Le Fecho del Imperio, Alphonse X le Sage et l’Empire
Introduction
L’expression Fecho del Imperio désigne la tentative d’Alphonse X le Sage de devenir empereur du Saint-Empire-Romain-Germanique. Ce terme recouvre selon moi trois réalités reliées entre elles : 1) la volonté d’Alphonse X de devenir empereur du Saint-Empire ; 2) le processus historique au cours duquel il tente d’y parvenir ; 3) la période historique correspondant à l’entreprise impériale, c’est-à-dire de 1256 à 1275, soit presque vingt ans.
Dans le cadre de la préparation au concours de l’agrégation, mon objectif est ici pédagogique. J’espère donner des clés conceptuelles, historiques, historiographiques et juridiques qui permettent aux candidats d’appréhender la question de l’Empire pour Alphonse X. Pour ce faire, j’aborde dans un premier temps le processus du Fecho del Imperio à proprement parler. Or, l’intérêt qu’éprouve le Roi Sage pour l’Empire dépasse le cadre de ce processus d’élection européenne et l’on ne peut résumer l’ambition impériale alphonsine au Fecho del Imperio. Afin de comprendre la conception du monarque, il faut au contraire étendre le champ de vision au-delà de l’Europe, ou plutôt le déplacer vers l’Espagne. En effet, pour Alphonse X l’enjeu impérial est un tout qui puise ses racines – réelles et historiographiques – dans le passé romain et léonais de la Péninsule. C’est pourquoi, dans un second temps, j’analyse la notion d’Espagne au Moyen Âge afin de revenir sur les antécédents d’empire hispanique incarnés par les rois Alphonse VI et Alphonse VII. Puis, j’étudie l’image de l’Empire romain et son évolution sous la plume d’Alphonse X. Enfin, j’évoque la notion d’Empire, ou plutôt d’empereur, dans les Siete Partidas.
1. Le Saint-Empire-Romain-Germanique
Le Saint-Empire, un héritage de Charlemagne qui voulait reconstituer l’Empire romain, est une monarchie élective qui repose sur un processus en deux temps. D’abord les sept princes-électeurs1 élisent le « Roi des Romains » qui doit ensuite entreprendre un voyage à Rome pour se faire couronner par le pape et ainsi devenir réellement empereur. On peut donc être élu roi des Romains sans jamais devenir empereur, soit que le pape refuse le couronnement (c’est le cas d’Alphonse X), soit que le roi décide de ne pas aller se faire couronner pour des raisons politiques ou parce que son autorité est suffisamment établie (c’est le cas de Rodolphe de Habsbourg2).
1.1. Le contexte
En 1250, avec la mort de Frédéric II, empereur du Saint-Empire depuis 1215, s’ouvre une période de long interrègne dans un contexte de rivalité exacerbée entre l’Empire et la Papauté. En effet, deux factions se disputent le trône, les Guelfes et les Gibelins. Pour faire simple, les Gibelins, c’est-à-dire la dynastie des Hohenstaufen à laquelle appartient Frédéric II, soutiennent un pouvoir fort de l’empereur face au pape, ce qui d’ailleurs valut à Frédéric II d’être excommunié par deux fois3. Les Guelfes en revanche soutiennent le pouvoir du pape face à l’empereur. Le pape Innocent IV tente de tirer profit de la mort de Frédéric II et d’imposer un successeur qui ne soit pas un gibelin et qui ne s’opposera donc pas à son autorité.
Les prétendants au trône (en italique ci-dessus) sont nombreux. Frédéric II a bien un fils, Conrad IV de Hohenstaufen, mais il meurt en 1254 en laissant un fils, Conradin, âgé de seulement deux ans et qui sera ensuite exécuté en 1268 par Charles Ier d’Anjou (le frère du roi de France, Louis IX). Frédéric II a aussi un fils illégitime, Manfred. Plusieurs successeurs potentiels s’ajoutent, notamment Richard de Cornouailles, beau-frère de Frédéric II et frère du roi d’Angleterre Henri III Plantagenêt, Guillaume II de Hollande qui a été élu Antiroi4 en 1248 dans un contexte de conflit entre Frédéric II et le pape, et enfin Ottokar Ier, roi de Bohême.
1.2. Alphonse X et le Saint-Empire
C’est dans ce contexte qu’en 1256, alors qu’Alphonse X est roi depuis quatre ans, qu’il voit arriver un ambassadeur de la République de Pise, apparemment soutenu par d’autres villes italiennes (González Jiménez 1999 : 73). L’anti-empereur Guillaume II de Hollande vient de mourir, et l’ambassadeur lui propose de se porter candidat.
Mais pourquoi faire appel à Alphonse X ? Comme on peut le noter sur la généalogie (simplifiée) ci-dessus, Alphonse X est apparenté par sa mère à trois empereurs du Saint-Empire : Frédéric Ier Barberousse, Henri VI et Frédéric II, respectivement grand-père, oncle et cousin de Béatrice de Souabe. Toutefois, rien n’indique qu’Alphonse X ait pensé au Saint-Empire, surtout si l’on considère qu’il appartient à une branche qui ne compte pas d’empereur5 et que le Saint-Empire n’est pas une monarchie héréditaire, mais bien élective. En somme, cette proposition qui lui est faite de se porter candidat est inattendue et va poser un certain nombre de questions ou de limites. Sur le plan européen, quels sont ses soutiens réels ? qu’en pense le pape ? Et sur le plan interne, qu’en pensent ses sujets ? et quid du financement ? Ces questions sont d’autant plus légitimes qu’une telle candidature suscite l’incompréhension parmi ses contemporains (et parmi les chercheurs).
Dans un premier temps le Fecho del Imperio est en bonne voie, puisque dès l’année suivante, en 1257, Alphonse X est élu roi des Romains à Francfort, c’est-à-dire l’étape précédant l’accès au trône impérial. Cependant, la même année Richard de Cornouailles, sans autorisation du pape, est aussi élu roi des Romains, à Aix-la-Chapelle6. Néanmoins, le pape Alexandre IV semble appuyer Alphonse X. En réalité, il apparaît qu’aucun des quatre papes qui se sont succédés7 tout au long du Fecho del Imperio, n’a réellement soutenu Alphonse X qui appartient à la dynastie des Gibelins (González Jiménez 1999 : 78-79).
Ce processus d’accession à l’Empire, ou de tentative d’accession à l’Empire, va durer vingt ans. C’est un processus long, coûteux car il faut convaincre les princes électeurs de soutenir le monarque, et par convaincre il faut entendre acheter. C’est d’autant plus difficile pour le roi que son projet est impopulaire en Castille. Les propres sujets d’Alphonse X ne le soutiennent pas pour deux raisons principales8. D’une part ils ne se sentent pas concernés et craignent que le monarque s’occupe davantage de son empire que de son vrai royaume. D’autre part, dans un contexte de crise économique et d’inflation galopante (González Jiménez 1999 : 37), le coût, dispendieux, d’un tel projet, inquiète9. Ce qui ne va pas empêcher Alphonse X de mener une politique internationale intense, d’envoyer des ambassadeurs, y compris jusqu’à la cour du Sultan d’Égypte (González Jiménez 1999 : 86) et de faire montre de libéralité. À titre d’exemple, il aurait exigé de payer seul la rançon du fils de l’impératrice de Constantinople, Marie de Brienne (son fils Philippe était retenu par les Vénitiens), allant jusqu’à demander à la reine qu’elle rembourse l’argent que le pape et le roi de France lui ont déjà donné (González Jiménez 1999 : 86). Ses sujets comprennent mal pourquoi leur roi s’entête à dépenser des fortunes dans un projet qui ne les concerne pas. Même le roi de Grenade lui déconseille de poursuivre dans cette voie (González Jiménez 1999 : 80).
En 1272, tout s’accélère. Richard de Cornouailles meurt, ce qui pourrait laisser le champ libre à Alphonse X qui bénéficie désormais du soutien de l’Angleterre et de l’Italie gibeline du nord (González Jiménez 1999 : 142). Mais le pape Grégoire X y est opposé. Il lui écrit d’ailleurs dans une lettre que la mort de l’un de ses rivaux ne fait pas de facto de lui le futur empereur, et il préfère soutenir Charles d’Anjou. Le pape écrit même à la reine Violante pour qu’elle convainque son mari de renoncer à son projet (González Jiménez 1999 : 143) !
Finalement, en octobre 1273, le pape un peu effrayé par le pouvoir grandissant de Charles d’Anjou, fait élire roi des Romains Rodolphe de Habsbourg, un prince allemand moins puissant donc moins dangereux pour lui. Et en mai 1274, le Concile de Lyon convoqué par le pape, confirme l’élection de Rodolphe. Comme indiqué plus haut, Rodolphe n’est jamais devenu officiellement empereur car il n’a pas entrepris le voyage à Rome pour se faire couronner, toutefois il est bien considéré comme tel.
