Du concept de post-pornographie au « posporno » (Espagne, 2001-2011)
La question que pose cet article est, au moins en apparence, simple : qu’est-ce qui caractérise le « posporno » espagnol ? La post-pornographie est un concept qui a donné lieu à de nombreuses théorisations mais la plupart d’entre elles ne parlent pas de/depuis l’Espagne et s’ancrent dans un espace/temps nord-américain. Ce biais est récurrent dans les études culturelles, sous l’égide desquelles nous plaçons notre travail. Nous nous proposons donc de caractériser un post-porno espagnol en confrontant différents travaux, notamment français et espagnols, et nous faisons l’hypothèse que ce post-porno a une vie conceptuelle indépendante de celle de son cousin nord-américain, lié à la spécificité du contexte espagnol dans ses dimensions historiques, politiques et culturelles. Cela nous amènera à questionner les raisons pour lesquelles le post-porno s’est développé notamment en Espagne au début du XXIe siècle et à orienter in fine notre regard vers le post-porno en Amérique latine dans la perspective d’une approche transnationale du phénomène.
Pour ce faire, nous nous appuierons tout d’abord sur le travail de Rachele Borghi (2013) sur le post-porno européen qu’elle définit dans un article fondateur intitulé « Post-Porn ». Ce sera l’occasion de nous confronter brièvement à l’œuvre de Paul Preciado (2008, 2009a, 2009b) dont elle s’inspire. Nous comparerons ensuite ces approches à celle que Lucia Egaña1 développe dans son essai intitulé Atrincheradas en la carne (2017), qui tente de définir le post-porno d’un point de vue théorique, notamment en Espagne et, dans une moindre mesure, à celle de Laura Milano dans Usina posporno (2014), qui tente elle aussi de définir le post-porno d’un point de vue théorique mais en Amérique latine. Nous complèterons ces approches avec la prise en considération ponctuelle mais régulière d’ouvrages plus informels d’autres figures clés du post-porno espagnol (Ziga 2009, Llopis 2009, Torres 2011) et avec celle, plus récente, d’Éléonore Parchliniak (2020), davantage centrée sur le post-porno latino-américain. L’objectif de ce travail est donc d’aboutir à une version espagnole du concept de post-pornographie.
Un point sur le concept : « post » et « pornographie »
Selon Rachele Borghi, il est difficile de définir le post-porno en tant que concept. Dans un article fondateur sur le post-porno européen publié en 2013, elle parle d’un phénomène caractérisé par sa fluidité, qui ne s’identifie pas à un mouvement esthétique, artistique, politique, ni à un cadre théorique. Néanmoins, terminologiquement, le post-porno se situe dans un rapport à la pornographie. En effet, toujours selon Borghi, « Le post-porno procède à un renversement de l’usage du corps dans la pornographie, en lui donnant une valeur politique fondamentale » (2013 : 29). A juste titre, Milano affirme : « Es claro que el porno funciona como gran condición de generación de los pospornografía y que ella misma actúa como respuesta al discurso del porno » (2014 : 20). De son côté, Eléonore Parchliniak propose de définir la post-pornographie comme la réunion des « nouvelles pornographies » qui exploitent le potentiel subversif de la pornographie à travers des productions pornographiques, artistiques ou intellectuelles (2020 : 1-2). C’est également l’avis de Paul Preciado qui considère que le post-porno est au porno ce que la littérature pornographique est –ou fut- à la littérature, c’est-à-dire essentiellement une production caractérisée par son pouvoir subversif (Preciado 2008).
Mais cette terminologie ne peut manquer d’évoquer également un rapport à la post-modernité. Dans son article, Borghi trace la généalogie du terme « post-porno », depuis les Pays-Bas jusqu’à Barcelone en passant par les États-Unis : ainsi, quand elle crée sa performance sur le sexe féminin, Public Cervix Anouncement, en 1990, Annie Sprinkle, ex-actrice de films X, qualifie son art de « post-porn modernist », empruntant l’expression au photographe néerlandais Wink Van Kempen, spécialisé dans la photo érotique. Ce dernier cherchait à donner à ses réalisations un côté plus humoristique dans une perspective clairement post-moderniste2. L’intérêt de l’emprunt de Sprinkle ne réside pas tant dans la référence au travail de Van Kempen, on l’aura compris, que dans la volonté qu’elle exprime d’inscrire elle aussi son art dans la post-modernité, c’est-à-dire — pour aller vite — dans un dépassement — souvent par l’humour — de tous les « grands récits ». En ce sens, le post-porno serait l’après de la pornographie, considérée comme faisant partie d’un certain « ordre établi », ce dont témoigne par exemple le livre pionnier de Linda Williams publié en 1984, à l’origine du développement à l’université des Porn Studies.
