Avant-propos. Chimères et spectralité : les aventures de l'ordinaire
Comme partout ailleurs, c’est l’anormal qui nous donne accès au normal.
On peut se demander si l’évocation par Wittgenstein, au premier paragraphe des Recherches philosophiques, de l’apprentissage du langage dépeint par Les confessions de saint Augustin, n’est pas finalement traversée par une sorte de texte souterrain. Ce que la postérité en a retenu, c’est bien entendu l’acte fondateur de la philosophie du langage ordinaire : le refus, ici exprimé par le rejet de l’approche référentielle de la scène augustinienne, du caractère transcendantal du sens. Le refus, en d’autres termes, de postuler un sens aux mots et aux expressions qui soit indifférent aux conditions empiriques, aux variations contextuelles : le sens devant ainsi être ramené « à son sol ». Mais derrière cette répudiation précédant le mot d’ordre, il peut être difficile, justement, de faire abstraction de la singularité augustinienne dans cette scène animée par l’esprit d’un retour à l’enfance. Car Augustin est le premier penseur, précisément dans le sillage de la religion de l’incarnation et du Salut individuel dont il était le sectateur, à avoir stigmatisé la « superbe » des philosophes. Ce qui n’est peut-être pas anodin au moment de présenter l’ordinaire comme ce que la philosophie « veut, dans son arrogance, dépasser, mais aussi ce vers quoi elle aspire, nostalgiquement, à retourner » (Laugier 1999 : 9). C’est en effet autour d’une approche morale, dérivée de la notion d’hybris, et de la mélancolie que sa frustration peut générer que nous allons articuler notre présentation de ce dossier dans le sillage de la pensée de Stanley Cavell. Quant au débord dont nous nous sommes permis d’affubler l’entame des Recherches philosophiques, gageons qu’il constitue en lui-même une entrée en matière parlante pour cette idée d’un langage parlant par-devers nous que les exégètes les plus avertis de Wittgenstein, Cavell en tête, rendront indissociable du démenti, précisément, de cette « superbe ». Un démenti dont le précurseur, embrassant la culture avant que le siècle suivant ne se focalise sur le langage, serait bien entendu Ralph Waldo Emerson, énonçant en 1837, dans The american scholar, sa célèbre litanie programmatique : « Je ne demande pas le grand, le lointain, le romantique ; ce qui se passe en Italie ou en Arabie ; ce qu’est l’art grec ou l’art du trouvère provençal ; j’embrasse le commun, j’explore le familier, le bas, et je m’assieds à ses pieds » (Ermerson 1992 : 541-542).
Ce qui pourrait de prime abord passer ici pour un tropisme conditionné par le pragmatisme anglosaxon pouvant être résumé par l’injonction « on ne discute pas de métaphysique » (qui par ailleurs constituerait une définition également satisfaisante de l’ordinaire) et se circonscrire à la culture « populaire » à naître notamment sur le sol américain, va en réalité s’affirmer comme une ouverture sur le monde. Et au premier lieu sur le monde hispanique, dont l’emblème littéraire se fonde sur la trivialisation de la geste épique : les géants y sont ramenés à des moulins à vents, qui pourraient caractéristiquement, par la répétition du mouvement de leurs ailes (lui-même circulaire) et leur finalité nourricière symboliser à eux-seuls l’ordinaire. Mais Don Quichotte est précisément sous le coup d’une appréhension chimérique l’empêchant de les voir tels qu’ils sont réellement. Si les synonymes du terme « ordinaire » sont tous parlants bien que distinctement connotés (quotidien, habituel, banal, vulgaire, etc.), l’espagnol a, lui, un adjectif en propre, qui va compte tenu de ce que nous avons déjà dit, particulièrement attirer notre attention : « intrascendente ». Ce dernier déclare également une dimension profane, celle, par exemple de la sécularisation entendue comme première modalité dans l’histoire de l’ordinaire, au sens où Hegel a pu repérer dans son Esthétique une sortie du sacré chez les peintres hollandais.
L’opérativité conceptuelle de l’ordinaire est on l’aura compris étayée dans de nombreux champs : nous ne rendrons évidemment pas justice à tous dans le cadre de ce dossier, à plus forte raison si l’on entend, au sens le plus large, l’ordinaire comme « l’autre » de la philosophie. Nous négligerons également l’éventuelle démagogie de sa vulgarisation, qui en réduirait la substance à des slogans publicitaires à l’accent new age : le retour aux choses simples, l’attention aux détails, le « contact » avec les choses du monde. Ou pour le dire à peine un peu plus techniquement, l’anti-intellectualisme de la passivation : « montrer » plutôt que savoir/connaître, décrire plutôt qu’abstraire/synthétiser, etc. Nous jouerons donc le jeu. Mais en mettant bien entendu l’accent sur ce qui nous semble le plus instructivement dialectique au moment d’approcher ce concept d’ordinaire, tantôt concrètement sociologique tantôt abstraitement anthropologique, tour à tour aliénant et émancipatoire, et disant à la fois le fois le particulier et le commun. Et à ce jeu-là, on voit tôt ou tard apparaître le vocable, dialectique s’il en est, de l’unheimlich freudien, traduit par « inquiétante étrangeté », mais qui est bien plutôt « l’inquiétante familiarité ». Et qui reproblématise notre environnement immédiat, que nous avions en quelque sorte naturalisé et neutralisé d’un point de vue aussi bien ontologique (son existence ne posant pas, par principe, question) qu’épistémologique (la connaissance que nous investissons en lui ne relève que de l’usage que nous envisageons d’en faire). L’unheimlich constituera ainsi l’horizon discursif de ce travail qui investira, sûrement à l’excès, la dimension heuristique de ce concept vis-à-vis de l’ordinaire. Et nous fera donc insister un peu moins sur la sécularité tout à fait concrète de l’approche du concept par les sciences humaines, notamment en France, qui dictera néanmoins notre premier temps. Car c’est en effet beaucoup plus longuement, et en privilégiant nettement une approche langagière, que nous examinerons ensuite les modalités du scepticisme cavellien permettant une articulation avec cette notion d’inquiétante étrangeté, avant de terminer, comme il se doit, en mode mineur, en livrant quelques brèves considérations sur les genres et les formes de la culture populaire.
