De Hatuey à Fidel : le monde indigène et ses usages politiques dans le cinéma d’animation cubain
Lorsque l’on évoque l’histoire et l’actualité des mondes indigènes d’Amérique, des territoires tels que le Mexique, le Pérou ou la Bolivie viennent plus spontanément à l’esprit que Cuba ou d’autres îles des Caraïbes. Le monde antillais est plus spontanément associé à la présence de descendants de colons espagnols, arrivés pour les premiers d’entre eux dès la fin du XVe siècle, et d’esclaves africains, déportés entre le XVIe et le XIXe siècles vers les plantations de canne à sucre, qu’à celle des populations autochtones d’origine précolombienne, et ce constat s’explique sans doute par la présence plus discrète, dans le patrimoine génétique des populations locales actuelles, d’un héritage indigène, proche ou lointain. Pourtant, un pays comme Cuba possède bien un passé amérindien, et en conserve aujourd’hui des traces multiples, plus ou moins visibles, et parfois même tellement évidentes qu’elles en viennent, paradoxalement, à ne plus être perçues comme telles. Le meilleur exemple de cette visibilité discrète est celui des toponymes qui servent, d’un bout à l’autre de l’île, à désigner les villes, les villages, les rivières, les fleuves, les montagnes, les lieux-dits ou les îlots : où que se porte le regard de celui qui consulte une carte de Cuba, les noms d’origine indienne prolifèrent. Baracoa, Moa, La Jaiba, Sagua de Tánamo, Mangos de Baraguá, Guaimaro, Camagüey, Gurugú, Cabaiguán, Manicaragua, Toa… D’est en ouest, la liste est presque interminable, et elle s’étend jusqu’à la région de La Havane, comme en témoignent des lieux tels que Tarará, Guanabo, Sibarimar, Bacuranao, Cojímar ou bien encore Guanabacoa. Le nom même de la capitale cubaine aurait des origines indigènes : la légende dit que « Habana » était à l’origine le nom d’une jeune princesse indienne qui aurait accueilli dans la baie de La Havane les premiers navigateurs espagnols, mais, en réalité, la ville a sans doute été baptisée San Cristóbal de La Habana par ses fondateurs car ceux-ci avaient identifié, à l’emplacement de la future capitale cubaine, un territoire indigène baptisé Habana, qui en jouxtait d’ailleurs un autre appelé pour sa part Hanábana (Vincenot, 2016 : 23). Des processus similaires furent à l’œuvre un peu partout dans l’île, et, par ailleurs, les traces linguistiques du passé préhispanique, fût-il taïno ou siboney, se retrouvent également dans les mots qui, dans l’espagnol de Cuba, servent à désigner la faune et la flore endémiques (tocororo, sijú, cao, yaguasa, majá, jutía, almiquí, jaguey, ceiba, etc.)
Quid cependant des populations autochtones à l’origine de ces noms ? Contrairement à ce qui s’est passé en Nouvelle-Espagne ou dans les Andes (quoique décimés, les Aztèques, les Mayas, les Incas ou les Mapuches ont survécu en partie à la Conquête), la colonisation espagnole des Antilles a presque intégralement anéanti les indigènes et, à Cuba, ceux-ci ont donc disparu très rapidement du paysage social et humain. Qu’il s’agisse des Taïnos, dominants dans l’est de l’île, ou des Siboneys, installés pour leur part dans la partie occidentale, leur nombre a chuté brutalement en moins d’une génération et, en 1521, onze ans après le début de la Conquête, il ne restait plus que 16 000 habitants autochtones dans l’île, ce chiffre tombant à 4 000 en 1555 (Vincenot, 2016 : 38), soit une diminution d’environ 95 % par rapport à la période préhispanique. Une partie des Amérindiens ayant survécu au choc de la colonisation vivaient regroupés dans des pueblos de indios situés à proximité de villes espagnoles (les indigènes de La Havane furent ainsi parqués à Guanabacoa), tandis que le reste de ces populations trouvait refuge dans les montagnes, notamment dans l’est de l’île. Pour remplacer la main d’œuvre indigène qui venait à manquer, les colons organisèrent des raids dans les îles voisines ainsi qu’en Floride, et ils importèrent également des Indiens yucatèques, mais ces nouveaux apports ne permirent jamais de retrouver les niveaux démographiques antérieurs à 1510 ; le processus de métissage faisant son œuvre, la population d’origine amérindienne, tant autochtone qu’allogène, finit par être considérée comme officiellement éteinte au début du XIXe siècle (Vincenot, 2016 : 38), même si quelques poches isolées survivaient. Aujourd’hui, seuls quelques territoires reculés de la province d’Oriente peuvent se targuer d’abriter des communautés rurales au sein desquelles une partie de la population descend des premiers habitants de l’île mais, partout ailleurs à Cuba, la présence génétique amérindienne n’est plus observable qu’à l’état de traces, diluées dans un génome national essentiellement d’origine européenne et africaine.