Cependant, la production cinématographique pornographique a toujours eu sa part de « post » ou de « alt », comme le rappelle Roman Gubern (2005 [1985] : 11-15). Aux États-Unis, dans les années 60, par exemple, la production se divisait en deux catégories : le soft-core d’un côté, et le hard-core, de l’autre, ce dernier issu des milieux underground et se caractérisant par une réduction du récit et une taylorisation des pratiques, selon Daniel Sauvaget3. Or, dans les années 70, c’est le cinéma hard-core qui s’est imposé et c’est un autre type de cinéma porno subversif qui a pris le relais. Ainsi, rappelle Gubern, certains réalisateurs/producteurs ont tenté une approche subversive qui se détournait des codes du hard-core en proposant notamment une approche plus culturaliste : le film Sebastiane (1976) des Britanniques Derek Jarman et Paul Humphress, qui reconstitue la vie de Saint-Sébastien et dont les dialogues sont en latin, en est une bonne illustration. Ce film, comme d’autres, remettait en cause une représentation jugée trop normative de l’homosexualité masculine dans la pornographie hardcore devenue mainstream.
Néanmoins, comme le rappelle Egaña dans son essai, le post-porno remet en cause non pas la représentation de la sexualité masculine, mais celle de la sexualité féminine ; en ce sens, il est étroitement lié aux révolutions féministes :
De tanto tener que explicar, hasta el aburrimiento, qué es el postporno, he desarrollado un piloto automático que dice textualmente algo así : “Si entendemos el porno como una representación mayoritaria y relativamente normativa de la sexualidad humana, el postporno trata de esa misma representación pero desde una perspectiva feminista”. De tanto repetirlo parece mentira. (Egaña 2017 : 267)
C’est également l’opinion de Llopis qui considère le post-porno comme une étape du mouvement féministe : « Para mí el posporno es una fase más del movimiento feminista »4. Le post-porno est donc féministe. Ainsi, Parchliniak rappelle que la post-pornographie se propose de faire du corps féminin un outil critique et un territoire politique destiné à s’affranchir de l’ordre établi en matière de sexualité -ce que l’auteure appelle « s’affranchir du comment jouir » (2020 : 2)-, réaffirmant ainsi l’imprégnation du post-porno par le discours féministe de la deuxième et la troisième vagues. Chez Borghi, la coloration du post-porno n’est pas seulement violette : citant Sam Bourcier, elle associe le post-porno européen aux mouvements plus largement « post-féministes pro-sexe et queer » (Borghi 2013 : 30)5. La post-pornographie s’inscrirait donc dans une acception plus large du féminisme qu’il convient d’interroger.
Le post-porno ne doit pas être confondu pour autant avec ce qu’on appelle le « porno féministe » qui s’est développé aux États-Unis dans les années 80 et qui constitue un sous-genre du cinéma pornographique. Le « porno féministe » s’appuie sur le porno pour y introduire des éléments nouveaux tels que le porno dit « pour femmes » (ce qu’on appelait autrefois le cinéma érotique), le porno pour couples (sous-entendu hétérosexuels) et le porno lesbien. Comme l’expliquent Taormina et consort.es, le porno féministe « es un género dentro de los medios de comunicación con ánimo de lucro. Parte del negocio multimillonario del entretenimiento para adultos, el porno feminista es una industria dentro de una industria » (2016 : 21). Ainsi, les films de Candida Royalle aux États-Unis, ou d’Erika Lust en Espagne, sont du « porno féministe » mais pas de la post-pornographie, une affirmation sur laquelle s’accorde Egaña (2017 : 91-95) et Llopis (2009 : 12)6. Dans la post-pornographie dont il est question ici, il s’agit donc de remettre en cause la représentation de la sexualité féminine véhiculée par la pornographie mainstream et le système qui la sous-tend en tant qu’industrie.
Le post-porno revendique donc aussi un rejet du capitalisme, dont le patriarcat serait une conséquence (c’est une thèse développée par Silvia Federici (2014), notamment). La lutte anti-capitaliste est, sans aucun doute, un aspect très important du phénomène post-porno en Espagne ; s’il n’est pas mentionné en tant que tel dans les caractéristiques établies par Borghi (la géographe parle simplement de « critique du capitalisme »), en revanche, dans son essai, Egaña associe le post-porno espagnol à la résistance au(x) pouvoir(s) hégémonique(s) en général et le rattache même au mouvement Occupy Wall Street (2017 : 86-99). De ce point-de-vue plus politique, il y aurait sans doute à creuser le lien entre le post-porno espagnol et l’anarchisme ou, plus largement, un esprit libertaire et punk, très présent dans l’Espagne post-franquiste. Cela est sensible dans les textes de Llopis ou de Torres ou encore d’Itziar Ziga, comme Devenir perra, qui rappelle l’impact de la culture punk-rock7 dans l’Espagne des années 80.
À travers ce bref parcours, les limites d’une conceptualisation, aussi utile soit-elle, et les spécificités espagnoles du concept se laissent entrevoir.
Quand et où ?
Quand et où est né le post-porno ? A cette question, différents spécialistes ont tendance à toujours répondre dans les années 80/90 aux États-Unis.
Ainsi, dans son article précédemment cité, pourtant centré sur la post-pornographie européenne, Borghi affirme : « Bien qu’il soit difficile de déterminer avec exactitude la date de naissance de la production post-porno au sens strict du terme, on peut affirmer que The Public Cervix Announcement a définitivement marqué le passage d’une production porn mainstream à un porn doté d’un contenu politique et d’objectifs de transformation sociale » (Borghi 2013 : 29). La performance d’Annie Sprinkle, dont le pseudonyme signifie « asperger » en anglais, a été réalisée pour la première fois aux États-Unis en 1990 ; elle y montrait son sexe au public et lui donnait la possibilité de le toucher à l’aide d’un spéculum, objet traditionnellement réservé à l’examen gynécologique comme on le sait. L’objectif était de montrer le sexe féminin dans son ensemble (lèvres, vulve, vagin) comme un objet à (re)découvrir et pas seulement comme l’objet d’un désir hétéronormé/hétérosexiste.