Ordinaire et société
L’intérêt d’une thématique comme celle de l’ordinaire est qu’elle incite immédiatement, ce qui est toujours une bonne façon de commencer, à remettre en cause un certain nombre d’a priori (évitons dès à présent de nous référer au sens commun, qui, on en aura la confirmation plus bas, est ici un terrain miné). Et en l’occurrence, de péjorations. La réhabilitation est un geste intellectuel, pour des raisons compréhensibles, assez prisé, mais force est de constater qu’elle occupe une place plus prépondérante encore qu’à l’accoutumée en ce qui concerne l’ordinaire. Car cette réhabilitation (du bas, de l’inférieur, de l’apparemment insignifiant, voire de l’échec, etc.) pourrait recouper l’entier de notre modernité intellectuelle. Et bien entendu le champ littéraire en est un excellent représentant. En prenant bien garde de ne pas ouvrir la boîte de Pandore du réalisme ou du naturalisme, on peut plus modestement affirmer que la littérature est sans équivoque apparue comme le bastion du particulier, de la promotion du détail, etc. Dans le sillage, direct ou non, de Baudelaire évoquant « la petite vie », la littérature française a ainsi, en culminant notamment chez Perec, bien repéré l’intérêt de l’infra-ordinaire, ou encore, plus récemment, celui des « vies minuscules ». Car l’ordinaire ainsi entendu devient bien une forme de Nemesis de la rationalité occidentale. Le nom d’une résistance, ou à tout le moins, une réticence aux diverses hégémonies imputées à cette dernière : totalisation, abstraction, universalité, généricité, homogénéité, systématicité, téléologie, etc. L’ordinaire n’est donc pas, c’est bien entendu la première idée reçue, seulement ce dont la vie quotidienne nous afflige : la monotonie, la banalité, etc. Et c’est à cette première rectification que va s’atteler à des fins indéniablement émancipatrices un moment intellectuel français assez bien repéré, et qui irait de l’immédiate après-guerre aux soubresauts de mai 68, que nous allons examiner en tant qu’il place au cœur de son projet la promotion de valeurs contrariant, à l’identique de la sphère littéraire, les hégémonies énumérées plus haut. Et cette promotion a non seulement pour cadre, mais encore pour condition, l’examen minutieux de notre quotidienneté. Nous en profitons donc pour momentanément assigner l’acception du terme « quotidien » à un cadre historique (la France de 1945 à 1970) ayant pour corrélat une spécificité épistémologique (que nous déclarerons sociologique) et politique (puisque majoritairement d’obédience marxiste). Et ce, par opposition à « l’ordinaire » préempté par la culture anglosaxonne, et –on comprendra un peu plus loin pourquoi– paradoxalement moins localisé dans l’espace et dans le temps, ou pour le dire autrement, plus anthropologique. Moins idéologique, assurément. Le rapport à une forme de dialectique diffère ainsi sensiblement d’un cas à l’autre. Pour celui qui nous intéresse immédiatement, l’hétérogénéité qui s’ignore derrière la rime du slogan « métro, boulot, dodo », au cœur de notre période cible1, est pourtant bien susceptible de déclarer deux modalités bien distinctes de cette routine. Si les deux premiers termes expriment bel et bien l’aliénation à laquelle seront sensibles les théoriciens français, Henri Lefebvre, puis Guy Debord et les situationnistes en tête – une aliénation qu’on pourra qualifier de systémique –, ce n’est pas le cas troisième, ne serait-ce qu’en tirant toutes les conséquences de son statut résiduel (il ne reste plus aux individus aliénés par les deux premiers temps qu’à aller dormir, n’ayant plus, dans l’esprit du slogan, assez d’énergie ni de temps pour autre chose qu’on imagine moins routinier). Et, sans même tenir compte du fait que le « dodo » est l’espace du rêve, c’est précisément du fait de cette résidualité, et de l’indétermination ontologique que ce statut implique que le quotidien, en lui-même composite puisqu’il est pour une (autre) part « le produit d’idéologies, d’institutions et de discours » (Sheringham 2013 : 150), va tirer sa potentialité émancipatrice. Blanchot, lecteur de Lefebvre, ne va pas s’y tromper, en assignant à cette condition de reste l’irréductibilité de l’ « informe ». Le quotidien est ainsi ce que l’ordre systémique (social, institutionnel) ne peut intégralement annexer, puisque les différentes instanciations de ce dernier échoueront à lui donner, précisément, une forme. La connotation toujours négative du terme « bureaucratie » déclare parfaitement la prétention, tant de fois raillée, à administrer ou régir l’existence quotidienne. Cette tentative de recouvrement générique d’une infinité de cas particuliers étant bien entendu vouée à l’échec : quelque chose de notre quotidien lui échappera toujours. On pourra bien entendu diverger sur le statut de cette « zone franche ». Pour les structuralistes, à l’instar d’un R. Barthes particulièrement foucaldien, la dissidence du quotidien, faite d’humeurs, de désirs voire de caprices est ce qui permet la formation d’un véritable sujet se distinguant de l’individu entièrement déterminé, entre autres, par ce que Foucault appelait les dispositifs disciplinaires ; et il constitue à ce titre – mais à rebours des existentialistes, chez qui le quotidien est déprécié – un rempart contre ce que Sartre appelle la « mauvaise foi » : ces rôles sociaux que nous jouons. Pour les matérialistes dialectiques comme Lefebvre, en revanche, l’indétermination du quotidien entraîne qu’il est certes indomptable, mais de ce fait même, il apparaît comme un réservoir de potentialités qu’on devine politiques : « Rien ne lui est spécifique, mais rien ne lui est totalement étranger » (Sheringham 2013 : 143). C’est précisément ce qui dote le quotidien de sa capacité la plus remarquable pour le marxiste que demeure Lefebvre : sa capacité d’appropriation, qui est, par définition, l’antidote à toute forme d’aliénation.
Sur un plan plus strictement épistémologique, qui serait mieux assumé par Barthes que par Lefebvre, en dépit de l’indéniable ouverture d’esprit de ce dernier, cette infrangibilité du quotidien est bien le signe que tout n’est pas colonisable par la rationalité que nous pouvons commencer à appeler instrumentale. Ainsi, cette réhabilitation du quotidien va avoir comme corrélat un rééquilibrage de la hiérarchie entre sens commun et conceptualité : la doxa, si décriée dans l’histoire de la philosophie, va ainsi se voir promue à double titre. Premièrement, du point de vue des interférences, notamment affectives ou émotionnelles conditionnant l’accès à un savoir difficilement isolable à l’état chimiquement pur, qui seraient à prendre sensiblement à compte, ne serait-ce que parce qu’il est désormais de plus en plus acquis que « que le contenu de ce que nous voyons est toujours plus subtil et diversifié que nos jugements à prétention épistémique » (Thomas-Fogiel 2015 : 169). Deuxièmement, du fait de sa dimension jugée salutairement inductive : nous reviendrons, au moment d’examiner de plus près la pensée de Stanley Cavell, sur le poids, et en l’occurrence, le prix, de l’expérience, mais nous pouvons dès à présent renvoyer à la conviction austinienne que le langage ordinaire est à la fois en lui-même le produit, et par conséquent, le vecteur d’une « sagesse » étayée par des siècles d’usage et de « contribution » de l’intégralité des sujets parlants : bien plus considérable, donc, que le savoir philosophique dont Austin raille l’étroitesse du périmètre (plus ou moins individuel) et de l’empan temporel : les « connexions » (Austin 1967 : 424) – nous sommes donc bien, encore ici, dans le domaine de la connaissance – que notre stock de mots « a trouvé digne de marquer » (ibid.) seraient ainsi plus subtiles, tout au moins dans « toutes les matières ordinaires et pratiques dont il est possible de parler de manière raisonnable » (ibid.) que n’importe quelles distinctions ou connexions « que vous ou moi pourrions apparemment découvrir dans un fauteuil, au cours d’un après-midi » (ibid.). Mais à cette aune, y compris l’équivocité que les philosophes réprouvent dans le langage quotidien pourrait être pensée comme une richesse dont il faudrait creuser la subtilité.
Puisque nous nous tenons encore sur cet axe transatlantique entre quotidienneté et ordinaire, nous pourrions relever les points de convergences entre, d’une part, des modes d’appropriation (qui sont tout aussi bien des formes alternatives de pensée) mis en lumière également plus tardivement, par exemple chez M. De Certeau, et d’autre part, la relativité référentielle dont la théorie austinienne est l’un des socles. On ne les trouve pas définitivement formalisés ainsi dans notre période de référence, où domine malgré tout, chez Lefebvre comme chez les situationnistes l’idée d’une adaptation ou du détournement des injonctions de tous ordres : kairos, metis¸ ou encore ruse clausewitzienne sont ainsi autant de dérivés du « bricolage » cher à Cl. Lévi-Strauss, en ce qu’ils opposent à la nécessité logique la contingence d’un fonctionnement s’accommodant des « moyens du bords » : ne pas aller chercher, nous y reviendrons, autre chose que ce qui est déjà là. C’est bien cet esprit qui perdure chez De Certeau : celui du « braconnage », autrement dit, d’une décontextualisation liée à ce qui précède par la prépondérance de la dimension pratique. C’est ainsi que pour l’auteur de L’invention du quotidien (le titre est à cet égard parlant) tout énoncé, donc toute consigne ou mot d’ordre, change de sens en fonction de son contexte de profération. Et l’optimisme de De Certeau y voit une opportunité à saisir pour la créativité intrinsèque au quotidien, nous faisant comprendre la duplicité grammaticale de son titre, entre génitif objectif et génitif subjectif : il y a bien selon lui une inventivité caractéristique du quotidien.
