La nivola a-t-elle participé à la révolution littéraire du XXe siècle espagnol ? Le cas d’Augusto Pérez
Cet article vise à travailler le concept de « révolution » dans le contexte littéraire du début du XXe siècle en Espagne par référence à Augusto Pérez, personnage littéraire créé par Miguel de Unamuno. Pour ce faire, nous analyserons sa présence dans certains écrits d’Unamuno afin d’essayer de répondre à la question qui sert de titre à notre article : « La nivola a-t-elle participé à la révolution littéraire du XXe siècle espagnol ? »
Pour atteindre cet objectif, des considérations préalables relatives à certains termes figurant dans le titre de ce travail s’imposent.
La nivola et la « réalité intime »
« Nivola » est le terme choisi par Unamuno comme sous-titre de Niebla, roman écrit en 1914. Plus généralement, il s’agit du néologisme qu’utilise Unamuno après Niebla pour définir le statut et les caractéristiques « hors normes » de ses romans, qui allaient à l’encontre des conventions romanesques issues du réalisme et du naturalisme espagnols. Niebla est ainsi le premier roman qualifié de nivola, et, avec Amor y pedagogía écrit en 1902, sans doute l’une des nivolas les plus importantes d’Unamuno. L’usage de ce néologisme par l’auteur naît de la nécessité de marquer une différence entre sa production romanesque et celle de l’époque qui était marquée par le réalisme et le naturalisme. Unamuno souhait préciser que ses nivolas s’éloignaient, entre autres, de romans comme La Regenta de Clarín, Peñas arriba de José María de Pereda ou Cañas y barro de Vicente Blasco Ibáñez. Dans tous ces romans, les techniques narratives employées visaient à exprimer des formes de pensée fondées sur le rationalisme ou le positivisme. La réalité correspondait à l’image photographiée et sa représentation était soumise à « l’idéologie de la mimésis ». A. Compagnon (1998), responsable de cette formule, souligne à juste titre que, de nos jours, « la théorie littéraire conçoit […] le réalisme non plus comme un ‘reflet’ de la réalité mais comme un discours qui a ses règles et conventions, comme un code qui n’est ni plus naturel ni plus vrai que les autres » (p. 124).
C’est au début du XXe siècle que cette conception du réalisme se développe indirectement au travers du surgissement de nouvelles manières de comprendre la réalité. De manière concomitante, de nouvelles expressions artistiques surgiront, capables de transmettre ces nouvelles interprétations grâce aux nouveaux codes artistiques. En 1920, dans Tres novelas ejemplares y un prólogo, Unamuno (2005b) écrit : « en una creación, la realidad no es la que llaman los críticos realismo. En una creación, la realidad es una realidad íntima, creativa y de voluntad. » (p. 174). Cette « réalité intime » d’Unamuno exprime le changement dans le mode de pensée portant sur l’être humain et le monde qu’il expérimente1. Selon Unamuno, le mouvement réaliste ne génère pas de créations puisque les œuvres réalistes sont des œuvres « aparienciales », sans volonté. La volonté évoquée dans la réalité intime unamunienne réveille le potentiel de la sensibilité humaine comme outil d’expression et de conception de cette réalité.
Les nouveaux regards sur la réalité auxquels nous avons fait allusion se traduisent en art, et donc en littérature, par différents mouvements comme le modernisme ou le symbolisme. Lorsque nous employons l’expression « révolution littéraire du XXe siècle espagnol », nous nous référons au mouvement moderniste en Espagne. Ce mouvement est une sorte de révolution artistique qui se manifeste dans des productions renouvelant les thèmes et les formes d’expression. La nivola, dans la littérature espagnole, fait partie de ces types de productions qui ont contribué au renouvellement des thèmes et des formes romanesques2. Unamuno était conscient de la différence formelle entre Niebla et les romans qui suivaient les canons du réalisme. Une des raisons qui le poussa à créer le terme « nivola » fut justement la volonté d’éviter les critiques littéraires concernant les caractéristiques narratologiques de Niebla. En inventant une nouvelle catégorisation générique, Unamuno se mettait à l’abri des critiques qui porteraient sur les défauts narratologiques du récit de Niebla, puisque Niebla ne constituait pas un roman. Víctor Goti, un des personnages principaux de ce le récit, qui le voit précisément écrire lui-même une nivola, se prononce à ce sujet :
mi novela no va a ser novela, sino…, ¿cómo dije ?, navilo… nebulo, no, no, nivola, eso ¡nivola! Así nadie tendrá derecho a decir que deroga las leyes de su género…Invento el género e inventar un género no es más que darle un nombre nuevo, y le doy las leyes que me place. (Unamuno, 2005a, p. 724)
La nivola est ainsi une nouvelle forme littéraire issue en grande partie de la façon dont Unamuno conçoit et comprend la réalité de l’être humain.