Pour Egaña et Milano, le post-porno se développe également aux États-Unis dans les années 80 et plus précisément dans le contexte des Sex Wars et du mouvement anti-sex mené par Catherine McKinnon et Andrea Dworkin auxquelles la performance d’Annie Sprinckle, « la mamma del postporno », comme l’appellent Egaña ou Ziga, serait une réponse cinglante. Et pour Egaña, le post-porno se développe en Espagne à partir de 2001, avec la célébration à Barcelone d’une première Asamblea Stonewall en l’honneur des victimes des émeutes du même nom aux États-Unis en 1969, un événement qui fait écho à une réalité anglo-saxonne donc mais également gay. Il est vrai que c’est également en 2001 que la loi espagnole oblige la police nationale à détruire ses fichiers sur les homosexuels, alors que l’homosexualité est dépénalisée depuis 1979.
Cette attention portée à ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique à cette époque, tout comme le fait d’associer le début du post-porno espagnol avec le mouvement gay, traduisent un « biais », une « erreur historique ». Comme le souligne Trujillo, cité par Egaña : « El énfasis en el caso de Estados Unidos ha introducido un cierto sesgo en la investigación, que se refleja en la tendencia a esperar que otros movimientos se comporten de manera similar, sin considerar los diferentes contextos políticos, sociales y culturales en los que se desarrollan » (Egaña 2017 : 169). S’il est tentant d’inscrire le post-porno européen en général, et espagnol en particulier, dans le sillage d’un phénomène qui se développe aux États-Unis dans les années 80, il ne faut pas oublier qu’il a un ancrage local.
Ainsi, malgré le retentissement qu’ont eu les Sex Wars aux États-Unis, la question de la place de la pornographie dans la société s’est d’abord posée en Europe, et notamment en Espagne dès le XIXe siècle. L’image pornographique fait son apparition dans la presse de la seconde moitié du XIXe siècle, notamment durant le règne d’Isabel II (on connaît les caricatures obscènes de la reine et de sa cour), tandis que le terme « pornografia » fait son entrée dans le dictionnaire espagnol en 1842. Ce n’est pas le lieu de revenir sur l’acuité de la question sexuelle à la fin du XIXe siècle en Espagne et contentons-nous de rappeler quelques éléments de l’histoire de la pornographie dans ce pays. On sait aujourd’hui que le roi Alphonse XIII était un amateur de films pornographiques et fut un promoteur de cette industrie nationale naissante, avec la complicité des frères Baños, propriétaires de Royal Films, auxquels il commanda la réalisation de plusieurs courts-métrages au contenu explicite au début des années 208. On sait également que dans les années 70, après la « parenthèse » que constitua le franquisme, se développe sur le sol espagnol une industrie cinématographique pornographique certes modeste en comparaison de son homologue nord-américaine, dont Pablo Berger fait un portrait drolatique dans Torremolinos 19739. Et l’on sait enfin que l’Espagne poursuit aujourd’hui cette « tradition » en étant un important pays producteur de cinéma pornographique10. L’Espagne a donc une histoire particulière avec le ciné porno mainstream. Elle a également connu des débats sur la pornographie, d’abord littéraire/imprimée : la plus célèbre des croisades anti-pornographiques est sans doute celle que mena Josephine Butler, à la fin du XIXe, et qui rencontra en Espagne un écho particulier (Guereña 2018). La pornographie littéraire a connu ses détracteurs, mais aussi ses « défenseurs », parfois inattendus : dans un article de La Nación paru en 1919, la très aristocratique mais aussi très féministe Emilia Pardo Bazán considère la pornographie comme un épiphénomène : le problème n’est pas tant ce qu’on lit mais qui lit et comment11. La vague d’érotisme ou « ola verde » qui submerge l’Espagne des années 20 et 30 est aujourd’hui bien connue (Litvak 1992 ; Salaün 1992 ; Zubiaurre 2014). On peut enfin évoquer l’impact culturel de la collection Sonrisa vertical de Tusquets, créée en 1977, et de son prix éponyme, créé en 1979, sur la société espagnole des années 80 et 90, et son rôle dans la légitimation d’une culture pornographique mainstream (Florenchie 2020).