Cette humeur, ou tonalité optimiste est peut-être d’ailleurs plus importante qu’il n’y paraît au moment d’instruire les principales discordances entre le quotidien et l’ordinaire. Car on voit bien que ce qui subsiste de Lefebvre à De Certeau et s’anticipe chez leurs précurseurs surréalistes – malgré l’attachement de ces derniers à l’écriture automatique –, c’est la dimension volontariste de leur l’approche du quotidien. Un volontarisme bien entendu dans la lignée « transformatrice » de la philosophie dont Marx avait on le sait décrété qu’elle devait, après avoir « diversement interprété » le monde, passer à l’étape suivante : celle d’agir sur lui, « changer la vie », ainsi qu’A. Breton lui répondit en écho. Ce qui présuppose que le penseur, activiste ou prescripteur soit en capacité de maîtrise. Premièrement, en posant un regard critique (c’est le credo initial de Lefebvre) sur notre quotidien : faire le diagnostic de l’appauvrissement de la vie quotidienne dû à la marchandisation du travail implique en effet une démarche typiquement épistémologique. C’est bien un idéal de clarté qui est visé : seule la conscience réflexive est dès lors de nature à émanciper les hommes et les femmes de leur aliénation. Il y a donc typiquement un krinein à l’œuvre : une séparation de soi, liée à l’objectivation de l’aliénation, unique biais selon Lefebvre pour que l’individu parvienne à se réaliser pleinement dans sa quotidienneté. Et c’est seulement au terme de ce processus actif que le quotidien rebasculera dans un champ sémantique, pourrait-on dire, plus en adéquation avec ce que nous exposerons plus bas au sujet de l’ordinaire : il sera « ouverture », « réceptacle ». Mais chez Lefebvre comme chez les situationnistes, qui ont donc foi en le quotidien tout en voulant le transformer, il y a avant cela une identification très concrète de ce qui en menace la salubrité : la société de consommation, et la discordance sinon l’antinomie, à leurs yeux, entre abondance de biens et qualité de vie. Il s’agit de rendre plus spirituel, plus artistique le quotidien ; de le rendre pour les situationnistes, plus éphémère aussi.
Et arrivés à ce point, on voit bien que ces penseurs du quotidien, qui en louent les potentialités peuvent donner l’impression (ce qui ne serait nullement incohérent chez un dialecticien comme Lefebvre) que sa réhabilitation passe par ce qui pourrait s’apparenter à une forme de négation : ils peuvent donner en somme l’impression d’en nier le caractère ordinaire.
Ordinaire et langage
a. Le chagrin de l’impossible
Cette idée que transformer le quotidien c’est le dénaturer est peut-être en effet le jugement qui serait porté y compris par une pensée plus actuelle restant attachée au vocable « quotidien » (Bégout 2005), il est vrai instruite par les travaux de Stanley Cavell, qui, ce dossier le confirmera, a largement préempté l’approche philosophique contemporaine de la thématique de l’ordinaire. Même s’il faut rappeler qu’y compris au sein de cette tradition intellectuelle française que nous avons rapidement évoquée (et à laquelle nous continuerons ponctuellement à nous référer), et ce, dès les surréalistes, les procès en idéalisme étaient monnaie courante. Le prédécesseur ou le confrère n’était jamais suffisamment matérialiste : c’est ainsi le reproche que s’adressèrent mutuellement Breton et Bataille. Au sens où l’idéalisme, ce serait vouloir ou viser autre chose que ce qui est là. Et si nous avons insisté plus haut sur cette idée de tonalité, c’est que cette propension à vouloir ou viser autre chose que ce qui est là, qu’on peut d’ores-et-déjà qualifier de métaphysique en examinant à présent plus directement les propositions de Cavell, est à la fois, d’un côté, en elle-même une disposition ou tournure d’esprit – absolument commune – et, de l’autre, la responsable d’une humeur qui nous affecte (de quelque chose qui nous chagrine pour reprendre le champ sémantique cher à Cavell), ainsi que nous allons l’expliquer dans les lignes qui suivent. Michel Foucault, en évoquant précisément la philosophie anglo-saxonne, résume parfaitement notre point de départ en affirmant que le rôle de la philosophie, qui en cela s’oppose à la science, « n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible » (Foucault 1978 : 540), avant d’ajouter qu’il s’agit plus précisément « de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas » (ibid : 540-541). L’idée que Cavell (1996 : 310 et sq.) reprend au second Wittgenstein est qu’il y aurait un tropisme humain nous empêchant précisément de faire l’expérience de cette immédiateté. Au sens où l’expérience ne pourrait rien nous apprendre « non parce qu’elle est insuffisante, qu’il faut aller au-delà, comme l’affirme toujours la théorie de la connaissance, mais parce qu’elle ne nous touche pas » (Laugier 1999 : 269). C’est la fameuse « pulsion de généralité » (Bouveresse 1991 : 54 et sq.), dont Wittgenstein est le contempteur explicite, et qui traduit en termes épistémologiques l’idée (l’immoralisme aux yeux de Cavell ?) de vouloir ce qui n’est pas – concrètement, contextuellement, particulièrement – là. L’ordinaire est ainsi le nom de la réhabilitation de ce qui est là, à notre contact, susceptible, au propre comme au figuré, de nous toucher. Pour Cavell, tout se passe comme si « nous voulions placer notre esprit hors d’atteinte, et rendre notre corps inexpressif » (Cavell 2002 : 2462), et que nous découvrions qu’à notre grand dam, nous ne le pouvons pas. C’est ce qu’il nomme la « tension déformatrice de la philosophie » (ibid.) : ce fait de vouloir l’impossible (au sens où la généralité serait une prétention trop haute) incite Cavell à parler d’une forme de torture que nous nous infligerions à nous-mêmes. En premier lieu par le biais du langage, qui se nie lui-même en ne pouvant s’empêcher de viser ce qui est hors d’atteinte. On peut ainsi se demander « ce qu’il y a dans le langage humain nous permettant voire nous incitant, en son nom propre, à répudier son fonctionnement quotidien, à le juger déficient » (Cavell 2002 : 2543). C’est là, dans les termes de Wittgenstein, son ensorcellement, un ensorcellement faisant que je perds le monde en visant autre chose que lui, si le monde c’est mon environnement immédiat. Il y a donc, pour le dire autrement, une forme de pathologie ou de pulsion de mortification, car notre finitude, le fait que nous soyons, pour Cavell qui reste en cela kantien, des êtres déterminés par nos limitations, nous fait entièrement épouser ce sentiment d’auto-insatisfaction (ibid.) qui nous vient du langage.
Les conséquences à en tirer sont énoncées en termes d’accommodation. La voie de la consolation devant ce chagrin indissociablement linguistique et ontologique est ainsi l’acceptation, pour ne pas dire la valorisation de la défaillance (humaine) en tant qu’elle serait la reconnaissance de notre condition limitée. C’est exactement la démarche d’Austin (1967) dans le sillage ponctuel du Freud de Psychopathologies de la vie quotidienne (la tentation est bien entendu ici forte d’accentuer le dernier terme du titre), pour qui les lapsus et autres ratés (actes manqués) révèlent la vérité de notre fonctionnement profond. Austin s’avère ainsi un théoricien de l’échec, au sens où la possibilité de l’échec est constitutive de sa révolution linguistique : l’illocutoire et le performatif substituent en effet à l’alternative vrai/faux le binôme réussite/échec (1991). Cavell est d’ailleurs assez direct sur l’identification d’une de ces entraves dont nous aimerions faire abstraction : « J’aimerais dire que le thème des excuses attire patiemment et résolument l’attention de la philosophie vers quelque chose que la philosophie rêverait d’ignorer – vers le fait que la vie humaine est soumise à la vie d’un corps humain » (Cavell 2003 : 133), avant d’ajouter que « la loi du corps est la loi même » (ibid.). D’une façon plus générale, cette possibilité intégrée de l’échec apparaîtra donc comme une conquête : celle de l’intériorisation, salutaire selon Cavell qui est l’exégète philosophique le plus visible d’Austin, de notre « vulnérabilité » (Cavell 2003 : 133). Il s’agit ici encore d’accueillir plutôt que de répudier au nom d’un idéal inatteignable – Cavell reste ici très nietzschéen – ses défaillances comme un propre de l’homme, constitutif, et non comme une série d’accidents tragiques. Il faut, au final, accepter de vivre sans filet, ou plus philosophiquement, accepter ce que la métaphysique traditionnelle n’a jamais pu accepter, à savoir « l’absence de “garantie” (de fondation) parce qu’elle refusait la finitude et le “malheur” » (Thomas-Fogiel 2005 : 77). Et à ce titre, « Le retour au langage ordinaire, à ses usages, à ce qu’il nous dit banalement, voire trivialement du monde, signifie reconnaître la finitude comme radicale et indépassable » (ibid.). D’où l’idée d’assumer notre inaptitude, originellement malheureuse, à transcender le particulier, ce que le philosophe peut faire nous dit Cavell, par le biais de l’écriture autobiographique (reconnaissant que je suis une voix, un ton, une subjectivité) : autrement dit, se jeter à l’eau, accepter de ne parler qu’en mon nom, m’exposant ainsi à la précarité de la validité de mon dire. Cette accointance entre l’ordinaire en philosophie et la répudiation de la transcendance (ou, c’est selon, son acceptation totale, c’est-à-dire l’acceptation que certaines choses sont tout simplement hors de notre portée et qu’il faut donc s’en détacher totalement) va on le sait très loin, puisque le fait que nos limites sont celles de notre langage, credo wittgensteinien s’il en est, va rendre non-avenue toute considération sur ce qui serait aussi bien au-delà qu’en deçà de lui. Pour le dire plus clairement, il n’y aurait de ce point de vue, d’une part, pas à proprement parler d’extériorité, d’objet en amont du langage, c’est-à-dire envisagé référentiellement : poser la question de la relation du monde au langage reviendrait à « sombrer dans le mythe selon lequel des entités pourraient être hors de notre langage, sorte de référents ou de garants extérieurs (entités transcendantes qu’il nous faudrait atteindre par le biais des mots) » (Thomas-Fogiel 2015 : 174). Et d’autre part, il n’y aurait pas non plus, l’idée wittgensteinienne est suffisamment marquante pour qu’on y ait beaucoup et très tôt fait écho (Bouveresse 1976), d’intériorité – de langage privé –, au sens où prétendre que nous y avons accès tomberait à l’identique dans ce pêché d’orgueil pas uniquement propre aux philosophes traditionnels qui « dans leurs analyses de l’expression de la sensation, s’imaginent renvoyer à un état, quasi-“objet”, qui précéderait son énonciation » (Thomas-Fogiel 2015 : 182).