Révolution des idées ou révolution lyrique
Après avoir abordé le concept de nivola d’une part, et clarifié ce que nous entendons par « révolution littéraire » d’autre part, il est temps de rendre compte de ce qu’Unamuno comprenait par « révolution ».
En mai 1936, Unamuno publie dans le journal Ahora un essai intitulé « Teatralerías de morcillero » qui porte sur les différents types de révolutions existantes3. Il s’agit d’un écrit critique contre la guerre civile qui planait alors sur le pays à cette époque. Unamuno part de la distinction entre trois types de révolutions : la révolution épique, la révolution lyrique et la révolution dramatique. La première, la révolution épique, correspond aux guerres civiles et il prend comme exemple la guerre civile pour l’indépendance nationale d’un peuple. Les révolutions lyriques sont les révolutions menées par un seul individu dans les domaines scientifique, artistique, politique ou religieux. Tout individu en tant que tel peut mener une révolution lyrique. Quant à la révolution dramatique, on n’en trouve pas vraiment d’exemple car les personnes qui prétendent faire la révolution jouent à la révolution mais ne la font pas. Ils tiennent un rôle. Lorsqu’il se réfère à des acteurs de la révolution dramatique, Unamuno renvoie alors implicitement à certains politiciens espagnols.
Puisqu’il existe une fausse révolution (la révolution dramatique), il existe, bien évidemment, une vraie révolution. La vraie révolution est synonyme de préparation, c’est-à-dire, d’éducation. Selon Unamuno, nous sommes plus ou moins révolutionnaires dans la mesure où nous avons été éduqués. Si nous avons été formés pour la liberté, nous pourrons participer à la révolution. Éduquer pour la liberté consiste à apprendre à être libres et cela rend l’être humain libre, également. Et lorsque l’être humain est libre, il peut réfléchir à l’infini et créer des idées nouvelles. Il peut déclencher une révolution des idées, et cette révolution des idées est le deuxième type de révolution évoquée, il s’agit de la révolution lyrique.
Unamuno critique la révolution dramatique parce qu’elle n’est pas fondée sur la vérité, elle est fausse, elle n’est pas une authentique révolution. Il n’y a dans ce type de révolution ni l’aspect épique d’une vraie guerre civile, ni le lyrisme d’une révolution idéale et idéelle. Unamuno précise par ailleurs qu’il faut faire droit à une autre forme de révolution, une révolution de la langue, afin de mener à bien cette révolution. En effet, en 1901, bien avant l’article qui nous occupe, Unamuno écrit la préface à Paisajes parisienses de Manuel Ugarte, dans laquelle il évoque déjà la révolution des idées, dont il affirme alors qu’elle n’est possible que grâce à une révolution de la langue : « Revolucionar la lengua es la más honda revolución que puede hacerse ; sin ella la revolución en las ideas no es más que aparente. No caben, en punto a lenguaje, vinos nuevos en viejos odres.4 » (Unamuno, 1958a, p.178)
Afin de comprendre l’idée qu’Unamuno se fait des personnages de ses nivolas, nous voudrions faire fond sur son concept de révolution lyrique. Pour Unamuno, le « monodiálogo » entre Don Quichotte et Sancho est un exemple de ce type de révolution car, pour l’écrivain, comme nous l’avons déjà relevé, une vraie révolution est synonyme d’éducation. Pour l’écrivain, l’élan lyrique est un élan quichottesque, un élan de révolution idéale. Il affirme que la révolution des idées donne lieu à la liberté. Le Quichotte et Hamlet, conscients de leur autonomie et donc de leur liberté absolue, ont dépassé leurs propres créateurs et les bornes qui leur étaient assignées. Ce sont les personnages eux-mêmes qui restent dans les esprits, et ce sera au travers des personnages que le créateur y restera également.