Cependant, Alphonse X ne se décourage pas et décide d’entreprendre malgré tout la Ida al Imperio, c’est-à-dire un voyage pour rejoindre le pape et traiter du Fecho del Imperio directement avec lui. Il fait voter par les Cortes un budget de 250.000 maravédis10, puis une expédition de centaines de chevaliers11. La préparation du voyage dure plusieurs mois. Il faut bien s’imaginer ce que cela représente en termes d’organisation et de budget de transporter, de loger et de nourrir plusieurs centaines de chevaliers, de conseillers et de serviteurs pendant un voyage de plusieurs mois12. Le voyage est ainsi voté en mars 1274 à Burgos, fin juillet le roi est à Medina del Campo, il passe Noël à Barcelone et arrive en mars 1275 à Perpignan. Il rencontre finalement Grégoire X à plusieurs reprises à Beaucaire entre mai et juillet 1275. Sans surprise, le pape ne change pas d’avis (González Jiménez 1999 : 145-148), c’en est fini des prétentions impériales d’Alphonse X.
1.3. Pourquoi tant d’efforts ?
Ou, en d’autres termes, Alphonse X avait-il réellement ses chances ? Le Roi Sage est certes un descendant de Frédéric Ier Barberousse et un parent du dernier empereur Frédéric II par sa mère Béatrice de Souabe. Mais il s’agit de liens somme toute assez lointains, et les prétentions alphonsines ne sont fondées que sur le sang alors qu’il s’agit d’une élection. De plus, non seulement la Castille n’appartient pas à l’Empire, mais elle est pour le moins excentrée. Enfin, Alphonse X vient juste de monter sur le trône, il est donc un jeune roi peu connu. D’ailleurs, le monarque, pourtant ambitieux, ne l’avait visiblement pas envisagé avant que des ambassadeurs viennent le lui proposer. Sans compter que la crise d’interrègne se joue dans un contexte d’opposition entre Guelfes et Gibelins, ou entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel au sein de l’Empire et en Italie, un contexte qui visiblement dépasse le jeune souverain. Certains chercheurs ont ainsi qualifié le Fecho del Imperio de « callejón sin salida » (Linehan 1975 : 136) et ont souligné l’incroyable orgueil du monarque lancé dans un projet chimérique, ou sa grande naïveté (voir González Jiménez 1999 : 75).
J’aurais deux objections à cette idée selon laquelle le souverain n’aurait été que le dindon de la farce. D’une part, il est très facile de juger a posteriori avec tous les éléments en main. Il ne faut pas oublier qu’Alphonse X avait tout de même été élu en 1257 et que même si les papes ne lui étaient pas favorables, les papes n’exerçaient pas longtemps leur mandat et par conséquent un changement favorable était toujours possible… D’autre part, Alphonse X était-il si naïf ou poursuivait-il plutôt un autre objectif ? En effet, pourquoi avoir entamé ce processus, long, coûteux et épuisant alors que ses chances étaient faibles, qu’il n’avait pas le soutien de ses sujets, et qu’il tenait de consolider son pouvoir en Castille et dans la Péninsule ? Replaçons justement la notion d’empire dans un contexte ibérique, car dès le début de son règne (1252-1254) l’une des priorités d’Alphonse X est d’établir le rôle hégémonique du royaume de Castille au sein de la Péninsule13.
2. L’Empire hispanique
En effet, il existe plusieurs antécédents d’un Empire espagnol.
2.1. L’Espagne et le Néo-gothicisme
Évidemment, au XIIIe siècle, l’Espagne n’existe plus en tant qu’entité politique, mais idéologiquement, elle a survécu. Je propose ici un rappel de la construction idéologique de l’Espagne afin de replacer le projet alphonsin dans son contexte.
Les premiers siècles de l’histoire péninsulaire sont caractérisés par la diversité, diversité de cultures, de langues, de niveau de développement qui empêchent toute forme d’unité. Et lorsque les Phéniciens, les Grecs puis les Carthaginois fondent des comptoirs sur la côte méditerranéenne, l’écart se creuse d’autant plus entre une aire culturelle au contact des civilisations méditerranéennes (les Ibères) et une aire complétement en retrait. Il faut attendre l’arrivée des Romains dans le cadre de la Seconde Guerre Punique pour que la péninsule Ibérique dans son ensemble présente un intérêt pour une civilisation étrangère. Les Romains, désireux d’intégrer la Péninsule à l’Empire et d’en faire une province à part entière, entreprennent la conquête totale de la Péninsule qui dure près de deux-cents ans (218 a. J.-C.. – 19 a. J.-C..). Pour la première fois, l’entité géographique péninsulaire correspond à une entité politique, sous le nom d’Hispania. Il ne s’agit pas d’un royaume indépendant, à l’intérieur de la « Grande patrie » que constitue l’Empire, un sentiment d’appartenance à la « Petite patrie » Hispanie commence déjà à se faire jour (Teillet 2011 : 74-82)14.
Lorsque l’Empire romain implose au Ve siècle, les Wisigoths, peuple barbare germanique, s’installent dans le sud de la Gaule et en Hispanie où ils fondent d’abord le royaume de Toulouse. Puis, après la défaite de Vouillé en 507 contre les Francs de Clovis, les Goths fuient en Hispanie où ils fondent le royaume de Tolède. L’Espagne demeure pourtant divisée politiquement – les Suèves au nord-ouest et les Byzantins au sud dominent de larges territoires –, et religieusement – les Hispano-Romains sont des chrétiens nicéens ou trinitaires, tandis que les Wisigoths sont ariens. En 589 le roi Récarède (586-601) se convertit, ou plutôt convertit son royaume au christianisme nicéen lors du IIIe Concile de Tolède, instaurant ainsi l’unité religieuse du royaume. Puis, aux termes de diverses guerres, les Wisigoths finissent par se rendre maîtres (relatifs) de toute la Péninsule sous le règne de Swinthila (621-631). En apparence au moins, les Wisigoths sont parvenus à reconstituer l’unité géographique, politique et religieuse, mais cette fois-ci dans le cadre d’un royaume indépendant.
Isidore de Séville entreprend alors la construction et consolidation idéologique de l’unité nouvelle, bien que toute relative. Dans le prologue de sa deuxième Historia de Regibus Gothorum, Wandalorum et Suevorum, intitulé De Laude Spaniae, il fait l’éloge de l’Espagne et surtout il scelle l’union entre l’Espagne et les Wisigoths dans une célèbre métaphore nuptiale.
Licet te sibimet eadem Romulea virtus primum victrix desponderit, denuo tamen Gothorum florentissima gens post multiplices in orbe victorias certatim rapuit et amauit, fruiturque hactenus inter regias infulas et opes largas imperii felicitate secura (Isidore de Séville 2009 : 4, 82)15.
Cette métaphore nuptiale est construite, à l’instar de l’ensemble du mythe de l’Espagne wisigothique, en opposition à l’Espagne romaine. En effet, l’Empire romain représente trois grandes menaces pour cette unité qu’Isidore tente de protéger ou de faire advenir. Une menace militaire parce que les Byzantins possèdent encore une partie du sud de l’Espagne, une menace religieuse en raison de l’évolution théocratique de Byzance qu’Isidore voit d’un mauvais œil, et enfin une menace symbolique car l’effondrement de l’Empire romain d’Occident est encore trop récent (Teillet 2011 : 464 et Fontaine 2000 : 373). Isidore tente d’établir une translatio regni, c’est-à-dire un transfert de puissance, entre Rome et les Wisigoths. Or, pour qu’il y ait remplacement il faut déjà qu’il y ait disparition, « on ne peut hériter d’un vivant ». Il s’agit alors « d’achever littérairement et idéologiquement Rome au profit des Goths » (Escurignan 2021d). Isidore est considéré comme le fondateur idéologique de la « nation gothique » (Teillet 2011 : 403-501 et Fontaine 2000 : 361-376) et donc, dans une certaine mesure, de l’Espagne. Ce que la métaphore des secondes noces décrit dans son prologue met justement en scène cette passation de relai : car après un premier mariage malheureux avec les Romains (« desponderit »), les Goths sont venus relever l’Espagne dans un second mariage (« amauit »).
