Jean-Jacques LECERCLE, De l’interpellation. Sujet, langue, idéologie
Paris, Editions Amsterdam, 2019, 289 p., ISBN : 978-2-35480-189-2
Professeur des universités, Jean-Jacques Lecercle a enseigné la littérature anglaise et la linguistique dans les universités de Nanterre et de Cardiff. Il se définit comme un philosophe du langage qui s’intéresse à la langue-culture1. Après la parution de La violence du langage (1996) ou encore d’Une philosophie marxiste du langage (2004), il publie De l’interpellation. Sujet, langue, idéologie en 2019. Dans cet ouvrage, Jean-Jacques Lecercle entend étudier de quelle manière l’interpellation agit sur l’individu en le transformant en sujet et questionne la possibilité d’agir de celui-ci : il soulève une tension entre la position de l’individu assujetti et celle du sujet de plein droit. Cependant, à travers cette problématique et grâce à l’élaboration d’une théorie de l’interpellation, c’est toute une critique des principes fondamentaux de l’étude du langage traditionnelle qui voit le jour.
L’œuvre s’ouvre sur l’analyse des différentes théories de l’idéologie de Louis Althusser. L’évocation de la scène primitive althussérienne met en exergue le rôle de l’interpellation dans la transformation de l’individu en sujet. En effet, lorsqu’un individu interpelé par les forces de l’ordre se retourne, il confirme son nouveau statut en se soumettant à une autorité. Mais Jean-Jacques Lecercle déplore l’aspect « pessimiste » de cette opération d’assujettissement à laquelle, selon Althusser, l’individu ne peut échapper. Il interroge également la temporalité de la transformation et questionne la dimension inconsciente de l’idéologie qui impose des structures de pensée. C’est à partir de ces réflexions que l’auteur élabore dans les chapitres suivants une nouvelle théorie de l’interpellation.
Un premier retour sur la théorie d’Althusser est opéré avec l’analyse d’une photographie de Jimmy Sime grâce à laquelle Jean-Jacques Lecercle démontre que l’interpellation est toujours mutuelle : dans un rapport de forces, elle assigne une place autant à l’interpelé qu’à l’interpelant. Par ailleurs, il rappelle que les interpellations sont multiples et constantes, (l’individu est donc « toujours-déjà sujet ») et qu’elles peuvent être contradictoires. De ce premier constat, naît la possibilité d’une contre-interpellation. L’auteur continue à dépasser ce pessimisme en revenant sur l’interpellation langagière. Il met en lumière l’existence d’une part, d’une grammaire de l’interpellation, inscrite au sein même du système de la langue (les pronoms personnels ou les déictiques ou l’impératif sont autant de marqueurs qui distribuent les rôles dans un échange) et, d’autre part, d’une pragmatique de l’interpellation (n’importe quel élément du système peut servir ce dessein en fonction du contexte). Aussi, si la langue interpelle l’individu en lui assignant une place de locuteur et en lui imposant ses règles et ses limites, ce dernier, devenu sujet d’énonciation, s’approprie le système et va même jusqu’à le contre-interpeller en enfreignant ses normes à des fins expressives. Pour reprendre la formulation de l’auteur déjà énoncée dans La violence du langage (PUF 1996) : « c’est la langue qui (me) parle » et « Je parle la langue » (97). En s’appuyant sur les travaux de Gilles Deleuze et Felix Guattari dans Mille plateaux (Minuit 1980) et en reprenant la terminologie de Judith Butler dans Le pouvoir des mots (éd. Amsterdam 2017), Jean-Jacques Lecercle considère les règles de grammaire comme des « contraintes capacitantes » tout à fait « défaisables » (97) en fonction des besoins mais néanmoins nécessaires pour ordonner le système linguistique en vue de sa transmission et de son assimilation.
