Gasset, 2008 : 43)
Forger une langue philosophique chez Ortega consistera finalement à concevoir les catégories en se tenant à égale distance du mythe de l’originaire (transcendantal) ou de celui (historicisant) de l’origine. Les catégories doivent être comprises de ce point de vue comme le résultat d’un travail indissolublement philologique et philosophique. Elles sont moins un sol originaire qu’un certain niveau (nivel), un seuil d’enracinement – vie radicalement comprise – dont les coordonnées sont fixées par une plongée dans la langue ordinaire, jusque dans ces étymons recouverts par l’usage, qui est indissociable d’une formalisation, d’une élaboration philosophique en retour, seule capable d’en revitaliser le sens radical. Ce formalisme reçoit sa définition la plus aboutie dans une note de bas de page du chapitre § 30 de La idea de principio en Leibniz, dont le précédent portait un titre significatif pour cette question, « § 29 – Le niveau (nivel) de notre radicalisme » : « La vie est toujours unique, comme celle de tout un chacun. Il y a et il y a eu, cependant, un nombre incalculable de vies uniques. J’appellerai « formalités de la vie » toutes ces composantes abstraites qui font partie de la structure formelle de ces vies uniques » (Ortega y Gasset, 2009 : 1134).
Les intuitions fondamentales sont prédonnées dans la langue avant d’être pour une conscience. Et leur participation à l’élaboration d’un formalisme catégoriel devient chez Ortega une question de style. Il est remarquable à ce propos que le thème de la préoccupation (Besorgen) – dont on était parti –, tel qu’il apparaît dans El hombre y la gente, fasse l’objet d’une telle formalisation qui pourra être perçue d’abord comme une stylisation (simplificatrice) de la pensée de Heidegger, mais qui est aussi le chemin de crête qu’emprunte Ortega pour conquérir une langue philosophique originale. Ce qui est tout autre chose qu’une « terminologie », « mot cadavre, stérile, aseptisé et qui, pour cette raison même, est devenu une case vide en cessant d’être une dénomination vivante (viviente nombrar), c’est-à-dire en cessant d’exécuter de lui-même cette opération et cette fonction qui consistent à “dire la chose” et qu’on appelle nommer » (Ortega y Gasset, 2009 : 1136). En filant la métaphore (sic) avec Ortega, le style serait finalement cette opération philosophique par laquelle on (re)dresse une intuition vivante mais inadéquate, saisie, in statu nascendi, à même la langue, en rétablissant sa fonction d’ « appel » pour dévoiler la chose catégoriellement : « La métaphore est l’authentique nom des choses. [Par elle] le mot appelle la chose qui n’est pas là, devant nous, et celle-ci accourt comme un chien, elle nous devient plus ou moins présente, se dirige vers nous, répond, se manifeste » (Ortega y Gasset, 2009 : 1136)9.
A bien des égards, El hombre y la gente correspond à une telle tentative, que l’apparente naïveté du mode d’exposition retenue par Ortega masque, en laissant penser peut-être même qu’on aurait ici seulement affaire à une version exotérique, rédigée avec toutes les bonnes intentions d’un pédagogue d’abord soucieux de se faire comprendre d’un public peu averti. Mais on peut aussi lire ce texte, tout particulièrement dans son deuxième chapitre, comme étant très représentatif de cet effort de formalisation, qui paradoxalement passe inaperçu, à force de simplicité ; ce qu’aggrave par ailleurs sa composition très narrative, Ortega donnant l’impression d’y raconter une histoire, l’histoire de nos vies. Ce qui s’y joue ou qui s’y passe tient pourtant encore à la mise en œuvre d’une discussion avec Heidegger : Ortega cherchant à y retourner, sans le dire expressément, l’ontologie en vitalisme, c’est-à-dire en vie comprise comme exécutivité, mais dans le cadre d’une docile et apparente adhésion aux thèses développées dans les premières sections de Sein und Zeit.
Dans ce texte si peu spéculatif, qui fut dispensé sous forme de cours entre 1949 et 1950, la notion d’exécutivité n’apparaît pas, et pour cause : la langue philosophique qui y est mobilisée s’efforce de fuir de bout en bout toute forme de technicité au profit d’une stratégie d’écriture étymologisante et performative, qui entend redonner valeur de « termes techniques – dans le cadre d’une théorie de la vie humaine » à « la langue espagnole la plus simple, ordinaire et familière » (Ortega y Gasset, 1962a : 68). Cette opération exige une mise en scène du discours philosophique qui se manifeste d’abord dans le retournement que révélerait la confrontation a posteriori du titre du chapitre, « La vie personnelle », qui semble emmener la réflexion du côté du pole subjectif de la corrélation vitale – circonstance –, et son objet véritable, qui sert de secret qu’à la fin : ce n’était pas du « sujet » de la vie dont il était question – qu’il faudrait de toute façon « appeler x » (Ortega y Gasset, 1962a : 56) ou Machin Chose, comme l’écrit Ortega – mais bel et bien de l’élucidation du sens de la chose, finalement rabattu sur celui – grec – de « pragmata » (Ortega y Gasset, 1962a : 68) à la fin du premier volume de El hombre y la gente. C’est-à-dire non plus être-à-portée-de-la-main – interprétation heideggérienne de pragmata – mais chose comme chose-à-faire.