Transportons-nous un siècle plus tard. En 711, le royaume de Tolède est déjà en train d’imploser lorsque les Maures anéantissent l’armée, ou ce qu’il en reste, lors de la bataille de Guadalete, bataille au cours de laquelle disparaît le roi Rodrigue. L’ensemble de la Péninsule est alors rapidement conquis hormis une poche de résistance dans le nord-ouest, la même qui avait déjà résisté aux Romains et aux Wisigoths. S’ouvre ensuite un processus de formation et d’expansion de royaumes chrétiens, connu aujourd’hui sous le nom de Reconquête, avec tous les problèmes d’ordre sémantique et idéologique que ce terme comporte (Ríos Saloma 2011 : 25-39)16.
Quoi qu’il en soit le petit royaume des Asturies est en quête de légitimité. Au Moyen Âge la légitimité se fonde sur l’ancienneté et le prestige (Beaune 1993 : 34, et Le Goff 1964 : 196-197), d’où le fait que beaucoup de royaumes européens se soient créés des origines troyennes qui permettent de faire remonter leur naissance à la grandeur de l’Antiquité. Or le royaume des Asturies, qui remonte au mieux à Pelayo (mort en 737), mais plus sûrement à Alphonse Ier (739-757), manque singulièrement d’ancienneté et donc de légitimité. On va alors forger cette légitimité à partir du royaume wisigoth, et c’est ce que les chercheurs ont appelé le néo-gothicisme ou néo-wisigothisme.
Les Astur-léonais choisissent de se construire sur ce qu’ils connaissent, les Wisigoths, et surtout sur ce dont ils disposent, à savoir Isidore de Séville, qui est l’un des auteurs les plus lus au Moyen Âge (Guenée 1980 : 303)17. Le royaume wisigoth permet de justifier d’une unité géographique, politique, religieuse. Et grâce à l’éloge qui en est fait, il représente une sorte de paradis perdu, avec des rois parangons de vertus morales et martiales et champions de la chrétienté (Escurignan 2021c). L’historiographie et les décisions politiques établissent une continuité naturelle entre le royaume de Tolède et les premiers rois astur-léonais qui sont donc les successeurs légitimes des Wisigoths. Cette continuité permet d’abord de légitimer l’existence-même du royaume et dans un second temps de légitimer une politique hégémonique sur toute la Péninsule, c’est-à-dire, sur Al-Andalus, et aussi et surtout sur les comtés et royaumes chrétiens18. Par ailleurs, le néo-gothicisme, fortement influencé par Isidore de Séville, n’inclut pas les Romains. Les ancêtres de l’Espagne, ses fondateurs, ce sont les Wisigoths.
2.2. Les prémices d’un Empire
Mais contrairement à ce que certains chercheurs comme Menéndez Pidal19 ont pu avancer dans la première moitié du XXe siècle, il n’est pas encore question d’empire hispanique. Il y a bien quelques mentions d’Imperium, notamment pour Alphonse III (866-910), mais la recherche moderne a bien montré qu’il ne s’agit pas encore d’un empire au sens carolingien de « Roi des rois » qui exercerait une domination supranationale. Les chercheurs ont ainsi avancé trois objections aux assertions pidaliennes :
- Les diplômes sur lesquels se fonde Menéndez Pidal sont douteux et ambigus, particulièrement les deux documents faisant du roi « totius Hispanie imperator » et « Hispanie imperator » (Sirantoine 2014 : 357).
- Les rois léonais n’utilisent pas le terme d’imperator au présent et de façon directe pour se désigner eux-mêmes, mais de façon indirecte pour parler de leurs prédécesseurs. Ces occurrences relèvent donc d’une tradition d’hommage plus que d’une volonté hégémonique déclarée 2013 : 18).
- Pour comprendre la notion d’Imperium, il faut reprendre ses acceptions traditionnelles : il désigne d’une part celui qui détient l’autorité, le pouvoir, et d’autre part il renvoie aussi aux généraux romains victorieux à qui l’on décernait ce titre. L’Imperium prend du même coup un sens spatio-temporel et fait référence à l’espace sur lequel s’exerce ladite autorité ainsi que la durée du règne (Sirantoine 2014 : 361-364).
Loin du sens de « roi des rois », se qualifier soi ou son père d’empereur est avant tout synonyme de pouvoir et de puissance militaire, surtout dans un royaume jeune qui se construit dans la guerre. Hélène Sirantoine parle à ce propos de « recours rhétorique pour insister sur l’autorité royale menacée » (Sirantoine 2014 : 365). Dans ce contexte, l’Imperium ne désigne pas un empire, il fait référence au commandement exercé sur un territoire donné, en l’occurrence le royaume de León et non l’Espagne tout entière.
Si l’Imperium de ces premiers rois peut être considéré comme un préambule ou les prémices que l’évolution sémantique donne par la suite à l’Imperium léonais, il n’est pour l’instant que le reflet de l’autorité réclamée par les rois léonais sur leur royaume et n’a donc qu’une portée nationale. Des rois comme Ferdinand Ier de León ont développé des politiques péninsulaires ambitieuses de conquêtes et d’accords matrimoniaux, mais ils ne formulent pas encore de projet d’autorité hispanique.
2.3. Alphonse VI, imperator Hispanie (1065 (1077) -1109)
Le premier roi qui parle d’Imperium à la première personne, au présent et pour exprimer une projection péninsulaire ( 2013 : 24), c’est-à-dire le premier que l’on peut appeler empereur, c’est Alphonse VI de León. Alphonse VI a récupéré la totalité de l’héritage de son père Ferdinand Ier et règne sur le León (1065), la Galice (1071), et la Castille (1072). Son influence s’étend à plusieurs taifas (Saragosse, Tolède, Séville Badajoz…), et il est lié par une sorte de lien de suzeraineté au royaume de Navarre dont le souverain, Sanche Ramírez, lui aurait prêté hommage. Dans ce contexte, la chancellerie du souverain imagine une « structure qui puisse signifier l’unité de ce territoire qui dépasse son royaume mais sur lequel il ne règne pas à proprement parler » (Sirantoine 2014 : 366). Alphonse VI commence par utiliser des formules nouvelles qui présagent déjà de l’ « éclosion impériale ultérieure » ( 2013 : 25) telles que « Adefonsus rex Legionensis, incomparabili presenti tempore aliis regibus » et « rex Spanie » ( 2013 : 25) dans lesquelles on décèle une volonté panhispanique, une sorte de première étape avant de devenir « imperator Hispanie ». En 1077, il adopte officiellement le titre d’ « imperator totius Hispanie20 », douze ans après le début de son règne et cinq ans après avoir récupéré la Castille. La dignité impériale hispanique est une création du roi Alphonse VI et de sa chancellerie. Ils ont utilisé un terme susceptible de désigner la nouvelle réalité de son règne, une autorité supérieure établie sur plusieurs entités politiques. Ils ont donné à ce terme, que ses prédécesseurs léonais avaient déjà commencé à utiliser, une ampleur inédite en se fondant sur le néo-gothicisme. D’ailleurs, en 1085, Alphonse VI parvient même à s’emparer de Tolède, l’ancienne capitale politique et religieuse du royaume wisigoth. Cette conquête constitue l’apogée géographique et symbolique de la période impériale d’Alphonse VI. Outre le titre d’« imperator totius Hispaniae », Alphonse VI et ses chanceliers multiplient les formules, il est ainsi « gratia Dei constitutus imperator super omnes Spanie nationes », mais aussi « imperator Toletanus » ou encore « Toletani imperii rex et magnificus triumphator ». Comme le fait remarquer Hélène Sirantoine, ces références à Tolède dans la titulature impériale fonctionnent comme une synecdoque de l’Espagne des Wisigoths (Sirantoine 2014 : 367). Ceux-ci demeurent la référence, ce qui explique peut-être en partie que même si le nom « imperator » est latin, Alphonse VI ne se réclame absolument pas de l’Empire romain.
Toutefois, dès l’année suivante, en 1086, l’arrivée des Almoravides anéantit les perspectives du roi. L’effondrement du système des parias et l’avancée des Almoravides mettent un frein certain, si ce n’est un coup d’arrêt, à ses projets. L’empire décline alors rapidement, à la fois face à l’avancée almoravide et à la croissance des autres royaumes chrétiens.
2.4. L’interrègne, Urraque Ire et Alphonse Ier d’Aragon (1109-1126/27)
À la mort d’Alphonse VI en 1109 s’ouvre une longue période de crise ou d’interrègne.
En effet, l’année précédente son unique fils Sanche meurt à la bataille d’Uclès contre les Almoravides. C’est donc à la fille aînée d’Alphonse VI, Urraque Ire, que revient le trône en 1109. Celle-ci est contrainte d’épouser le roi d’Aragon, Alphonse Ier, en secondes noces. Les deux époux ne s’entendent guère, et le conflit, doublé d’un conflit avec la noblesse, tourne à la guerre civile.