En outre, les presque quarante ans de dictature franquiste, où règnent la répression sexuelle et la censure pornographique (Ley de prensa de 1938) sur la base du national-catholicisme (Osborne 2012), constitue la raison même de la complexité de la question sexuelle en Espagne dans les années 70 et 80. La vitalité des mouvements féministes à la fin des années 70 et au début des années 80, aujourd’hui bien connue, en témoigne (Gil 2011 ; Bergès 2017). Dans son essai, Egaña propose d’ailleurs de « ver si las prácticas postporno pueden tener un lugar dentro de un relato local, que se vinculen a la historia del feminismo, de las lesbianas, de la dictadura y postdictadura del reino de España, al surgimiento de los posicionamientos queer, cuir o kuirs » (Egaña 2017 : 105). Elle rappelle brièvement les débats féministes autour de la pornographie dans les années 8012 et remarque à raison qu’ils ne se caractérisent pas par la même polarisation qu’aux États-Unis (Egaña 2017 : 117-122). De son côté, dans un très bon article consacré à la revue emblématique Vindicación feminista, Carmen Peña-Ardid (2015) montre que les féministes espagnoles s’emparent de la question pornographique dès la fin des années 70, alors que le nombre de magazines et de cinémas spécialisés explose dans la péninsule. Or, comme l’indique l’auteure de l’article, cette question prend des accents spécifiques dans un pays qui a été frappé par une répression sexuelle de presque 40 ans en plein XXe siècle : il est alors difficile pour les féministes de réclamer la censure qu’elles ont combattue durant le franquisme… Comme le dit l’une des éditorialistes de la revue, la question n’est pas tant celle de l’interdiction que celle de l’éducation à la pornographie. La pornographie est ainsi dénoncée comme faisant partie d’un ensemble de pratiques sociales sexistes qu’au sein de la revue Vindicación feminista, on appelait le « continuo sexista ». Comme le rappelle Peña-Ardid,
La España democrática de los ochenta acoge precisamente la legalización de la pornografía, con la contribución de la Directora General de Cinematografía, Pilar Miró, y que las feministas españolas de la Transición no sólo tenían demasiados frentes abiertos para convertir la pornografía en el único principio de opresión de las mujeres o en causa de la violencia, sino que estaban prevenidas respecto a algunos de los equívocos de la militancia anti-pornográfica, en especial, las actitudes moralistas, las inclinaciones censoras o las connivencias con la derecha conservadora. (Peña-Ardid 2015 : 114-115)
Comme l’a montré également Silvia Gil (2011 : 151-154), cette position critique a évolué au cours des années 80 et 90, sous l’impulsion des féministes lesbiennes notamment, qui débattaient alors d’une éventuelle utilité sociale de la pornographie. Ainsi, comme le rappelle Gil, lors des « Jornadas sobre Lesbianismo » de 1988,
se exponía una forma de entender el deseo que chocaba frontalmente con algunos tabúes del movimiento feminista: la pornografía, el uso de la violencia consentida, el sometimiento o la humillación como fuente de placer (prácticas s/m), la puesta en escena de los roles de género (relaciones butch/femme) o los juguetes sexuales. De manera explícita, se planteó que dar por sentado que estas prácticas son malas en sí mismas era presuponer qué tipo de sexualidad es más adecuada para las mujeres, construyendo una nueva normativa sexual en un terreno tan complejo y variable, incontrolable, como es el del deseo. (Gil 2011 : 151)
Il n’y a pas eu de « guerre du sexe » en Espagne mais plutôt l’adoption par les féministes d’une position que l’on pourrait qualifier d’agonistique au sens de Chantal Mouffe (2016). La fin était une (l’éradication du sexisme), les moyens divers (une pornographie alternative en était un).
L’étape suivante est celle de la jonction entre les deux siècles. Selon Egaña, c’est l’évolution du mouvement féministe espagnol vers ce qu’elle appelle le transféminisme qui a permis l’émergence d’un post-porno à l’échelle locale, différent du post-porno nord-américain : « el transfeminismo no existe de forma cabal en la academia estadounidense, sino que responde más bien a una posición diferente de la queer, más anclada en el devenir feminista y transmaricabollo local del reino de España » (Egaña 2017 : 134)13. On le voit, le post-porno espagnol serait issu du transféminisme, entendu au sens large d’un féminisme intégrateur des mouvements LGBTQI+ et queer dans la péninsule.
Dans son livre sur les nouveaux féminismes espagnols, Silvia Gil évoque quant à elle la collusion entre les mouvements féministes lesbiens et les mouvements LGBTQI+ à la faveur de l’éveil des élites politiques aux revendications de ces mêmes groupes, comme le prouve par exemple la légalisation du mariage homosexuel en 2005 sous le deuxième mandat de Zapatero. Cette collusion se fait avec les mouvements les plus radicaux, pour échapper à toute forme de récupération politique, donc de dépolitisation, dont furent victimes le mouvement féministe dans les années 80/90 et le mouvement gay au début du XXIe siècle14. Comme le souligne Gil :
Tras el retroceso del activismo lesbiano y el despegue de las políticas y grandes organizaciones LGTB, a principios de los años dos mil despuntan una serie de grupos trans-queer-bollos que intentan recuperar algunas de las cuestiones abiertas por los primeros grupos queer del Estado español: desmovilización política, autonomía, institucionalización, mercantilización y consumo rosa o cuestionamiento de las identidades y de los sujetos únicos de la política. (Gil 2011 : 194)
Et c’est dans ce cadre « trans-queer-bollo » spécifique que Gil situe la naissance du post-porno espagnol. Egaña parle de son côté de mouvement « transmaricabollo/queer ». Il n’est pas inintéressant de souligner que les deux termes récurrents et placés sur un même plan sont chez Gil et Egaña « trans » et « bollo », « queer » étant subordonné, et non pas « post » ou « pro », comme aux États-Unis. Signalons aussi que la chute du « t » est revendiquée comme une prise de distance avec le monde anglo-saxon dont est censé être issu le post-porno15.