b. Déni de spécularité
De cette indéniable radicalité wittgensteinienne procèdent néanmoins des propositions particulièrement séduisantes de la part du lecteur disruptif de son œuvre qu’est Stanley Cavell, propositions articulées autour de l’idée d’expressivité. Le lien avec ce que nous venons d’exposer est facile à établir. Selon Cavell, nous sommes gênés voire agressés par l’expressivité de l’autre, autrement dit par le fait que l’autre soit dépassé (car c’est bien uniquement de cela qu’il s’agit), ne soit pas dans le contrôle absolu de ce qu’il communique : que quelque chose lui échappe quand il parle, non seulement para-verbalement (ses expressions faciales), mais aussi verbalement (affectations, modismes, etc.). Et la raison en est selon lui simple : ce dépassement de l’autre par son dire est susceptible de me renvoyer, spéculairement, l’image qui m’effraie : celle de la possibilité de ma propre perte de maîtrise. Je ne veux pas que l’autre s’exprime pour ne pas briser le mythe d’une prérogative de mes états mentaux, dont je serais le connaisseur privilégié, dont je serais, en Somme, le maître. Si l’autre s’échappe, est dépassé par l’expression, c’est que moi je pourrais parfaitement l’être aussi. On comprend par la même occasion, s’il fallait encore creuser le fossé séparant le volontarisme des penseurs français du quotidien, à cette aune encore ancrés dans la validité du Cogito cartésien (la toute-puissance du sujet), qu’il ne saurait plus être ici question d’objectivation : l’autoréférence n’étant qu’une modalité de la référence, il devient également caduque de penser, du point de vue analytique, que le mot s’objective en tant qu’il est distinct de – en tant qu’il n’est pas – la chose ou l’objet qu’il désigne. Cette réflexivité peut être effectivement considérée comme la prétention suprême à la maîtrise entendue comme transparence à soi. Cela est d’ailleurs un excellent biais pour préciser ce qu’est une « forme de vie », leitmotiv wittgensteinien passé dans le domaine commun que sa forme quasi-tautologique rend souvent opaque (il est probable que nous tombions en disant cela sous le coup des reproches de la philosophie cavellienne, ce qu’il nous faut accepter de bonne grâce) : comprendre que le langage est notre forme de vie (à nous les humains), c’est précisément accepter « la fatalité et la passivité de la signification et de l’expression » (Laugier 1999 : 275). Par une étrange croyance en la logique des vases communicants, il est vrai que « le scepticisme à propos de notre connaissance des autres s’accompagne toujours d’une grande complaisance envers notre connaissance de nous-mêmes » (Cavell 1996 : 176). Accepter l’expressivité signifie donc « accepter d’être public » (Laugier 1999 : 275), c’est-à-dire d’être parlé et dépassé par le langage. Ce qui est tout à fait conforme à la conviction d’Austin : le signe en dit plus qu’on ne souhaiterait (d’où la logique de la mise au premier plan de ce qui prend acte de ce débord : les excuses), et excède, dans tous les cas, sa fonction référentielle. Il fait bien davantage, sans que nous préméditions quoi que ce soit, que représenter/référer.
Tout ceci étant entendu, nous pouvons à présent nous référer à la proposition la mieux repérée de l’œuvre de Cavell, qui se présente en deux temps. Le premier impute la responsabilité de notre incapacité à avoir véritablement une expérience à ce qu’on pourrait appeler notre « rapacité cognitive », qui synthétise ce que nous avons dit précédemment : elle est tout aussi bien cette pulsion de généralité dont l’irréalisabilité nous mine. Si ce premier temps a marqué les lecteurs de Cavell, c’est parce qu’il s’éclaire d’un jeu de mot (joignant salutairement le geste à la parole au moment, toujours délicat, d’énoncer un savoir portant – pour faire simple – sur le caractère illusoire du savoir) sur la main, dont nous exploiterons plus bas les antécédents heideggériens. Nous cherchons en effet à nous accaparer le monde, à le saisir conceptuellement (globalement, synthétiquement), au lieu de nous laisser approcher par lui. Cavell dit de notre condition qu’elle est ainsi unhandsome, vile : à vouloir empoigner (hand) le monde, nous le perdons. Et l’on comprend que « l’ordinaire est alors ce qui nous échappe, ce qui est au loin précisément parce que nous cherchons à nous l’approprier au lieu de nous laisser aller aux choses » (Laugier 2008 : 176). Le second temps est en quelque sorte le climax de la philosophie cavellienne, ou sa clé de voûte, situation encore rehaussée par une – belle – dramaturgie qui est celle de la révélation (là encore en conformité avec la passivation au cœur de la proposition philosophique de l’auteur de LesVoix de la raison), ou pour le dire en des termes issus de la culture cinématographique ayant tant agréé son auteur, celle d’un twist. Ce ne serait en effet pas sans raison que nous nous serions perdus ou abymés dans l’aspiration à quelque chose d’impossible, à savoir cette connaissance totale, totalement fondée en raison, à l’universalité garantie, qui est donc bien pour Cavell une chimère. Si nous l’avons « fait » ce que cet égarement a tout d’une diversion. On le dira ainsi : le « scepticisme épistémologique » (Cavell 2003 : 142), à savoir, le « scepticisme à l’égard du monde extérieur » (Cavell 1996 : 645), portant donc sur la connaissance et l’imperfection de notre rapport à cette dernière – le fait, qui nous chagrine, que nous ne parvenions jamais à être certains de la vérité des choses –, ne serait en réalité qu’un masque. Le masque d’une inquiétude plus profonde, que Cavell présente comme un scepticisme vécu ou ontologique. Le premier argument quant à cette antériorité qui vaut pour vérité est qu’on peut, en réalité, parfaitement se soustraire au scepticisme épistémologique, qui « s’évanouit dans le retour au quotidien » (Cavell 1996 : 650) ; alors que le « scepticisme qui porte sur les autres esprits […] ne cesse de hanter notre vie quotidienne » (ibid.). Il serait donc abusif de rabattre intégralement notre finitude intellectuelle sur notre finitude ontologique (ce que la tradition philosophique fait au moins depuis Leibniz). Car la seconde serait quelque chose que, précisément parce que nous ne le « savons » que trop, nous refoulerions. Comme le dit bien Sandra Laugier, « le doute déguise une certitude plus redoutable que le doute lui-même » (Laugier 2006 : 184), celle de ma propre finitude impliquée par mon rapport ou contact avec autrui. Il y a manifestement des choses que nous ne voulons pas savoir. Et c’est tout le sens du « camouflage propre au scepticisme » (Cavell 1996 : 703), consistant en la transformation d’une finitude métaphysique en manque intellectuel dont Cavell demande à juste titre si elle est « un déni de l’humain, ou l’un de ses reflets » (ibid.). Car il s’agit bien encore une fois d’un idéal dont on a toutes les peines du monde à se départir : que la reconnaissance de soi et des autres « soient d’une authenticité et d’une effectivité sans limites » (Cavell 1996 : 650). Or la reconnaissance implique bien un coût (on reconnaît ses manques, ses défaillances, ses erreurs ou ses torts), l’idée, que précisément, les choses, comme les personnes, ne sont ni idéales ni parfaites. Tel est l’ordinaire.