Le début du chapitre accumule des prédicats existentiels qui tombent avec une tonalité parfois grandiloquente, en contraste malgré tout avec l’effet de naturel que produit la langue d’Ortega, sa syntaxe simple en apparence, que confirme la brièveté de la phrase en général : l’homme est errance – « Le malaise et la capacité à se sentir perdu est son tragique destin et son illustre privilège » (Ortega y Gasset, 1962a : 49) – ; choix – « condamné, qu’il le veuille ou non, à être libre » (Ortega y Gasset, 1962a : 57) – ou encore « radicale solitude » (Ortega y Gasset, 1962a : 59). En poursuivant la lecture, il apparaît que cette dramatisation du discours se laisse gagner en quelque sorte par la logique propre qu’elle vient d’instaurer. Et Ortega de conclure, sans autre forme de précision, que c’est la vie elle-même qui est « dramatique » (Ortega y Gasset, 1962a : 53). Affirmation aussi banale que sibylline et dont la gratuité, à ce stade, ne pourrait s’estomper que si on la replaçait dans le fil d’un développement qui évoquait la facticité contingence de toute vie, non point exactement parce que le « sujet » y serait toujours déjà jeté (Geworfenheit), mais bien parce que « sans crier gare […] la vie nous est toujours tirée à bout portant » (Ortega y Gasset, 1962a : 54). La tonalité existentielle et les formules qui l’accompagnent masquent la performativité d’une écriture qui cherche à faire sentir, plutôt que démontrer, que si la vie est drame (Ortega y Gasset, 1986 : 33), comme l’écrit souvent Ortega, c’est parce qu’elle est d’abord exécutivité. Un être-se-vivant (un ser viviendo), autrement dit un avoir à être toujours en retard sur l’effectivité vitale primordiale et toujours engagée, qui le soutient et qui relève fondamentalement d’un δράω. On pourra se demander pourquoi Ortega, qui semble flirter ici avec les positions de Heidegger ou même de Sartre autour d’une temporalité ekstatique, n’engage pas une discussion allant dans ce sens. On avancera l’idée qu’Ortega y voyait le risque d’une retombée dans le subjectivisme délétère qu’il s’est toujours efforcé de réfuter. Et certainement aussi une abstraction métaphysique cherchant à extraire artificiellement le temps de la vie. Alors que c’est dans et par l’effectuation de la vie (au double sens objectif et subjectif) que nos vies se temporalisent. Ce qui irait dans le sens d’un des textes les plus spéculatifs d’Ortega sur le sujet (« Vida como ejecución (el ser ejecutivo) ») considérant que la vie radicalement saisie est pure actualité réflexive, et donc toujours (en) acte, dont le modèle linguistique nous est donné par la forme gérondive d’un « Ser Siendo » (Ortega y Gasset, 2008 : 199).
Tant et si bien que pour libérer un espace de facticité – au sens de « faire » – de la vie sans retomber dans l’empiricité et l’anthropologie naïve, il convient de raviver le sens de tous les verbes fondamentaux que la langue propose. A l’exclusion peut-être de celui qui est tenu pour le plus fondamental de tous, Être (Ser), ce qui signifierait, à l’opposé, céder à une tentation ontologisante dont, on l’a vu, Ortega cherche à se démarquer parce qu’elle ressortit à la pensée d’objet (Ortega y Gasset, 2008 : 199). La notion la plus emblématique de la philosophie d’Ortega, la « circonstance (circunstancia) », mais aussi la plus indéterminée parce qu’elle reçoit plusieurs présentations dans l’œuvre, et à des niveaux différents, consiste peut-être d’abord en cela. A faire le tour des ressources de la langue disponible et, se laissant encercler10 par elle, n’en conserver finalement que les plus fondamentales, et donc aussi les plus verbales. Alors que la préoccupation et ses différentes modalités se laissaient découvrir chez Heidegger comme autant de « variations de flûte » (Ortega y Gasset, 2009 : 1121), raille Ortega, autour du thème du Sein, elle devient chez lui une méditation discrète, qui ne s’entend plus parfois que dans la variété des emplois verbaux et de leurs entours enclitiques. Dans El hombre y la gente, l’être-préoccupé se laisse “décrire”, par exemple, à travers l’évocation rapide et bien ordinaire de la confrontation ennuyeuse avec une leçon de philosophie, qui relève d’un « se coltiner (habérselas con) » (Ortega y Gasset, 1962a : 54) une telle leçon. Le verbe espagnol dit de façon indémêlable la possession (un « avoir ») et l’existence (un « il y a »). Le pronom enclitique (las), forme a-référentielle et vide est doublement marqué – au féminin et au pluriel –, produisant un effet allusif, comme pour établir que la coexistence du « sujet » et des choses procède d’un donné disponible qui ne vient ni du sujet ni de l’objet, mais procède de l’effectivité concrète de la rencontre entre le « moi » et les choses, donnée dans cette rencontre même. La disponibilité de ce donné vivant est même temps déjà une transcendance qu’ouvre la transitivité d’un verbe pronominalisé en apportant une coloration presque sensible, marquée, où déjà s’annoncent, comme par allusion, des choses (las) et celui (se) qui les regarde dans la mesure même où elles le regardent – au double sens de l’expression en français. C’est peut-être là une des façons de traduire le terme forgé par Ortega, « importancia », pour requalifier sensiblement l’être-à-portée-de-la-main. Le rapport ustensile est en effet toujours aussi un rapport affectif. Il n’y a pas une Stimmung et un rapport ustensile aux choses dans laquelle il serait pris, mais plutôt l’intimité d’un rapport qui est circonstance – et pas un simple entourage ontique de déterminations – inséparablement affective et ustensile, ustensile et affective. En mettant le terme au pluriel – « importancias » –, Ortega y condense à la fois la concrétion affective de la coexistence, l’intimité du rapport aux choses – comme ce qui m’importe –, mais aussi ce que, en faisant encontre, les « visages indubitables » (Ortega y Gasset, 2007 : 657) des choses ont toujours à me dire.