Malgré cette situation qui diffère sensiblement par rapport au reste de l’Amérique latine (même la très européenne Argentine possède des minorités indigènes toujours visibles), Cuba n’a pas pour autant totalement oublié ou tourné le dos à son passé amérindien, et, outre les pratiques culturelles d’origine taïno (comme la passion du tabac) et les emprunts musicaux et spirituels1 , les rappels à l’histoire préhispanique dans le discours public et la mémoire collective sont sans doute plus fréquents qu’on pourrait le croire de prime d’abord. Au-delà des toponymes évoqués plus haut, et de quelques rappels dans le domaine des cigares (la marque « Cohiba », dont le logo représente une tête d’Amérindien vue de profil) ou de l’alcool (la bière « Hatuey », du nom du cacique qui organisa la résistance contre les Espagnols au début de la conquête de l’île), le monde indigène est discrètement présent dans les productions culturelles cubaines contemporaines. Je m’intéresserai ici plus particulièrement aux représentations cinématographiques qui, quoique moins abondantes que celles consacrées à d’autres minorités ethniques ou groupes sociaux historiquement dominés, forment néanmoins un corpus cohérent. Après avoir délimité ce corpus, je m’intéresserai plus spécifiquement à l’angle particulier sous lequel le cinéma cubain a abordé le passé indigène de l’île, pour m’interroger dans un second temps sur les articulations idéologiques qui relient ces films historiques aux enjeux politiques révolutionnaires.
1. Animation historique
Le cinéma cubain, qui a souvent manifesté un intérêt pour la représentation de l’histoire, en particulier depuis la Révolution, n’a pas consacré de long métrage de fiction à la période préhispanique, pas plus qu’à la Conquête. À première vue donc, le monde indigène peut sembler totalement étranger aux cinéastes cubains de fiction2 . Pourtant, il est possible de rassembler un corpus de films évoquant les Amérindiens, mais il faut pour cela décaler légèrement le regard et s’intéresser à un type de productions souvent délaissées par les historiens, à savoir les dessins animés. Embryonnaire avant la Révolution, le cinéma d’animation se développe surtout après 1959, lorsque l’ICAIC (Instituto Cubano de Arte e Industria Cinematográficos) se voit confier des missions d’éducation et de divertissement de la jeunesse cubaine. En quelques soixante années d’existence, le département animation de l’institut a produit des dizaines et des dizaines de courts métrages ainsi que plusieurs longs métrages, qui ont tous connu une ample diffusion, aussi bien en salles de cinéma qu’à la télévision ou dans les écoles. Au sein de cette abondante production, il m’a été possible d’identifier six courts métrages mettant en scène des indigènes, le corpus s’étendant de 1962 à 1986. Les œuvres répertoriées sont les suivantes :
Titre | Réalisateur | Année | Durée | N&B / couleurs |
Los indocubanos | Modesto García | 1962 | 28’ | N&B |
Macroti, un Noé cubano | Tulio Raggi | 1963 | 10’ | Couleurs |
Tabey | Juan Padrón | 1975 | 7’50’’ | Couleurs |
El pajarito prieto | Tulio Raggi | 1976 | 6’ | Couleurs |
El cocuyo ciego | Tulio Raggi | 1979 | 6’10’’ | Couleurs |
Aborígenes | Modesto García | 1986 | 6’ | Couleurs |
On le voit, le monde indigène est bien présent dans le cinéma d’animation, mais reste somme toute assez peu traité (rapporté à la production totale, le pourcentage de films mettant en scène des Amérindiens est même très faible). Cette marginalisation ne peut pas s’expliquer par un désintérêt général du dessin animé cubain pour le passé : il existe au contraire un corpus abondant de films d’animation à contenu historique, et l’on peut même affirmer que la production de « muñequitos » (c’est ainsi que, à Cuba, sont désignés les dessins animés pour la jeunesse) est, depuis les débuts de la Révolution, très orientée vers la représentation du passé et que cette tendance est beaucoup plus marquée que dans d’autres pays, occidentaux notamment. Néanmoins, les cinéastes cubains ont davantage privilégié d’autres époques que la période préhispanique, et d’autres groupes sociaux ou humains que la population indigène. On remarque en effet un tropisme prononcé pour