Fernando LÓPEZ RODRÍGUEZ, Historia Queer del flamenco. Desvíos, transiciones y retornos en el baile flamenco (1808-2018), Egales Editorial, Barcelona-Madrid, 2020. ISBN: 978-84-17319-97-7
En 2018, Fernando López Rodríguez, docteur en Esthétique, Sciences et Technologies des Arts, spécialisé en Danse et Art du Geste, publiait sa thèse intitulée Mutations du désir en danse : tablao et flamenco contemporain : genre, contextes de production et catégories esthétiques (Espagne 1808-2018). De cette thèse est né l’essai Historia Queer del flamenco. Desvíos, transiciones y retornos en el baile flamenco (1808-2018).
Cependant, comme le dit l’auteur dans l’introduction, le livre approfondit la présence et le rôle des figures marginales et marginalisées (travestis, homosexuel.les, féministes, gitan.es, personnes handicapées …) dans le flamenco depuis 1808 (date de la naissance de cet art sur la scène des Cafés-Chantants) jusqu’à nos jours.
Le titre Historia queer del flamenco explicite cela à travers l’utilisation du mot « queer », mot anglais désignant toute personne dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants. L’emploi de ce mot revêt également une autre signification : le regard que l’auteur a décidé de porter sur l’histoire du flamenco, un regard porté « sur le corps et depuis le corps ». En effet, son travail s’accompagne d’une création flamenca intitulée Pensaor dans laquelle il performe par le geste certains aspects théoriques développés dans sa thèse.
Tout au long de ces 324 pages, l’auteur nous invite à repenser l’histoire du flamenco à partir d’une analyse à la fois sociale, politique, historique, philosophique et esthétique.
Lors d’une première partie, Fernando López Rodríguez s’attache à étudier presque deux siècles de l’histoire du flamenco (1808-1975) en jouant sur le double sens du mot « genre » : l’émergence du « genre » flamenco ainsi que toutes les déviations de « genre » qui apparaissent en même temps que s’établissent les premières normes dans cet art.
Comme il l’observe, le flamenco naît sur la scène nocturne des Cafés-Chantants et s’avère donc conditionné étroitement par le regard du spectateur au regard du spectateur. Ce regard, masculin surtout, a façonné l’esthétique du flamenco et formulé des attentes qui sont devenues, peu à peu, les normes à respecter pour attirer le public, un public du 19e siècle, époque durant laquelle l’Espagne tentait de se forger une identité forte après la perte de ses dernières colonies mais aussi et surtout pour s’opposer à l’envahisseur français1.
Le flamenco, non hermétique au contexte socio-culturel et politique qui l’entoure, a donc répondu à ce désir d’opposition aux valeurs françaises héritées des penseurs des Lumières considérées comme trop prosaïques, peu spirituelles et trop peu masculines ce qui s’est traduit dans la danse par un culte exacerbé à la virilité.
Ainsi, pour pallier à ce désir de différenciation, les danseurs devaient faire preuve de force, de rigidité et de virtuosité au niveau des zapateados (mouvements de pieds). Leurs corps étaient ainsi devenus la représentation d’une Espagne forte et puissante (et donc masculine).
Cette opposition entre « masculinité » et « féminité » allait encore plus loin puisqu’elle était également en vigueur entre la danse exécutée par les hommes et celle des femmes qui devait être le contraire de celles des hommes à savoir sensualité, mouvements délicats et prédominance de la partie haute du corps. Tout danseur ne respectant pas cette norme et adoptant une esthétique dite « féminine » (mouvements de bras et/ou de hanches trop prononcés, manque de force…) n’était pas reconnu artistiquement et suspecté d’avoir une orientation sexuelle déviante.
Le corps des femmes était lui aussi soumis à un jugement d’ordre sexuel dans la mesure où il était de plus en plus érotisé par le regard du spectateur hétérosexuel. Là où l’homme devait correspondre au cliché du « mâle alpha », les femmes se devaient d’être belles, séduisantes et sensuelles.
Cette division genrée au sein même du flamenco a causé la diminution voire disparition de chanteuses et guitaristes femmes professionnelles, deux disciplines dites supérieures et assurées, de fait, par des hommes (le corps de la femme devant être mis en avant).