Unamuno prétend continuer cette révolution lyrique au travers des personnages de ses nivolas. L’autonomie des personnages est à comprendre alors comme l’une des caractéristiques principales de la nivola unamunienne.
Le cas d’Augusto Pérez, exemple d’autonomie dans la révolution lyrique
Unamuno a essayé de mener à bien son idée de révolution lyrique en créant un personnage libre et autonome à la manière de Don Quichotte ou de Hamlet. Il s’agit d’Augusto Pérez, le personnage principal de Niebla.
Unamuno a recours à différents modes et techniques narratologiques afin de mettre en évidence l’autonomie qu’acquiert Augusto Pérez. Cette autonomie se manifeste au sein de Niebla, puis elle persiste hors de cette nivola. Ainsi, nous allons envisager successivement ces deux aspects.
a. Dans le récit de Niebla
Augusto Pérez éprouve l’acquisition de son autonomie une première fois dans le récit de Niebla. Le sommet de cette prise de conscience de sa liberté a lieu lorsque, alimenté par le désespoir, il décide de se suicider5. Se sachant personnage de fiction créé par Unamuno, Augusto va à la rencontre de son créateur pour lui annoncer sa décision6. Deux niveaux, celui du réel et celui de la fiction, s’entremêlent afin de figurer le dépassement de l’auteur par son personnage. La fictionnalisation de l’auteur au moyen de son incursion dans le récit de Niebla est une métalepse ascendante7 (Genette, 2004), technique narrative employée par Unamuno pour rendre manifeste l’autonomie de son personnage. En même temps, le mélange entre le réel et la fiction correspond à un trait essentiel de la notion de « réalité intime ». Ainsi, Unamuno entre dans la narration afin de présenter à Augusto la possibilité de lui rendre visite dans sa maison réelle à Salamanque. L’irruption d’Unamuno dans le monde fictionnel fournit au personnage des caractéristiques soi-disant réelles comme, par exemple, la capacité d’entamer une conversation avec son auteur ou, plus généralement, la capacité de décision sur sa propre vie alors que, a priori, elle est déjà écrite et fixée par son créateur.
L’indépendance d’Augusto se déploie particulièrement dans le chapitre XXXI de Niebla. Lorsqu’Augusto se trouve chez Unamuno-personnage, il fait allusion à la révolution idéale ou lyrique, c’est-à-dire, à l’inversion des rôles dans l’acte créatif qu’Unamuno soutient afin de justifier sa visite : « ¿No ha sido usted el que no una, sino varias veces, ha dicho que Don Quijote y Sancho son no ya tan reales, sino más reales que Cervantes? » (Unamuno, 2005a, p. 798) Le personnage d’Unamuno, dans sa position d’auteur-créateur, semble alors rencontrer des difficultés relatives à sa propre révolution lyrique. En effet, il ne parvient pas à expliquer que la créature peut devenir plus réelle que son créateur car c’est une possibilité qui ne lui convient pas lors de la conversation. Il répond, alors : « No puedo negarlo, pero mi sentido al decir eso era… » (Unamuno, 2005a, p. 798) Et il a recours au rêve, espace où la réalité intime opère : « ¿Y si sueña que existe él mismo, el soñador? » (Unamuno, 2005a, p. 798) Cependant, Augusto teste son créateur et renverse sa théorie du rêveur comme le seul créateur possible en faisant allusion à la réflexivité de l’action de « soñarse » et à la possibilité donc que le rêveur soit aussi une créature. De manière corollaire, son autonomie commence alors à s’affirmer :
- En ese caso, amigo don Miguel, le pregunto yo a mi vez: ¿de qué manera existe él, como soñador que se sueña, o como soñador por sí mismo? Y fíjese, además, en que al admitir esta discusión conmigo me reconoce ya existencia independiente de sí. (Unamuno, 2005a, p. 798-799)
Augusto atteint le sommet de son autonomie lorsqu’il expose à Unamuno que, contrairement à ce qu’on peut penser, l’existence dont on peut douter n’est pas celle de celui qui fait partie du rêve mais celle de celui qui croit rêver. Dès lors, l’existence des personnages prend davantage d’importance que l’existence de l’auteur : « Y yo vuelvo a insinuarle a usted la idea de que es usted el que no existe fuera de mí y de los demás personajes a quienes usted cree haber inventado. Seguro estoy de que serían de mi opinión don Avito Carrascal y el gran don Fulgenio » (Unamuno, 2005a, p. 799). C’est de cette façon qu’Augusto se libère de son créateur et acquiert son autonomie.
b. Hors du récit de Niebla : les autres facettes d’Augusto Pérez.