Pendant cette petite vingtaine d’années, le projet impérial est mis de côté, à tel point que même le souvenir d’Alphonse VI est de moins en moins associé au titre impérial21. Néanmoins, celui-ci ne disparaît pas complètement puisqu’il est utilisé par Urraque et son mari Alphonse Ier. Mais les formules « imperator », « imperator Hispanie / Hispaniarum » et « rex Hispanie » n’ont alors ni la même fréquence ni la même ambition panhispanique qu’auparavant. Il ne s’agit que du sens militaire d’imperator, ainsi que de l’expression de la rivalité entre les deux époux22, et surtout de la rivalité entre l’héritier d’Urraque, c’est-à-dire le futur Alphonse VII, le fils qu’elle a eu avec son premier mari, et Alphonse Ier.
Le futur Alphonse VII se présente en effet comme « imperator » à partir de 1117 ou 1122. Toutefois, ce n’est qu’à partir du traité de Tamara en 1127, soit un an après la mort de sa mère, qu’Alphonse Ier renonce à se faire appeler empereur et qu’Alphonse VII devient le seul roi à porter ce titre. Comme l’indique Andrés Gambra, l’utilisation du titre impérial comme monnaie d’échange dans un accord de cette envergure confirme son poids politique et la volonté d’Alphonse VII de s’assurer de son monopole ( 36).
2.5. Alphonse VII, imperator Hispanie (1126/27-(1135)-1157)
À partir de la mort de sa mère en 1126 et surtout à partir de l’accord avec son beau-père en 1127, Alphonse VII a donc les coudées franches pour se faire appeler « imperator Hispanie », « imperator totius Hispanie » ou « imperator Hispaniarum ». Lors du concile de León le 26 mai 1135, l’assemblée confère officiellement à Alphonse VII le titre d’empereur et procède à son couronnement23, ce qu’Alphonse VI n’avait pas fait. À partir de là, le titre d’« imperator » se substitue complètement à celui de « rex » qui était majoritaire au début de son règne, puis déjà minoritaire à partir de 1130 ( 37-38, 42, 88). Ainsi l’Espagne n’apparaît plus comme un royaume, mais bien comme un empire. Attention cependant, comme pour l’empire d’Alphonse VI, il ne s’agit que d’une construction symbolique, d’une « pratique », et non d’une véritable institution politique théorisée (Sirantoine 2014 : 358-359) comme avait pu l’être l’Empire romain ou comme l’était le Saint-Empire.
Dans un premier temps, il semble que l’empire d’Alphonse VII relève d’un projet hégémonique, panhispanique, proche de celui de son grand-père Alphonse VI. Néanmoins, comme son grand-père qui avait vu son idéal échouer face à l’invasion almoravide, Alphonse VII voit ses projets mis en péril par les velléités d’indépendance du Portugal et de la Navarre, particulièrement en 1139 lorsque le comté de Portugal devient un royaume indépendant. Face à ces revers et à la puissance de l’Aragon, Alphonse VII accepte sans doute que son projet initial n’est plus viable et s’oriente vers un empire de nature féodo-vassalique ( 145). C’est cette vision qui est transmise par la Chronica Adefonsi Imperatoris24. Cette chronique rédigée du vivant du roi utilise le terme « imperator » en omettant le prédicat « Hispania » ( 114). Il ne s’agit alors plus tant d’hégémonie hispanique que de suzeraineté ( 114). Les chercheurs admettent, avec des nuances plus ou moins importantes ( 111 et 118-145), la convergence dans le projet impérial d’Alphonse VII d’une probable double approche : une première approche traditionnelle néo-gothique conforme au projet d’Alphonse VI, et une approche nouvelle fondée sur les liens féodo-vassaliques établis entre l’empereur et les entités politiques périphériques (Navarre, Saragosse, Barcelone) au noyau central que serait le royaume de Castille et León ( 111)25.
Quoi qu’il en soit, l’empire ne survit pas à Alphonse VII, à sa mort, le royaume est divisé entre ses deux fils Sanche II de Castille et Ferdinand II de León.
2.6. L’Empire espagnol dans la Estoria de España
Que nous dit la Estoria de España de ces empereurs ? Il est difficile d’en juger, car la Estoria de España est restée inachevée, et les manuscrits que nous conservons ne datent pas tous de l’époque d’Alphonse X. Et il se trouve que le récit des règne d’Alphonse VI et VII se situe justement dans une section qui nous est transmise par des manuscrits postérieurs au règne d’Alphonse X, de la fin du XIIIe siècle et du XIVe siècle. Puisque nous n’avons pas le texte original, nous ne savons pas avec certitude ce qui a pu être ajouté ou retranché à une version alphonsine inachevée (Fernández-Ordóñez 2000 : 233, 249). Avec toutes les précautions liées à notre connaissance imparfaite du véritable texte alphonsin, je vais citer ici deux manuscrits de la Estoria de España. Le manuscrit Ss correspond à la Versión crítica rédigée à la fin du règne d’Alphonse X en réaction aux échecs auxquels il doit faire face. Quant au manuscrit E226, il correspond – pour les chapitres traitant de notre sujet – à la Versión amplificada de 1289, qui comme son nom l’indique est une version de la Estoria modifiée, glosée, sous le règne de Sanche IV, et l’on ne peut être sûrs de ce qui appartient bel et bien à la plume des rédacteurs alphonsins. On comprend pourquoi les deux manuscrits ne sont pas pleinement satisfaisants.
2.6.1. Les empereurs avant Alphonse VII
Dans le manuscrit Ss (versión crítica) ni Alphonse VI, ni Urraque ne portent le titre d’empereur. Seul Alphonse Ier d’Aragon, l’époux d’Urraque est appelé à deux reprises « enperador27 ». Néanmoins ce titre ne me semble pas significatif pour plusieurs raisons. 1) La chronique ne donne aucune précision sur le sens de ce terme qui n’est visiblement pas employé dans une acception panhispanique ; 2) la chronique n’explique pas comment Alphonse Ier en est arrivé à porter ce titre (élection, autoproclamation… ?) ; 3) il est à nouveau appelé roi dans le chapitre suivant28, comme si le chroniqueur ne tenait pas particulièrement à ce terme ; et surtout 4) il est bien étonnant que le premier empereur espagnol soit aragonais, et qu’Alphonse X se réclame d’un héritage aragonais plutôt que léonais ou castillan. Tout indique donc que cette mention inopportune de l’ « enperador » Alphonse Ier n’est pas faite à dessein ou n’est pas du fait d’Alphonse X.
Dans le manuscrit E2 (versión amplificada de 1289) Alphonse Ier d’Aragon n’apparaît à aucun moment comme empereur, ce qui paraît davantage cohérent. En revanche, il y a une allusion au titre d’Alphonse VI. À la toute fin du récit qui lui est consacré, la chronique précise « mandose llamar “Rey de Espanna”, segund cuentan las estorias a logares; et aun mas, dizen que le llamaron “emperador” » (Primera Crónica General, vol. II [PCG à partir de maintenant] : 643, 39b-42b)29. Mais là encore, cette unique mention semble peu cohérente. Si l’on prend en compte le caractère unique de cette indication et le fait qu’elle apparaisse seulement dans l’avant-dernier chapitre des 120 que compte le récit de son règne dans le manuscrits E2 (PCG : chap. 845 à 964), il est difficile de croire que les rédacteurs aient voulu mettre en exergue ce titre. Et l’on ne peut pas penser qu’ils n’avaient pas accès à l’information, car le De Rebus Hispaniae de Rodrigue Jiménez de Rada qui ne consacrait que quinze chapitres au règne d’Alphonse VI (De Rebus Hispaniae [DRH à partir de maintenant]: chap. 20 à 34) mentionne au moins trois fois son titre : « accepit imperii diadema era MC prima » (DRH : 201), « cum tanta gloria emineret, in priuilegiis que personis uel ecclesiis conferebat imperatorem Hesperie se uocabat » (DRH : 213) et « rex autem Aldefonsus, dictus Hesperie imperator » (DRH : 218). D’ailleurs, cette dernière mention, située dans l’avant-dernier chapitre qui se trouve être consacré au mariage d’Urraca correspond à l’unique mention de la Versión amplificada située justement dans l’avant-dernier chapitre consacré au mariage d’Urraca. Il ne peut s’agir d’une coïncidence, les rédacteurs ont probablement puisé cette allusion dans le De Rebus Hispaniae et auraient pu insister sur le titre d’Alphonse VI s’ils l’avaient souhaité. Cette unique allusion est d’autant plus incohérente que la chronique indique plus loin qu’Alphonse VII est bien le premier empereur d’Espagne, ce qui confirme la position ambiguë de la Estoria à l’égard du titre d’Alphonse VI : « este fue el primero emperador de Espanna » (PCG : 654, 50a-51a).