les guerres d’Indépendance de la seconde moitié du XIXe siècle, et pour la période coloniale de manière générale. Cet intérêt s’explique, à mon sens, par le fait que le cinéma d’animation, à Cuba, s’adresse en priorité, pour ne pas dire exclusivement, aux enfants, et que les dessins animés y obéissent à des impératifs didactiques. Les cinéastes, Juan Padrón en tête, évoquent fréquemment le passé colonial, et particulier la fin du XIXe siècle, pour sensibiliser le jeune public à l’histoire des luttes pour l’Indépendance et pour stimuler chez les enfants les sentiments patriotiques3 . Par ailleurs, l’évocation de la lutte des mambises (combattants indépendantistes) contre le pouvoir colonial espagnol, notamment durant la guerre de 1895-1898, à laquelle les États-Unis ont participé en aidant d’abord les rebelles avant de leur confisquer la victoire finale, permet indirectement de justifier les combats anti-impérialistes de la Cuba révolutionnaire.
Mu par des objectifs politiques, à la fois nationaux et internationaux, le cinéma d’animation cubain de la période révolutionnaire a donc exalté en priorité deux figures de la résistance à l’oppression : d’une part, le mambí, combattant irrégulier associé aux guerres d’Indépendance, et, d’autre part, le cimarrón, c’est-à-dire l’esclave en fuite s’opposant à l’ordre colonial raciste. Chacune de ces figures sociales historiques dispose d’ailleurs de sa propre série animée, les mambises étant les héros récurrents de la série Elpidio Valdés, tandis que les « nègres marrons » sont au cœur de la série El negrito cimarrón (il est à noter que ces deux univers fictionnels et leurs deux héros respectifs ont été créés par Juan Padrón, le principal réalisateur de films d’animation cubain, en activité depuis la fin des années 1960). À l’inverse, il n’existe pas de héros ni de série similaires évoquant la résistance des Taïnos à la conquête espagnole. L’une des raisons possibles de ce manque d’intérêt peut être liée au fait que cette résistance, quoique héroïque, n’a pas été couronnée de succès, contrairement à la lutte des mambises et, dans une moindre mesure, à celle des cimarrones. L’autre facteur à prendre en compte tient sans doute au fait que la politique culturelle révolutionnaire, amplifiant une tendance déjà initiée à l’époque républicaine, a surtout exalté les traditions populaires afro-cubaines, au détriment d’autres apports (indigène, asiatique, mexicain, français ou nord-américain). C’est ce que souligne l’anthropologue mexicain Jesús María Serna Moreno, spécialiste de l’héritage culturel amérindien dans les Antilles hispaniques :
El triunfo de la Revolución cubana exaltó la conciencia de una cubanía que recuperaba de manera definitiva su carácter popular y la plena asunción de la presencia etnocultural afrocubana. Los trabajos fundamentales de Fernando Ortiz, desde la etnología; Julio Le Riverend, desde la historia; Moreno Fraginals, desde la historia económica ; Alejo Carpentier, desde la literatura y la musicología, entre muchos otros, fueron decisivos para reforzar desde la teoría y la producción académica este sentimiento y conciencia de identidad nacional. Así, los elementos etnoculturales europeos de procedencia sobre todo española y los africanos subsaharianos conformarían lo fundamental de la cultura cubana actual y reforzarían ese sentimiento de cubanía al que venimos aludiendo (Serna Moreno, 2007 : 18).
Ainsi, dans la tradition intellectuelle cubaine du XXe siècle, qui diffère, comme nous allons le voir, de celle du siècle antérieur, le monde indigène est très peu associé à la construction de l’identité nationale et c’est sans doute la raison pour laquelle le cinéma d’animation cubain, à vocation didactique et nationaliste, s’est beaucoup moins intéressé aux Amérindiens et à leur histoire qu’au monde des esclaves et de leurs descendants. Pourtant, la représentation des Tainos et des Siboneys dans le corpus identifié plus haut s’inscrit dans la continuité de certains discours historiographiques en vogue au XIXe siècle et ces films, idéologiquement homogènes, affichent par ailleurs d’évidentes similitudes avec les dessins animés révolutionnaires consacrés aux mambises et aux cimarrones.