Cette « hypercorporéité2 » de la femme s’est renforcée à l’époque des tablaos (à partir de 1950) dans la mesure où la danse devenait une discipline presque exclusivement féminine.
Ces lieux dédiés au flamenco, reprenant la même structure que celle des Cafés-Chantants, de plus en plus en vogue dans une Espagne franquiste où le pouvoir promouvait le flamenco comme le signe d’une identité singulière, servaient également à attirer les touristes en mettant, une fois de plus, le corps de la danseuse (qui devait être agréable à regarder) au premier plan afin de diffuser une image positive du pays à l’étranger.
Alors quels recours avaient les artistes qui ne correspondaient pas aux attentes d’une société hétéronormée ?
Comme le signale Fernando López Rodríguez, les danseurs homosexuels devaient abuser de virtuosité et de force afin de dissimuler leurs émotions pour ne pas être « démasqués » (alors que la danse est pourtant le terrain d’expression des sentiments). Si le travestissement masculin des années situées avant la Guerre Civile Espagnole était montré publiquement, la Dictature passa sous silence et prohiba son existence dans l’espace public (Pirouletz et el Chache durent abandonner leur profession dès l’arrivée de Franco au pouvoir).
Les femmes quant à elles, selon l’auteur, avaient plus de facilité à détourner les normes. En effet, une danseuse qui choisissait de porter un pantalon pour réaliser des mouvements de pieds très rapides ne choquait pas voire séduisait le public et ne provoquait en aucun cas un doute quant à son orientation sexuelle (le lesbianisme ayant été totalement invisibilisé pendant longtemps). Encore une fois, c’est la beauté du corps de la danseuse qui était mis en avant, reléguant au second plan ses qualités artistiques.
Dans le chant, il semble aussi que l’opposition masculin/féminin soit de mise quand on se penche sur des personnalités comme la Paquera de Jerez qui ne correspondaient pas au modèle de la femme imposé par la société. Homosexuelle assumée3 et considérée comme « laide », cette chanteuse a pourtant eu un énorme succès lors de la dictature franquiste et ceci parce que sa voix était dite « masculine » (roque et puissante).
Ainsi, l’opposition initiale du 19e siècle aux valeurs françaises et l’instauration d’un régime dictatorial et patriarcal ensuite se sont traduites, dans le flamenco, par une forte binarité de genres dans laquelle le masculin dominait symboliquement.
Néanmoins, en suivant la chronologie proposée par l’auteur, la deuxième partie du livre est consacrée à l’analyse des années comprises entre 1975 et 2008 et nous démontre que c’est à cette époque que commencent, non pas une mais plusieurs transitions.
Rappelons en effet qu’à la mort de Franco en 1975, débute la Transition Démocratique, dont la date de fin fait encore l’objet de nombreux débats entre les spécialistes. L’auteur du livre nous propose lui aussi une remise en question de la date communément établie (aux alentours de 1982). Selon lui, et toujours en partant du point de vue de la communauté des « oublié.es » et, dans ce cas précis, de la communauté LGBTQI+, la fin de la Transition devrait être l’année 1995 puisque ce n’est qu’à cette date que la loi sur la Dangerosité et la Réhabilitation Sociale4 est définitivement abolie.
Au sein du flamenco, nous observons de nombreux changements tant esthétiques que sociaux.
En effet, le travestissement masculin redevient public dès 1960 grâce à la création de locaux gays undergrounds situés aux alentours des grandes villes favorisant ainsi la réapparition progressive de flamencas transsexuelles. Citons par exemple María José Navarro qui a travaillé à Séville dans la troupe de travestissement masculin de Alfonso Gamero Cruces.
À partir des années 1990, le travestissement se démocratise dans le ballet flamenco.
En 2004, la danseuse Sara Baras a créé et dansé en pantalon et pour la première fois une farruca, danse exclusivement réservée aux hommes jusqu’alors. Du côté « masculin », l’utilisation de la bata de cola (jupe à longue traine) par les hommes devient de plus en plus fréquente voire à la mode si l’on regarde l’affiche du festival de Jerez de 2015 représentant le danseur Manuel Liñán vêtu d’un longue bata de cola de couleur bleue.