Dans les deux versions, l’étape précédant le règne d’Alphonse VII est ambigüe, voire incohérente, comme si les rédacteurs se désintéressaient de ce sujet30. La suite du récit, en revanche, intègre la trajectoire impériale d’Alphonse VII.
2.6.2. Pourquoi et comment Alphonse VII devient empereur
Le manuscrit Ss (versión crítica) indique une évolution dans le règne d’Alphonse VII entre la dignité royale puis la dignité impériale : « el rrey don Alfonso que fue despues enperador » (Ss, ccclxvi, f. 248v). La chronique évoque ses victoires contre les Maures et le roi d’Aragon pour expliquer cette évolution :
Este rrey quebranto a los moros de guisa e fue tan bien andante contra ellos por que ya se llamaua en sus letras enperador de Espanna (Ss, ccclxviii, f. 249r).
Començo de guerrear a Aragon asi que tomo las villas e los castiellos todos que son aquende de ebro pero despues de aquesto ovieron acuerdo e abenençia de consuno en esta manera que el rrey de Aragon touiese de mano del rrey de Espanna aquella tierra que le tomara e que fuese su vasallo e asi lo fue despues […] don Alfonso rrey de Espanna tornose para Leon e puso corona de enperador en su cabeça e fizose llamar de alli adelante enperador (Ss, ccclxxvi, f. 252v).
Le récit explique donc l’évolution du titre d’Alphonse VII par ses conquêtes et le vasselage du roi d’Aragon. Il était déjà « rrey de Espanna » lorsqu’il se rend à León où il s’autoproclame empereur. L’allusion à León renvoie au fameux concile de León qui en 1135 confère au roi le titre impérial, mais il n’est fait mention ici d’aucune assemblée, d’aucun rôle de la noblesse ou du clergé. L’image du roi posant lui-même la couronne impériale sur sa tête est particulièrement frappante : « puso corona de enperador en su cabeça ». Il n’a besoin de l’assentiment de personne pour devenir empereur. Les rédacteurs s’inspirent peut-être de la Chronique Adefonsi Imperatoris en fondant la naissance de l’empire hispanique à León par un couronnement, cet aspect solennel manquant effectivement à Alphonse VI. Et en effet, Alphonse VII, lui, est bel et bien présenté comme un empereur, et uniquement à partir du fameux couronnement de 1135, alors que dans les faits il l’était déjà.
Dans le manuscrit E2 (versión amplificada de 1289) le schéma de pré-couronnement est le même. La chronique affirme ainsi que jusque-là, il n’était que « Rey de las Espannas » (PCG : 653, 48b), ce qui donne déjà à son règne une valeur hégémonique. Et la chronique explique aussi l’élévation au titre d’empereur par la soumission du roi d’Aragon à Alphonse VII :
Como auie ganada toda la tierra dell Ebro aca, et la diera al Rey de Aragon en tierra que la touiesse del, et se tornara so uassallo, yl fiziera pleycto et omenage de guardar ge lo lealmientre, dond traye buen recabdo de escriptos que auie entrel Rey de Aragon et ell sobre aquell fecho; et pues que ueno con sus altos omnes et sus prelados a departir, et uio como era rey et sennor destos tres regnos: Castiella, Leon et Aragon – ca pues que el rey de Aragon su uassallo era, el regno tal era como suyo – demandoles alli si ternien por bien, de “rey de las Espannas” quel llamauan, de mudarse este nombre et llamarse “emperador” (PCG : 654, 11a-25a).
Bien qu’il ne soit pas fait mention d’une quelconque restauration wisigothique, il est tout de même question de panhispanisme, car le roi est présenté comme « rey de las Espannas » et comme « rey et sennor destos tres regnos: Castiella, Leon et Aragon ». Le fait qu’il ne soit pas réellement roi d’Aragon importe peu, la chronique indiquant que puisque le roi d’Aragon est son vassal, c’est comme si le royaume était à lui : « ca pues que el rey de Aragon su uassallo era, el regno tal era como suyo ».
En revanche, le couronnement en lui-même est bien différent. En effet, le manuscrit E2 explique qu’au cours de l’assemblée de León le roi demande aux nobles et au clergé de le nommer empereur, ce qu’ils font de bonne grâce :
Alli [en Leon] fizo luego sus cortes de quantos omnes buenos ouo en sus regnos, et prelados, arçobpos et obispos et abbades. Et desque les conto por corte lo que auie fecho de Aragon […] demandoles alli si ternien por bien, de “rey de las Espannas” quel llamauan, de mudarse este nombre et llamarse “emperador”. Los prelados et los rycos omnes et toda la corte, ueyendo como el Rey mouie buenas razones et derechas, et que entendie muy bien tod el fecho de lo que dizie, plogoles ende mucho, et dixieron que les plazie mucho de lo que dizie, et lo tenien por bien; et dixieron le et conseiaron le que se tornasse alli luego, et de y adelant que se llamasse “emperador de Espanna” (PCG : 654, 7a-34a).
Cette insistance sur la présence et le rôle de la cour peut se lire de deux façons. D’un côté, on peut y voir une volonté d’apaisement entre la Couronne et la noblesse. En effet, le fait que le roi ait besoin de l’accord de la cour pour devenir empereur montre le pouvoir de la noblesse et du clergé. Cette explication coïnciderait davantage avec les intérêts de Sanche IV. D’un autre côté, on peut aussi voir cet épisode d’un point de vue alphonsin. Dans ce cas-là, la confirmation par la cour serait davantage une formalité destinée à mettre en exergue la soumission de la noblesse et du clergé qui obéissent à leur roi, contrairement à la noblesse et au clergé d’Alphonse X qui ne le soutiennent pas dans ses projets impériaux.
Ensuite, la cour demande au pape de confirmer le couronnement du nouvel empereur, ce que la curie et l’évêque de Rome s’empressent de faire :
Et esto enuiaron mostrar al papa et a la corte de Roma, a pedirle merçed que lo otorgasse et lo confirmasse; et ell apostoligo et su corte, tanto lo touieron por bien et fecho tan ordenadamientre, que lo touieron por onra de Cristo et de la iglesia et de toda la cristiandad, que les plogo et lo otorgaron, et enuiaron ende sus cartas all emperador, et sus cartas otrossi al primas et a los prelados como lo fizieran bien et muy ordenadamientre segund Dios et sancta eglesia; et finco dalli conffirmado ell coronamiento et ell imperio (PCG : 654, 51a-11b).
Là encore, l’explication peut être contradictoire. D’un côté on peut y voir une soumission au pape, une subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, peu conforme à la conception alphonsine du pouvoir. D’un autre côté, ce processus d’élection par les grands du royaume, puis de confirmation par Rome ressemble opportunément au fonctionnement du Saint-Empire-Romain-Germanique qui commence par l’élection du Roi des Romains par les princes électeurs et se termine par le couronnement de l’empereur par le pape. Notons que là encore le pape de la chronique ne se fait pas prier, contrairement aux quatre papes qui n’ont de cesse de s’opposer au plan d’Alphonse X !
Indépendamment de ces différences, les deux manuscrits présentent plusieurs points communs, en particulier l’effacement du titre impérial d’Alphonse VI pour une meilleure mise en exergue du couronnement d’Alphonse VII (qu’il soit autoproclamé ou confirmé par la cour), ainsi que le processus de conquête et de soumission vassalique qui mène à la dignité impériale. Si je devais donner une définition de l’empire selon Alphonse X à partir de ce que nous conservons ou croyons conserver de la Estoria, et avec toutes les précautions mentionnées plus haut, je dirais qu’elle repose sur une idée panhispanique. Les expressions « emperador de Espanna / de las Espannas » (Manuscrit E ou PCG) ou « enperador de Espanna » (Manuscrit Ss) me semblent sans appel. Ce panhispanisme passe d’une part par la conquête lorsque celle-ci est possible – rappelons qu’au début du XIe siècle Al-Andalus dominait les deux tiers de la Péninsule et qu’à partir de 1266, il ne reste plus d’Al-Andalus que le royaume de Grenade, le royaume d’Alphonse X couvre alors 60% de la Péninsule. D’autre part, le panhispanisme passe aussi par des relations féodo-vassaliques pour les royaumes qui, pour l’heure, ne peuvent être conquis, comme l’Aragon. C’est donc une vision pragmatique qui est proposée et qui oscille entre véritable hégémonie et suzeraineté, même si à n’en pas douter, Alphonse X aurait préféré une hégémonie totale, qui aurait pu être menée à bien par le biais de conquêtes ou de projets matrimoniaux pour les générations suivantes.