2. Paradis perdu
La vision des films recensés dans notre tableau laisse apparaître un certain nombre de points communs aux six titres, qui montrent que, tout en adoptant des styles clairement différenciés, ces œuvres propagent en réalité un discours uniforme et convergent, sous-tendu par une même lecture idéologique de l’histoire. Même si les courts métrages de Tulio Raggi ont une esthétique et une tonalité très infantiles (« cartoonesques », pourrait-on dire en franglais), tandis que ceux de Modesto García se présentent sous la forme de dessins réalistes, très détaillés et à peine animés, la plupart des films s’accorde à présenter le monde indigène d’avant la Conquête comme un univers édénique, où les premiers habitants de l’île cubaine vivent en harmonie avec la nature, dans le cadre d’une société structurée et équilibrée. Le dessin animé qui développe de la manière la plus appuyée ce discours est El cocuyo ciego, qui s’ouvre sur une image de la carte de Cuba, représentée de manière stylisée, ultra colorée et recouverte de fleurs et de palmiers. Ce monde est habité par des Amérindiens d’aspect enfantin, jouant gaiement au milieu de la nature en compagnie d’animaux variés (papillons, tortues, poissons, etc.), tous souriants et amicaux. Dans cet univers idéalisé, même les crocodiles se mêlent joyeusement aux enfants. L’approche développée dans Macroti, un Noé cubano s’avère légèrement différente, en ce sens qu’elle aborde de manière essentiellement burlesque un récit mythologique amérindien très proche de celui de l’arche de Noé et du déluge, mais on y retrouve l’idée selon laquelle le monde des Indiens est un monde premier, primordial, où les hommes et la nature vivent de manière fusionnelle (de nombreux animaux peuplent l’île et accompagnent les hommes). Avec Los indocubanos et Aborígenes, deux courts métrages qui présentent de fortes similitudes formelles et narratives (le second est une sorte de remake abrégé du premier), Modesto Garcia choisit d’évoquer l’époque préhispanique d’une manière qui semble beaucoup plus réaliste et documentée (son travail, qui s’appuie sur des travaux historiques et archéologiques, consiste en une succession de planches dessinées au crayon avec minutie, où vient parfois s’animer sommairement un personnage ou un élément du décor) mais son discours insiste là aussi sur la dimension édénique du monde d’avant la Conquête. Les forêts y sont denses et peuplées d’animaux et, dans Los indocubanos, le texte lu par un narrateur en voix over n’hésite pas à employer le terme de « paraíso ». L’analyse des conditions sociales s’y fait plus précise que dans les autres films, le narrateur commentant en ces termes une scène où les membres d’une même tribu collaborent à l’érection d’une maison lacustre : « El suelo y la existencia eran armoniosamente compartidos ».
À travers ces films se développe en fait l’idée que, jusqu’à l’arrivée des Espagnols, le monde indigène se situe comme en dehors du temps et de l’histoire : l’univers de El cocuyo ciego est semblable au monde anhistorique des enfants, tandis que celui de Los indocubanos est peuplé par « una humilde raza de hombres primitivos ». Quand les individus que suit le récit sont projetés hors de leur village par un ouragan et doivent chercher de la nourriture dans la forêt et sur la côte, le narrateur fait le constat suivant : « siempre estaban como empezando la vida de nuevo » (la phrase est reprise presque à l’identique dans Aborígenes). Un peu plus loin, ils font la rencontre d’autres indigènes qui sont capables de fabriquer des poteries, des pirogues et qui pratiquent des rites religieux inconnus des premiers (l’auteur oppose de toute évidence les Taïnos aux Siboneys), ce qui donne lieu à une évaluation un peu plus valorisante de cette culture : « aquí el hombre parecía haber adelantado más en el lento camino de los tiempos ». Alors que les Siboneys vivent dans un temps qui semble circulaire et immobile, les Taïnos s’inscrivent davantage dans l’idée d’un progrès historique et humain, mais cette idée, fondamentalement occidentale, reste très timidement énoncée. Alors que la représentation commune à ces films cherche à aborder avec sympathie et humanité l’univers amérindien, elle perpétue en fait, de manière sans doute inconsciente, des idées très peu progressistes, dont on peut déjà trouver la trace, au XIXe siècle, sous la plume de Hegel, qui livre des peuples africains une vision assez proche. Voici en effet ce qu’il écrit en 1837 dans La raison dans l’Histoire : « Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle » (Hegel 1965 : 252) 4.