On peut donc dire que l’Espagne constitue dès les années 80 un terreau particulièrement fertile pour le développement d’une culture pornographique mainstream (même si ce mot n’est pas utilisé alors) et, avec elle, d’une contre-culture pornographique (trans)féministe. Certes, l’ex-actrice de X, Annie Sprinkle, a été une source d’inspiration pour le post-porno espagnol mais il apparaît clairement que la scène post-porno barcelonaise aurait existé sans elle.
Théorie vs pratique
Dans son article, Borghi établit un certain nombre de caractéristiques de la production post-porno européenne :
- La rupture avec les binarismes (en particulier sexuel et de genre, prônés par l’hétérosexualité, l’hétéronormativité, l’hétérosexisme et l’hétéropatriarcat)
- Le corps comme laboratoire d’expérimentation.
- La centralité de l’anus
- L’utilisation de prothèses
- Le travail sur les pratiques
- L’investissement de l’espace public par le(s) corps et par la/les sexualité(s) non normé.es.
La conceptualisation de Borghi permet de mettre en avant certaines caractéristiques plus européennes que nord-américaines, notamment dans l’investissement de l’espace public, comme on le verra plus loin. Mais elle témoigne également de l’influence des travaux de Paul Preciado16, reconnaissable dans chacune des caractéristiques pointées par Borghi. L’analyse de l’œuvre du philosophe espagnol dépasse largement l’ambition de ce travail mais, de façon synthétique, on peut dire qu’elle prolonge le questionnement sur la normativité des corps dans les œuvres de Foucault et de Butler.
Dans le Manifeste contre-sexuel (Preciado 2003) auquel se réfère explicitement Borghi, il est ainsi question de redéfinir le corps social. Dans ce texte, très parodique du Contrat social rousseauiste, Preciado dessine les contours d’une nouvelle biopolitique caractérisée par le rejet de l’hétéro-normativité, et d’une nouvelle sexualité basée sur la centralité de la prothèse comme élément symbolique d’une redéfinition du genre. Le rejet de l’hétéro-normativité et de la confusion sexe/genre n’entraîne pas chez Preciado un rejet des catégories de la féminité et de la masculinité, comme en témoigne sa propre vie (il raconte dans Testo Junkie la transformation opérée sur son corps par la prise de testostérone). Ainsi, dans « Terror anal » (Preciado 2009a), il théorise la relégation de l’anus et de la prostate dans la sexualité masculine comme signe de l’hétéro-patriarcat, faisant ainsi de l’homme la seconde victime des biopolitiques qui sévissent en Occident depuis le XVIIe siècle.
Dans son article précédemment cité, « Museo, basura urbana y pornografía », Preciado insiste plus particulièrement sur la question du rapport à l’espace public, dans la droite ligne de Foucault. Marquant ainsi une différence avec son homologue nord-américain, où l’espace public est bien plus difficile à appréhender, il affirmait : « la noción de pospornografía señala […] una nueva definición del espacio público y nuevos modos de habitar la ciudad » (Preciado 2008 : 47).
Le post-porno espagnol est en effet un phénomène urbain, avec toutes les conséquences que cela a en termes d’invisibilisation des territoires, qui s’est développé essentiellement à Barcelone et à Bilbao. La redéfinition de l’espace public, sa réappropriation par les individus, les groupes, passent notamment par la performance, mais pas seulement. La performance de rue, notamment dans les lieux touristiques de la capitale catalane, est une pratique très courante que l’on voit très bien représentée dans le documentaire d’Egaña. Une telle pratique existait déjà à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ; ainsi, l’artiste peintre Ocaña déambulait notamment sur les Ramblas de Barcelone travesti dans des costumes traditionnels andalous féminins (Labrador 2017). En revanche, l’habitat okupa constitue une pratique nouvelle. Llopis rappelle ainsi que c’est dans ce qu’elle appelle « una okupa » qu’a eu lieu le premier atelier sur féminisme et pornographie auquel elle a participé en 2001 (Lopis 2009 : 141). Ce nouveau mode d’habitat urbain a généré de nombreux conflits, avec la ville de Barcelone notamment. On retiendra l’affaire dite du 4-F, qui a entraîné le suicide d’une des accusées, Patricia Heras, en 2011 et a constitué un déclencheur pour Diana Torres, qui fit sa première performance en public le 24 février 2007 suite à cette affaire (2011 : 89). Elle a connu elle-même des démêlés avec la justice suite à des plaintes des municipalités de Barcelone et de Valence, dont elle témoigne dans sa performance « Quemarlo todo » (Antic Teatre, 2013)17. Selon Egaña, le post-porno à Barcelone a été une façon de lutter efficacement contre la gestion néo-libérale de la ville (Egaña 2017 : 91).
Dans ce rapport à l’espace public, les pratiques sont diverses. Comme Preciado le signalait : « El mercado del arte quiere porno, pero no lo quiere cuando viene del feminismo » (Preciado 2008 : 41). Toute la difficulté est alors de savoir quelle position adopter : entrer au musée, c’est risquer de faire partie d’un système hégémonique, mais ne pas entrer au musée c’est être condamné à l’invisibilité. Il est difficile de trouver un équilibre entre radicalité et lutte pour la visibilité. Preciado trancha en faisant « entrer le post-porno au musée », en quelque sorte, lorsqu’il organisa le premier séminaire post-porno au MACBA, avec conférences, ateliers, performances, etc. Egaña a, elle aussi, contribué à une forme d’institutionnalisation du phénomène par ses collaborations avec différents musées.