Dans le monde ou circonstance de chacun d’entre nous, il n’y a rien qui n’ait à voir avec chacun et chacun, à son tour, a à voir avec tout ce qui fait partie de cette circonstance ou monde. Ce dernier se compose exclusivement de références à moi, et moi je suis consigné à tout ce qu’il y a en lui. J’en dépends pour le meilleur et pour le pire ; tout m’est favorable ou adverse : caresse ou friction, douceur ou lésion, service ou dommage. Une chose en tant que pragma est donc quelque chose que je manipule dans une fin déterminée, que je manie ou que j’évite, quelque chose sur quoi je dois compter ou mécompter (descontar), c’est un instrument ou un empêchement pour…, un travail, un outil, un machin, une déficience, une défaillance, une entrave ; en somme, c’est une sorte de truc à faire où je me tiens (un asunto en que andar), quelque chose qui m’importe, plus ou moins, qui me manque ou qui est en trop, bref, une importance. [Non pas] un monde de choses, [mais] un monde d’affaires (asuntos) et d’importances. (Ortega y Gasset, 1962a : 67-68)
Vraisemblablement sous l’influence des textes du dernier Husserl sur la Lebenswelt, Ortega finira par découvrir une strate vitale ultime, dont la mise au jour suppose une réhabilitation de la doxa à partir d’une description du mode d’être spécifique – c’est-à-dire encore comme spécification verbale – de toute croyance : « Notre vie repose sur des idées-croyances que nous ne produisons pas et qu’en général nous ne thématisons pas. De ces croyances, à proprement parler, nous ne faisons rien, mais nous y sommes (estamos en ellas) » (Ortega y Gasset, 1986 : 25). Mode d’être des croyances qu’Ortega oppose à celui des idées : « On est (estar) dans la croyance, mais on a (tener) des idées et on les soutient (sostener). Tandis que la croyance est ce qui nous tient et nous soutient » (Ortega y Gasset, 1986 : 25). La découverte de cet enracinement doxique, antérieur à toute production d’idées, reconduit en dernière instance à une Urdoxa, une croyance en la vie qui gît au fond de toute croyance et dont il faut noter encore les déterminations ustensiles. L’être dans la croyance s’accompagne, en effet, d’une croyance plus primordiale, qui relève d’une disponiblité non-thématique de la vie, d’un « compter sur (contar con) » elle, qui est une des articulations décisives permettant de redéfinir la vie comme exécutivité – cette pure actualité réflexive qu’est la vie –, et sur laquelle reposent tous nos affairements ordinaires.
Le « pour moi » vital est cette étrange présence que ma vie a devant elle. Ma vie se compose seulement de ce qui se présente à moi de cette façon singulière. La conscience, la perception, la pensée ne sont que des manifestations particulières de cette présence universelle et constitutive de tout ce qu’est véritablement ma vie. Il s’agit d’une présence étante (presencia entitiva), et non pas celle d’un objet face à un sujet. […] Afin d’exprimer cette étrange présence non intellectuelle, ni noétique ni objective, qu’a devant moi ma vie et pour réduire à son minimum la perturbation d’une interprétation idéaliste, on dira que « l’exister quelque chose pour moi » est un « y compter ». Ma vie est un compter sur moi-même et, dans le même temps, un compter sur quelque chose qui n’est pas moi et qu’on appellera l’Autre : circonstance, monde.
Le terme « compter sur » a l’avantage de rappeler en même temps, et cette présence (asistencia) pérenne de ma vie à elle-même, et, de façon inédite, le caractère actuel de la totalité qu’elle est et de tout ce qui est en elle. « Compter sur » est déjà un agir, un « faire », un caractère dynamique que n’a jamais la conscience sensu stricto. (Ortega y Gasset, 2008 : 227-228)