Les films de notre corpus reprennent également une vision développée au milieu du XIXe par un courant littéraire connu sous le nom de poésie siboneyiste, apparu au sein de la société créole en réaction à la poésie espagnole traditionnelle. José Fornaris, principal représentant de ce courant, écrivait ainsi dans Cantos del Siboney (1862) une ode aux premiers habitants de Cuba :
El siboney
Vivo bajo las jaguas
En unión de las tórtolas sencillas,
Del fértil Yarayabo en las orillas…
Soy el hijo del Sol y de las aguas.
Aquí encuentro la calma
En medio de los bosques escondido,
Son frutos mi alimento, y mi vestido
Son las hojas del plátano y la palma.
Respeto los behiques,
Cestos de flores llevo a sus altares,
Y las conchas más bellas de los mares
En sartas las regalo a los Casiques.
Oigo crujir las yaguas,
Del Sol al rayo abrasador me quemo,
Brama la tempestad y nada temo…
Soy el hijo del Sol y de las aguas.
Aquí en Casibacoa,
A la sombra del ébano y el roble,
Bella, ligera, primorosa y doble,
Como ninguno formo una canoa.
El cedro y las barías
Nadie los labra como yo : las flechas
Que mis manos aguzan van derechas
Al corazón de iguanas y jutías.
Y al pie de las montañas
En las tardes ardientes del Estío,
Yo me sumerjo en el sereno río
Bajo fresco dosel de verdes cañas
Aquí los tibisíes
Al pie se doblan de las altas lomas,
Se posan las yaguasas y palomas
Y levantan su vuelo los totíes.
Y oigo al bello solibio
Y al rumor de las aguas me recreo
Y por las ramas de las cañas veo
El Sol que llega desarmado y tibio […] (Fornaris, 1862 : 102-103)
Cette évocation d’un monde idyllique et contemplatif, qui donne la part belle aux paysages et à la supposée douceur de vivre antérieure à l’arrivée des Espagnols, et qui fait de la période préhispanique un âge d’or, relève davantage du mythe que de l’histoire, mais sa puissance d’évocation, articulée à la revendication nationaliste qui la sous-tend (l’exaltation des origines amérindiennes et du paysage insulaire vont de pair avec un sentiment anti-espagnol), explique sa permanence un siècle plus tard, dans les productions culturelles révolutionnaires.
3. ¡Hasta la victoria, siempre!
Il ne faudrait pas penser cependant que le monde décrit dans les films d’animation n’est que paix et tranquillité : plusieurs dessins animés mettent en effet en scène des conflits et des guerres internes aux Amérindiens. Dans les films de Modesto García, la violence surgit à chaque fois autour du rapt de femmes par des groupes d’hommes venus d’îles voisines, sans que les peuples impliqués dans ces attaques soient nommés. Dans Tabey, réalisé par Juan Padrón, la menace est désignée de manière plus explicite et est associée aux indiens Caraïbes, ce qui correspond à une réalité historique (peuplant les Petites Antilles et considérés comme plus guerriers que les Taïnos, ils effectuaient régulièrement des raids dans les Grandes Antilles [Mira Caballos, 1997 : 32-33]). Dans la séquence d’introduction du court métrage, le premier plan qui représente une nature vierge (dévalant une montagne, une cascade sonore se répand au pied d’un arbre imposant) débouche vite sur un combat entre un Taïno, et ses poursuivants, des Caraïbes qui arborent un rictus maléfique. Le guerrier taïno, accompagné d’un perroquet, s’enfuit au milieu d’un paysage verdoyant et fleuri, et pousse un cri d’alerte (« ¡Caribe! ») à destination des habitants de son village, qui fument du tabac, paisiblement assis devant leur bohíos (huttes traditionnelles). Dans Los indocubanos, les razzias entre tribus sont représentées de manière plus réaliste, mais le film nous amène également à ressentir comme une attaque extérieure le raid mené par un groupe d’indigènes. Dans ces deux films, le récit adopte le point de vue des Amérindiens installés Cuba, subissant la menace exercée par d’autres Amérindiens, venus d’ailleurs. Il faut souligner que la représentation de ces conflits n’entame pas le sentiment que nous avons de nous trouver face à un monde antéhistorique (plus que ces guerres tribales, qui ressemblent à de simples conflits de voisinage, c’est l’arrivée ultérieure des Espagnols qui introduit en fait la marche de l’histoire) et, par ailleurs, elle s’articule à un discours nationaliste qui voit dans le Siboney ou le Taïno un proto-Cubain, déjà occupé à défendre ses terres contre les agressions extérieures.