Cette inversion des codes des genres répondait à un désir de changement de la part des artistes, un désir de se libérer des normes qui les ont opprimé.es et divisé.es pendant trop longtemps. C’est aussi pour cette raison que la Transition Démocratique s’est traduite, dans le flamenco, par une recrudescence de spectacles engagés politiquement et narratifs au moyen du ballet flamenco qui permettait aux artistes une plus grande possibilité d’expression et un travail précis du personnage.
Le tablao commençait alors à décliner et de nombreux.ses artistes, tous.tes issu.es d’une classe moyenne « homogénéisante » formèrent leur propre compagnie afin de diffuser un discours personnel, montrer leur particularité (comme tout individu issu de cette classe et qui cherche à se démarquer et à trouver sa propre voie) et questionner les normes intériorisées. Fernando López Rodríguez cite l’exemple de la danseuse Belén Maya qui a dénoncé verbalement la violence implicite du regard masculin érotisant le corps de la danseuse. Sur scène, Rocío Molina, célèbre danseuse reconnue internationalement, s’est libérée de ce regard en créant un autre langage corporel et en utilisant une « gestuelle déstructurée » (pour reprendre l’expression de l’auteur) qui n’avait été utilisée que par des hommes.
La crise économique mondiale de 2008 a également affecté le flamenco.
Dans la troisième et dernière partie de cet ouvrage, l’auteur met en lumière les changements profonds et aussi quelques « retours en arrière » que l’on observe dans le flamenco entre 2008 et 2018.
Tout d’abord, si précédemment les tablaos étaient de moins en moins fréquentés et remplacés par les ballets flamencos, en cette période de crise, ces lieux vont être réactivés et insérés dans un circuit commercial. Cependant, le déroulé du spectacle change. Au lieu de représenter un premier spectacle pendant la durée du repas et un second, plus intime, dédié aux aficionados.as du flamenco, à partir de la crise économique, et dans un souci de rentabilité, les tablaos présentent deux fois le même spectacle pour décupler le nombre de spectateurs en proposant des prix exorbitants. Pour les artistes, ce nouveau fonctionnement a engendré une grande précarité puisqu’il a aboli l’engagement d’artistes fixes au profit d’un roulement toutes les unes ou deux semaines les obligeant à trouver plusieurs établissements différents pour gagner leur vie et/ou à utiliser la rue comme espace scénique. Ces nouvelles conditions de travail difficiles ont été dénoncées dans des spectacles comme Viva la Guerra dirigé par Alberto Cortés en 2014.
La rue va aussi être utilisée par des artistes de renom comme espace de revendications. Fernando López Rodríguez nous cite un exemple très connu : le groupe activiste, féministe et anticapitaliste de flamenco Flo 6x8 qui a réalisé des happenings dans des banques et, plus récemment, participé à la manifestation féministe du 8M de 2018.
Dans ces cas-là, le flamenco est alors conçu pour interpeler, attirer le regard et susciter le questionnement du public qui n’est plus spectateur passif mais véritable acteur dans le déroulé de la représentation. La performeuse Pilar Albarracín a d’ailleurs créé une performance intitulée Que me quiten lo bailao en 2018 à Madrid, dans laquelle elle et une cinquantaine d’autres femmes, toutes vêtues de robes flamencas traditionnelles ainsi que des passant.es volontaires (dont Fernando López Rodriguez) déambulaient dans les rues de Madrid. Ce nouveau théâtre permet de redéfinir le lien entre artistes et spectateurs et instaure, comme le dit l’auteur, de « nouveaux régimes d’attention ».
Si la crise économique a touché de plein fouet le fonctionnement interne du flamenco et son circuit de commercialisation, l’auteur signale qu’une seconde crise, tout aussi mondiale et plus humaine, en a fait tout autant. Il s’agit de la crise qui a remis totalement en question la binarité de genres et qui s’est traduite, dans le flamenco, par un désir de la part de nombreux.ses artistes de mettre à terre normes associées aux genres à partir des années 2010, suite à la repolitisation de la société espagnole matérialisée, entre autres, par le Mouvement des Indignés ou 15M qui a réactivé également les mouvements LGBTQI+.