2.7. L’Espagne dans la Estoria de España
La conception-même de la Estoria est révélatrice d’une certaine vision de l’Espagne, une vision unitaire. En effet, pour la première fois, une histoire de l’Espagne est fondée non pas sur un peuple, mais sur une terre (Martin, 1992 : 333), le territoire péninsulaire ou espagnol. La continuité du récit s’organise autour de la ligne chronologique du pouvoir, autour de ceux qui détiennent le sennorio sur l’Espagne (Fernández-Ordóñez 1992 : 19-26, et Fernández-Ordóñez 1999 : 9)31. Il ne s’agit pas d’une histoire des Goths depuis leurs origines jusqu’à leur arrivée en Espagne comme chez Isidore de Séville ou Jiménez de Rada, non, il s’agit d’une histoire de l’Espagne qui est tour à tour dominée par les Grecs, les Romains, les Barbares, les Wisigoths… la perspective a changé. C’est comme si Alphonse X avait modifié le cadrage de son objectif et opéré un zoom sur l’Espagne. De plus, les premiers chapitres de la Estoria, qui dessinent une carte de l’Espagne un peu à la manière des mappae mundi des Latins contribuent à placer la Péninsule au centre du récit (Escurignan 2021a). Depuis le Déluge (PCG, chap. 1), l’Espagne constitue un tout, une unité géographique et politique qui doit être dominée par un seul pouvoir hégémonique, comme l’était celui du Grec Hispan, du Romain Auguste ou du Goth Swinthila.
Néanmoins, un pouvoir unique sur l’Espagne tout entière ne signifie pas que le royaume péninsulaire doit être confié à n’importe quel pouvoir. Il ne saurait être question d’exhaustivité, car il ne s’agit pas tant de montrer ceux qui ont dirigé l’Espagne, que ceux qui l’ont légitimement dirigée, en l’occurrence, dans la droite ligne du néo-gothicisme, les rois d’Oviedo, de León et de Castille. Ainsi, le Portugal, la Navarre, l’Aragon et Al-Andalus sont exclus de la ligne successorale32, c’est-à-dire qu’ils apparaissent dans le récit, mais à un niveau secondaire, subordonné à l’histoire principale qui est celle de la Castille. Ce choix de composition fait émerger ce qu’Inés Fernández-Ordóñez appelle le « señorío natural » ( Fernández-Ordóñez 2000a : 268) ou légitime. La structuration du temps relève donc de la construction idéologique, elle permet de mettre en scène une continuité conforme aux intérêts d’Alphonse X. Si le royaume de Castille et León est le seul à détenir le señorío natural depuis Pelayo, en d’autres termes, s’il incarne à lui seul l’histoire de l’Espagne, alors le roi de Castille et León, qui n’est autre qu’Alphonse X, incarne lui aussi l’Espagne.
Si la Estoria de España développe peu l’idée d’un Empire hispanique (dans une partie, rappelons-le, inachevée et probablement modifiée), elle met davantage en scène l’unité géographique et politique d’une Espagne une et indivisible, dont l’héritage échoit à Alphonse X. Par ailleurs, il est possible que la chronique insiste moins sur l’Empire hispanique léonais car le Roi Sage entend se réclamer d’un empire plus lointain et plus prestigieux encore.
3. Alphonse X, nouvel empereur romain
Outre des origines impériales maternelles et paternelles, Alphonse X se présente aussi comme l’héritier d’une troisième lignée impériale, symbolique cette fois-ci, l’Empire romain. Comme je l’ai dit, jusque-là les rois léonais ne s’étaient pas réclamés de l’Empire romain, et jusqu’au XIIIe siècle les Romains ont été en quelque sorte rejetés du passé de l’Espagne. Cet état de fait est probablement dû au travail idéologique d’Isidore qui a servi de modèle au néo-gothicisme, paradigme pleinement en vigueur jusqu’au De Rebus Hispaniae, la chronique rédigée par Jiménez de Rada moins de dix ans avant qu’Alphonse X ne monte sur le trône. Les Romains apparaissaient peu dans l’histoire de l’Espagne et étaient toujours dépeints comme des oppresseurs de l’Espagne que les Goths ont libérée. Je pense notamment à la métaphore utilisée par Rada à propos de l’épée romaine blessant l’Espagne33.
La Estoria ne renie pas le passé wisigoth, elle le complète largement avec un passé romain, qui fait davantage sens dans le contexte de l’empire, d’autant que les Romains n’incarnent plus du tout un danger comme à l’époque d’Isidore de Séville. Il ne reste d’eux qu’un souvenir glorieux qu’Alphonse X convoque dans la construction du passé de l’Espagne et dans la construction de sa légitimité.
Ils occupent même une place prépondérante dans la Estoria de España avec les 342 chapitres qui leur sont consacrés (chapitres 23 à 364), soit 60% du récit allant des origines jusqu’à la chute du royaume wisigoth34. Les Wisigoths sont loin de disparaître du récit, mais ils n’en représentent plus que 30% (chapitres 386 à 565). C’est donc un véritable retour en grâce pour l’Empire35. Comme évoqué plus haut, le récit s’organise autour de la ligne chronologique du pouvoir, de ceux qui détiennent le sennorio légitime sur l’Espagne, la présence, prépondérante, des Romains dans le récit établit de fait leur légitimité aux yeux du Roi Sage.
Au cours de ces chapitres, Alphonse X se forge une parenté symbolique avec les Romains en leur attribuant des vertus morales, martiales, sapientielles (Escurignan 2021b). Il s’attache aussi à exposer des points communs entre les fonctions des empereurs romains et les fonctions qu’il revendique, particulièrement celles que ses sujets lui disputent.
Par exemple, selon la chronique, l’Espagne doit beaucoup à Rome sur le plan civilisationnel et pratique. Ainsi, ce serait aux Romains que nous devons l’invention de la monnaie (PCG : 99, 32a-42b). Le cas de la monnaie est d’autant plus intéressant qu’à plusieurs reprises Alphonse X tente de créer une nouvelle monnaie pour résoudre la crise inflationniste, et cette politique monétaire est loin de faire l’unanimité (O’Callaghan 1999 : 162-165). Or, montrer le premier successeur de Romulus inventant la monnaie participe de la légitimation de ce monopole royal, qui est d’ailleurs repris dans les Partidas.
Toujours selon la chronique alphonsine, l’Espagne a reçu le droit de Rome et plus particulièrement de l’empereur Auguste qui donne leurs toute premières lois aux Espagnols :
Octauiano Cesar con grand sabor que auie de uenir a las Espannas por las assessegar en el sennorio de Roma mas de los que eran assessegadas, e por les dar sus fueros et sus leyes et les fazer ueuir a todos a una manera segund las leyes romanas (PCG : 101, 41a-46a).
Dio ell emperador Cesar Octauiano sus leyes a los españoles de amas las Espannas, et mando les a todos que uiuiessen a una manera de ley et por unos fueros (PCG : 105, 9b-13b).
Compuso ell emperador Octauiano muchas leyes por que se mantouiessen las tierras et uisquiessen las yentes en paz (PCG : 108, 54a-56a).
Là encore, en tant que rédacteur et promoteur des lois, la figure d’Auguste n’est pas sans rappeler la figure d’Alphonse X. L’empereur romain souhaite en effet imposer un code unique à toute l’Espagne : « a aquella sazon no auien todas [las Espanna] un fuero ; e desque Octauiano llego alla et lo sopo, » (PCG : 103, 9b-13b). Le parallèle avec les difficultés rencontrées par le Roi Sage pour faire appliquer sa réforme légale visant à uniformiser le droit dans ses royaumes n’est pas anodin, et les rédacteurs en profitent pour expliquer pourquoi il est dangereux que les régions ne soient pas toutes régies par les mêmes lois : « ; ca est apartamiento mantenien ellos por a sus uezindades, » (PCG : 103, 9b-37b). Les lois locales, individuelles, ne mènent donc qu’à la discorde, à l’iniquité entre les sujets et au déséquilibre du Royaume comme le révèlent les expressions « apartados / apartamiento », « soberuiar et forçar et fazer tuertos ». À l’opposé, l’unité juridique entraîne l’unité du royaume et est donc synonyme de justice et de paix, « en justicia et en paz ». Pour Alphonse X qui entend réintroduire le droit romain en Castille et León, le récit est l’occasion de prouver l’ancienneté de ces lois et donc leur légitimité, tout en montrant les dangers de maintenir des lois différentes au sein du royaume.