La vraie menace vient cependant des conquistadors, et elle ne tarde généralement pas à se matérialiser : dans El cocuyo ciego, le danger rôde dès le premier plan puisque l’on y voit une caravelle s’approcher de la carte de Cuba. Quelques plans plus tard, la vie harmonieuse des indigènes est chamboulée par l’irruption d’un Espagnol surgi de nulle part qui, pistolets en main, mitraille à tout va, faisant s’enfuir enfants et animaux en pleurs. La scène est anachronique (les pistolets n’existaient pas encore au moment de la Conquista, les Espagnols ne disposant alors que d’arquebuses) mais elle permet de convoquer un imaginaire indirectement lié aux Indiens d’Amérique, à savoir celui du western. Tout dans l’attitude du personnage renvoie en effet aux cowboys et aux desperados, armés, brutaux et assoiffés d’or, que l’on voit s’en prendre aux Sioux et aux Apaches dans les films hollywoodiens. Juan Padrón exploite lui aussi cet imaginaire lié à la Conquête de l’Ouest dans son film Tabey, mais il développe encore plus les emprunts en montrant les Espagnols chargeant les indiens Caraïbes à cheval, sur fond de trompettes, avant d’inclure une scène d’attaque de fort qui reprend en tous points les codes du western : le fortin est carré et entouré de pieux acérés, et une tour de guet permet de surveiller les environs ; les Indiens, qui arborent tous des plumes sur la tête, l’attaquent en poussant des hurlements et en décochant une pluie de flèches qui viennent se ficher sur la palissade en bois ; quant aux soldats, ils répliquent à coups de carabine. Notons d’ailleurs que chaque coup de feu dégage un petit nuage de fumée blanche, et que le bruit ainsi que la fréquence des tirs ne sont pas ceux d’armes du XVIe siècle mais plutôt de Winchesters du XIXe siècle. Ainsi, le traitement narratif, visuel et sonore de l’action renvoie immanquablement aux films des années 1940 et 1950, ce qui applique un filtre inattendu à la représentation du monde indigène cubain. Cependant, à la différence des cinéastes américains, Juan Padrón adopte le point de vue des Indiens car, même si sa culture cinématographique est nourrie de films hollywoodiens, sa pensée politique est étroitement liée aux consignes révolutionnaires, qui valorisent à la fois l’identité nationale cubaine et le combat internationaliste contre l’impérialisme.
Juan Padrón ne cherche pas, en effet, à livrer une vision documentée du monde préhispanique ni une analyse précise de la Conquête : comme dans ses séries consacrées aux mambises et aux cimarrones (Elpidio Valdés et El negrito cimarrón), le cinéaste utilise en fait les indigènes pour dénoncer l’imposition par les Espagnols d’un ordre colonial à Cuba (contemplant le village taïno qu’il vient de conquérir, un conquistador s’exclame un matin, au réveil : « ¡Hermosa mañana para explotar indios! », puis s’enchaînent les plans montrant les nouveaux maîtres de l’île obligeant les Indiens à travailler pour eux) et pour inculquer aux enfants spectateurs la détestation de l’impérialisme ainsi que l’amour de la patrie. Dans la dernière séquence, les Espagnols, mis en déroute par les Taïnos, sont contraints de fuir et de rentrer chez eux. Ce dénouement ne correspond bien entendu pas à la réalité historique de 1510, date de l’expédition de Diego Velázquez, mais son objet n’est pas tant de parler des débuts de présence coloniale espagnole à Cuba que de sa fin, et le plan où les conquistadors rembarquent dans leur caravelle représente en réalité, par un jeu anachronique, le retour des Espagnols en péninsule, à l’issue de la guerre hispano-cubano-américaine de 1895-1898. Dans cette lecture singulière de l’histoire, les Amérindiens sont présentés comme les premiers indépendantistes et les premiers combattants de la liberté à Cuba.