c. L’unheimlichkeit et le dispositif
Pour terminer d’éclairer la nature de cette angoisse, nous achèverons le volet général de cette présentation par le traitement du thème de l’unheimlich, l’inquiétante étrangeté freudienne qui est en réalité une inquiétante familiarité. Cavell l’intègre sans détour au sein sa proposition théorique : l’unheimlichkeit est pour lui le corolaire direct de la tendance ou du désir, évoqués plus haut, de notre langage ordinaire à se nier lui-même : et plus particulièrement à nier sa capacité à mettre le monde en mots (Cavell 2002 : 234). La lecture qu’il fait de l’interprétation freudienne du conte d’Hoffmann « L’homme au sable » sera à partir de là très instructive pour nous. Cavell va commencer par relever de façon bien entendu très freudienne l’insistance suspecte du psychanalyste à amoindrir l’importance ou l’enjeu de l’opposition animé/inanimé indissociable de la séduction qu’exerce l’automate Olympia sur le héros Nathanaël, dans un conte marqué, des dires mêmes de son auteur, par une méfiance totale à l’égard de toute altérité. Selon Cavell, qui traduit dans ses propres termes le complexe de castration freudien, cette indécidabilité entre animé et inanimé ne se résout que quand il est enfin possible dans le conte « de voir les autres comme des autres, de reconnaître leur existence humaine (séparée, animée, faisant obstacle) » (Cavell 2002 : 2364). Et dans le commentaire que livre le philosophe nord-américain, on trouvera la formulation la plus explicite de ce qui rend ce scepticisme ontologique si inquiétant, et qui rend donc si impérieuse sa dissimulation. Clara, l’amour de jeunesse, humaine, elle, que Nathanaël avait abandonnée pour Olympia lui posait le même problème que Desdémone à Othello dans la tragédie shakespearienne analysée dans Les voix de la raison. Mais Cavell le déclare de façon beaucoup plus claire ici : Nathanaël « ne pouvait pas supporter un tel ordinaire, sa charnalité, sa sanguinité, car il ne pouvait pas supporter sa séparation, son existence en tant qu’autre que lui » (Cavell 2002 : 2385). Précisément ce à quoi, en somme, son désir pour l’automate, et sa mécanicité inanimée lui permettait d’échapper. Le renversement est comme à l’accoutumée à la fois subtil et brutal. À l’encontre de notre préjugé, ce n’est pas (l’irruption de) la mécanicité qui effraie le personnage, et qui par extensión nous effraie : c’est au contraire l’irruption de l’humain, plus menaçante.
Permettons-nous à partir de là un développement lié à la théorie heideggérienne de l’ustensilité exposée notamment aux paragraphes 14, 15 et 16 d’Être et temps. Car l’ustensilité est pour Heidegger le mode familier, c’est-à-dire quotidien de l’apparition de l’étant. Expliquons-nous en réactivant, comme annoncé, le champ sémantique de la préhension et plus précisément de la main que nous avons évoqué à l’occasion du jeu de mot cavellien sur le caractère unhandsome de notre condition. Arrêtons-nous pour cela sur le fameux binôme heideggerien d’Être et temps qui convoque lui aussi la main, vorhanden et zuhanden. Plutôt que de s’encombrer avec des traductions à notre sens peu parlantes (sous-la-main vs à-portée-de-la main, etc.), il sera plus efficace de définir ces termes l’un par rapport à l’autre. Commençons par dire que l’objet en tant qu’il est vorhanden, est ontologiquement premier, mais phénoménalement second : l’objet est dit vorhanden en tant qu’il ne se rapporte qu’à lui-même, à ce qu’il est en permanence (sa composition chimique, sa taille, son poids, etc.). Or ce que Heidegger fait observer, c’est que ce statut « est en fait une réduction qui met entre parenthèses les caractéristiques et phénoménalement antérieures qui sont les caractéristiques du zuhanden » (Marion 2015 : 40-41). Le zuhanden est donc la modalité sous laquelle nous apparaît l’étant : un apparaître précisément déterminé par l’ustensilité. C’est-à-dire en tant que son utilité pour nous le place dans une chaîne de renvois (de fonctions destinées à), en conditionnant donc une appréhension relative à un dispositif : le verre, en tant qu’il va me servir à boire, le stylo en tant qu’il va me servir à écrire, la balle de tennis, en tant que je vais jouer avec, etc. Et cela est vrai, nous dit Heidegger, de tous les étants y compris ceux dont nous ne sommes pas conscients de leur ustensilité : les montagnes, les arbres, etc., qui d’une certaine façon sont appréhendés par nous de façon première en termes de fonctionnalité. Ce que J.-L. Marion, en bon phénoménologue, nous dit ainsi, c’est qu’une réduction, c’est-à-dire, une mise entre parenthèse de notre rapport « spontané » ou « naturel » aux choses est nécessaire pour régresser en amont du zuhanden, qui est donc notre rapport par défaut aux objets : un rapport médié ou relativisé, car pris dans un réseau de fonctionnalités et donc de renvois (une chose en vue de faire quelque chose d’autre). Le phénomène n’est ainsi « pas d’abord ce qu’il est en permanence, comme le physicien, par exemple, aurait tendance à le penser » (Marion 2015 : 40-41). Tout au contraire, le phénomène est dans le monde en premier lieu relativement à moi, qui suis le centre du monde, et « en tant qu’il est susceptible de recevoir, plus ou moins arbitrairement, des finalités qui sont fixées par moi ou que je découvre par hasard à son occasion, des finalités qui sont son mode d’apparition » (ibid.). Et on ne réalise pleinement ceci (que ces finalités déterminent le mode d’apparaître de l’étant) que dans le cas d’une rupture du réseau de renvois propre à l’ustensilité, c’est-à-dire, nous explique Heidegger dans les paragraphes susmentionnés d’Être et temps, dans le cas d’une mise hors-fonction : dans le cas d’une panne. C’est la mise hors-circuit qui va nous faire voir l’objet comme tel, ou en tout cas, sous la modalité du vorhanden. Subrepticement, plusieurs points exposés précédemment dans notre présentation font retour. Le premier, qui n’est pas celui qui va nous intéresser le plus, est qu’il y a effectivement une dimension pragmatique de ce mode de donation : il n’y a de phénomènes que contextualisés, relativisés à la fois deictiquement et par leur finalité. Le second, qui est bien entendu celui que nous visions dans cet excursus heideggerien, est qu’à partir du moment où ce à quoi nous sommes spontanément (de prime abord) ouverts, et donc sensibles, n’est précisément pas la physicalité, la réalité matérielle de l’objet, mais son incorporation fonctionnelle au sein d’un environnement, un Umwelt dont nous faisons nous-même partie (Dastur 2008) et qui est donc exactement ce que nous pouvons définir comme notre quotidienneté, alors nous n’aurons pas grand-mal à présenter la modalité du vorhanden comme le double spectral de la familiarité : qui la précède en deçà de notre attention, à l’état latent, et dont la manifestation en tant que phénoménalité brute, décontingenté, ne peut que nous saisir.
Cette spectralité est le tour que nous donnerons à notre approche de l’unheimlich, en tant qu’elle est susceptible d’en expliquer et donc d’en résorber le caractère paradoxal (étrange mais/parce que familier). Et elle permet également de faire le lien avec la duplicité de l’ordinaire ou du quotidien vis-à-vis de la fonctionnalité et de l’instrumentalité. Il y a bien une mécanicité (c’est-à-dire, une concaténation, une logique relativisante du rouage) qui est phénoménalement première, qui nous est naturelle, mais elle recouvre quelque chose de plus primordial, dont la révélation nous saisit (qui est peut-être le mystère de la venue en présence, dont le devenir technique du monde, nous dit Heidegger, précipite l’oubli). C’est ce même saisissement que nous ressentons dans le langage quand nous brisons l’idiomaticité d’un syntagme (c’est-à-dire sa pure fonctionnalité) pour nous exposer à la matérialité littérale, coupée de son contexte, des mots qui le composent.