Nous venons d’examiner la méthode employée par Augusto pour parvenir à une forme l’autonomie dans le récit de Niebla, grâce à la fictionnalisation d’Unamuno. Mais cette expression de l’autonomie s’est déployée au-delà du récit lui-même. Disons que, dans le récit de Niebla, Augusto Pérez s’affirme comme un être autonome. Et en tant qu’être autonome, il a suffisamment de liberté pour apparaître dans d’autres types d’écrits. Dans les exemples que nous nous apprêtons à travailler, Augusto « sort » du récit de Niebla en étendant l’univers des possibles et des formes de liberté. Le rêve sera l’espace de prédilection choisi pour son resurgissement. De ce fait, il nous semble nécessaire de revenir sur la conception du rêve d’Unamuno.
Dans la préface du roman Los peleles de Fernando Iscar Peyra écrite en 1916, Unamuno consacre quelques lignes à sa conception du rêve et de la liberté, laquelle est liée au hasard. Selon Unamuno (1958a), l’esprit le plus libre est celui qui rêve et c’est dans le rêve que nous nous approchons de l’éternité et de l’infini :
Un autor conoce tan poco el origen de un argumento como conocemos el de los sueños. Estos, los sueños, estallan en nosotros sin que sepamos cómo, de dónde ni por qué, son verdaderas explosiones psíquicas y representan la mayor libertad posible, la Libertad, cuya ley es el azar, halla su mejor campo en el sueño. Nunca es un espíritu más libre que cuando sueña, porque es cuando más se emancipa de nuestros tres más fieros tiranos: el espacio, el tiempo y la lógica. Es en el sueño cuando más nos acercamos a la infinitud, a la eternidad y al todopoderío. El soñador no está atado ni por el aquí, ni por el ahora, ni por la consecuencia. Y, sin embargo, es cuando el hombre es menos libre. El sueño se le impone. (pp. 359-360)
Plus loin, il ajoute : « Pero hay el soñar despierto, la obra creadora artística, el verdadero reino de la libertad. » (Unamuno, 1958a, p. 360) Ici, Unamuno fait référence à la nivola. Et puisque la nivola est le royaume de la liberté, ses personnages hériteront de cette liberté.8
L’autonomie d’Augusto Pérez est mise en scène dans deux écrits journalistiques : le premier, « Una entrevista con Augusto Pérez », paru un an après la publication de Niebla, dans lequel Unamuno s’entretient avec Augusto et le second, de 1917, s’intitule « Vida, guerra, alma de ideas, coloquio con Augusto Pérez ». Dans chacun des deux écrits, Augusto Pérez intervient dans un rêve d’Unamuno.
Le texte « Una entrevista con Augusto Pérez » est présenté à la façon d’un essai ou d’une réflexion de l’auteur. En effet, Unamuno commence par une séquence argumentative portant sur la question philosophique de l’identité de l’être et de sa multiplicité9. Ensuite, il présente Niebla et désigne son personnage principal comme étant à l’origine de ce roman. Il décrit Augusto Pérez comme suit : « un día surgió dentro de mí un pobre ente de ficción, un puro personaje de novela, un homúnculo, que pedía vida. El pobrecito quería ser, quería existir. » (Unamuno, 1958c, p. 334) Par la suite il expose le résumé du roman. Ce résumé est assez intéressant car Unamuno présente Niebla comme étant le récit de la vie tragique d’Augusto Pérez. Niebla parle du moment où Augusto Pérez éprouve le sentiment tragique de la vie lorsqu’il découvre sa nature existentielle. Unamuno (1958c) explique ce sentiment ainsi : « se enteró al cabo de que no era más que un ente de ficción, una intervención de mi fantasía » (p. 335). Cette présentation sert d’introduction à la séquence dialogale qui suit, qui occupe presque la totalité de l’écrit10, et qui a lieu au sein d’un rêve de l’auteur.