De manière tout à fait cohérente, nous retrouvons le même discours, plus développé et exprimé plus directement, dans Los indocubanos. Le film représente l’arrivée des caravelles de Christophe Colomb telle que les habitants de l’île de Cuba purent sans doute la vivre, apercevant depuis une plage les bateaux espagnols. Avec un symbolisme appuyé, apparaît brièvement, au milieu des plans montrant les trois navires, l’image de vautours fondant vers le sol, signe annonciateur de la fin programmée du monde préhispanique. Le narrateur renforce l’impression funeste en déclarant d’une voix grave : « Llegaba la civilización de la cruz y la espada », tandis que l’accompagnement musical se décompose en accords grinçants. Chassés à coups de fusils, les Taïnos prennent d’abord la fuite à l’intérieur de l’île, mais bientôt arrive un homme décidé à lutter contre les envahisseurs : il s’agit du cacique Hatuey, personnage historique originaire de l’île d’Hispaniola qui, voyant les siens se faire décimer, décida d’organiser la résistance en mobilisant les chefferies taïnos de Cuba. Modesto García l’introduit dans un plan en contre-plongée, au moment de son arrivée dans l’île, entouré d’hommes plus petits que lui, une lance à la main, l’air farouche et le regard portant vers le lointain, hors champ, c’est-à-dire une image qui récupère, en la détournant, la représentation traditionnelle des conquistadors, telle qu’ont pu la forger notamment les peintres espagnols du XIXe siècle, mais qui renvoie surtout à deux expériences cubaines de débarquements libérateurs : celui de José Martí, en 1895, à Playita de Cajobabo, et celui de Fidel Castro, en 1956, au lieu-dit Las coloradas.
Modesto Garcia n’est pas le premier à comparer le combat Hatuey à celui des indépendantistes, puisque, comme le rappelle Jorge Luis Camacho, dès la fin de l’époque coloniale, les mambises cherchaient à lier leur combat à celui du cacique taïno : ainsi, en 1875, l’écrivain Luis Victoriano Betancourt fit paraître dans le journal indépendantiste La Estrella Solitaria une nouvelle intitulée La luz de Yara, qui rapprochait les deux luttes en s’appuyant sur un hasard toponymique. En effet, le village où Hatuey fut exécuté en 1512 et celui où Carlos Manuel de Céspedes proclama l’indépendance de Cuba en 1868, quoique situés dans deux régions différentes, s’appelaient tous deux Yara, et l’écrivain entretint donc volontairement une confusion entre les deux sites afin de créer, pour les besoins de l’affirmation du sentiment national cubain, un effet de continuité historique. Voici ce que n’hésitait pas à écrire Betancourt :
Tres siglos pasaron. Una noche la luz errante se detuvo sobre el mismo sitio en que se había alzado la hoguera de Hatuey. Y en aquel momento, las palmas de Cuba, esos espectros silencios de los indios, sacudieron violentamente sus fantásticos plumeros. Y el éter se iluminó con una claridad pura y brillante… Era la luz de Yara que iba a cumplir su venganza. Era la cuna de Hatuey que se convertía en cuna de la independencia. Era el Diez de octubre (Camacho, 2017).
Ce discours rencontra un grand succès, tant dans l’île qu’auprès des indépendantistes exilés : en 1884, paraissait ainsi à Key West un journal séparatiste intitulé La voz de Hatuey, et, durant la guerre hispano-cubano-américaine de 1895-1898, un régiment de mambises, composé en grande partie de combattants d’origine indigène, fut baptisé Regimiento Hatuey. Par la suite, pendant la période républicaine, la première biographie consacrée au chef amérindien, publiée en 1944, parut sous le titre éloquent de Hatuey, el primer libertador de Cuba (Rodríguez Expósito, 1944).
De ce point de vue, le film de Modesto García, dont la narration est signée par l’écrivain Onelio Jorge Cardoso, n’innove donc pas, et se contente en réalité de prolonger une tradition du discours historiographique nationaliste. La principale nouveauté, dans cette œuvre réalisée peu de temps après la victoire révolutionnaire de 1959, consiste en fait à rajouter une couche supplémentaire de téléologie historique, en faisant également des indigènes les précurseurs des luttes de libération anti-impérialistes du XXe siècle, par le biais de la figure associée du cimarrón. La dernière séquence de Los indocubanos explique en effet que, après l’exécution de Hatuey, la résistance des Taïnos ne cessa pas pour autant, et que certains fuirent le travail forcé en se réfugiant dans les montagnes. Le narrateur explique : « Alguno pudo acaso vivir un tiempo más, pero siempre fugitivo, oyendo el ladrido del perro tras su huella ». Dans son errance au plus profond de l’île, l’Indien finit par rencontrer un autre rebelle, l’esclave en fuite, le nègre marron : « Al cabo del tiempo, vio aparecer otro rebelde ante él, otro cimarrón de piel negra. Así se encontraron los dos rebeldes fugitivos del mismo horror. Uno, representante de una civilización derrotada; el otro, nueva fuente de sangre para la agonía y, más tarde, la libertad ». Le dessin qui représente cette rencontre montre un indigène sortir de la grotte où il avait trouvé refuge, en haut d’une montagne, alors qu’il s’apprête à fraterniser avec un esclave africain venu de la plaine. Symboliquement, la scène se déroule au pied d’une ceiba, l’arbre national cubain.