Selon l’auteur, 2017 semble être déterminante dans « l’articulation définitive entre le monde de l’activisme LGBTQI+ et l’univers jondo [(flamenco)] », et ce, au-delà des frontières espagnoles (l’auteur insiste d’ailleurs sur le fait que le flamenco n’est pas exclusif à l’Espagne). Cette révolution internationale et intergénérationnelle dans le flamenco entre par ailleurs en résonance avec le quarantième anniversaire de la première manifestation LGBT en Espagne organisée à Barcelone en 1977 et dont l’objectif était de demander l’abolition de la loi sur la Dangerosité et la Réhabilitation Sociale de 1970. C’est aussi à partir de 2017 que les études concernant ces préoccupations dans le flamenco commencent à gagner leurs lettres de noblesse. Citons à titre d’exemple la publication d’ouvrages comme le livre de Fernando López Rodríguez intitulé De puertas para adentro: disidencia sexual y disconformidad de género en la tradición flamenco ainsi que les interviews menées par la journaliste Silvia Cruz Lapeña à des artistes préoccupé.es par le machisme dans le flamenco comme Rocío Molina, Rosario Montoya et Belén Maya.
L’auteur cite également toute une série de spectacles de travestissement masculin mettant ainsi à terre les stéréotypes genrés (Viva, de Manuel Liñan, présenté pour la première fois en 2019, en est un exemple) mais nous avons à cœur de rajouter tous ces spectacles narratifs dans lesquels des femmes dénoncent explicitement le poids du patriarcat et du machisme dans la tradition flamenca et plus largement dans la société comme c’est le cas, par exemple, de la danseuse Patricia Guerrero dans Catedral (2016) et Distopía (2018)5.
Nous voyons donc que le flamenco est capable de s’autoanalyser, de s’ancrer profondément dans la société afin d’interroger son fonctionnement tout en gardant une esthétique flamenca et là se trouve sa force et la puissance de son discours.
Cependant, comme le remarque l’auteur, ce désir de questionner les normes genrées entre en conflit avec la patrimonialisation du flamenco, inscrit dans le patrimoine immatériel de l’Unesco en 2010 qui a fixé verbalement les différences hommes/femmes dans la danse flamenca :
« La danse flamenca, danse de la passion et de la séduction, exprime aussi toute une série d’émotions allant de la tristesse à la joie. Sa technique est complexe et l’interprétation est différente selon l’artiste : s’il s’agit d’un homme, il dansera avec beaucoup de force en ayant recours, surtout, aux pieds ; et s’il s’agit d’une femme, ses mouvements seront plus sensuels. »6
L’auteur se questionne alors, et sans apporter de réponse, sur la force de la législation de cette normativité des genres dans le flamenco : quelle est la puissance de ces mots pour les artistes de flamenco ? Fallait-il attendre que cette norme soit écrite pour la rompre plus facilement ? Était-il nécessaire de l’expliciter pour nous rendre conscient.es de son existence et de ces implications dans la danse ?
Cette révolution « par le corps » qui repense les stéréotypes genrés passe également par une présence sur scène d’individus ayant divers handicaps physiques et mentaux comme c’est le cas du spectacle Sueños reales para cuerpos posibles de 2018 lors duquel son créateur et danseur José Galán soulève Lola López, danseuse atteinte de poliomyélite.
Grâce au travail de Fernando López Rodríguez, nous pouvons mesurer l’impact du mouvement féministe et LGBTQI+ dans le flamenco et les changements esthétiques qu’ils ont engendrés dans cet art réflexif. L’auteur nous démontre que le flamenco peut être un outil de transformation sociale comme il l’était, finalement, originellement avant que la société romantique d’abord et la dictature franquiste ensuite ne s’en servent et le façonnent à des fins propagandistes. En effet, le flamenco est, avant tout, un chant des opprimé.es et des minorités, un art aux multiples origines (andalouses, arabes, juives, indiennes, africaines…) et d’une grande diversité esthétique. Quoi de plus normal donc, qu’aujourd’hui, cet art soit un terrain de plus en plus inclusif et ouvert à toutes formes de réflexions esthétiques, philosophiques, sociales, politiques et culturelles.