En développant cette théorie de la contre-interpellation, absente de la pensée althussérienne, Jean-Jacques Lecercle met ensuite en évidence la nécessité d’une prise de conscience de l’individu devenu sujet pour refuser la place qui lui est imposée voire pour renverser le rapport de force établi. Plusieurs exemples illustrent ce propos : l’insulte qui peut être contrée par re-sémantisation, les mots d’esprit qui nous font sourire dès lors que l’on comprend comment le locuteur s’est joué du système ou encore le plaisir même de la lecture placé entre discours encratique et acratique selon la terminologie de Roland Barthes dans Le plaisir du texte (Le Seuil 1973). Entre interpellation et contre-interpellation, il existe donc une étape indispensable à toute forme de résistance, celle de l’auto-interpellation, comme reconnaissance de l’assujettissement et des mécanismes ayant conduit à cette situation.
Enfin, après avoir ainsi exploré les rouages de l’interpellation et de la contre-interpellation, Jean-Jacques Lecercle se propose de définir ce qu’est une langue. Pour ce faire, il met en regard l’anglais, celui des livres de grammaire, et les anglais en affirmant que « l’anglais standard n’existe pas, mais [qu’]il insiste » (169), ce qui signifie qu’il n’a de réalité que dans un contexte réflexif. Cependant, érigé en modèle, il place l’ensemble de ses variantes (dialectes sociaux, régionaux ou encore générationnels) sous le statut de langues minoritaires. Cette théorie prend alors toute une dimension politique lorsque Jean-Jacques Lecercle en s’inspirant des travaux d’Antonio Gramsci établit un rapport hégémonique entre langue standard et dialectes. Ainsi, l’auteur entend dépasser la classique opposition de l’universel (la langue de Saussure) et du singulier (la parole ou la performance de Chomsky). Il introduit pour cela un troisième terme, intermédiaire, dérivé de la tradition marxiste : « la formation linguistique » (174) en tant qu’articulation d’éléments dominants, de pratiques passées et de pratiques émergentes. Pour lui, « une langue est à la fois, et contradictoirement, un système collectif et un ensemble de pratiques individuelles ou de groupes » (161). En d’autres termes, il s’agit de la rencontre entre les multiples interpellations et contre-interpellations langagières. L’auteur ajoute également à cette notion celle de « conjoncture linguistique » (comprise comme le moment où les différents composants de la formation linguistique s’agencent en fonction d’un contexte). Il s’oppose ainsi aux principes d’immanence et de synchronie propre à l’étude du langage. Parce que le contexte extralinguistique peut modifier le système de manière imprévisible, la langue a une histoire. Enfin, cette même logique dialectique sert également l’élaboration d’une théorie du style considéré comme « individualisation de rapports sociaux », sous l’influence des écrits de Lucien Sève et de Raymond Williams.
Pour finir, Jean-Jacques Lecercle clôture son essai en proposant deux autres scènes primitives de l’interpellation qui intègrent les thèses développées tout au long de l’ouvrage. Ces scènes, l’une issue d’un dessin de presse humoristique, l’autre empruntée au philosophe marxiste Tran Duc Thao, illustrent notamment les notions d’inter-interpellation, d’auto-interpellation et de contre-interpellation. Cette dernière référence qui accorde un intérêt tout particulier au geste d’indication dans le processus d’interpellation invite également à une réflexion autour de la simultanéité de l’apparition du langage et de la prise de conscience de soi en tant qu’individu social.
Avec cet ouvrage, Jean-Jacques Lecercle offre au lecteur un large panorama des théories fondatrices de l’étude de la langue qu’il souhaite revisiter. Allant à l’encontre des principes d’immanence, de synchronie, de fonctionnalité, de transparence, l’auteur propose une définition de la langue ancrée à la fois dans les champs du social et du politique. Par ailleurs la variété des exemples choisis pour illustrer ses propos (affiches de propagande, photographie, extraits de littérature anglaise, graffitis ou épitaphes) facilite la lecture et permet de cerner les différentes applications des thèses énoncées tout en les mettant à l’épreuve. Enfin, la lecture est d’autant plus aisée que l’auteur structure rigoureusement son œuvre avec notamment un résumé des problématiques soulevées et des thèses avancées à la fin de chaque chapitre.