Le dernier plan du film, qui s’appuie sur une réalité historique (les premiers palenques du XVIe siècle réunirent bien indigènes et Africains), force le trait rhétorique pour des besoins idéologiques, afin de pouvoir présenter l’histoire de l’île comme une longue lutte de résistances contre l’oppression, ce qui évacue au passage les origines hispaniques de la majorité de la population, descendante de colons et non pas de victimes de génocide ou d’esclavage. On remarquera par ailleurs que le mot « rebelde » est employé à dessein, en raison de sa connotation révolutionnaire, afin de relier la lutte des Taïnos et des cimarrones noirs au combat des guérilleros du M-26-7 qui firent tomber Batista en 1959 (comme l’a expliqué le Che lui-même, à Cuba, le mot « rebelde » est beaucoup plus associé aux forces révolutionnaires que le terme « guerrillero », qui renvoie pour sa part aux supplétifs cubains qui combattaient les forces loyalistes péninsulaires pendant la guerre d’Indépendance [Guevara, 1970 : 153]). En terminant son récit avec le mot « libertad », Modesto García achève de tracer un long fil historique qui part de Hatuey pour aboutir à la Révolution, en passant par les mambises et les cimarrones, et le film tout entier renforce l’image, déjà très présente à l’époque de la réalisation du film, selon laquelle Cuba est l’île rebelle par excellence. Si ce grand palenque à ciel ouvert peut se targuer d’être « el primer territorio libre de América », comme le déclare Fidel Castro le 2 septembre 1960, lors de la Première Déclaration de La Havane, c’est grâce au combat des premiers indigènes, qui ont posé les premiers jalons d’un long parcours de lutte anticoloniale.
Conclusion
On le voit, les représentations cinématographiques du monde indigène cubain, quoique peu nombreuses et apparemment marginales, présentent en réalité une grande cohérence et, même si le corpus dont nous disposons reste bien moins développé que celui des films d’animation exclusivement consacrés aux mambises et aux cimarrones, il le complète et l’enrichit, en s’articulant comme lui à un discours historiographique révolutionnaire qui cherche avant tout à faire apparaître des effets de continuité entre les époques et les luttes. Dans toutes ces productions des années 1960, 1970 et 1980, période marquée par une forte combativité idéologique de l’appareil d’État cubain, l’objectif de l’ICAIC a été d’accréditer l’idée selon laquelle les habitants de l’île étaient, depuis les premiers temps de la Conquête, voire même depuis la profondeur des âges, voués à lutter contre l’oppression, l’exploitation et les agressions étrangères. Dans la longue chaîne de résistances ainsi dessinée, qui va des Siboneys et des Taïnos jusqu’aux rebelles du M-26-7, en passant par les nègres marrons et les combattants indépendantistes, les indigènes, tout en ayant fini par disparaître ou par se diluer physiquement, restent présents dans la mémoire nationale cubaine et font figure de grands ancêtres politiques, de pères fondateurs d’une tradition rebelle. Cette vision, qui mêle ethos révolutionnaire et amour de la patrie, ne s’intéresse pas tant au monde indigène pour lui-même que pour l’usage politique qui peut en être fait dans le contexte de la Cuba communiste de la seconde moitié du XXe siècle ; en cela, le discours propagé par le cinéma d’animation révolutionnaire ne fait que perpétuer une tradition remontant au XIXe siècle, dans laquelle la figure de l’indigène, même quand elle est célébrée (à cette époque, par les poètes siboneyistes et par les intellectuels indépendantistes), ne l’est qu’en tant qu’icône utilitaire, mise au service de projets politiques contemporains, fondamentalement étrangers au monde amérindien disparu.