Paul Preciado est sans aucun doute une figure importante du post-porno. Mais cette importance est difficile à mesurer à l’échelle espagnole. Même si le philosophe vivait alors en France, où sa compagne Virginie Despentes avait réalisé Baise-moi en 2001 et où il donnait des cours à l’Université de Saint-Denis, il était très présent à Barcelone. C’est lui qui lança le premier séminaire post-porno au MACBA en 2003, intitulé « Maratón Posporno », un événement qui pourrait légitimement être considéré comme emblématique du phénomène en Espagne, étant donné son ambition et son retentissement dans la péninsule et au-dehors. Or, dans le documentaire qu’Egaña a consacré à la scène post-porno barcelonaise en 2011 (Mi sexualidad es una creación artística18), le philosophe n’est pas convoqué, ni inpraesentia ni inabsentia. Et dans son essai, il est cité en tant que théoricien queer, au même titre que Borghi ou Stüttgen19. Il est en revanche très présent chez Llopis et Ziga, à la fois en tant que théoricien et activiste.
Ce qu’on peut peut-être reprocher à la caractérisation de Borghi, outre la trop grande influence des travaux de Preciado, c’est la relativité de la dimension féministe du phénomène, pourtant très forte en Espagne. Rappelons que le post-porno espagnol est étroitement associé aux révolutions féministes et revendique un transféminisme non seulement agglutinant mais qui cherche aussi à imprimer sa couleur locale par rapport au mouvement et à la théorie queer (successivement transformé en cuir, kuir)20. C’est un thème récurrent dans les œuvres de Ziga, Lopis et Torres, en écho à l’ouvrage de Virginie Despentes, King Kong Théorie (Despentes 2007). Ainsi, par exemple, toutes les trois, de façon différente, réclament le droit à se prostituer librement et font de cette revendication une caractéristique du discours post-porno espagnol.
Enfin, les différentes approches théoriques ne rendent peut-être pas assez compte du caractère proprement artistique du post-porno. L’essai d’Egaña, qui s’appuie sur une connaissance empirique du phénomène à Barcelone et en Espagne, permet au contraire de comprendre que le post-porno y est avant tout une production artistique. Elle répertorie notamment un certain nombre de groupes/individus21, d’événements, d’initiatives et de lieux22 clés du phénomène à Barcelone et en Espagne, comme la Asamblea Stonewall (2001), la Maratón postporno (2003), la Queeruption #8 (2005), le festival TranzMarikaBollo (2006), la Muestra marrana (2008-2016), Octubre trans (depuis 2010), etc. C’est également ce qui ressort du livre de Llopis : plus que de débats et de table-rondes, il est question d’écriture de scénarios, de tournages de vidéos, de courts et de longs-métrages, de documentaires, de photos, de peintures, de performances, d’expositions, de festivals, etc. Cette production revendique un droit à la liberté de création en matière de sexualité23 et définit en creux une esthétique. Egaña parle d’ailleurs du post-porno comme d’un discours essentiellement « visuel », dont son documentaire est un échantillon. Fait à partir d’un montage de fragments d’interviews d’acteurs et d’actrices qui expliquent ce qu’est le post-porno pour eux et elles, et de fragments de vidéos de leurs performances, avec une bande-son originale composée à partir d’un film X (gémissements de plaisir féminins), le documentaire met en œuvre ce qu’on pourrait définir comme des codes esthétiques du post-porno : l’image est « sale »24 (peu nette, mal cadrée, mouvante, etc.) et la réalisatrice est absente, y compris pendant les interviews, comme pour mieux refléter le caractère non structuré, donc fluide, du phénomène. Le documentaire d’Egaña constitue une source d’informations précieuse pour la connaissance du phénomène en Espagne25. Un phénomène dont Barcelone fut l’épicentre mais qui s’est développé sur d’autres points du territoire espagnol et en Europe26. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la localisation du phénomène espagnol presqu’essentiellement en Catalogne et au Pays Basque, deux zones frontalières, porteuses d’une identité culturelle forte, plus poreuses aussi aux influences culturelles étrangères, mais là encore, cela dépasse le cadre de ce travail.
Plus généralement, dans la production post-porno espagnole, il est question de détournement27 comique, parodique, voire burlesque des pratiques sexuelles existantes, caricaturées par la pornographie mainstream : on inverse notamment le regard sur les possibilités qu’offre le S/M dès lors qu’est transformé le contexte dans lequel s’exerce la violence. Selon Egaña (2017 : 89), le post-porno espagnol se caractérise aussi par son intérêt pour l’imaginaire S/M (elle parle d’obsession) ; on joue sur les possibilités qu’offrent les objets, au-delà du sex-toy, sur les possibilités qu’offrent la subversion des rôles sexuels de genre, sur toutes les possibilités qu’offre la pornographie mainstream (jusqu’au questionnement du viol), dès lors qu’elle est utilisée afin d’altérer la chaîne qui relie symboliquement le sexe, le genre et le désir.