Ordinaire et culture populaire
Il semblait important, pour clore cette brève et partielle introduction à la thématique de l’ordinaire, eu égard aux professions de foi du principal théoricien dont nous avons mobilisé l’apport, Stanley Cavell, de joindre le geste à la parole. Et d’opérer, ou, tout au moins, de signifier ou déclarer le faire, sinon un retour à l’humilité des choses simples, du moins un éloignement progressif des abstractions conceptuelles qui nous ont occupé. Ce qui sera également une façon pour nous de glisser de la philosophie vers les arts ou la culture en général et la littérature en particulier au sens où cette dernière constituerait une forme d’humilité6 de la première.
Nous allons donc glisser vers une autre forme de remise en question de l’ancillarité incluse dans le programme de l’ordinaire, celle de la réhabilitation ou la promotion des formes de cultures populaires. Nous serons encore plus lapidaires que précédemment tant ce champ est vaste et excède le cadre d’un avant-propos : des considérations de W. Benjamin sur la reproductibilité technique de l’œuvre d’art et de T. W. Adorno au sein de l’École de Francfort sur la massification de la culture des années 30-40, aux prises d’intérêts émancipatrices plus récentes des Cultural Studies contestant la hiérarchie des formes et des genres. C’est Hannah Arendt, pour des raisons qu’on comprendra assez facilement qui va nous servir ici à opérer notre transition, dans le sillage circonspect des deux penseurs que nous venons de mentionner, dont elle est en réalité l’exacte contemporaine. Arendt est, on le sait, formée par Heidegger, et, si l’on tente d’opérer notre glissement depuis le point exact où nous nous sommes arrêtés, on prêtera attention au fait que, pour elle, s’il y a un type d’objet susceptible de se soustraire à la chaine infinie des renvois que nous évoquions, d’apparaître d’une façon davantage décontingentée de la fonctionnalité, des moyens et des fins, c’est l’œuvre d’art. En tant qu’elle n’a pas d’utilité. Et également, c’est ici que s’opère véritablement notre transition vers la décélération théorique annoncée, en tant qu’elle s’inscrit dans la durée : « Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure » (Arendt 1972 : 266). Arendt distingue en effet deux régimes, qui correspondent donc à deux rythmes : celui, biologique, de la vie, qui est cyclique, et celui du monde, inscrit dans une forme de pérennité. La vie est un processus, c’est-à-dire opérant de façon répétée et constante. Sa modalité est celle de la consommation : pour vivre on consomme des aliments, on brûle de l’énergie, bref, on incorpore et par voie de fait, on détruit : « la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation […], un métabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant » (ibid. : 263). La continuité entre l’idée de renvoi et celle de processus est à souligner (fonctionnalité, finalité, etc., leur sont communs). Pour Arendt, c’est précisément sur cette ligne que va se situer la frontière entre culture et culture de masse, c’est-à-dire entre la « haute culture » et le divertissement ou les loisirs (entertainment) : ces derniers relèvent selon elle intégralement de la sphère biologique : « ce sont des biens de consommation, destinés à être usés jusqu’à épuisement, juste comme n’importe quel autre bien de consommation » (ibid. : 264). Arendt reste également heideggérienne au moment de préciser par le biais de cette idée de culture ce qu’elle entend par « monde » : les œuvres véritables ne sont pas destinées aux hommes, mais bien à leur survivre (Cavell perpétue lui aussi bien entendu, nous n’avons cessé de le montrer, cet amenuisement ou cette subsidiarisation heideggérienne de la place et du statut de l’humain). Le verdict d’Arendt est donc clair : la culture se trouve « menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin » (ibid. : 266). Mais il est néanmoins nuancé par l’introduction d’une voie intermédiaire, celle d’un utilitarisme vis-à-vis de la culture ou de l’art qui ne va pas jusqu’à la consommation, c’est-à-dire la destruction de l’œuvre. Cette voie est selon Arendt celle du « philistin ». Le philistin est ainsi celui qui assigne une finalité sociale à l’œuvre d’art et lui confère donc une valeur d’échange : se faire valoir (soi-même) en société, la culture comme capital social en somme. Passons sur le fait qu’Arendt associe péjorativement le philistinisme et l’esthétique du Kitsch (ibid. : 261), qui en serait la traduction ou le produit, pour nous arrêter sur la mise en balance entre ce que la philosophe (penseuse, préfère-t-elle dire, en adéquation avec la déflation annoncée au début de ce paragraphe) présente comme deux maux. Si le philistinisme est incontestablement pour Arendt un dévoiement, tout-au-moins ne parvient-il pas, en dépit de son utilitarisme marqué, à annihiler totalement l’objectivité, c’est-à-dire le fait que les choses perdurent. Même sous leur forme la plus éculée : « elles se désintègrent jusqu’à ressembler à un tas de pierres, mais ne disparaissent pas » (ibid. : 264). Mais précisément, et là est donc la nuance de taille du point de vue du jugement de valeur portée par Hannah Arendt, la société de masse, en ce qu’elle ne veut pas la culture mais seulement les loisirs, est « probablement une moindre menace pour la culture que le philistinisme de la bonne société » (ibid. : 264). Et si Arendt, quand elle écrit ce texte en 1961, exclut que le philistinisme puisse capitaliser la sphère des loisirs et du divertissement, parce qu’aucune valeur ne pouvait en être tirée (ibid. : 264-265), il est bien entendu que de nos jours – redoublant donc cette bassesse du philistinisme qui avance masqué dans son entreprise égoïste de capitalisation de l’art, là où la culture de masse, des loisirs et du divertissement, s’assume comme telle – ce type de « snobisme » peut tout à fait s’accompagner d’une velléité de promotion des formes (et de genres) de la culture populaire si le résultat est patent en termes de valorisation sociale. Et il l’est.
Car on le sait, les temps ont changé, à partir des années 60 et l’apparition de mouvements et de logiques d’émancipations dont les aventuriers français du quotidien évoqués au début de ce travail sont sinon les précurseurs, sinon les accompagnateurs. Il est en effet notoire que la lutte pour l’émancipation des minorités a pris le relai de la lutte d’émancipation strictement sociale que constituaient le marxisme et ses ramifications. Avec toujours le point d’achoppement sur la question de savoir si ce relai s’accompagne ou non d’un entérinement (ou tout au moins de la fin de la remise en question) de l’économie de marché, dans laquelle leurs détracteurs ont pu se demander si les différentes Studies n’étaient pas solubles. D’où l’idée, elle aussi très tôt apparue (dès que le concept de masse devient opératoire, il est, nous venons de le voir, indissociable de la consommation) que cette promotion du pop, des genres et des formes populaires, en prise directe avec notre dossier, pourrait finalement n’être que la tête de pont ou le cheval de Troie du capitalisme. Mais le débat est plus complexe que notre présentation, et ce n’est pas le lieu ici de commencer à l’instruire. Car notre but est simplement ici de parvenir à l’idée que la philosophie elle-même a fini par intégrer ce tournant pop (« pop-philosophie » est quasiment devenu une marque déposée). Et évidemment, Stanley Cavell n’est pas étranger à ce mouvement, lui qui a opéré une véritable révolution institutionnelle, non seulement en promouvant dès la fin des années 60 le cinéma au rang d’objet philosophique, mais en en faisant également une forme de pédagogie, voire de révélateur de notre condition ontologique. Cavell commence ainsi par déplorer, en 1979, dans Les voix de la raison, la façon dont Heidegger exprime le « coût » de cette tentation de connaître – que nous avons longuement analysée plus haut – dans Être et temps où elle est ramenée à une « absorption dans le monde public, le monde de l’homme de la masse, de l’homme moyen » (Cavell 1996 : 359) à propos de laquelle il ajoute sans trembler : « je trouve que les descriptions par Heidegger de ce monde, en particulier au chapitre IV, sont les passages les moins originaux et les plus superficiels de ce livre inégal » (ibid.). Avant de ne pas hésiter, quelques années plus tard, en 1986 – en nous faisant fatalement nous demander quelle est la part d’iconoclasme dans sa promotion de l’ordinaire – à jouer directement Hitchcock contre Heidegger à propos de l’invocation par ce dernier « du langage et de la culture populaires » (Cavell 2002 : 2417) dont Cavell constate le manque de tact et d’oreille, vertus qui selon lui caractérisent au contraire l’approche en la matière « plus profonde, dans par exemple, un film d’Alfred Hitchcock » (ibid.8). Ce même mouvement de promotion heuristique des formes et des genres ordinaires va être reconduit par Cavell au sein même de la sphère de la culture populaire. Puisqu’on le sait, ce dernier va, après avoir fait ses armes sur les tragédies shakespeariennes qui si elles font depuis longtemps partie de la haute culture – ceci est souvent une question de temps – peuvent efficacement jouer un rôle d’interface avec la culture populaire, jeter finalement son dévolu sur les comédies hollywoodiennes, forme paroxystiquement populaire, et plus précisément sur les comédies de remariage. Corrélativement au fait que le cinéma comme medium est pour Cavell susceptible de constituer une pédagogie de notre condition séparée, et de notre absentement au monde, en exploitant toute la suggestivité symbolique de l’écran, les comédies de remariages exprimeraient en effet la quintessence de l’ordinaire cavellien. Pour résumer : le fait qu’on « ne demande pas la lune » (qu’on « ne demande pas l’Amérique », si nous avions voulu jouer sur un idiomatisme dont Cavell aurait assurément contredit la lecture lexicalisée en en restaurant la littéralité). C’est-à-dire qu’édifié par l’impossibilité, l’inaccessibilité (nous y revenons donc toujours) des idéaux conjugaux, le couple qui s’est préalablement séparé sous le coup de cette déception, de ce chagrin devant la frustration de ses hautes attentes, consent dans un second temps à fonder son union sur des attentes beaucoup plus circonstanciées, et prend acte aussi de la condition séparée, de la finitude – si l’idéal initial est celui de la fusion – de chacun. En paraphrasant presque Kant, et en nous montrant une fois encore en quoi consiste le fait de descendre du piédestal de la métaphysique, Cavell parle de ces retrouvailles comme d’une union « sans concept » (Cavell 2002 : 2639), c’est-à-dire sans a priori programmatique. C’est là l’importance du préfixe dans le re-mariage : la secondarité est bien en soi une humilité, loin du prestige et du lustre intimidant, ou encore une fois, inaccessible de ce qui est premier.