En outre, toujours selon la chronique, les Romains auraient aussi christianisé l’Espagne. Les empereurs, véritables représentants de Dieu sur Terre, ont présidé à la vie de l’Église. Ainsi Constantin Ier (310-337) partage l’Espagne en six archevêchés (PCG : 196, 7b-40b), l’empereur Justinien (527-565) donne l’ordre au clergé de construire des sanctuaires, d’en assurer l’organisation et le bon fonctionnement, afin que la liturgie y soit célébrée (PCG : 249, 37b-40b). Les empereurs, comme les rois wisigoths après eux, convoquent les Conciles et ratifient leurs décisions, comme l’adoption du Credo par le Concile de Nicée I en 325 par Constantin (PCG : 192, 11b-22b), une profession de foi toujours en vigueur au XIIIe siècle. Sans la domination romaine, l’Espagne ne serait par conséquent pas devenue chrétienne. Ce rôle joué par les empereurs au sein de l’Église, ou plutôt au-dessus de l’Église, permet de valider à travers l’historiographie le rôle de vicaire de Dieu qu’Alphonse X défend pour lui-même. En digne gibelin, le monarque entretient en effet dans son royaume une rivalité avec le pouvoir spirituel qu’il entend mettre au pas.
Enfin, et surtout, les Romains ont accompli la première unification territoriale et politique de la péninsule Ibérique. Ils sont les premiers à faire coïncider l’entité géographique péninsulaire et l’entité politique Hispania : « fico toda assessegada so el sennorio de los romanos por Pompeyo » (PCG : 756, 55a-10b). Depuis Isidore de Séville, les auteurs faisaient remonter cette union aux Wisigoths. Alphonse X la repousse encore plus loin dans le temps. Les Wisigoths ne sont plus l’origine, mais un maillon de la chaîne de transmission qui ne remonte plus au VIe siècle, mais au tout début de notre ère.
Preuve que les Wisigoths demeurent importants dans la construction idéologique d’Alphonse X, avant d’entamer le voyage connu comme la Ida al Imperio, le monarque fait exhumer les restes supposés du grand roi wisigoth Wamba (672-680) pour les faire enterrer à Tolède. Il indique dans une lettre qu’il choisit cette nouvelle sépulture car « fue en tiempo de los godos cabeça de Espanna et ó antiguament los emperadores se coronavan » (González Jiménez 1999 : 145). En matière de couronnement, la figure de Wamba est hautement symbolique car selon l’historiographie il devient l’Oint du Seigneur en recevant l’onction lors de son couronnement, comme les rois de Jérusalem (PCG : 283-284 ; voir Escurignan 2021c : 151-170).
Après avoir analysé la représentation des Romains dans le récit, on comprend qu’il donne à voir des Romains civilisateurs dont le legs est inestimable. Les Romains inventent la monnaie et mettent fin au troc. Ils donnent à l’Espagne ses premières lois, des lois qu’Alphonse X tente de réimplanter dans son royaume pour le plus grand bien de tous. Ils apportent aussi le Christianisme et l’Empire, deux institutions fondamentales pour le Moyen Âge occidental. En d’autres termes, l’Espagne du XIIIe siècle est plus que redevable envers Rome et ses sages empereurs. Loin de l’image véhiculée par Isidore de Séville ou Jiménez de Rada, Rome représente un jalon essentiel de l’histoire et de la grandeur de l’Espagne. Je crois que la restauration du prestige romain en Espagne était une condition indispensable au développement de tout projet politique impérial. Il ne s’agit pas pour Alphonse X de changer l’image du passé de l’Espagne, mais de l’adapter à son projet politique. La chronique ne rompt pas avec le modèle néo-wisigothique, simplement ce paradigme cesse d’être exclusif et est complété par un nouveau paradigme « néo-romaniste ».
La démonstration historiographique d’Alphonse X est ainsi construite en plusieurs strates. Premièrement, le récit donne plus de place aux Romains dans l’histoire d’Espagne et en forge une image exemplaire. Alphonse X parvient à rétablir la réputation des Romains, à effacer la mauvaise image que plus de sept siècles d’historiographie ont développée. Rome est désormais digne d’incarner le passé, les racines de l’Espagne. Sans compter qu’au Moyen Âge la grandeur d’un royaume se conçoit en fonction du prestige et de l’ancienneté des ancêtres, et le développement de l’histoire romaine correspond parfaitement à cette conception.
Deuxièmement, la Estoria forge l’image d’une Espagne qui a incarné le passé de Rome et qui est digne d’incarner son avenir, c’est-à-dire digne de devenir la tête du Saint-Empire. Alphonse X est présenté comme le nouveau maillon de la chaîne des empereurs romains de la Péninsule après Trajan (98-117) et Hadrien (117-138). En effet, comme le rappelle la Estoria, l’Espagne avait déjà donné des empereurs à Rome. Par conséquent, la figure d’Alphonse, en tant que successeur de ces empereurs, est légitime pour revendiquer la couronne impériale. Selon la jolie expression de Gaël Le Morvan, l’Espagne et ses rois sont « associés au destin impérial » (Le Morvan 2013 : 474).
Troisièmement, en restaurant l’image des Romains, Alphonse X justifie sa vision de la politique intérieure qu’il entend hériter de l’Empire romain. Écrire l’histoire, forger la loi, battre la monnaie, diriger l’Église, sont de véritables prérogatives qui ne font nullement l’unanimité au XIIIe siècle et qui se trouvent opportunément légitimées par les origines de l’Espagne, ou plutôt par le récit qu’en fait le Roi Sage. En redonnant leur titre de noblesse aux Romains, c’est son propre pouvoir qu’il valorise.
Légitimité externe et interne sont donc les deux faces d’une même médaille. Le Roi Sage tire sa légitimité ou ses légitimités du récit des origines romaines de l’Espagne, remodelant le paradigme néo-gothique en fonction de ses intérêts politiques et le transformant en un paradigme néo-romaniste. Grâce à ce nouveau modèle, l’Espagne personnifie la translatio imperii ou restauration de l’Empire romain. Et, surtout, Alphonse X, en tant qu’héritier et successeur des empereurs romains, est digne de personnifier ladite translatio.
4. L’Empire dans les Partidas
Voyons rapidement de quelle façon la question de l’Empire est traitée dans le code juridique des Siete Partidas. Le pouvoir impérial est un sujet traité dans la deuxième Partida (Panateri 2015). Il s’agit précisément des quatre premières lois du premier titre, qui traite des origines, de la nature et des différentes manifestations du pouvoir impérial, en se fondant sur des concepts de droit romain (Nanu 2013 : 179-209) :
Ley I. Que cosa es imperio, e porque ha assi nome, e porque conuino que fuesse, e que logar tiene.
Ley II. Que poder ha el Emperador, e como deue usar del Imperio. (pouvoir de jure36)
Ley III. Que poderío ha el Emperador de fecho. (pouvoir de facto)
Ley IV. Como el Emperador deue usar de su poderío.
Ces lois répondent à trois grandes questions37 : quelle est l’origine du pouvoir impérial ? Comment définir le pouvoir de l’empereur ? Quelles sont les attributions de l’empereur ?
4.1. Quelle est l’origine du pouvoir impérial ?
Ca el Sennor a quien Dios tal honrra da es Rey e Emperador: e a el pertenesce, segund derecho, el otorgamiento que le fizieron las gentes antiguamente, de gouernar, e mantener el imperio en justicia (Las Siete Partidas, II [Segunda Partida à partir de maintenant]: I, 1).
Selon les Partidas, la source du pouvoir de l’empereur provient donc de deux sources, l’une divine, et l’autre terrestre et légale, l’expression « el otorgamiento que le fizieron las gentes antiguamente » faisant référence au transfert de pouvoir par le populus romanus aux empereurs romains (Nanu 2013 : 180). Cette référence au droit romain permet d’établir l’ancienneté, la légalité, et ainsi la légitimité du pouvoir de l’empereur38.
4.2. Comment définir le pouvoir de l’empereur ?
Emperadores e Reyes son los mas nobles omes, e personas en honrra, e en poder […]. E porque ellos, son assi como començamiento, e cabeza de los otros, porende queremos primero fablar dellos (Segunda Partida : prologue titre I).
Imperio es gran dignidad, noble, e honrrada sobre todas las otras que los omes pueden auer en este mundo temporal (Segunda Partida : I, 1).