L’écrit « Vida, guerra, alma de ideas, coloquio con Augusto Pérez » de 1917, commence par un petit paragraphe d’ouverture qui cède la place à ce qu’Unamuno appelle un « coloquio » entre Unamuno et Augusto. Dans ce paragraphe, Unamuno (1958b) évoque Augusto de la manière suivante : « a quien maté o creí haber matado »(p. 881) ou « a quien dejé morir o creí haberlo dejado muerto » (p. 881). Il joue à nouveau avec l’ambiguïté référentielle. La quasi-totalité du texte se présente, comme le précédent, sous forme de séquence dialogale. Il s’agit en effet d’un dialogue entre Augusto et Unamuno au cours d’un rêve d’Unamuno dans lequel Augusto lui apparaît. Augusto y remet en question leur existence à tous les deux, en précisant lequel d’entre eux est le rêveur et lequel fait partie du rêve :
Yo – « ¿Qué, has vuelto a la vida aun después de lo que me dijiste la última vez que te soñé?
Él – No, no me soñó usted entonces, sino que le soñé yo a usted. Somos los soñados los que soñamos a nuestros soñadores. (Unamuno, 1958b, p. 881)
Cette clarification vient renforcer l’autonomie d’Augusto qui, ensuite, remet en question la volonté d’Unamuno de créer Niebla :
Él : – […] No basta que no quiera soñarme si yo me empeño en ser soñado y en ser soñado precisamente por usted. ¿O es que cree usted haber escrito aquel relato de mi vida metafísica a que llamó Niebla porque le dio la gana, y así, sin más ni más? No, no y no. Y yo, y no usted, sé por qué le escribió. (Unamuno, 1958b, p. 884)
Cette réplique nous permet de comprendre qu’Unamuno a créé Augusto et Niebla parce que c’est Augusto qui le voulait et non lui. La volonté d’exister apparaît ainsi comme l’élément auto-créateur du personnage unamunien dans les deux écrits mentionnés.
Augusto réapparait en 1929, dans la préface rédigée par Unamuno pour l’édition de la traduction croate de Niebla. L’écrivain revient sur la genèse du roman et le sentiment tragique qui l’enveloppe. Il renvoie alors le lecteur directement à la pièce de Calderón de la Barca, son inspiration étant explicite :
El pensamiento, o mejor: el sentimiento íntimo en que me brotó esta tragedia novelesca- o nivolesca- de Niebla es el mismo que se expresa en La vida es sueño, de nuestro Calderón de la Barca, sentimiento antiguo como la civilización misma. (Unamuno, 1966, p. 1115)
Dans cette préface, Unamuno (1966) fait référence à Augusto Pérez qui, à nouveau, réapparait en marge du rêve d’Unamuno : « y conmigo Augusto Pérez, que siempre en el lecho de mi alma duerme, se despertó éste y me dijo » (p. 1115). Augusto, se réveille donc à l’intérieur d’Unamuno afin de questionner le titre de la pièce de Calderón « La vida es sueño, dijo Calderón… ¿No será más bien pesadilla (cauchemar) ?» (p.1115). Unamuno finit la préface en justifiant sa décision d’y insérer les pensées d’Augusto et en remettant en question la fonction du rêve dans l’existence du personnage : « Pero con esas pocas palabras de su soliloquio quiero encabezar la traducción croata del desdichado sueño de su vida, de la desdichada vida de su sueño. » (p.1115)
Enfin, l’illusion d’autonomie du personnage nivolesque est produite par Unamuno grâce au recours à d’autres procédés comme l’hétéronymie et la pseudonymie.