Par ailleurs, Egaña souligne dans son essai le rôle important et original d’Internet dans la création post-porno espagnole (chap. 8). Enfin, un travail demande à être fait sur les écrits post-porno, des manifestes aux ouvrages/témoignages/essais sur lesquels je m’appuie ici, en passant par la production poétique de certain.es artistes (comme Diana Torres28 notamment).
Les limites du post-porno espagnol
a) Un post-porno espagnol intersectionnel et décolonial ?
Si Preciado a théorisé le transféminisme comme un féminisme intersectionnel et décolonial, qui offre une approche transversale de l’oppression et de la production des différences (2009 b), c’est-à-dire qui prend en compte à la fois la classe, le genre et l’origine ethnique, ce n’est peut-être pas l’aspect le plus saillant de la production post-porno espagnole, alors que dans le même temps la présence de la population immigrée d’origine latino-américaine sur le territoire péninsulaire connaissait un essor aboutissant à la régularisation de près d’un demi-million de personnes en 2005, sous le premier gouvernement Zapatero.
Dans le chapitre 7 de son essai, Egaña, immigrée chilienne en Espagne jusqu’à sa naturalisation en 2016, aborde la place de la question intersectionnelle et décoloniale dans le post-porno espagnol. Après un raisonnement assez tortueux dont j’aimerais reprendre les étapes ici, elle reconnaît que « hacen falta lecturas del postporno desde una mirada interseccional » (Egaña 2017 : 190).
Dans un premier temps, elle pointe à raison la « blanchité » des imaginaires politiques espagnols de la fin du XXe et du début du XXIe siècle : « en el reino de España, tras la dictadura, las luchas sexo-genéricas se han articulado en el cruce entre la identidad sexual y los discursos de clase, por lo que temas migratorios y raciales han ido quedando históricamente marginados » (Egaña 2017 : 182).
Cependant, dans un deuxième temps, Egaña considère que le post-porno espagnol n’a pas éludé la question décoloniale. Selon elle, tout individu impliqué dans la production post-porno est un exilé, un migrant, un « sudaka » du sexe puisqu’il fuit l’hétéro-normativité imposée par l’homme blanc :
El postporno como espacio y práctica que evidencia fronteras sociales y corporales, y con ello un tipo de extranjería y exilio, genera una sensación de refugiado en un no-lugar de la sexualidad. Pero la potencia política del postporno en Barcelona también se caracteriza por la ausencia crítica en términos de raza, clase, edad, o por la negación de estas diferencias (Egaña 2017 : 196).
Elle affirme ainsi le caractère « universel » de la condition d’immigré liée à la lutte contre l’hétéro-normativité, s’appuyant tantôt sur Fanon, tantôt sur la notion de « sexilio », forgée par Manolo Martinez, qui désigne l’exil lié à l’orientation sexuelle, réel ou symbolique. Elle en conclut que : « En Barcelona, dentro del ámbito postporno, transfeminista o kuir, no se han dado […] espacios no mixtos en términos raciales » (Egaña 2017 : 197) (c’est moi qui souligne). Cela mériterait sans doute d’être nuancé car la question décoloniale a tardé à être posée dans le post-porno espagnol. De la même façon, Ziga indique au début de son ouvrage qu’elle se situe « deliberadamente desde el género y desde la clase, las dos rebeliones que [la] atraviesan » (Ziga 2009 : 28) 29. Il apparaît d’ailleurs que le post-porno espagnol est plus à l’aise avec le handicap qu’avec la question décoloniale, comme on le voit dans l’essai d’Egaña ou dans le livre de Torres, qui y consacre un chapitre (2017 : 113-131). Les initiatives en direction des personnes handicapées ont donné des fruits visibles en Espagne, comme le documentaire d’Antonio Centeno et Raúl de la Morena Yes, we fuck (2015), dont l’impact est international ; on ne peut pas en dire autant sur la question décoloniale.
Enfin, au regard de la production post-porno latino-américaine actuelle, l’absence de questionnement décolonial dans le post-porno espagnol ne semble pas dû qu’à une forme de contingence. Dans cette perspective, le livre de Milano et l’article de Parchliniak sont éclairants et permettent de prendre conscience d’une spécificité du post-porno latino-américain par rapport au post-porno espagnol. Comme le dit Milano :
La pospornografía producida desde nuestro continente no solo tiene la potencia de dar visibilidad a los deseos de los sujetos sexuales siempre marginados por la cultura profundamente machista y patriarcal de nuestros países, sino que también tiene la potencialidad de ser un discurso de denuncia y crítica contra las múltiples opresiones –clase=, raza y género- que operan sobre estos sujetos (Milano, 2014 : 115).
Certes, la situation a évolué et l’essai d’Egaña en témoigne, tout comme la présence sur le sol espagnol d’artivistes post-porno féministes latino-américaines. Ainsi, la performance de la Chilienne Maria Basura, « Fuck the Fascism », qui consiste à profaner des monuments érigés en l’honneur, notamment, de la « découverte de l’Amérique » (et donc de la colonisation et de l’extermination des peuples indigènes) a d’abord eu lieu à Barcelone en 2016. L’appel de valeria flores à un « post-porno hispanique » qui reflèterait dans sa terminologie même les décalages nord-sud par la perte du « t » anglo-saxon a-t-il été entendu ?
b) Le problème de la transmission : le post-porno s’achève-t-il avec la post-modernité ?