Le texte souligne la noblesse et le pouvoir de l’empereur et le désigne comme la tête de l’empire, ce qui renvoie à la théorie organiciste chère à Alphonse X qui compare le royaume, ou ici l’empire, à un corps dont la tête est le roi/empereur. La Partida précise au passage, en accord avec la théorie organiciste et avec la célèbre maxime de son arrière-grand-père l’empereur Frédéric Ier : « unus Deus, unus papa, unus imperator », qu’il ne peut y avoir qu’un seul empereur : « lo que non podria fazer si fuessen muchos los Emperadores, porque segund natura el Señorio non quiere compañero nin lo ha menester » (Segunda Partida : I, 1).
Por esso es llamado Emperador, que quiere tanto dezir, como Mandador, porque al su mandamiento deuen obedescer todos loss del Imperio, e el non es tenudo de obedescer a ninguno, fueras ende al Papa en las cosas espirituales (Segunda Partida : I, 1).
De plus, en associant les termes « emperador » et « mandador » et répétant le verbe « obedescer », la loi insiste sur deux aspects complémentaires : d’une part la souveraineté de l’empereur est absolue, et d’autre part le devoir de ses sujets est de lui obéir.
4.3. Quelles sont les attributions de l’empereur ?
Le texte indique deux contextes dans lesquels l’empereur exerce son pouvoir, en temps de guerre et en temps de paix39. En temps de paix, les attributions de l’empereur sont nombreuses et consistent essentiellement à maintenir la justice au sens large dans le royaume : « mantener el imperio en justicia » (Segunda Partida : I, 1). Il s’agit de légiférer et de faire appliquer la loi40, de battre monnaie41 et d’assurer la gestion des finances (Segunda Partida : I, 4), et de préserver la foi42 en bref d’assurer le bien commun, ou « pro comunal43 ». On remarquera qu’il s’agit de prérogatives que la haute noblesse et le clergé lui contestent et qui sont mise en avant dans la Estoria de España. La chronique apparaît alors comme la mise en scène des Partidas.
4.4. L’empereur et le roi
En se limitant à ces quatre lois, on pourrait aisément déduire que les Partidas participent du Fecho del Imperio en définissant les pouvoirs du futur empereur Alphonse X, pouvoirs qui seront supérieurs à tous les autres dans son empire. Ce serait d’autant plus légitime que certains chercheurs ont montré que les Partidas ne parlent pas explicitement de la Castille (Monterde García 2007 : 13), ce qui démontrerait leur vocation universaliste et ferait d’elles un code légal conçu pour s’appliquer à l’ensemble du futur empire.
Néanmoins, si l’on poursuit la lecture de la Segunda Partida, on s’aperçoit que les lois qui suivent, et qui décrivent les pouvoirs des rois, nuancent et atténuent en réalité le pouvoir absolu de l’empereur. En effet, au mieux, les deux termes sont synonymes, au pire, le pouvoir du roi l’emporte sur celui de l’empereur. Les Partidas indiquent par exemple que contrairement à l’empereur, le roi peut transmettre son royaume de façon héréditaire :
Sabida cosa es, que todos aquellos poderes que de suso diximos, que los Emperadores han, e deuen auer en las gentes de su Imperio, que essos mismos han los Reyes en las de sus Reynos, e mayores. Ca ellos non tan solamente son Señores de sus tierras, mientra biuen, mas aun a sus finamientos las pueden dexar a sus herederos, porque han el Señorio por heredad, lo que non pueden fazer los Emperadores, que lo ganan por eleccion, assi como de suso diximos (Segunda Partida : I, 8).
Tiene el rey lugar de Dios para fazer justicia, e derecho, en el Reyno en que es Señor, bien assi como de suso diximos, que lo tiene el Emperador en el Imperio. E aun de mas, que el Rey lo tiene por heredamiento, e el Emperador por eleccion (Segunda Partida : I, 7).
De plus, le roi dispose librement des territoires qui constituent son royaume, contrairement à l’empereur dont les pouvoirs semblent comme bridés :
E demos, el Rey puede dar Villa, o Castillo de su Reyno por heredamienlo a quien quisiere, lo que non puede fazer el Emperador; porque es tenudo de acrescentar su Imperto e de nunca menguarlo (Segunda Partida : I, 8).
En outre, l’institution royale se distingue par son antériorité sur l’institution impériale, comme on le voit d’ailleurs dans la Estoria de España qui présente Hispan, le neveu d’Hercule, comme le premier roi d’Espagne (PCG : 11, 2a-7a, et 11, 51a) : « antiguamente primero fueron los Reyes que los Emperadores » (Segunda Partida : I, 7).
Cette prééminence royale s’inspire probablement de la maxime « Rex in regno suo imperator » qui est défendue par la littérature canonique depuis le XIIe siècle. Cette politique notamment développée par les papes Alexandre III et Innocent III visait à faire péricliter les ambitions universalistes des empereurs en encourageant les rois à revendiquer le même pouvoir que les empereurs dans leur royaume, c’est-à-dire à contrecarrer le pouvoir impérial (Nanu 2013 : 211-213). L’expression « Vicarios de Dios son los Reyes cada uno en su Reyno, puestos sobre las gentes para mantenerlas en justicia e en verdad quanto en lo temporal, bien assi como el Emperaclor en su Imperio » (Segunda Partida : I, 5) semble en être la transcription castillane.
Conclusion
L’histoire et l’historiographie prêtent donc une triple filiation impériale à Alphonse X : une origine impériale généalogique par sa mère qui le lie au Saint-Empire, une origine impériale généalogique par son père qui le lie à l’Empire hispanique léonais (qu’il soit hégémonique ou vassalique, en tout cas panhispanique), et enfin une origine impériale symbolique qu’il se créé dans la Estoria et qui le lie à l’Empire romain. La convergence de ces trois héritages le rend légitime à incarner le Saint-Empire en Europe.
Le problème est que la vision des Partidas qui place le roi sur un plan d’égalité, voire de supériorité historique et juridique avec l’empereur, ne cadre pas, comme si les Partidas se désolidarisaient de la politique extérieure d’Alphonse X44. D’autant que les Partidas ne font aucune allusion au Fecho del Imperio, et que si elles sont destinées à l’ensemble du Saint-Empire, il est étonnant qu’elles ne soient pas rédigées en latin45. Il se dégage donc une impression d’incohérence entre le Fecho et le texte juridique.
Pour surmonter cette incohérence, il faut recentrer l’analyse sur la Péninsule. Plusieurs chercheurs46 plaident de fait pour que l’on « démythifie » l’incidence du Fecho sur la pensée politique d’Alphonse X (Iturmendi Morales, cité par Pagani 2004 : 476). Il est possible que le véritable et unique but du Roi Sage ait été de consolider, de renforcer son pouvoir en tant que monarque au sein de son royaume ou en péninsule Ibérique47. Dans ce contexte, les Partidas sont seulement destinées à unifier juridiquement le royaume. Peut-être l’objectif du roi n’était-il pas tant de devenir empereur du Saint-Empire-Romain-Germanique que de devenir empereur de toute l’Espagne48, ou en tout cas de détenir un pouvoir hégémonique sur elle. La dignité impériale aurait dû permettre de renforcer son pouvoir, son aura de monarque. Vu sous cet angle il faut sans doute concevoir la convergence des trois héritages impériaux comme une légitimation castillane et espagnole plus qu’européenne. En effet, d’une part elle renforce son pouvoir au sein de son royaume à la façon des empereurs romains en appliquant au pied de la lettre la maxime « Rex in regno suo imperator », et d’autre part elle renforce son influence sur une Espagne qui n’existe plus ou pas encore en Péninsule. Cette explication est cohérente avec le récit de la Estoriade España, recentré sur l’Espagne, et la transformation du paradigme néo-gothiciste en un paradigme néo-romaniste, dont on comprend qu’il sert surtout une visée castillane et péninsulaire. Il faudrait donc aborder le Fecho del Imperio à travers le prisme espagnol, comme le faisait sûrement Alphonse X, et pourquoi pas dans l’optique de la création d’un nouvel Empire romain non pas germanique, mais hispanique (A. Steiger, cité par Pagani 2004 : 476) ? D’ailleurs le poème en latin qui ouvre la Estoria commence par présenter Alphonse X par ces mots : « Nobilis Herperie princeps » (PCG : 2), noble prince de l’Espagne. Carlos Ayala Martínez qui doute même qu’Alphonse X ait réellement voulu du Saint-Empire, parle ainsi d’une « plataforma ideológica de los intereses alfonsinos [peninsulares] » (Pagani 2004 : 477). En somme, les velléités impériales d’Alphonse X sont bien plus en lien avec les ambitions espagnoles du monarque que le sens traditionnel de l’expression « Fecho del Imperio » ne le laisse présager. En d’autres termes, il faudrait voir dans le Fecho del Imperio un moyen pour le Roi Sage de parvenir à ses fins, plutôt qu’une fin en soi.