En effet, lorsqu’Unamuno se trouve à Hendaye, deux « ensayitos psicológicos » seront publiés et signés du nom d’Augusto Pérez Niebla. Ils seront publiés dans La Voz de Gipúzcua, à San Sebastián, le premier : « El niño malo », le 6 août 1926 et le second, quatre jours plus tard : « Brutalidad e inteligencia ». Selon Manuel María Urrutia, Niebla est un roman ouvert ; l’existence d’Augusto Pérez en serait la preuve car il réapparaît en tant que « pigiste » dix ans plus tard. Le critique interprète cela de la manière suivante : « tanto el hombre como el ente de ficción aspiran a la inmortalidad y que, en definitiva, uno se apoya en el otro para lograrlo. » (Mª Urrutia, 2007, p.166)
Dans les deux écrits, Unamuno se sert d’Augusto Pérez afin d’exprimer son avis sur la dictature de Primo de Rivera. Or, cet Augusto Pérez ne présente aucune caractéristique qui pourrait éventuellement renvoyer le lecteur au personnage de Niebla. En effet, le nom d’Augusto Pérez Niebla sert uniquement d’expédient à Unamuno. Dans ces deux écrits, les pensées d’Unamuno sont dissimulées sous la voix du personnage de Niebla. Augusto Pérez Niebla est, tout simplement, un pseudonyme d’Unamuno.
Cependant, si nous revenons en arrière, nous pouvons constater que, finalement, toutes les apparitions d’Augusto Pérez dans les soi-disant rêves d’Unamuno dans lesquels ils entamaient tous les deux un dialogue, n’étaient rien de plus qu’une technique discursive employée par Unamuno pour exprimer son avis. Si nous revenons au récit de Niebla, le dialogue qui a lieu dans le bureau d’Unamuno à Salamanque n’est simplement qu’une réflexion sur l’existence et la liberté humaine, thèmes essentiels de la philosophie unamunienne. Dans Cómo se hace una novela Unamuno (2005c) déclare : « Todo ser de ficción, todo personaje poético que crea un autor hace parte del autor mismo […] todas las criaturas son su creador. » (p. 184) A l’appui de cette affirmation, nous pouvons conclure que toutes les expressions d’Augusto Pérez ne sont, en fin de compte, que des dédoublements de Miguel de Unamuno. Dans les articles de La voz de Gipúzcua, Augusto Pérez Niebla est son pseudonyme et le personnage d’Augusto Pérez est son hétéronyme. Niebla est le support de création par Unamuno de son hétéronyme dans lequel l’univers imaginaire et la réalité d’Augusto se déploient. Une fois cet imaginaire créé, son hétéronyme réapparaîtra dès qu’Unamuno voudra coucher à l’écrit sa pensée et ses inquiétudes sociales et philosophiques. Le rêve fonctionne comme la représentation de sa conscience et son hétéronyme, Augusto Pérez, une excroissance ou avatar de sa pensée. La nivola peut être interprétée comme un rêve d’Unamuno, résultat de la révolution de ses idées.
En guise de conclusion, nous aimerions répondre à la question servant de titre à cet article en affirmant que nous sommes de l’avis que la nivola a bien participé à la révolution littéraire du XXe siècle espagnol principalement pour deux raisons :
- La première, parce qu’Unamuno a soutenu et a su mener en pratique sa théorie de révolution lyrique grâce à laquelle le personnage atteint une forme de liberté.
- Et la seconde, parce que l’autonomie du personnage, acquise notamment au moyen de l’hétéronomie et de la pseudonymie, procédés employés de manière récurrente, a marqué le nouveau roman moderne de cette période littéraire et pas seulement en Espagne. Ainsi, Augusto Pérez a contribué à cette révolution littéraire autant que El marqués de Bradomín (hétéronyme de Valle-Inclán), Azorín (hétéronyme de José Martinez Ruiz), Pío Cid (hétéronyme de Ganivet), Juan de Mairena (hétéronyme d’Antonio Machado) ou, hors d’Espagne, Alberto Caeiro, Álvaro de Campos ou Ricardo Reis (hétéronymes de Pessoa) ou via d’autres procédés, comme la métalepse, exploités par Borges ou Pirandello, entre autres.
La nivola a ainsi contribué à la révolution littéraire du XXe siècle espagnol grâce au développement de la théorie de la révolution lyrique d’Unamuno qui se trouve mise en œuvre par le personnage. La réfléxion suivante de Julián Marías sur le rapport des personnages et la réalité nous semble, à cet égard, pertinente : « Se dirá que los personajes de ficción no son reales. Pero esto requeriría ponerse previamente de acuerdo sobre lo que se entiende por realidad. » (Marías ,1953, p.37)