L’ordinaire dans le monde hispanique et lusophone : onze voix, trois continents
Si nous avons souhaité agencer les onze contributions composant ce dossier en une tripartition commençant par le champ philosophique c’est beaucoup moins pour signifier quelque primauté que ce soit (ce qui n’aurait assurément pas grand sens compte tenu de tout ce que nous venons d’exposer) mais bien au contraire, pour signifier une trajectoire en conformité avec les enseignements de notre étude, qui feraient de la littérature et de son attention résolue (sagement résignée ?) au particulier, le débouché naturel de la philosophie telle que l’entendent les penseurs de l’ordinaire.
a. Philosophie
Cela semble d’autant plus justifié qu’il a beaucoup été écrit sur la réticence du monde hispanique – de la langue espagnole, qui relativise l’essentialité de « ser » par la contextualisation de « estar » ? – à la philosophie, alors que sa littérature a toujours été florissante. Et on le sait, les quelques voix philosophiques en ayant, à des degrés divers, dépassé les frontières, ont en commun d’avoir ancré le concept dans une indéniable matérialité, qu’on l’appelle « vie », circonstance ou poésie : là où Ortega y Gasset évoque le « Logos del Manzanares », sa disciple dissidente, María Zambrano sera la promotrice d’une « Razón poética ». Nous y verrons là – dans cette supposée réticence, tout à fait valorisée dans le monde contemporain, à l’abstraction conceptuelle – une justification supplémentaire au fait de commencer ce dossier par une information théorique dépassant les frontières du monde hispanique, voire énoncée depuis l’extérieur (France, États-Unis).
Bruce Bégout, tout philosophe qu’il soit, est néanmoins lui-même à créditer d’une œuvre d’essayiste et de romancier. Il faut peut-être y voir un rapport avec le fait qu’il soit l’auteur d’un ouvrage de référence sur le quotidien (2005), dont il rappelle les lignes de forces dans l’entretien qu’il nous a accordé. Il y revient notamment sur la dimension processuelle ou dynamique de la quotidianisation, entendu comme une conversion sans trêve de tout ce qui nous menace, et qui nous protege d’un environnement anthropologiquement (ou logiquement) originaire où règne la contingence, et donc l’inconnu. C’est ce travail minutieux de domestication ou d’apprivoisement, dont la force est de passer inaperçu qui permet, même s’il engendre parfois une forme de nostalgie du chaos initial, ou quelques doutes quand ce recouvrement devient un peu moins imperceptible, de rendre le monde vivable.
C’est quant à lui à travers la salubrité et l’apprentissage du renoncement à la garantie d’une ultima ratio que David Pérez Chico aborde l’œuvre de Stanley Cavell, dont il est l’un des traducteurs en espagnol. C’est ainsi que la notion de « forme de vie » apparaît définie par une éthique de l’acceptation, qui est moins un renoncement que le fait de littéralement prendre acte : ni l’action, ni l’expression ne doivent « attendre » la garantie d’une certitude ou d’un fondement en raison pour se mettre en œuvre. La recherche de l’absolu nous coupe du monde, nous rend étranger à lui, c’est la conviction de la philosophie de l’ordinaire. Mais le prix à payer de ce salutaire rapprochement est on le sait une fragilisation de l’identité propre, un effacement des contours du moi, dont on comprend que l’absolu était en réalité l’allié objectif.
Après ces propositions de définitions et ces rappels des principaux attendus théoriques du concept d’ordinaire, nous entrons avec Thierry Capmartin, dans la spécificité du monde hispanique. Et il importait bien entendu de la faire par le biais de la pensée d’Ortega y Gasset, dont la confrontation avec la pensée heideggérienne de l’ustensilité met ici en lumière une approche du langage tout à fait en prise avec notre thématique. Ortega, on le sait promoteur de la circonstance, est à bien des égards un contextualiste, et il apparaît véritablement comme un précurseur des théories de l’énonciation, faisant du langage le champ privilégié de la circonstancialité. L’ « exécutivité » orteguienne se présente dès lors comme un synonyme de ce qui deviendra plus tard la pragmatique du langage, et les considérations du philosophe sur les métaphores anticipent à de nombreux égards la conviction austinienne sur la fiabilité et la finesse du grain du langage ordinaire dues à une sédimentation séculaire de l’expérience.
b. Essai
Si la philosophie espagnole n’a pas véritablement d’autres figures tutélaires qu’Ortega y Gasset, présent à ce titre dans de nombreuses contributions de ce dossier, l’éminence et la notoriété des essayistes en langue espagnole, est, elle, avérée. Et ce, vraisemblablement pour les raisons que nous avons évoquées : l’essai, entendu au sens strict (celui conféré par les travaux d’Adorno et Lukács) serait le contrepoint du traité systématique. Il est le lieu de la sensibilité et de la subjectivité assumées, et comme son nom l’indique en renvoyant à la faillibilité que nous avons précédemment étudiée (« essayer », c’est envisager qu’on peut échouer), le lieu du tâtonnement et de la description plutôt que de la démonstration. Le genre en soi est donc en prise avec les attendus d’une pensée de l’ordinaire. Mais les fruits de sa réflexion également, si l’on considère par exemple le fait que la réprobation du « bruit » de l’événement historique masquant les profondeurs d’un temps « structurel » sur laquelle s’est édifiée l’École des Annales trouve un écho saisissant dans le concept d’intrahistoria cher à Miguel de Unamuno.
C’est d’ailleurs à une notion présentant d’indéniables affinités avec l’intrahistoria, et à propos de laquelle nous jugerons significatif qu’elle n’ait pas de traduction possible en français que va s’intéresser Dolores Thion Soriano-Molla : le « Costumbrismo », présent dans la littérature et les arts espagnols du XIXe siècle, et auquel les essayistes dont elle étudie la production vont souhaiter assigner un certain type de finalités. Le Costumbrismo est ainsi le moyen d’une connaissance encore une fois plus empirique et circonstanciée, et c’est précisément de ce dernier fait qu’il va dans certains cas traduire une forme de prise d’intérêt. Il s’agira d’une part, dans le sillage des anti-lumières anglo-saxons et allemands (Burcke, Herder, etc.), précurseurs on le sait du romantisme, de promouvoir le local ou le régional (et dans l’Espagne des Provincias cette distinction importe au plus haut point) et le concret contre l’universalisme abstrait. Et il s’agira d’autre part, précisément contre les clichés que ce même romantisme a forgé de l’Espagne, de rétablir une forme d’authenticité.