Comme on l’a dit précédemment, il est difficile de définir le post-porno en tant que concept et Borghi a préféré parler de phénomène, l’inscrivant d’emblée dans le temps, un temps précis comme cela a été montré. Par ailleurs, dans le documentaire de Lucia Egaña, le phénomène apparaît comme marqué par une auto-conscience délibérément limitée : si ses acteurs et actrices proposent de définir « leur post-porno », cette définition est toujours provisoire. Dans son essai, elle rappelle l’existence de différents manifestes du post-porno qui, dans leur multiplicité même, disent leur caractère nul et non avenu, et elle conclut son propre travail par un dernier manifeste à vocation parodique, dont elle emprunte le titre au « Manifeste post-porno » : « ¡el postporno no es ni será un manifiesto! » (Egaña 2017 : 267). Elle résume : « teníamos todo el tiempo del universo y a la vez demasiada prisa. Barcelona fue Sodoma, Babilonia. Pertenecíamos a una minoría, con más ganas de follar que de concretar, de registrar, de formular » (Egaña 2017 : 268).
Le post-porno est, comme tout phénomène, soumis au passage du temps… Les groupes ou individus identifiés par Egaña dans son documentaire de 2011 ont aujourd’hui cessé leur activité, à l’exception de Quimera Rosa, en résidence à Hangar (2020-2022)30. Torres signale dans son livre de 2011 la fragilité du phénomène : « Vamos en colchonetas, barquitas individuales, pateras, nadando, y tenemos que fijar un rumbo común para llegar a alguna parte (…). Que luego ese gran barco se hunde por culpa de cuatro crápulas y nos vamos todxs al carajo » (Torres 2011 : 178). Egaña date la fin du phénomène en 2011, année du suicide de Patricia Heras, comme on l’a dit et date de la sortie de son documentaire. Llopis intitule son livre de 2009 : El post-porno era eso (c’est moi qui souligne). Dans celui-ci, elle signale la disparition de certaines manifestations importantes tels que le festival cum2cut et l’essoufflement de certaines autres comme le Porn Film Festival de Berlin, où la place laissée aux productions les plus radicales, c’est-à-dire post-porno, est de plus en plus réduite. Cela ne remet-il pas en cause la postérité du phénomène ? Le post-porno ne serait-il qu’une mode ?31
Dans son essai, Egaña inscrivait son action dans un projet politique plus vaste dont elle disait n’avoir que l’intuition. Citant Butler, elle s’interrogeait sur la place de la sexualité dans son combat : « Queer no quiere decir que tenga que tratarse de sexualidad. En algunos casos, la sexualidad hace que uno sea una minoría o una persona excluida, o un tipo de ser abyecto o ininteligible. Produce una alianza entre todos los que no son considerados como seres humanos que merecen tener derechos equitativos » (Egaña 2017 : 198). Lors de sa résidence à Hangar en 2019 (dont il n’y a plus de traces sur le site), elle s’efforçait de créer une archive post-porno et d’inscrire son art(ion) dans le temps long. S’il est peut-être plus difficile de faire du corps un champ de bataille politique à 50 ans qu’à 40 ans ou à 30 ans (Diana Torres est née en 1981, Maria Llopis en 1975, Lucia Egaña en 1974, Paul Preciado en 1970, etc.), en revanche, la lutte contre l’ordre établi –sexuel notamment mais pas seulement- et son injustice, c’est-à-dire la subversion, n’a pas d’âge, et gageons que d’autres groupes dans d’autres espaces prendront la relève de ces pionnières32. Laissons le mot de la fin à Egaña : « El caso es que yo quería decirte que para mí el posporno sigue siendo lo de antes, en el sentido de que es ir en contra de todo lo que está establecido » (Egaña 2017 : 271).
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En conclusion, il n’est pas exact de dire que LA post-pornographie est née aux États-Unis dans les années 80/90 sous l’impulsion des Sex Wars et d’Annie Sprinkle. La post-pornographie s’est développée dans plusieurs sociétés occidentales dites du capitalisme tardif (on doit l’expression à Jameson), et notamment en Espagne, s’enracinant dans une réalité nationale liée à l’évolution de la société espagnole durant la transition de la dictature franquiste à la démocratie, et à l’histoire du pays. Ainsi, le post-porno espagnol est intimement lié au rôle des mouvements féministes dans les années 80, 90, et au transféminisme des années 2000 ; il est aussi profondément marqué par la libération sexuelle liée à la répression de l’époque franquiste. Il est également lié, on l’a vu, à l’évolution d’une culture pornographique qui a, elle aussi, ses coordonnées nationales, et peut-être notamment dans son rapport spécifique au S/M. Il est enfin lié à des éléments historiques plus anciens, qui font écho au passé colonial de l’Espagne. On pourrait ainsi multiplier les facteurs propres à l’Espagne et bien des éléments que nous avons pointés mériteraient d’être creusés. Cela permet à la fois de relativiser le concept de post-pornographie tel qu’il existe et de l’enrichir peut-être d’un autre rapport à la conceptualité, davantage tourné vers une réalité hispanique (dans les ponts avec l’Amérique latine) qu’anglo-saxonne. Cela nous a semblé utile pour comprendre le phénomène dans son ensemble et pour diversifier l’approche culturelle dans un monde globalisé.