Selon Ricardo Tejada, c’est dans les premières années de la Guerre de 14-18 que les essayistes espagnols commencent à prêter une attention particulière aux objets qui nous entourent. Dans certains cas leur appréhension est ludique, car indissociable de l’aspect de nouveauté propre aux objets dont la dimension technique est prépondérante. La théorie heideggérienne de l’ustensilité est ici encore à l’arrière-plan, au moment de réfléchir à leur mode d’apparaître et à leur intégration dans notre environnement quotidien. Et si, dans d’autres cas, comme chez Ramón Gómez de la Serna, c’est non plus l’apparaître mais bien la disparition, programmée ou inéluctable d’objets ou de la temporalité qu’ils incarnent qui va engendrer une forme de nostalgie, c’est néanmoins sur la promesse émancipatoire, notamment pour les femmes dans leur environnement domestique, que ces objets technologiques représentaient initialement qu’on va choisir ici d’insister.
La chronologie fait parfois bien les choses, car Benjamín Jarnés, à l’œuvre duquel va s’intéresser ici Bénédicte Vauthier commence à publier au cours de la seconde moitié des années 1920, et, ce dossier observant on l’aura compris un ordre chronologique, son évocation va pouvoir nous servir de transition vers notre partie littéraire, car Jarnés est également romancier. Mais ce sur quoi l’accent va porter ici, c’est bien sur sa contribution théorique au concept d’infra-réalisme repérable chez Ortega y Gasset, penseur de la « déshumanisation » de l’art. Un concept évoquant tout à la fois une attention accrue à l’ordinaire mais décelant aussi les potentialités déstabilisatrices de ce surcroît d’attention. Jarnès est également vu comme un précurseur de Stanley Cavell dans sa volonté explicite de faire du cinéma un medium aussi habilité à notre édification, tant morale qu’intellectuelle, que la philosophie.
c. Littérature
Nous en venons enfin à la littérature, où pour la sphère hispanique, ce ne saurait être tout à fait un hasard, seule –c’est une façon de parler– l’Amérique latine est représentée. Alors que seule l’Espagne l’était dans notre partie consacrée à l’essai. La littérature espagnole est bien entendu particulièrement riche. Et l’essai latino-américain a de prestigieux représentants, même si l’apogée éditoriale du sous-continent coïncide avec une époque où l’essai, qui a peut-être besoin davantage de s’appuyer sur une tradition, était moins viable. Mais c’est vrai que ses auteurs sont souvent de grands écrivains, au sens poétique ou littéraire du terme : Borges, Octavio Paz, etc. Ce dernier (on reviendra immédiatement sur le cas du premier) est d’ailleurs dès le début des années 50 sensible à de très nombreuses problématiques développées plus tard par Stanley Cavell. Et on se souviendra qu’il fait même (dans El laberinto de la soledad) du voisin nord-américain le parangon de la maîtrise du monde qui l’entoure, là où le Mexicain entretient avec ce dernier un rapport de pure passivation. Il ne saurait donc être question de nier les affinités criantes de la littérature espagnole avec notre thématique de l’ordinaire (nous avons évoqué dans notre introduction la figure de Don Quichotte, mais nous pourrions encore surenchérir avec le prosaïsme de Sancho), de la picaresque du Siècle d’Or à l’esperpento, déclinaison dramaturgique de l’unheimlich du XXe siècle. Mais il reste frappant de constater que le seul texte concernant l’aire lusophone dans notre dossier prenne ici pour objet un auteur angolais. Car, comme l’espagnol d’Amérique du Sud, le portugais d’Afrique est strictement ce que Cavell déclare au sujet de l’anglais d’Amérique du Nord. Une seconde langue. Ou plus exactement, une langue du recommencement. Une langue dont, plus explicitement que jamais, on hérite. On ne reviendra pas ici sur les corrélats longuement exposés plus haut de cette secondarité en termes de destitution ou de relativisation de ce qui est supposé premier. Qu’il nous suffise de relever que la littérature latino-américaine s’est toujours caractérisée par une défiance manifeste à l’égard de la rationalité instrumentale et des arraisonnements qu’elle impose. Où l’on aura compris qu’ « instrumentale » rime avec « occidentale ».
La poétique de Borges, auquel s’intéresse Christian Wehr a d’ailleurs pu être efficacement appréhendée (Pauls 2000) comme une poétique de la secondarité. Mais c’est ici par le biais de l’unheimlich et une analyse étymologique fine (ou il apparaît que « heimlich » déclare en allemand tout aussi bien le « privé » que le « secret ») que la nouvelle « Emma Zunz » va être appréhendée. Une esthétique de roman noir (ou de film noir) dont on sait la compatibilité avec la marge entendue comme lumpen pose ainsi une ambiance trouble qui accompagne le dysfonctionnement psychique de la protagoniste dans le récit d’une vengeance dont on suppose tant les tenants que les aboutissants fantasmés : déplacés. Or ce dysfonctionnement psychique a précisément à voir avec une incapacité à reconnaître notre condition séparée, que la lecture proposée associe ici à une forclusion primaire de la loi ou de l’interdiction paternelle, en termes lacaniens : du « non/m du père ». Et c’est cette incapacité à reconnaître la séparation qui, ne pouvant atteindre l’équilibre d’un juste milieu, va faire osciller l’image spéculaire du personnage d’Emma Zunz entre deux extrêmes en tant que tels dysfonctionnels : identification totale et étrangeté radicale.
Si l’on ne retrouve pas dans le texte que Florence Olivier consacre à Roberto Bolaño les nazis latinoaméricains ordinaires, peut-être pas tout à fait au sens arendtien du terme d’ailleurs, qui habitent les premières œuvres de fiction de l’auteur, ni la perpétuation d’une esthétique de l’infamie déjà présente chez Borges, on demeure en revanche dans l’ambiance de cloaque évoquée il y a quelques lignes. Et ce, afin que Bolaño puisse mieux s’affirmer, en tant que poète du prosaïsme, contre le lyrisme traditionnel dont on stigmatise de la sorte le décontingentement, l’abstraction et, partant, le conservatisme. Ce prosaïsme apparaît d’une part comme le signe que c’est par le bas qu’à défaut de penser les choses, quand il n’est plus temps ni possible d’y parvenir, on pourra les faire bouger. Et d’autre part, ce qui est d’ailleurs tout à fait cohérent, comme une prise en compte nihiliste de l’effondrement des Idéologies, c’est-à-dire des ambitions téléologiques qu’exprimaient les utopies révolutionnaires. S’il faut changer la vie, c’est ainsi toujours au contact de cette dernière, dont l’humilité ne peut mieux être rappelée que par la trivialité.
Cette trivialité est également l’humeur du roman de l’écrivain, lui aussi chilien, Yuri Pérez, Niño feo, étudié par Fernando Moreno, et dans lequel, comme à l’accoutumée la vilénie picaresque s’accompagne d’une succession d’épiphanies littéraires. Mais cette association est ici réactualisée, prenant acte du fait que le phénomène esthétique est désormais difficilement dissociable d’une discordance entre la forme et l’objet. Dans le roman, l’ordinaire est vécu, à l’instar de ce que nous avons exposé dans notre premier paragraphe (en particulier au sujet de M. De Certeau), comme un refuge où la subjectivité peut se soustraire aux injonctions normatives, ce que le texte manifeste ici comme autant d’entorses à une forme de bienséance, mais aussi par une liberté sociologique (au sens où le déterminisme social ne serait pas totalement une fatalité) de l’appropriation culturelle. Il est donc cohérent que l’ordinaire y apparaisse également comme l’analogon de la littérature elle-même, en tant que cette dernière est le viatique vers un enrichissement – une augmentation – de la réalité initialement perçue.
Posant de façon encore plus aigüe que précédemment le problème de la subalternité langagière, culturelle, et bien sûr économique, Barbara Dos Santos prend pour objet le roman Os transparentes de l’écrivain angolais Ondjaki, dont il est difficile de ne pas entendre dans le pseudonyme qu’il s’est choisi une déclaration d’intention, à la fois immanentiste et contextualiste du fait de l’ancrage déictique suggéré par « aki/aquí » (ici). Là encore, la précarité déclarée par l’invisibilité sociale des personnages dépeints, au devenir, on l’aura compris, au propre comme au figuré, « transparent », insiste sur le fait que l’ordinaire, entendu comme quotidienneté, c’est-à-dire, comme une domestication de la contingence, une régularisation de l’existence la rendant viable en suspendant l’incertitude du lendemain, va apparaître comme une conquête, ou, plus exactement, comme une aspiration.